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Quelques heures après le début de l’offensive contre Israël menée par différentes organisations palestiniennes sous la direction du Hamas, Miko Peled a rédigé ce texte dans lequel il revient sur ses souvenirs de la guerre du Kippour, lors de laquelle il avait douze ans, afin de dresser des parallèles entre la situation de 1973 et celle d’aujourd’hui. Miko Peled a grandi dans une grande famille sioniste, et son père a servi comme général pendant la guerre des Six Jours de 1967, puis est devenu partisan d’un dialogue entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), condamnant l’armée israélienne lorsqu’elle s’est emparée de la Cisjordanie, de Gaza, du Sinaï et du plateau du Golan.

Participant aux manifestations de la Paix Maintenant au début des années 1980, ce n’est pourtant que plus tard, à la fin des années 1990, que Miko Peled, alors que sa nièce est morte dans un attentat suicide palestinien à Jérusalem, commence à militer en faveur des droits des Palestinien-nes, puis à soutenir la création d’un État démocratique unique avec des droits égaux pour les Israélien-nes et les Palestinien-nes, seule solution pour mettre fin au régime d’apartheid qui structure la domination des Palestiniens en Israël. Dans cet article écrit à chaud, il retrace la responsabilité historique des gouvernements israéliens dans le maintien d’un état de guerre et les limites de la puissance militaire israélienne, en 1973 comme en 2023.

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En octobre 1973, et de nouveau en octobre 2023, Israël a subi une déficience du commandement politique et militaire. Il n’était pas imaginable que les Arabes soient suffisamment inventifs et courageux pour lancer une attaque aussi audacieuse.

À l’heure où nous écrivons ces lignes [article publié le 7 octobre], les combattants palestiniens de Gaza contrôlent plusieurs colonies israéliennes, principalement autour de Gaza, dans la région du Naqab. Cela fait près de seize heures, et pourtant, l’armée israélienne et les autres forces de sécurité se démènent pour trouver l’interrupteur, si l’on peut dire. Dans le cadre d’une opération militaire combinée comprenant des tirs de roquettes et une invasion terrestre massive, les Palestinien-ne.s de Gaza ont lancé une attaque sans précédent contre la Palestine de 1948, ou « Israël ».

Le journaliste israélien Oded Ben-Ami, qui a annoncé l’attaque surprise du 6 octobre 1973, était à l’antenne aujourd’hui. Il a qualifié l’attaque actuelle de « choc de brouillard » et l’année 1973 d’« échec du 6 octobre ». Il a également déclaré que nous étions en train d’assister à l’échec du 7 octobre. Dans les deux cas, tous les systèmes censés prévenir ou au moins avertir d’une attaque surprise d’une telle ampleur ont été défaillants.

Plus de dix heures se sont écoulées et les Israélien.ne.s vivant dans les colonies du Naqab et surtout autour de Gaza sont assiégés, sous le contrôle des combattants palestiniens, alors que la présence militaire israélienne est faible. Ce qui est peut-être encore plus difficile à comprendre, c’est que des combattants palestiniens ont pénétré dans le quartier général de la brigade de Gaza de l’armée israélienne et le contrôlent à présent ; c’est là que se trouve le général qui commande la brigade. Les Palestinien.ne.s de Gaza se promènent librement autour d’une base militaire, incrédules devant des chars israéliens déserts.

Pendant ce temps, des milliers de blessés se trouvent dans les hôpitaux israéliens de la région, et des rapports font état de plus de 200 Israéliens décédés à la suite de cette attaque. Les Palestinien.ne.s de Gaza signalent qu’ils ont des dizaines d’otages.

Chaque année, au cours des jours et des semaines précédant le 6 octobre, la presse israélienne publie des articles, des récits et, de temps à autre, un extrait de film diffusé pour la première fois ou un témoignage sur la guerre d’octobre 1973, également connue sous le nom de guerre du Kippour. L’attaque surprise lancée par les armées égyptienne et syrienne le jour du Kippour de l’année 1973 a été dévastatrice non seulement pour l’armée israélienne, mais aussi pour le public israélien. Aujourd’hui, cinq décennies après le désastre du 6 octobre, les Palestinien.ne.s ont soumis les Israéliens à un nouveau réveil brutal.

Je n’oublierai jamais le jour où la guerre de 1973 a commencé. C’était un après-midi ensoleillé de Yom Kippour, et comme nous étions un foyer juif non pratiquant, nous n’étions pas à la synagogue et nous ne jeûnions pas. Je traînais chez un ami lorsque la nouvelle de la guerre a été annoncée et que les sirènes ont retenti. Le père de mon ami m’a suggéré de rentrer chez moi, ce que j’ai fait. Ma maison n’était qu’à cinq minutes de marche, mais j’avais l’impression d’être dans un endroit sinistre. Nous vivions dans une communauté tranquille, juste en haut de la colline de la route 1, qui est l’autoroute principale entre Jérusalem et Tel Aviv. C’était une journée très calme à cause de Yom Kippour et il n’y avait pas de circulation ni de transports publics. Il était étrange de savoir qu’une autre guerre se déroulait.

