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En Palestine, la lutte actuelle contre le colonialisme israélien est la plus féroce de l’histoire récente car il s’agit d’une lutte contre tout l’édifice impérialiste occidental. Se présentant sous les traits de gouvernements libéraux le plus souvent, néofascistes parfois, cet ordre colonial déshumanise les populations en Palestine occupée, impose ses catégories de pensée racistes, et détruit tant les humains que le patrimoine et la nature. Contre ce processus d’anéantissement, la résistance palestinienne mène une lutte acharnée, et totalement asymétrique, pour la libération de la terre et de l’humain.

Dans ce texte, extrait du livre Terres et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération (dirigé par Fatima Ouassak et publié en mai 2025 aux éditions Les Liens qui libèrent), Omar Alsoumi, Palestinien vivant en France, militant anticolonial et camarade d’Urgence Palestine, livre une réflexion sur le sens profond de la lutte anticoloniale palestinienne. À travers cette lutte, il esquisse les significations plurielles de ce que peut être la libération globale à laquelle appelle la Palestine. On pourra également écouter en complément l’entretien qu’il a mené avec Ugo Palheta, à retrouver ici.

Ce texte préfigure un livre à paraître dans quelques semaines, également aux éditions Les Liens qui libèrent.

« From the river to the sea, Palestine will be free! » De la mer au Jourdain, entre deux eaux, il y a cette terre que nous voulons libérer d’un colonialisme génocidaire. La libération de la Palestine est une lutte qui s’étend bien au-delà de ce territoire. À travers la planète, femmes et hommes de toutes les origines, étudiants et travailleurs, habitants des quartiers populaires et des centres-villes, convergent par millions. Dans les rues des grandes métropoles, dans des petits bouts de ciel libéré des nuages de l’oppression, flottent les drapeaux palestiniens, mais aussi du Liban et du Soudan, du Congo et de l’Algérie. Nos cortèges sont peuplés de musulmans et d’athées, d’Arabes, de Noirs, de Blancs, d’Asiatiques, de Kanaks et de Juifs. Tous ceux et toutes celles qui l’ont choisi sont chez eux dans ce mouvement. La Palestine est le fer de lance d’un renouveau du combat anticolonial dans lequel se retrouvent révolutionnaires marxistes, écologistes radicaux, féministes, porteurs d’une lutte contre tous les racismes. Dans la nuit d’un matérialisme usé jusqu’à la corde, la Palestine est un cri de ralliement pour des âmes assoiffées de libération[1].

Et c’est beau. Et cette beauté est détestée, férocement combattue. En contraste se dévoilent les rancœurs aigries d’une France rance, d’un Hexagone exigu, d’une Europe hypocrite, d’un Occident corrompu jusqu’à l’os. Face aux diffamations mesquines et aux silences gênés, il nous faut déployer l’intelligence contenue dans chacune de nos larmes, déplier les analyses fines charriées dans l’émotion torrentielle de nos slogans. De quoi la Palestine est-elle le nom ? Pourquoi la lutte pour la libération de cette terre résonne-t-elle dans tant de cœurs ?

Enfant exilé de cette terre, héritier de cette lutte, je fais partie de cette diaspora qui assume un rôle de traduction et de courroie de transmission d’un vent révolutionnaire venu de Gaza. Palestinien, je suis né en France, à Paris. Mes parents se sont rencontrés à Beyrouth. Mon père est né à Jénine en Palestine, il a grandi en Jordanie, étudié en Syrie. Ma mère, yougoslave, a rejoint les comités populaires de l’Organisation de libération de la Palestine dans les années 1970. Je suis le fils de leur exil. J’ai grandi entre les HLM du petit peuple de Paname et les écoles de la bourgeoisie parisienne. Je tente de traduire en mots et en actes l’héritage de la lutte pour une Palestine libre. Échoué sur les dalles de béton, j’ai la nostalgie d’une terre rouge dans laquelle les oliviers plongent leurs racines. Avec mon épouse, nous avons réalisé le rêve d’une ferme agroécologique aux portes du Grand Paris. On y plante des légumes et des arbres fruitiers. On y cultive l’amour de la vie avec les gens du coin et de loin. Enfant de Palestine, ma terre, c’est le monde, ma terre, c’est là où je suis. En octobre 2023, j’ai dû laisser de côté le travail paysan pour prendre ma part dans la lutte de libération de mon peuple. Ici, en France, au cœur de la métropole impériale, nous luttons contre le colonialisme génocidaire et ses complices avec toutes les forces qui partagent notre soif de liberté et notre faim de justice.

