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Le noyau de la thèse exposée par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[1], l’existence d’une parenté entre «l’ascétisme intramondain[2]» et «l’esprit du capitalisme», est incontestable. Le premier de ces éléments, particulièrement accentué au sein du calvinisme et, plus encore, au sein de certaines sectes (baptistes, piétistes, méthodistes, etc.), stimulé par l’angoisse générée par la doctrine de la prédestination[3], condamne aussi bien l’oisiveté ou la nonchalance (le gaspillage du temps) que la jouissance effrénée des biens matériels, la prodigalité ou la négligence de l’épargne (le gaspillage de l’argent), en exigeant ainsi du fidèle le plus grand sérieux dans sa profession et la plus parfaite honnêteté et rectitude dans la conduite de ses affaires. Quant au second, il désigne le type de subjectivité exigée par le capitalisme de la part de tout individu, quelle que soit sa condition, impliquant notamment une existence vouée à l’effort productif comme fin en soi et vertu suprême ainsi qu’à l’épargne à des fins d’accumulation méthodique et continue des gains obtenus. Plus encore, il exige de rationaliser l’existence au sens de « la rationalité par finalité » : de maximiser l’efficacité des actions entreprises tout en en minimisant le coût (en termes d’efforts et d’investissements) par le choix approprié des moyens et leur agencement cohérent au regard des finalités poursuivies, supposant notamment une ferme discipline personnelle assurant la maîtrise de ses pulsions et désirs.

Toute la question est de déterminer la nature de cette parenté tout comme son importance dans la genèse et le parachèvement des rapports capitalistes de production. Or, sous ce rapport, les positions de Weber ne sont pas exemptes d’ambiguïté.

 

Les ambiguïtés de la thèse wébérienne

Une première ambiguïté surgit dans l’usage fait par Weber de la notion d’« affinité élective » pour caractériser le rapport entre « l’éthique protestante » et « l’esprit du capitalisme ». Conceptuellement assez floue, cette notion convient à la rigueur pour suggérer la capacité des deux termes ainsi mis en rapport à entrer en résonance et en synergie, à s’attirer et à se renforcer réciproquement, sans cependant préjuger en rien ni de la priorité de l’un ou de l’autre (lequel est premier ontologiquement, logiquement ou chronologiquement ?) ni de leur éventuelle homogénéité ou hétérogénéité (naissent-ils d’un même processus ou de processus divers et extérieurs les uns aux autres ?). Or, dans L’Éthique protestante…, Weber oscille à ce sujet en permanence entre deux positions. Tantôt, il se contente de souligner la parenté entre « l’ascétisme intramondain » et les exigences de la subjectivité capitaliste, en montrant comment l’un peut s’alimenter à l’autre, en se refusant notamment à soutenir :

« (…) une thèse aussi absurdement doctrinaire que celle, par exemple, qui voudrait que “l’esprit capitaliste” (toujours dans le sens où ce mot est ici provisoirement utilisé) n’aurait pu naître que comme une émanation de la Réforme, ou même que le capitalisme en tant que système économique serait un produit de la Réforme » (90).

Tantôt, au contraire, il suggère nettement une forte primauté et causalité entre eux, faisant bel et bien de « l’ascétisme intramondain » un élément majeur de la matrice de « l’esprit capitaliste ». Ainsi lorsqu’il est amené à résumer son ouvrage, c’est bien en ces termes qu’il s’exprime :

« L’un des éléments constitutifs de l’esprit capitaliste moderne, et pas seulement de ce dernier, mais de la culture moderne, à savoir la conduite de vie rationnelle sur la base de l’idée de la profession-vocation (Beruf), est né – c’est ce que se proposaient de montrer ces études – de l’esprit de l’ascèse chrétienne. » (249).

La position de Weber n’est pas moins ambiguë en ce qui concerne l’importance historique qu’il accorde dans le restant de son œuvre à l’établissement de cette « affinité élective », à l’émergence du complexe formé par « l’éthique protestante » et « l’esprit du capitalisme », quant à l’apparition et au développement du capitalisme. Là encore, Weber oscille entre deux positions contraires. Tantôt il n’en fait qu’une des conditions historiques du capitalisme parmi d’autres, en ne la comptant même pas parmi les principales. Dans son Histoire économique[4], lorsqu’il synthétise « les présupposés du capitalisme », il commence par l’omettre purement et simplement :

« La condition la plus universelle attachée à l’existence de ce capitalisme moderne est, pour toutes les grandes entreprises lucratives qui se consacrent à la couverture des besoins quotidiens, l’usage d’un compte rationnel comme norme. Ce qui, à son tour, présuppose : 1. Une appropriation de tous les moyens matériels de production (…) 2. La liberté du marché (…) 3. Une technique rationnelle (…) 4. Un droit rationnel (…) 5. Le travail libre (…) 6. Enfin une commercialisation de l’économie (…) » (297-298).