Jusque-là, les Israélien.ne.s étaient habitués à des guerres courtes et décisives et à des opérations héroïques où l’armée israélienne, l’une des meilleures du monde – du moins le croyions-nous – était toujours victorieuse et les Arabes humiliés. Lorsque je suis arrivé à la maison, mon père était au téléphone avec son ami et ancien compagnon d’armes, le général à la retraite Ezer Weizman. Ils étaient tous deux membres du haut commandement israélien quelques années auparavant et avaient tous deux pris leur retraite après la guerre de 1967.

Un journaliste israélien diffusant en direct de Tel-Aviv a déclaré que « les Israéliens pensaient que l’ère des grandes guerres était révolue », alors que des scènes de combat avec des combattants palestiniens à Sderot et dans d’autres colonies israéliennes étaient diffusées en temps réel. Ce que les Israélien.ne.s ont oublié, ou peut-être n’ont-ils jamais réalisé, c’est que les soldats israéliens ne sont pas courageux et certainement pas invincibles. Depuis des décennies, il a été démontré que, au combat, les Israéliens sont inférieurs à leurs homologues arabes.

La sagesse populaire voulait qu’après la défaite et l’humiliation de la guerre de 1967, « les Arabes n’oseraient pas nous attaquer ». Eh bien, ils ont attaqué, et en 1973, ils ont pris l’armée israélienne à revers. Les réservistes israéliens dormaient dans leurs bunkers alors que l’armée égyptienne construisait des ponts pour permettre à des milliers de soldats de traverser le canal de Suez et d’entrer dans la péninsule du Sinaï. Ces troupes égyptiennes ont ensuite pénétré dans les bunkers israéliens, tué et fait prisonniers des soldats israéliens. Ensuite elles se sont emparées du désert du Sinaï, puis de colonies israéliennes entières occupées par les forces palestiniennes.

L’armée égyptienne a marché confortablement et sans résistance dans la péninsule du Sinaï, et l’armée syrienne a marché sur le plateau du Golan, deux territoires occupés par Israël en 1967. On dit que les Syriens auraient pu s’emparer du plateau du Golan et atteindre la Galilée sans résistance s’ils ne s’étaient pas arrêtés parce qu’ils craignaient de tomber dans un piège.

Je me souviens encore du général David Elazar, chef d’état-major de l’armée israélienne, qui déclarait en 1973 : « Nous allons leur briser les os, nous allons les vaincre », et de ma mère qui riait amèrement en se disant, surtout à elle-même : « Tu étais censée empêcher cela et maintenant tant de jeunes garçons sont morts ». La connaissant, la douleur qu’elle exprimait était celle de la mort de garçons de tous les côtés de la guerre.

Ezer Weizman a pris sa retraite et a rejoint le parti de droite Herout – le précurseur du Likoud d’aujourd’hui, et mon père a pris sa retraite pour se lancer dans une carrière universitaire, ainsi que dans ce qui était considéré au sein de la politique israélienne comme une politique de gauche. Ils sont restés amis toute leur vie. Lorsque la guerre de 1973 a éclaté, la réaction spontanée a été d’appeler les généraux qui composaient le haut commandement de 1967 pour qu’ils sauvent la situation.

Certains de ces généraux étaient encore en service, alors ils ont appelé ceux qui avaient pris leur retraite – tous sauf deux : mon père, Matti Peled, et Ezer Weizman. Weizman étant devenu un homme politique, il n’a pas pu être appelé. Mon père était une épine dans le pied du Premier ministre Golda Meir et du ministre de la défense Moshe Dayan – le duo Golda-Dayan – parce que depuis plusieurs années, il demandait au gouvernement israélien de faire la paix avec ses voisins arabes.

La liste des accusations qui peuvent être portées contre le duo Golda-Dayan est trop longue pour cet article, mais ce qui, à mon humble avis, devrait être l’accusation principale, c’est que la guerre aurait pu être évitée sans leur orgueil démesuré. Depuis 1970, lorsque Anouar el-Sadate est devenu président d’Égypte, il réclamait un accord de paix avec Israël, mais le gouvernement dirigé par Golda-Dayan l’a ignoré. Après avoir tenté pendant trois ans d’obtenir pacifiquement la restitution des territoires pris à l’Égypte, il a opté pour la guerre.

