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La principale conclusion qui peut être tirée du dernier sommet de l’OTAN est qu’un nouveau bond en avant de l’alliance militaire occidentale a été acté dans son projet ancien de s’imposer comme le gendarme de la planète au service du bloc capitaliste occidental. En effet, son « nouveau concept stratégique » constitue une redéfinition de ses ennemis et de leurs menaces bien supérieure à celle qui a conduit à sa naissance en 1949, ou à ce qu’on a appelé la « Seconde Guerre froide » dans les années 1980.

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Désormais, non seulement la guerre mondiale contre « le terrorisme, sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations » menée après le 11 septembre 2001 [1] est réaffirmée mais, après la parenthèse de 2010, la Russie est à nouveau désignée comme « la menace la plus significative et directe pour la sécurité ». La Chine est considérée comme un « concurrent stratégique » dans tous les domaines à moyen et long terme (puisqu’elle représente des « défis systémiques » à « notre sécurité, nos intérêts et nos valeurs ») et, ce qui est plus grave, « l’immigration clandestine » est qualifiée de « menace » à la « souveraineté et à l’intégrité territoriale » de ses États membres. Un casting, soit dit en passant, auquel s’ajoutent les nouveaux candidats, la Finlande et la Suède, à condition qu’ils acceptent les exigences du régime turc, autre vainqueur de ce sommet, au détriment des résidents kurdes dans leurs propres pays.

Comme si tout cela ne suffisait pas, le document regorge de mentions d’« acteurs autoritaires », de « concurrents stratégiques » et d’« adversaires potentiels » qui recourent à des « stratégies de guerre hybrides » – dont « les campagnes de désinformation, l’instrumentalisation de l’immigration et la manipulation de l’approvisionnement énergétique et le recours à la coercition économique –, et il affirme que « les conflits, la fragilité et l’instabilité en Afrique et au Moyen-Orient affectent directement notre sécurité et celle de nos partenaires ».

Dans le document adopté, ils n’hésitent pas non plus à reconnaître que sa prétendue nature « défensive » n’est que pure rhétorique, car « bien que l’OTAN soit une alliance défensive, personne ne devrait douter de notre force et de notre détermination à défendre chaque pouce de territoire allié, à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les alliés et à s’imposer face à tout agresseur ». Tout cela se fait dans le cadre de la réaffirmation de l’arme nucléaire comme « garantie suprême de sécurité ».

Au service de cette militarisation générale, en plus de voir l’espace européen particulièrement privilégié avec le renforcement de la présence américaine à l’Est et la croissance des forces de réaction rapide de 40 000 à 300 000 militaires, l’engagement de tous les États membres à augmenter leurs dépenses militaires pour atteindre au moins 2 % du PIB n’apparaît que comme « un plancher, pas un plafond », comme l’a assuré le secrétaire général Jens Stoltenberg. Des objectifs, donc, qui serviront à accroître les bénéfices du vieux complexe militaro-industriel qu’avait déjà dénoncé l’ancien président américain Eisenhower et à relancer la course aux armements, y compris nucléaires, à l’échelle mondiale.

Bref, en utilisant l’alibi de l’invasion russe de l’Ukraine, les États-Unis ont réussi à faire oublier très vite les effets de la défaite subie en Afghanistan, ont fait échouer toute velléité d’autonomie de l’UE et ont transformé la grande majorité des pays européens en fidèles serviteurs du projet de recomposition de son hégémonie contre ses principaux ennemis stratégiques – la Russie à court terme et la Chine à moyen et long terme – , mais aussi contre tout ce qui pourrait représenter une menace pour ses intérêts géo-économiques et politiques dans n’importe quelle partie du monde, étroitement associés à la défense du suprémacisme blanc occidental.

Dans le cas espagnol, ce nouveau scénario belliciste est ratifié dans l’euphorie par Pedro Sánchez, qui s’est empressé de montrer une nouvelle fois sa soumission à l’ami américain à travers la « déclaration conjointe entre le Royaume d’Espagne et les États-Unis d’Amérique ». Dans ce document, outre des manifestations pour la galerie sous le vocable « défense de la démocratie », les deux dirigeants réaffirment leur qualité d’« alliés, partenaires stratégiques et amis » et s’accordent sur « le stationnement permanent des navires de guerre américains à Rota », les faisant passer de 4 à 6. A cela s’ajoute leur volonté commune de collaborer à la « gestion des flux migratoires irréguliers », c’est-à-dire à la nécropolitique migratoire, une tâche qu’ils délèguent à leur tour à leur ami commun, le régime marocain, responsable du récent massacre brutal de Melilla qui a violé les droits de l’homme les plus élémentaires. Les deux pays sont, ne l’oublions pas, complices de l’occupation illégale du Sahara occidental.

Vers un (dés)ordre mondial plus militarisé et plus instable

Que l’OTAN se montre comme force offensive, tant à l’Est qu’au Sud et vers la zone géopolitique clé de l’Asie-Pacifique, n’est pas nouveau, mais cela se produit maintenant dans le contexte général de la crise finale de la mondialisation capitaliste heureuse et d’une plus grande concurrence inter-impérialiste dans presque tous les domaines, avec la tendance à former de nouveaux blocs commerciaux et militaires.

Nous sommes ainsi confrontés à la transition vers un nouveau (dés)ordre mondial multipolaire et asymétrique [2] qui remet en cause la centralité de l’Occident, bien que celui-ci soit déterminé à la défendre par tous les moyens à sa disposition, en recourant aujourd’hui davantage à la force militaire. Cette nouvelle phase s’inscrit dans le cadre d’une « polycrise » [3] où interagissent une longue liste de défis qui ont été accélérés et aggravés par la guerre en Ukraine.

