
Palestine : reconnaître le peuple avant l’État
En novembre 1988, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en exil proclamait à Alger l’indépendance de l’État de Palestine. Dans la foulée, la plupart des pays arabes, africains, asiatiques, ceux de l’ex-URSS, Cuba, le Nicaragua et la Yougoslavie reconnurent l’État palestinien. S’ouvrait alors le cycle des négociations pour une solution à deux États qui aboutit aux fameux accords d’Oslo.
Depuis, une Autorité palestinienne s’est érigée sur une infime partie du territoire de la Palestine historique et a peu à peu perdu toute légitimité auprès de la population en raison de son rôle de collaboration avec la puissance coloniale.
En 2025, près de deux ans après le début de la guerre génocidaire menée par l’État colonial israélien à Gaza, comment comprendre la reconnaissance de l’État de Palestine par une partie des pays occidentaux ? C’est à cette question que Gilbert Achcar, auteur notamment de Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l’histoire mondiale (La Dispute, 2025), offre des éléments d’analyse et de réponse.
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Le gouvernement le plus extrémiste de l’histoire de l’État sioniste – celui formé fin 2022 par le chef du principal parti d’extrême droite israélien, Benyamin Netanyahou, avec des groupes sionistes encore plus extrémistes que son propre parti, les sortant ainsi du statut marginal auquel ils étaient jusque-là confinés – a saisi l’occasion qu’il a trouvée dans l’opération du 7 octobre 2023, moins de dix mois après sa formation, pour mener une guerre génocidaire dans la bande de Gaza qui a surpassé en horreur toutes les guerres précédentes d’Israël.
Cela s’est produit sous un président américain qui professait ouvertement son sionisme, tandis que l’impact de l’opération Déluge d’al-Aqsa créait un climat incitant la plupart des autres gouvernements occidentaux à déclarer leur soutien sans réserve à l’horrible agression lancée par les forces armées sionistes, et ce sous prétexte de soutenir le droit d’Israël à « l’autodéfense ». Ces circonstances combinées ont encouragé le gouvernement sioniste d’extrême droite à perpétrer un génocide dans la bande de Gaza, la détruisant avec une brutalité extrême, et à chercher à expulser les résidents restants, tout en resserrant l’étau sur la population de Cisjordanie en préparation de sa propre expulsion.
De nombreux dirigeants occidentaux, ainsi que des dirigeants arabes, ont supposé que l’agression israélienne se limiterait à éliminer le contrôle du Hamas sur la bande de Gaza, permettant ainsi de replacer ce territoire sous le contrôle de l’Autorité palestinienne (AP) basée à Ramallah. Pour ce faire, ils ont compté sur l’administration de Joe Biden, qui soutenait ce scénario. Cependant, quelques mois après le début de l’invasion, il est devenu clair pour eux, comme pour Biden lui-même, que Netanyahou n’était pas prêt à poursuivre dans cette voie. Ce dernier s’est longtemps vanté d’avoir éliminé la perspective d’un « État palestinien », en particulier en consolidant la division continue entre la Cisjordanie et Gaza au moyen d’un feu vert au financement par le Qatar du pouvoir du Hamas dans l’enclave, empêchant ainsi ce dernier d’être redevable à l’AP de Ramallah.
Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, et après un pari illusoire sur son ambition de remporter le prix Nobel de la paix, ces dirigeants européens et arabes ont été choqués par ses déclarations appelant à la déportation de la population de Gaza et à la saisie de l’enclave pour la transformer en station balnéaire. En revanche, ces mêmes déclarations ont été applaudies par Netanyahou et l’extrême droite sioniste. Peu de temps après, la trêve qui a précédé la nouvelle investiture de Trump s’est transformée en un nouveau chapitre hideux du génocide en cours à travers une famine orchestrée par le régime sioniste en collusion avec Washington, accompagnée d’un assassinat barbare d’habitants de la bande de Gaza au vu et au su du monde. Cela a été suivi d’une nouvelle offensive israélienne meurtrière visant à s’emparer des zones peuplées restantes de la bande de Gaza et à les détruire. Ces développements ont conduit à une évolution croissante de l’opinion publique dans les pays occidentaux, passant de la sympathie pour Israël, qui a culminé après le 7 octobre, à la sympathie pour les civils affligés de Gaza, en particulier les enfants.
Ces développements ont embarrassé les dirigeants européens et les ont incités à chercher une posture symbolique pour faire oublier leur complicité dans la guerre génocidaire à Gaza, complicité qui a duré plus d’un an et qui a compris leur rejet des appels à un cessez-le-feu pendant plusieurs mois, outre le maintien de toutes leurs relations, y compris militaires, avec l’État sioniste. Ils virent dans la reconnaissance du soi-disant « État de Palestine », près de quarante ans après sa proclamation (voir « Le mirage d’un État palestinien », 30 juillet 2025), un moyen de compenser politiquement au moindre coût leur soutien antérieur à la guerre menée par Israël. Cette position symbolique a acquis plus de crédit grâce à sa condamnation véhémente par Netanyahou, qui craint maintenant que sa prise de contrôle de Gaza ne se transforme en occasion de pression sur lui pour la réunification de l’enclave avec la Cisjordanie sous une autorité unique, ravivant ainsi la perspective d’un « État palestinien » qu’il a longtemps cherché à étouffer.