De « l’ascétisme intramondain » comme trait constitutif de « l’esprit du capitalisme » et du renfort qu’il a pu recevoir de la part de « l’éthique protestante », il n’est pas question ici. Et, lorsqu’il y est fait allusion un plus loin, c’est au titre de facteur secondaire :

« En dernière analyse, ce furent l’entreprise permanente rationnelle, la comptabilité rationnelle, la technique rationnelle, le droit rationnel, qui engendrèrent le capitalisme, mais encore ne furent-ils pas seuls ; il fallait que s’y adjoignent en complémentaire un mode de pensée rationnel, une rationalisation de la manière de vivre, un ethos économique rationnel. » (372).

Tantôt, au contraire, Weber en fait un facteur déterminant, celui qui aura tout entier décidé de l’originalité de la destinée historique de l’Europe occidentale en tant que berceau du capitalisme. Il en vient alors à affirmer que c’est précisément cet élément – l’éthos de la profession-vocation appuyé sur « l’ascétisme intramondain » véhiculé par le protestantisme radical – qui avait fait défaut jusqu’alors au capitalisme et qui va permettre à ce dernier de se parachever dans l’Europe des temps modernes :

« On trouve du “capitalisme” en Chine, en Inde, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Mais, comme nous le verrons, il lui manquait justement cet ethos spécifique[5]»

Cela est d’ailleurs cohérent avec sa compréhension restrictive du capitalisme, réduit à la subordination de l’activité économique aux exigences et schèmes opératoires de la rationalité instrumentale et, plus largement, à la généralisation de ces derniers à l’ensemble des sphères de l’existence humaine – ce qui le conduit à privilégier la formation d’une subjectivité tout entière modelée par une telle rationalité, en cherchant à déterminer les circonstances et les conditions historiques-mondiales de sa formation. Et c’est précisément ce à quoi tend son tour d’horizon de « l’éthique économique des religions mondiales » (confucianisme et taoïsme, hindouisme et bouddhisme, judaïsme antique) par lequel il entend démontrer que seul le christianisme dans sa version protestante (plus exactement dans certains développements de ce dernier) a su donner naissance à cette « éthique économique rationaliste », condition subjective de possibilité du capitalisme moderne, qui aura fait défaut à l’ensemble des civilisations non occidentales et qui aura, inversement, assuré la supériorité sur elles de la civilisation occidentale[6].

Bref, en dépit de la dénégation par laquelle se clôt L’éthique protestante… :

« (…) il n’est évidemment pas question pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement ̎matérialist ̎ de la culture par une interprétation causale tout aussi unilatéralement spiritualiste (…) » (253)

c’est bien vers une telle interprétation que tend l’ouvrage et à laquelle il ouvre en définitive la voie. Et c’est d’ailleurs en ce sens que la thèse wébérienne a été généralement et à juste titre comprise.

 

« L’ascétisme intramondain » en deçà et au-delà de la Réforme

Les analyses wébériennes ont eu l’intérêt d’attirer l’attention sur l’existence et l’importance du facteur subjectif (la formation d’une subjectivité spécifique, adéquate à l’activité capitaliste et, plus largement, à l’univers capitaliste) dans le processus de formation et de parachèvement des rapports capitalistes de production. Mais leur ambiguïté soulève simultanément deux questions.

La première est de savoir si ce facteur subjectif est premier et autonome, voire extérieur à l’ordre économique lui-même, comme Weber tend à l’affirmer en le rapportant à une mutation des mentalités et des croyances religieuses, dont certains développements du protestantisme auraient été le siège et le cadre. Ou si, au contraire, il faut y voir un effet du développement antérieur des rapports marchands et du capital marchand, que la Réforme protestante serait simplement venue conforter tout en lui donnant une tournure (une forme et un contenu) spécifique. Ce que Weber envisage par moments ; ainsi lorsqu’il confesse, dans L’éthique protestante…, qu’« il faudrait aussi mettre au jour la manière dont l’ascèse protestante a été à son tour influencée, dans son devenir comme dans sa spécificité, par l’ensemble des conditions sociales de la culture, et en particulier par les conditions économiques » (253) ; mais ce qu’il se garde bien de faire.