Font partie de cette liste la crise climatique et énergétique, les crises alimentaires dans un nombre croissant de pays et les mouvements migratoires qu’elles entraînent, la stagflation et la menace de récession, la perspective d’une nouvelle crise mondiale de la dette, l’hypothèse d’une nouvelle vague pandémique et de la crise du système de santé et de soins et, last but not least, le risque d’une escalade militaire qui conduirait à une guerre nucléaire.

Cet ensemble de crises contribueront à renforcer les néolibéralismes autoritaires actuels (parmi lesquels la frontière entre libéraux et illibéraux s’estompera progressivement, avec la Turquie, la Hongrie et la Pologne comme référents), confrontés à des protestations et des révoltes de différentes natures et sous la pression d’un extrême-droite capable de peser sur l’agenda dans de nombreux pays centraux. Il ne faut donc pas se laisser abuser par la fausse propagande, redevenue à la mode, de ceux qui, grâce à Poutine, entendent présenter l’OTAN comme un rempart de la démocratie face à l’autoritarisme, prétendant nous faire oublier l’histoire même de cette organisation militaire [4] et, plus encore, celle des USA.

Avec son « nouveau concept stratégique », l’OTAN ne fait donc que multiplier et aggraver les crises et les inégalités de toutes sortes auxquelles nous étions déjà confrontés avant l’injustifiable et condamnable guerre d’occupation de l’Ukraine par la Russie, en les insérant désormais dans le contexte d’une menace croissante de recourir à la force militaire contre sa liste indéfinie d’ennemis et de menaces.

Pour un anti-impérialisme internationaliste et solidaire

« Le mouvement pour le désarmement nucléaire européen n’offre de trêve à personne et ne veut rien oublier. Son rôle consiste à s’opposer à la militarisation des deux blocs ». (Edward P. Thompson, Opción Cero, 1983 : 139)

Même si cela nous oppose aujourd’hui au courant dominant de l’opinion publique occidentale et d’une grande partie de la gauche institutionnelle, les raisons pour la gauche alternative ne manquent pas pour dénoncer fermement la nouvelle stratégie impérialiste occidentale adoptée au sommet de Madrid et la vraie menace qu’elle représente pour les peuples du monde. Cette dénonciation n’est nullement en contradiction avec la condamnation de l’invasion russe et le soutien au peuple ukrainien dans son droit légitime à se défendre, avec et sans armes, sans pour autant devoir s’identifier au discours pro-atlantique de son leader Zelenski.

Au-delà du néo-campisme des uns et du néo-atlantisme de certains, notre tâche doit être de toujours mettre au premier plan le soutien aux peuples agressés et à toutes les personnes qui revendiquent leur droit au refuge et à l’asile ou, tout simplement, à une vie digne, quelles que soient leur origine et leur condition. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons construire un mouvement transnational capable de faire face à l’OTAN et à tous les impérialismes – qu’ils soient principaux ou secondaires –, et de forger une alternative à la conception militariste de la sécurité qu’ils partagent et qu’ils appliquent tous dans les zones géopolitiques respectives où ils cherchent à étendre leur domination.

Face à leur vision étriquée au service de leurs intérêts propres, il convient d’opposer une conception multidimensionnelle de sécurité globale, capable de répondre à l’ensemble des crises évoquées plus haut, mettant au centre la défense de la vie et des biens publics et communs face à l’urgence chronique mondiale. Et nous savons que c’est incompatible avec la survie du capitalisme sous n’importe laquelle de ses variantes, qu’elles soient occidentale, orientale ou celles du Sud.

Et la gauche ?

Pour conclure, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de s’étendre beaucoup sur les implications qui en résultent dans le cas espagnol, mais l’une d’entre elles est bien évidente : l’alignement de Pedro Sánchez sur la super-puissance américaine et son discours belliciste n’a plus de limites. Cela s’est plus que vérifié lors de ce sommet où il s’est engagé à doubler le budget militaire et où il a accepté le renforcement de la base militaire de Rota. Ces décisions ont été précédées récemment de décisions aussi scandaleuses que celles qu’il a prises comme président du gouvernement vis-à-vis du peuple sahraoui ou, plus récemment, sa complicité avec le massacre perpétré à Melilla contre des migrants du Soudan, du Tchad et d’autres pays africains.

Il ne fait donc aucun doute à ce stade que le PSOE évolue de plus en plus à droite dans sa volonté claire de disputer l’extrême centre au PP de Feijóo, tous deux assumant respectivement un programme de plus en plus néolibéral, raciste et militariste. Face à cette dérive et à l’agitation sociale croissante qu’elle peut engendrer, il est probable que la désaffection à l’égard de la politique s’accentue au sein des classes populaires, mais il est également probable qu’un nouveau mécontentement mobilisateur puisse éclater. La question est de prévoir dans quelle direction les nouvelles protestations qui pourraient émerger évolueront, compte tenu de l’épuisement définitif du cycle 15M-Podemos et de l’énorme vide politique qui existe à la gauche du PSOE, du moins à l’échelle de tout l’État. Dès lors, il est urgent d’ouvrir un processus de recomposition d’une gauche alternative et autonome face à ce gouvernement et par ailleurs engagée dans une confrontation permanente avec la droite. Une gauche prête à promouvoir, avec les secteurs les plus actifs des mouvements sociaux, une nouvelle vague de mobilisations et à contribuer à leur donner un sens antinéolibéral et radicalement démocratique.

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Cet article a d’abord été publié en castillan par Viento Sur.

Jaime Pastor est politologue et rédacteur en chef de la revue Viento Sur. Traduction par Robert March

Illustration : Wikimedia Commons.

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