Dans ce texte, je souhaite partager quelques éléments d’analyse et de compréhension de ce qui fait de la Palestine le nom des aspirations convergentes des enfants de notre temps. La lutte pour la Palestine est l’expression d’une inquiétude face aux dérives fascistes du désordre mondial contemporain. Elle est une résistance qui vient s’arrimer dans un héritage spirituel qui est une ressource précieuse pour affronter les défis d’un capitalisme désenchanté. Enfin, la Palestine est le nom d’un programme de recherche et d’action qui vise à vaincre le colonialisme pour inventer d’autres façons d’habiter la Terre.

La Terre et nous qui tentons de l’habiter avec justesse et justice sommes aujourd’hui face à une menace majeure. Loin des enseignements universels que nos sages ont tirés des destructions et des souffrances causées par l’expansion brutale de l’Occident conquérant, du capitalisme, de cette façon d’habiter le monde[2] qui fait de l’humain le consommateur vorace de la terre, nous sommes confrontés à l’accélération et la brutalisation, le va-tout d’un ordre colonial qui se heurte à ses propres limites.

Le régime sioniste s’est imposé au XXe siècle en Palestine par la force d’une Europe raciste qui rejetait les Juifs et écrasait les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Ce régime colonial incarne aujourd’hui à son paroxysme la dystopie orwellienne, le retournement du sens des mots au service d’un ordre arbitraire. L’armée génocidaire est la plus morale du monde, la famine et le blocus sont la civilisation, les pères et les mères qui essaient de protéger leurs enfants des bombes sont des barbares, les exilés qui se battent pour retourner sur leur terre, des terroristes. Voilà qui a déjà de quoi faire peur, la dissonance cognitive est telle qu’on ne peut que buguer. On sent bien qu’il y a là une menace pour nos êtres et nos consciences. Les héritiers des luttes anticoloniales, les enfants des terres conquises et des peuples blessés par la force brutale de l’Empire, les personnes qui voient dans la diversité de nos histoires un horizon commun comprennent instinctivement ce qui cloche dans la narration des classes dominantes occidentales, de leurs médias et responsables politiques quand ils défendent « le droit d’Israël à se défendre », ou plus précisément, le droit du régime colonial sioniste à commettre ce génocide.

Les mémoires d’oppression, ce qu’elles portent de connaissance de la violence coloniale, sont réveillées par les images qui nous viennent de Palestine. Nos passés traumatiques nous rendent particulièrement sensibles aux promesses glaçantes et futurs menaçants qui se dessinent : le régime sioniste, pointe avancée du colonialisme occidental, annonce un monde à venir qui nous inquiète au plus haut point[3].

La Palestine est le nom de notre résistance

À l’heure de la raréfaction des ressources nécessaires à la vie sur cette Terre, à l’heure des grands dérèglements des cycles de l’air et de l’eau, à l’heure où les milliardaires qui prétendent diriger le monde voient l’essentiel de nos peuples comme surnuméraires, le régime fasciste israélien incarne une gouvernance de la Terre qui est une menace pour l’immense majorité des habitants de cette planète. Si la loi du plus fort remplace toute justice, et que l’ordre qui l’incarne dispose en plus d’un arsenal idéologique et technologique qui permet effectivement d’anéantir toute résistance, alors nous sommes condamnés à tous subir le sort promis par les fascistes sionistes aux Palestiniens : soit la soumission totale à la suprématie du colon, soit l’exil forcé dans les confins désertifiés du monde, ou alors l’anéantissement.