En fait, contre la thèse wébérienne de la primauté et de l’autonomie de ce facteur subjectif (l’ascétisme intramondain protestant), on peut faire valoir, en premier lieu, que l’économie marchande, le capital marchand, ainsi que la rationalisation en son sein de l’activité de valorisation du capital (commercial et bancaire), avaient déjà pris leur essor, à partir du Moyen Âge central (entre le 11e et le 13e siècle) et plus encore au cours de la longue phase de dépression de la fin du Moyen Âge (les 14e et 15e siècles), sans que le protestantisme y ait pris la moindre part – et pour cause : il n’apparaîtra qu’au début du 16e siècle. On ne peut donc pas attribuer à la Réforme un développement du capital marchand, prémices de celui du protocapitalisme mercantile, qui l’a précédée (et sans doute pour partie au moins préparée – je vais y revenir) de deux voire trois bons siècles.

C’est au sein du Moyen Âge catholique et en plein cœur de l’Europe catholique (en Italie du Nord et du Centre, dans l’Allemagne méridionale, dans les Anciens Pays-Bas, etc.) que le capital marchand a ainsi connu son premier essor, d’ailleurs remarquable, et que le capital industriel a fait ses premiers pas sous la forme de la manufacture éclatée, en y inaugurant notamment les méthodes de gestion rationnelle chères à Weber, à commencer par la comptabilité en partie double. Et c’est encore l’Europe catholique (le Portugal et l’Espagne, soutenue par l’Italie du Nord, notamment Gênes) qui ouvre à l’Europe entière la voie de son extraversion commerciale et coloniale au cours du 15e siècle et au début du 16e siècle, condition de naissance du protocapitalisme mercantile. L’Europe réformée (essentiellement les Provinces-Unies révoltées contre la Couronne espagnole et l’Angleterre) mettra encore près d’un siècle à lui emboîter le pas.

De même, c’est sur ces terres catholiques que, dans le cadre de la Renaissance, apparaissent les premières œuvres rejetant l’idéal évangélique de pauvreté et érigeant la réussite dans les affaires, avec l’enrichissement qui va de pair, en signe de l’élection divine, tel le De avaritia de l’humaniste florentin Poggio Bracciolini paru en 1428-1429, soit près d’un siècle avant que Luther n’expose les thèses qui le conduiront à rompre avec Rome. Et c’est toujours sur ces terres que le développement du capital marchand a suscité des dispositions subjectives de rationalisation et de laïcisation au sein de la bourgeoise marchande médiévale – là encore bien avant et par conséquent indépendamment de toute influence de la Réforme. La Rinascita qui fleurit dans les cités-États italiennes (à Florence notamment) dès le 15e siècle bouleverse non seulement les arts, la philosophie et le droit mais les manières de vivre et les consciences en général. En témoignent, parmi d’autres documents du même genre, les Libri della Famiglia de Leon Battista Alberti (1404-1472), certes plus connu en tant qu’architecte et théoricien de la peinture et de l’architecture, dans lesquels s’expriment déjà bon nombre de traits de cet « ascétisme intramondain » dont Weber voudra faire la marque de fabrique propre du calvinisme : le culte de l’argent honnêtement gagné, la valorisation de la réussite économique, l’éloge du travail et la condamnation de l’oisiveté, l’obsession de ne pas perdre son temps à ne rien faire, le sens de la mesure dans la dépense conduisant à condamner toute ostentation, l’esprit d’épargne et d’accumulation, etc.[7] Et c’est d’ailleurs aussi dans ces milieux que se font entendre au cours du 15e siècle des voix en faveur d’une réforme religieuse permettant de répondre aux exigences d’une piété et d’une spiritualité nouvelles.