Les Palestiniens réclament leur liberté depuis des décennies, de sorte que cette attaque, bien planifiée et exécutée, aurait dû être anticipée. Cependant, Israël a montré une fois de plus que son armée est incompétente, trop fière et trop confiante.

Au cours de ces années, mon père a écrit pour le quotidien israélien Ma’ariv et s’est beaucoup exprimé en public. Il appelait le gouvernement israélien à engager des pourparlers de paix avec ses voisins arabes, y compris avec l’OLP, qu’il considérait comme le représentant légitime du peuple palestinien. Il a particulièrement critiqué le duo Golda-Dayan. Il a été cinglant dans ses remarques concernant leur manque de prévoyance et leur lâcheté, et pour avoir agi de manière irresponsable en ignorant l’appel à la paix de Sadate. Inutile de dire qu’il n’y a pas eu de coup de foudre entre lui et le duo Golda-Dayan.

Un autre aspect personnel de l’histoire concerne mon frère, Yoav Peled. Il étudiait aux États-Unis à l’époque et participait à une initiative visant à inciter les anciens officiers israéliens qui se trouvaient aux États-Unis à rentrer immédiatement et à se battre pour leur pays. Il est revenu lui aussi, et je me souviens être allé le chercher à l’aéroport pour l’emmener directement à une base militaire afin qu’il prenne le commandement d’une unité de chars et qu’il participe à la guerre contre les Égyptiens. Si cela ressemble à de la folie, c’est parce que c’était le cas. Mais c’était l’atmosphère qui régnait à l’époque.

Le commandement israélien, à l’époque comme aujourd’hui, était en plein chaos. Nous avions perdu le contact avec mon frère et personne ne savait où il se trouvait. L’armée israélienne subissait de lourdes pertes ; un grand nombre de soldats manquait à l’appel, et il n’y avait aucun moyen de savoir si tel ou tel soldat était mort ou vivant, ou peut-être fait prisonnier. Aujourd’hui, il en va de même, à une exception près : ce sont des civils israéliens qui sont tués, blessés ou portés disparus parce que personne n’imaginait que les Arabes étaient assez capables ou courageux pour lancer une attaque aussi audacieuse.

Tout comme à l’époque, il s’agit aujourd’hui d’une défaillance de la communication au sein des forces armées. Mais ce qui était pire à l’époque, c’est qu’en raison du retour de certains généraux à la retraite, il n’y avait pas de chaîne de commandement claire, ce qui signifie que la défaillance du commandement se situait au plus haut niveau de l’armée.

Une fois la guerre terminée, une commission d’enquête a exonéré le gouvernement de toute faute et a rejeté toute la responsabilité sur les dirigeants de l’armée. Mais il y avait de quoi être blâmé, et absoudre le gouvernement était une grave erreur, car l’armée recevait ses ordres du gouvernement, et non l’inverse.

Des renseignements fiables indiquaient que les Égyptiens allaient attaquer en 1973. Ces renseignements provenaient de différentes sources, dont le Mossad, les services de renseignements militaires et même le défunt roi de Jordanie Hussein, qui avait prévenu le gouvernement israélien de l’imminence de la guerre. On ne peut que se demander comment les services de renseignement israéliens vont justifier le manque de préparation à l’attaque du 7 octobre 2023.

Six ans après la guerre du Kippour, l’Égypte récupère la péninsule du Sinaï et un accord de paix est signé entre les deux pays. Le duo Golda-Dayan est démis de ses fonctions, bien que Dayan parvienne à revenir à de hautes fonctions dans le nouveau gouvernement de droite. Golda a conservé son héritage de grande dirigeante, alors qu’elle ne l’était manifestement pas.

Alors que l’humiliation de la guerre de 1973 brûle encore dans le cœur et l’esprit des Israélien.ne.s, une nouvelle humiliation, peut-être plus grande encore, se présente aujourd’hui. Dans les guerres qui ont précédé 1973, Israël a toujours attaqué lorsque ses ennemis étaient faibles et mal préparés. En octobre 1973 et à nouveau en octobre 2023, les Israélien.ne.s ont goûté à leur propre médecine. Et ils se sont effondrés militairement et politiquement.

Une chose est sûre : quel que soit le succès de l’opération qui a démarré le 7 octobre, les Palestiniens risquent d’en payer le prix fort. Mon ami, l’activiste Issa Amro d’Hébron, aurait été sévèrement battu et arrêté par des soldats israéliens. Selon un rapport en provenance d’Hébron, il a besoin de soins médicaux. Il n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il faut espérer que ce succès militaire palestinien se traduira par un gain politique réel pour tous les Palestiniens.

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Publié initialement sur Mondoweiss. Traduction par Contretemps.

Illustration : Guerre du Kippour, 1973 / Wikimedia commons.

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