Gaza marque potentiellement la fin d’une parenthèse où les leçons de la Seconde Guerre mondiale se traduisaient par l’exigence de l’autodétermination des peuples, la proclamation de notre égale dignité, et le rejet unanime du génocide entendu comme apogée de l’horreur. L’enjeu de la résistance globale contre le régime sioniste est de ne pas laisser cette parenthèse se refermer. Contre les murs, les robots tueurs et les intelligences artificielles qui guident les bombes israélo-américaines, l’enjeu de notre résistance commune est de ne pas laisser un régime fasciste et génocidaire devenir un modèle de gouvernance. Les tunnels, les armes fabriquées localement, les tactiques qui permettent de déjouer la surveillance des drones sont autant de savoirs indispensables pour une humanité rendue clandestine sur sa terre. La résistance palestinienne a choisi comme symbole lors de cette bataille le triangle rouge, qui se trouve être l’insigne des prisonniers politiques détenus dans les camps nazis. Deux luttes antifascistes se rejoignent dans les méandres incongrus de l’histoire…

Les affirmations que porte ici le Palestinien que je suis heurtent nécessairement les murs de la bonne conscience occidentale. Je suis ce caillou dans l’innocence dont mes copains de classe bourgeois sont chaussés, un trouble à la tranquillité de mes voisins banlieusards qui continuent de pousser leur caddie dans les rayons du centre commercial. Le régime sioniste, Israël, joue pour l’Occident un rôle crucial pour son confort et sa bonne conscience[4]. Et il ne faut pas sous-estimer l’importance pour les bourgeois du monde d’être « tranquilles ». Toutes les richesses accumulées ne valent pas grand-chose si le sommeil des ventres rassasiés est troublé par le moustique de la culpabilité. En faisant de la Shoah le crime absolu, l’Occident suprémaciste fait d’une pierre trois coups. D’abord, l’Occident se rachète une conscience. Oui il a commis un crime, il est même capable de le reconnaître, et de le réparer. Ensuite, la reconnaissance de la Shoah l’absout de tous ses autres crimes. Comme ce crime est le plus vil, le plus absolu, il est finalement le seul. Ni les autres génocides, ni l’esclavage, ni le colonialisme n’ont de place aux côtés de la Shoah constituée en parangon du crime et de la culpabilité[5]. Enfin, en offrant aux sionistes, proclamés représentants et légataires exclusifs des rescapés du génocide nazi, la terre de Palestine, l’Occident impérial s’assure d’une base avancée dans ce nœud géopolitique constitué de routes cruciales pour l’exploitation des sous-sols de nos terres riches en hydrocarbures.

La Palestine est le nom de la fin de l’innocence occidentale

Si l’alliance populaire mondiale contre le régime colonial sioniste repose sur le rejet d’un ordre politique, économique et militaire injuste et menaçant pour beaucoup plus que les seuls Palestiniens, elle gagne à se construire également dans l’adhésion positive à un projet. Il s’agit pour nous d’expliciter ce que signifie la libération de la Palestine. Nous avons pour défi, dans un imaginaire global façonné par le racisme et l’islamophobie, non seulement d’asseoir le rejet du sionisme et de le défaire, mais aussi de donner à voir la beauté qu’offre au monde la libération de notre terre et de notre peuple. Les habitants de Gaza, transformés en reporters documentant leur propre destruction, ont montré la beauté terrible qu’il y a à cultiver la vie jusque dans les décombres de leurs maisons. Ici, des jeunes s’organisent pour distribuer de la nourriture aux personnes déplacées, plus loin, des médecins et des journalistes chantent leur détermination à rester sur place malgré les ordres d’évacuation et les bombes. Un grand-père berce sa petite-fille tuée par l’armée coloniale, il dit son amour pour celle qu’il appelle « cœur de mon âme », dans une tristesse infinie qui vient rencontrer une foi profonde qui permet de rester humain malgré tout. Je crois que finalement, plus que la colère contre l’horreur génocidaire, ce qui anime les foules immenses, c’est la recherche de cette lumière qui nous vient de Palestine. Dans la nuit coloniale, il y a aussi de belles images ténues, une invitation salutaire faite au monde, un rêve un peu fou, un besoin criant d’espoir. Mais ce n’est pas une hallucination, c’est un projet qui se dessine quand sont recollées les pièces de notre corps collectif explosé par les bombes à fragmentation occidentales.

La Palestine est le nom de cette lueur

Libérer la Palestine, c’est vaincre le sionisme, défaire l’impérialisme, abattre la domination coloniale occidentale : ce sera long et difficile, c’est follement ambitieux. Et cela pose des défis incommensurables pour la pensée et pour nos consciences. Il va nous falloir de sacrées ressources et sans doute des ressources sacrées pour tenir et rester vivants dans cette bataille.