Bref, s’il faut absolument établir un rapport de causalité entre capitalisme (le développement des rapports capitalistes de production) et protestantisme (son « ascétisme intramondain »), le vecteur de cette causalité est plutôt orienté du premier vers le second que dans le sens inverse. C’est l’amplification et l’accélération du développement de l’économie marchande européenne dont va se nourrir le protocapitalisme mercantile qui va rendre possible et, dans une certaine mesure nécessaire, la formation d’un type de subjectivité, caractérisé notamment par « l’ascétisme intramondain », dont la Réforme a été l’expression accentuée dans le champ religieux mais qui a simultanément trouvé d’autres expressions dans d’autres champs (notamment l’art, la vie familiale, la pédagogie, etc.) et qui va venir stimuler en retour la dynamique protocapitaliste.

En second lieu, de même que le protestantisme (calviniste ou puritain) n’a pas eu la primauté de « l’ascétisme intramondain » et de l’injonction à la rationalisation de l’existence, il n’en a pas non plus détenu le monopole à partir du 16e siècle. Sur le plan théologico-philosophique, on en trouve la formulation dans l’œuvre, parmi d’autres humanistes, d’un Érasme avant celles d’un Luther et d’un Calvin, le premier ayant directement inspiré les seconds tout en étant resté fermement fidèle à sa foi catholique. De cette absence de monopole protestant (calviniste) de « l’ascétisme intramondain » témoigne surtout le développement du jansénisme dont Weber méconnaît l’importance[8]. S’il n’a pas connu le succès du puritanisme, le jansénisme n’en a pas moins exercé une influence non négligeable en terres catholiques, notamment en France, bien qu’il ait été âprement combattu par les jésuites, en y subissant notamment l’accusation de protestantisme de la part des autorités religieuses et politiques constituées. Les points communs sont d’ailleurs nombreux entre les deux, tant sur le plan proprement philosophique et théologique que moral et politique : même inspiration augustinienne ; même vision pessimiste de l’homme, plus noire encore peut-être du côté janséniste, avec l’accent mis sur le péché originel et la manière dont il a irrémédiablement corrompu la nature humaine ; même poids accablant de la culpabilité fondamentale de toute créature humaine ; même doctrine qui proclame l’incapacité de l’homme d’assurer son salut (au sens religieux) par ses œuvres sans la grâce de Dieu ; même doctrine de la prédestination qui réserve le salut à une poignée d’élus arbitrairement choisis par Dieu auxquels seul ce dernier accorderait sa grâce ; même mépris du monde (« mundus est immundus ») et contemption de la chair irrémédiablement pourrie ; même « ascétisme intramondain », qui ne débouche cependant pas du côté janséniste sur l’activisme économique caractéristique du  protestantisme calviniste ; mais aussi même tendance à la « démocratie », sur le double plan de l’organisation de l’Église et de l’État, renouant (à la fois réellement et imaginairement) avec l’organisation de l’Église primitive en petites communautés de fidèles élisant leurs prêtres et leurs évêques ; mêmes attaques contre la papauté et contre la théocratie romaine (en appuyant par exemple le gallicanisme) ; etc. Et ce bien que les jansénistes se soient toujours proclamés catholiques. L’existence du jansénisme montre en tout cas que la matrice de « l’ascétisme intramondain » n’est nullement à chercher dans la seule Réforme mais qu’il possède une base plus large dans les conditions à la fois créées et requises par le parachèvement des rapports capitalistes de production.

 

Capitalisme sans protestantisme… et vice versa

Plus largement encore, on peut objecter à la thèse wébérienne de la primauté et de l’autonomie du facteur subjectif le fait que, durant ce premier âge du capitalisme, les capitalistes ne sont nullement issus uniquement ou même seulement majoritairement des milieux gagnés à la Réforme en général ou à la Réforme calviniste en particulier. De même qu’on en voit se former dans tous les milieux, nobles aussi bien que roturiers, paysans et artisans aussi bien que marchands, il en est de toutes confessions et religions, catholiques et juifs autant que protestants, luthériens autant que calvinistes. Dans la controverse qui l’a opposé à Weber, Sombart souligne ainsi de manière délibérément unilatérale (non sans exagération par conséquent, ni sans quelques accents antisémites) l’importance de la composante juive (y compris marrane) du protocapitalisme européen : s’il est impossible de le suivre lorsqu’il attribue aux juifs sépharades chassés de la péninsule ibérique par l’Inquisition à la fin du 15e et au début du 16e siècle et venus se réfugier en Europe du Nord le déplacement du centre de gravité de la dynamique protocapitaliste du sud-ouest vers le nord-ouest de l’Europe, on ne saurait négliger le rôle de la diaspora juive et marrane dans la dynamique des réseaux marchands en Europe du Nord, et tout particulièrement dans les Provinces-Unies, terres pourtant majoritairement gagnées à la Réforme, mais aussi dans l’expansion commerciale et coloniale européenne en Asie aussi bien qu’en Amérique, y compris au sein des empires ibériques, terres demeurées au contraire catholiques : des marranes ont ainsi joué un rôle moteur dans l’Estado da India portugais tout comme dans le démarrage des plantations de canne à sucre et de l’industrie sucrière dans le Nordeste brésilien puis dans les Antilles françaises et anglaises[9].