Ce qui décidera certainement de la question, c’est la position qu’adoptera Donald Trump. Les prises de positions européennes ne sont « pas importantes » à cet égard, comme l’a dit Trump en commentant l’annonce faite par Emmanuel Macron de sa décision de reconnaître « l’État de Palestine ». En effet, seule la position américaine peut forcer Netanyahou à revenir à la « solution à deux États », qu’il rejette jusqu’à présent, même si elle consiste essentiellement en un mini-État palestinien soumis à l’État d’occupation sioniste, à l’instar de l’actuelle AP de Ramallah.
Ce qui influencera Donald Trump, cependant, c’est la position des États arabes du Golfe, qui sont certainement plus chers au cœur du président américain (et à son portefeuille) que Netanyahou et Israël. C’est pourquoi le président français a tenu à impliquer le royaume saoudien dans la conduite de ses efforts aux Nations unies, offrant à la partie arabe l’occasion de participer à la campagne en faveur de la « solution à deux États », pour faire oublier leur réticence collective à exercer une réelle pression pour arrêter le génocide. Quant à « l’État de Palestine », ils le considèrent comme conditionné (comme dans la Déclaration de New York publiée il y a deux mois dans le cadre de l’initiative franco-saoudienne) à la restriction des droits politiques à ceux qui acceptent la politique actuelle de l’AP de Ramallah, et à ce qu’il reste démilitarisé au-delà de l’armement nécessaire pour réprimer sa population.
En fait, la pression du Golfe ne saurait obtenir de la part de l’administration Trump plus que le retour du président américain à ce qu’il a appelé à l’époque « l’accord du siècle », un projet élaboré par son gendre, Jared Kushner, en 2020. Ce plan prévoyait l’établissement d’un « État de Palestine » dans trois enclaves en Cisjordanie, Israël annexant les terres environnantes – la plupart des terres de la zone C, telle que définie lors de la mise en œuvre des accords d’Oslo, y compris la vallée du Jourdain. Quinze colonies sionistes devaient rester à l’intérieur des enclaves attribuées à « l’État de Palestine », sous souveraineté israélienne.
En échange des terres annexées à l’État d’Israël, le plan Kushner prévoyait d’accorder aux Palestiniens deux enclaves dans le désert du Néguev, à la frontière avec l’Égypte. L’ensemble de la bande de Gaza faisait partie de « l’État de Palestine » dans le plan de 2020, mais sa réoccupation permet à présent de lui étendre le type de « solution » envisagé pour la Cisjordanie. Israël s’emparerait de parties de la bande de Gaza et les annexerait officiellement, tandis que les réfugiés gazaouis seraient confinés dans une ou deux enclaves, une partie d’entre eux étant déplacée vers le Néguev. Kushner lui-même a recommandé ce déplacement dans une conférence qu’il a donnée à l’Université Harvard en février de l’année dernière.
En 2020, l’AP de Ramallah avait catégoriquement rejeté le plan Kushner-Trump, tout comme la Ligue arabe, pour son mépris flagrant des droits et revendications des Palestiniens. Aujourd’hui, certains de ceux qui l’ont rejeté pourraient y voir un moindre mal (par opposition à une expulsion totale) et appeler donc à son acceptation. Même s’ils gagnaient gain de cause, et que « l’État de Palestine » était établi d’une façon que Netanyahou peut accepter (il avait salué le plan Kushner-Trump en 2020), cela ne représenterait rien de plus qu’une « solution » encore pire que ce qui existait avant le 7 octobre. En d’autres termes, cela ne résoudrait rien, et la résistance palestinienne sous toutes ses formes continuerait certainement.
Les gouvernements qui souhaitent vraiment soutenir la cause palestinienne doivent commencer par reconnaître le droit du peuple palestinien à l’autodétermination avant de reconnaître un État hypothétique, et cela sans désigner l’AP de Ramallah, rejetée par la plupart des Palestiniens, comme modèle de l’État qu’ils souhaitent. En effet, le consensus national palestinien s’est exprimé en 2006 dans une série de revendications qui comprenaient le retrait de l’armée israélienne et des colons de tous les territoires palestiniens occupés en 1967, y compris Jérusalem-Est, le démantèlement du mur d’apartheid, la libération de tous les prisonniers palestiniens détenus par Israël et la reconnaissance du droit des réfugiés palestiniens au retour et à l’indemnisation. Aux yeux de la plupart des Palestiniens, tout « État » établi sans que ces revendications ne soient satisfaites ne serait rien de plus qu’une nouvelle tentative de liquider leur cause nationale et d’attribuer une fausse souveraineté à la prison à ciel ouvert dans laquelle l’État sioniste confine le peuple palestinien dans les territoires de 1967, dans une aire géographique de plus en plus réduite.
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Photo : Wikimedia Commons.