Force est de constater l’échec de la plupart des projets politiques à développer une vision globale qui va de l’infiniment grand de notre soif de libération, de vérité et de justice, en incluant l’infiniment petit de nos êtres, de nos personnes, nos affects, nos psychés. Combien de révolutions butent sur les rivalités intestines, combien de militants ont été dégoûtés par les guerres d’egos de nos mouvements ? Pour une alternative à l’habiter colonial de la terre, il nous faut certes un projet commun, mais aussi une méthode. Pour vivre harmonieusement à dix milliards sur cette Terre, je pense que notre plus grand défi aujourd’hui, c’est de développer ce qu’on peut appeler dans une première approximation, la science du partage ou, mieux, l’amour révolutionnaire. C’est là aussi que la Palestine nous offre des messages et des images générant de la force dans notre lutte de libération.

La Palestine, spoliée, colonisée par la soif de possession, l’envie et l’avarice, c’est l’autre nom de nos âmes. Libérer la terre sainte, c’est retrouver la souveraineté de nos cœurs, cet endroit où ne règne aucune autre force que celle de l’amour et de la vie. Libérer la terre sainte, c’est libérer nos êtres de nos petites et grandes blessures, nos peurs des gens, des jugements. La force de cette terre est miraculeuse : ce qui y choit, mort, est décomposé pour devenir le terreau de la vie.

Dans les temps que je consacre plusieurs fois par jour à la méditation, je voyage assis les yeux fermés dans un monde invisible où je fais des rencontres fabuleuses qui m’aident à tenir, à ne pas sombrer face à la violence, et même, j’espère, à devenir plus doux, plus patient, plus juste, plus lucide. C’est ainsi que j’y explore de nouvelles significations de ce que libérer la terre sainte veut dire. Je lâche prise, les idées sont stériles quand elles ne viennent que de la tête, je les laisse tomber dans le berceau de mon cœur et les plus belles vérités m’apparaissent.

Pour lutter sans devenir un tyran, il faut savoir faire le deuil, accepter que nous ne sommes pas les maîtres, apprendre à faire confiance à la force infinie du vivant, ce souffle plus grand par lequel adviennent les possibles. En explorant cette terre intérieure, je rencontre Marie, Maryam. Depuis des millénaires, ce nom est le plus répandu parmi les femmes de Palestine. Dans ses bras, il y a un enfant. Il s’appelle Issa, Jésus. J’espère un jour trouver les mots pour offrir en partage ce que cheminer en leur compagnie permet de guérir des traumatismes de la violence patriarcale, coloniale, sociale. Je suis convaincu que beaucoup d’entre nous portent en eux un enfant blessé dont l’amour infini ouvre une voie de libération qui relie nos consciences, nos âmes, nos projets politiques et nos luttes. Par-delà l’Occident et l’Orient, l’humanité cherche un chemin.

Palestine est le nom de cette voie

La libération de la Palestine est une bascule du monde, un retournement, une révolution décoloniale. Libérer la Palestine, c’est propulser nos esprits vers des sommets restés cachés par les nuages de nos aspirations illusoires à trouver une place confortable dans la modernité occidentale. Est-il possible de ne pas délirer quand nos corps enfiévrés sont dans les décombres de tout ce qu’on aime ? L’extrême violence du colonialisme fait de nous des extrêmes rêveurs. Nous n’avons pas le choix. Sinon, quel est le sens du sacrifice de notre peuple et de ses enfants ? Comment consoler les parents des martyrs s’il n’y a pas la promesse d’une résurrection qui vient après cette douleur infinie ?