Et, inversement, même là où le calvinisme a triomphé et, avec lui, à suivre Weber, « l’ascétisme intramondain » censé favoriser ou renforcer le développement de « l’esprit du capitalisme », ce dernier aura quelquefois brillé par son absence, du moins si l’on en juge par les résultats obtenus en termes de développement protocapitaliste. Des quatre terres d’élection du calvinisme en Europe, Genève et les Provinces-Unies, le Palatinat et l’Écosse, les deux premières permettent à Weber d’illustrer sa thèse ; mais les deux dernières resteront des régions « sous-développées » d’un point de vue protocapitaliste pendant le plus clair de l’époque protocapitaliste. C’est ce que fait remarquer Trevor-Roper :

« Selon la thèse wébérienne, l’Écosse, riche en charbon et dotée d’un système calviniste rigide, aurait dû progresser plus vite que l’Angleterre dont le système anglican était considéré par Laveleye comme peu supérieur au papisme en ce qui concerne l’économie. Et pourquoi fut-ce Amsterdam, ville arminienne [une version atténuée du calvinisme], qui assura aux Provinces-Unies cette étourdissante prospérité tandis que la Gueldre calviniste demeurait le fief de châtelains bornés, de cette classe qui, selon le plus récent interprète de cette théorie, Slingsby Bethel, fut toujours ennemie du progrès commercial ? Des exceptions aussi remarquables laissent entendre que, même si le calvinisme a engendré ou renforcé l’esprit du capitalisme, c’est de façon bien incertaine.[10] »

Cela conduit d’ailleurs à soulever une dernière question en interrogeant le contenu de la subjectivité spécifiquement capitaliste, en s’interrogeant sur le bien-fondé de son identification par Weber à « l’ascétisme intramondain » et à la rationalisation de l’existence. S’il ne fait pas de doute que le parachèvement des rapports capitalistes de production suppose la formation d’un type spécifique d’individualité qui soit « la personnification du capital »[11], d’une individualité vouée corps et âme à la mise en valeur du capital, dont toute la subjectivité (toute l’énergie, la volonté, l’imagination, l’intelligence, la moralité aussi bien que l’immoralité, etc.) soit tendue vers cet unique but : mettre le capital en valeur et l’accumuler, on peut par contre douter que cette subjectivité se réduise au seul noyau ascético-rationnel célébré par Weber. Celui-ci néglige à coup sûr d’autres traits de cette subjectivité spécifique que ceux qu’il saisit dans ses formes religieuses, que condense assez bien l’idée d’entreprise : le fait de ne compter d’abord que sur soi-même (ses propres capacités : son énergie, sa volonté, son travail, sa persévérance, son intelligence, etc.), autrement dit son individualisme radical ; un esprit d’aventure et une certaine forme de courage ; la capacité de rompre avec la routine des us et des coutumes pour s’engager dans des voies nouvelles, de s’émanciper aussi par conséquent des contraintes et limites nées des dépendances personnelles et communautaires habituelles ; la capacité d’élargir constamment l’horizon de ses actions et préoccupations, mais aussi de saisir promptement les occasions de profit (« les bonnes affaires ») sans trop de scrupules le cas échéant, tout en calculant toujours les possibilités de gains et les risques de pertes, de manière à pouvoir autant que possible maximiser les premières et minimiser les secondes, etc.