La promesse, c’est celle d’une révolution décoloniale qui a commencé en Palestine, et qui balaie tout sur son passage. La transformation peut sembler lente, mon Dieu, quelle lenteur face à l’urgence, face à la vision stupéfiante et l’odeur asphyxiante de ces corps déchiquetés, calcinés, de ces bombardements incessants. On attendait un tsunami, un truc rapide. C’est lent, ça monte doucement, il y a des reflux. L’urgence nous étouffe, mais nous trouvons dans notre foi un fil d’air pour respirer et vivre encore. La patience est une stratégie, elle est le chemin de la victoire. Rester vivants face à un colonialisme génocidaire c’est déjà un peu le vaincre. Mais le vaincre vraiment, c’est plus que cela : il s’agit de nous libérer. Et nous libérer, c’est quoi ? C’est sortir de la relation coloniale. C’est être beaux et grands et tenir par nous-mêmes sans plus se référer à cette altérité-référence. Dans une relation aussi toxique, il s’agit pour nous de divorcer de la modernité occidentale, la consommation, l’individualisme, l’État-nation et ses frontières qui nous enferment. Mais alors, qu’allons-nous devenir, où allons-nous habiter ? Libérer la Palestine, c’est nécessairement inventer de nouveaux possibles qui retournent l’ordre dominant en puisant dans notre héritage culturel.

Palestine est le nom de cette révolution

La figure du martyr est centrale dans la narration collective de notre peuple en lutte. On dit chez nous que celles et ceux qui sont tués dans le combat contre l’oppression restent vivants. Chaque jour nous renouvelons notre serment de fidélité aux martyrs : il incombe à chacun d’entre nous de porter ce legs qu’ils nous ont fait, le sacrifice de leur vie pour la vie. Cette promesse, c’est que nous allons reconstruire, soigner, guérir nos corps et âmes meurtris et continuer sur le chemin de la libération. En arabe, le mot amana est cette charge individuelle et collective, ce patrimoine dont nous sommes les gardiens sans en être les propriétaires, notre responsabilité étant de le faire fructifier dans l’intérêt de ce qui élève la communauté. Le legs des martyrs nous oblige donc à penser notre devenir en assurant que nous allons ouvrir aux orphelins et aux blessés des lieux d’accueil où ils seront aimés et pourront grandir. À Gaza, il n’y a plus d’écoles, plus d’hôpitaux. Mais nous allons éduquer et soigner quand même. Cette amana nous oblige à construire des communs qui sont des espaces de souveraineté collective, face aux tentatives déjà annoncées de faire de la reconstruction de Gaza un outil de contrôle et de domination impériale.

 J’imagine des coins de terre, des fermes-écoles où nos orphelins et nos blessés pourront être soignés sous l’ombre des figuiers et des oliviers que nous allons planter. Où nos exilés pourront faire pousser ce qu’il nous faut pour manger et vivre. Cette prise de terre offre la plus belle éducation, la meilleure guérison. L’humus rend l’humain plus humble. Notre alimentation est notre meilleur médicament. Et la plus fondamentale des souverainetés, après celle de nos cœurs, c’est la souveraineté alimentaire. Ces bouts de terre ne sont la propriété de personne, ce sont des communs administrés par des sages et des conseils d’enfants, on y décide avec soin du partage juste du travail et des récoltes. On y apprend à construire des cabanes, des maisons, et à coudre des habits. Se loger et se vêtir sont les besoins suivants dans la liste de nos souverainetés vitales.

Palestine est le nom de ces communs

À Gaza, c’est la contrainte qui a généré des alternatives qu’on idéalise ici : construction de bâtiments publics en terre crue, autosuffisance alimentaire, panneaux solaires, circuits de réemploi. On peut s’extasier de cette inventivité et de la beauté du geste, et craindre que ceux qui portent le poids de l’alternative soient juste pressés de pouvoir enfin faire « comme les autres », c’est-à-dire consommer, importer du béton et de l’acier, brancher un frigo et la clim. On peut néanmoins parier que l’hypocrisie de la modernité occidentale, la terrible vacuité du confort matériel, toutes ces illusions qui se sont révélées durant ce génocide ont sérieusement rogné l’attrait de ce modèle.