Bien plus, Weber n’a pas du tout saisi la contradiction fondamentale de la subjectivité capitaliste, que Marx désigne ironiquement comme son « conflit à la Faust », entre l’exigence ascétique de labeur et d’épargne réinvestie, de renoncement consécutif aux facilités et aux jouissances qu’ouvre la richesse, d’une part, et, d’autre part, son penchant à la jouissance qui pousse au contraire le capitaliste à détourner une part grandissante de ses gains (du profit) de l’investissement (l’accumulation du capital) vers la consommation improductive de biens et de services de luxe[12]. Un conflit qu’on retrouve chez les capitalistes calvinistes les plus éminents dès la première moitié du 17e siècle : outre qu’ils n’hésitent pas à l’occasion à se mettre au service de souverains catholiques, ils mènent tous une existence fastueuse, acquérant grandes propriétés foncières et titres nobiliaires, châteaux et hôtels particuliers, s’adonnant pour certains avec passion au jeu, loin de l’idéal ascétique qu’aurait exigé leur piété rigoriste[13]. N’est-ce pas en définitive que « l’ascétisme intramondain » serait une contradiction dans les termes ? L’insistance mise sur la nécessité d’œuvrer dans le monde ne conduit-elle nécessairement à terme à succomber aux charmes maléfiques de ce monde jusqu’à tourner le dos aux exigences ascétiques ?

L’abord unilatéral par Weber de la subjectivité capitaliste s’explique par le fait qu’il centre son analyse sur une époque (pour l’essentiel le 16e et le 17e siècle) pendant laquelle cette contradiction ne se manifeste pas encore, la subjectivité capitaliste se réduisant pour l’essentiel à « l’ascétisme intramondain » pour deux raisons. D’une part, la bourgeoisie en ascension en est encore à la phase de la soi-disant « accumulation primitive » au sein de laquelle l’épargne est une nécessité et joue un rôle fondamental pour les éléments de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie enrichie qui cherchent à intégrer les rangs de la bourgeoisie. D’autre part, les opportunités encore limitées de valorisation du capital condamnent souvent la bourgeoisie (déjà formée ou en voie de formation) à se contenter de thésauriser de l’argent à défaut de pouvoir accumuler du capital. Et c’est bien à la fois les contraintes de « l’accumulation primitive » tout comme la passion morbide de la thésaurisation qu’exprime « l’ascétisme intramondain » véhiculé par le puritanisme (du côté protestant) autant que le jansénisme (du côté catholique). Mais, du coup, cela conduit Weber à survaloriser l’importance de cet ascétisme comme méthode d’« accumulation primitive » dont Marx a pourtant montré qu’elle a suivi bien d’autres voies et de plus importantes, à commencer par toutes celles qu’ont requises l’expropriation des producteurs et leur soumission forcée à la discipline du travail salarié.

 

Article publié initialement sur le site A l’encontre.

 

Notes

[1] J’en cite ici la nouvelle traduction réalisée par Jean-Pierre Grossein et publiée aux éditions Gallimard en 2003.

[2] Concept formé par Weber pour désigner la transposition dans le monde séculier de l’ascétisme monastique dont le principe se résume à la fameuse formule bénédictine : « Ora et labora » (prie et travaille).

[3] Selon cette doctrine, Dieu choisit souverainement ceux qui, parmi les fidèles, bénéficiera de Sa grâce et seront ainsi assuré de leur salut (de la vie éternelle).

[4] Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Gallimard, 1991.

[5] L’éthique protestante…, op. cit., page 25.

[6] Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, 2006.

[7] Cf. Werner Sombart, Le Bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Payot, 1966, pages 103-122.

[8] Important courant religieux mais aussi philosophique et politique qui s’est développé, notamment en France, au cours des 17e et 18e siècles, à partir de l’œuvre du théologien Cornelius Jansen (1585-1638). Ce courant a notamment inspiré Blaise Pascal et Jean Racine. Sur le jansénisme, cf. Lucien Goldmann, Le dieu caché, Gallimard, 1955.

[9] Cf. Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, Payot, 1923 ; Maurice Kriegel, « Le marranisme. Histoire intelligible et mémoire vivante », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002, n°2 ; Nathan Wachtel, « Diasporas marranes et empires maritimes (XVIe – XVIIIe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2006, n°2.

[10] Hugh Trevor-Roper, De la Réforme aux Lumières, Gallimard, 1972, page 50.

 

[11] Karl Marx, Le Capital, Livre I, tome III, Éditions Sociales, 1948, page 31.

[12] Id., pages 31-34.

[13] Cf. Trevor-Roper, op. cit., 57-58. Cf. aussi Simon Schama, L’embarras de richesse. Une interprétation de la culture hollandaise au Siècle d’Or, Gallimard, 1991.

 

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