En cultivant localement nos jardins-écoles, nos fermes-refuges, nos maquis-hôpitaux, nous construisons des espaces de souveraineté depuis lesquels nous pouvons nous fédérer, nous unir, administrer nos communs en cercles concentriques. Nos petits bouts de Palestine libre offrent un dépassement du paradigme de l’État-nation. Nous transgressons allègrement les frontières des découpages coloniaux, l’exercice de nos droits est associé à notre engagement dans des communautés qui s’affranchissent de l’État comme étant l’alpha et l’oméga de la souveraineté et du droit. Panarabes, panafricains, panhumanistes, les possibles de notre libération font « pan pan pan ! » sur l’ordre international et ses institutions new-yorkaises ou genevoises. La gestion des communs exige une gouvernance articulant les mille échelles du local au global. Porteurs de cette amana des martyrs, nous n’avons pas fini d’embrasser les possibles nés dans nos esprits libérés de notre condition d’opprimés. Une ligne de train relie Dakar à Djakarta en passant par Gaza et Jérusalem, Al Qods. Les infrastructures, les voies de communication ne sont pas pour nos peuples de grands projets inutiles, ils sont les soubassements d’une autre histoire du monde dans laquelle nous sommes devenus sujets. Le commun le plus précieux pour nous est la connaissance. Elle n’est pas cette série de spécialités fragmentées, elle est ce qui relie, ce qui unit le divers. Notre univers-cité de la Palestine libre ne dépose pas de brevet, elle est ouverte et gratuite, elle associe le paysan et la chercheuse dans un programme de recherche où le beau, le vivant et le juste s’allient.

Remplacer la soif de posséder la matière par la quête du sens et l’amour du partage, nous pouvons y arriver en mettant ce qu’il faut de soin et d’attention à notre guérison et à notre éducation. Il y aura toujours le risque de ces prédations à l’encontre de ce que nous avions pourtant défini comme sacré ou juste comme commun. Nous allons avoir besoin d’une force pour nous protéger de différents ennemis. On aurait aimé s’en passer, on n’adore pas a priori les juges, l’armée et la police, mais là, c’est notre Palestine, notre terre libérée qu’il s’agit de protéger. Il va nous falloir aller chercher dans l’expérience d’autres peuples en lutte, du Chiapas au Rojava, les inventions ingénieuses pour garantir la sécurité de nos communs.

La Palestine est le nom d’un programme de recherche

Face à ce viol de la terre qu’est le colonialisme sioniste, face à l’accaparement brutal d’une terre peuplée depuis des millénaires par une sédimentation de cultures, de langues et d’histoires, face à l’implantation d’un État-nation excluant celles et ceux qui habitaient et cultivaient cette terre, notre lutte offre un autre horizon. Notre Palestine libre est à l’image de notre lutte : elle accueille toutes les personnes qui souhaitent contribuer à habiter harmonieusement cette terre et le monde.

Nous sommes au début d’un chemin. Pour la Palestine, tout est à faire : il faut vaincre l’ennemi certes, mais aussi faire croître nos alternatives. Saura-t-on tirer les enseignements universels de la souffrance qui nous habite ? Nous allons devoir trouver un autre chemin que celui proposé après la dernière Guerre mondiale. Les droits humains ne sauraient reposer sur l’appartenance à un État-nation et nous enfermer dans les frontières qui balafrent notre terre commune. Qu’on ait les mains dans la terre ou les pieds sur le bitume, qu’on soit sédentaires ou nomades, à nous d’être ces racines résistantes dont fleurissent l’amour et la libération.

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Illustration : Montecruz Foto

Notes

[1] Ce texte préfigure un livre à venir aux éditions Les Liens qui Libèrent.

[2] La nécessité de sortir de « l’habiter colonial du monde » est centrale dans ma réflexion. Elle s’est articulée à la lecture de Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019.

[3] Cette inquiétude partagée est également évoquée dans ce qui est à mon sens la meilleure synthèse des enjeux actuels de notre lutte de libération anticoloniale. Il s’agit de l’article de Nasser Abourahme dans Radical Philosophy traduit en français par les Indigènes de la République sous le titre « Le sionisme n’est pas seulement en train d’échouer, il est en train d’être vaincu ».

[4] Cette idée est développée dans l’intervention de Frédéric Lordon au meeting juif international et auquel j’ai participé à Paris le 30 mars 2024. Il en a fait un billet sur le blog du Monde Diplomatique : « La fin de l’innocence », 15 avril 2024.

[5] À propos de l’économie morale de cette relation malsaine entre l’Occident et le colonialisme sioniste, c’est Yithak Laor qui a posé les mots avec le plus de clarté selon moi. Il introduit une critique du philosémitisme dès 2007 dans son livre Le Nouveau Philosémitisme Européen paru aux éditions La Fabrique.

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