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L’écrivain et militant révolutionnaire palestinien Walid Daqqa est mort en détention le 7 avril dernier après 38 ans passés dans les geôles israéliennes.

Il avait été arrêté en mars 1986 et accusé d’avoir commandé une cellule affiliée au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) qui a kidnappé et tué, en 1984, un militaire israélien, une accusation qu’il a toujours rejetée. Il est condamné en 1987 à la prison à vie, mais sa peine est réduite à 37 ans de réclusion en 2012. La date de sa libération est alors fixée au 24 mars 2023, mais sa détention est prolongée de deux ans par l’autorité pénitentiaire pour « trafic » de téléphones portables – qui permettaient aux détenus de communiquer avec leurs proches.

En 2021, il est diagnostiqué d’un cancer des os. Malgré les appels d’Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains sa libération est refusée par les autorités israéliennes. Il subira de plein fouet le durcissement extrême des conditions de détention infligés aux prisonniers palestiniens à partir du 7 octobre.

Selon le témoignage de son avocat, recueilli par Amnesty International, « les six derniers mois en particulier ont été un cauchemar sans fin, au cours duquel il a été soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements, y compris des coups et des humiliations de la part de l’administration pénitentiaire israélienne ». Son ultime demande de libération conditionnelle pour raisons humanitaires est rejetée par la Cour suprême israélienne, ce qui l’a condamné à mourir derrière les barreaux, sans avoir pu dire adieu à son épouse et à sa fille.

Pendant ses longues années de détention, Walid Daqqa a écrit plusieurs livres, des romans et des témoignages qui relèvent de la littérature carcérale, mais aussi des essais politiques et des réflections philosophiques, ainsi qu’un conte pour enfants. Ce dernier livre, ainsi que le contenu d’une longue lettre qu’il avait écrite à l’ancien député Azmi Bishara, a été adapté en pièce de théâtre et mis en scène au théâtre Al-Midan de Haïfa – qui a perdu la moitié de son budget en guise de sanction.

Dans le texte qui suit, Basil Faraj, doctorant en anthropologie à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève retrace le parcours politique, intellectuel et humain de Walid Daqqa, qui, par son courage et sa ténacité hors du commun, a réussi, comme l’écrivait Clotilde Mraffko dans les colonnes du Monde, à « repousser les murs de sa prison ».   

Stathis Kouvélakis

***

Le 26 mars 2011, premier jour de sa vingt-sixième année de captivité, Walid Daqqa a écrit une lettre qui a été sortie clandestinement de sa prison. « J’écris à un enfant qui n’est pas encore né » disait cette lettre qui s’adressait à Milad, sa fille à naître. Il lui racontait ses rêves et décrivait la réalité de l’emprisonnement.

« Aujourd’hui, je termine ma vingt-cinquième année de prison : 9131 jours. C’est un décompte qui ne s’arrête pas. C’est l’âge de ma prison qui ne s’est pas arrêté. J’ai eu cinquante ans et ma vie s’est partagée équitablement entre la prison et la vie en dehors de la prison ».

Dans cette lettre, Daqqa affirme que les services de sécurité israéliens ont déjà créé un « dossier de sécurité » pour son enfant à naître/rêve : « Qu’est-ce qui est fou : un État muni de l’arme nucléaire qui se bat contre un enfant à naître et le considère déjà comme une menace pour la sécurité, ou est-ce le fait de rêver d’avoir un enfant ? Qu’est-ce qui est fou : écrire une lettre à un rêve, ou que le rêve devienne un dossier à traiter par les agences de renseignement ? Il poursuit :

J’écris à un enfant qui n’est pas encore né…

J’écris à une idée ou à un rêve qui effraie volontairement ou involontairement le geôlier,

avant même de devenir réalité,

j’écris à tout enfant, j’écris

à mon enfant qui n’est pas encore né,

j’écris à la naissance (Milad) de l’avenir.

C’est ainsi que nous voulons nommer notre enfant,

et c’est exactement ainsi que j’aimerais que l’avenir nous reconnaisse […]

Cesserai-je de rêver ?

Je continuerai à rêver malgré cette cruelle réalité,

je chercherai un sens à la vie malgré ce que j’ai déjà perdu.

Ils creusent les cimetières des ancêtres à la recherche d’une authenticité délirante, tandis que nous cherchons un avenir meilleur pour nos petits-enfants, un avenir certain.

Salaam Milad, Salaam ma chère.

Walid Daqqa est l’un des dizaines de Palestiniens qui sont morts dans les prisons et les centres de détention israéliens depuis le début de la guerre génocidaire d’Israël, le 7 octobre 2023. En effet, depuis le début de la guerre, les autorités israéliennes ont intensifié leur violence carcérale et retiré aux prisonniers palestiniens les maigres droits qu’ils avaient acquis au cours de décennies de lutte. Elles ont notamment interdit toute forme de communication entre les prisonniers et leurs familles, refusé de leur fournir de la nourriture en quantité suffisante, intensifié la torture, refusé systématiquement les soins médicaux et retenu les médicaments.

Les autorités israéliennes ont refusé à Walid Daqqa un traitement médical pour son cancer de la moelle osseuse, diagnostiqué en 2022, et une alimentation adéquate, même lorsqu’il était détenu dans un « hôpital » israélien.

L’« âge carcéral » de Daqqa, une métaphore du « temps parallèle » sur lequel il écrivait depuis longtemps, ne s’est arrêté qu’après 13 893 jours de captivité. Walid est mort entouré de gardes israéliens brutaux et sans pouvoir voir sa femme, Sanaa, et sa fille de quatre ans, Milad. Son âge révolutionnaire, cependant, est éternel. Tout au long de ses trente-huit années d’emprisonnement, Walid Daqqa n’a jamais cessé de rêver, de travailler et d’écrire sur la liberté.

Walid Daqqa est né le 18 juillet 1961 à Baqqa al-Gharbiya, une ville palestinienne située dans les zones conquises par l’Etat israélien en 1948. À l’âge de vingt-quatre ans, il est arrêté et accusé d’avoir participé à l’enlèvement d’un soldat israélien dans le but de l’échanger contre des prisonniers palestiniens. Daqqa a toujours rejeté les accusations, mais cela n’a jamais eu d’importance. Il a été reconnu coupable et condamné à la prison à vie par le tribunal militaire d’al-Lydd. La peine a ensuite été réduite à 37 ans, et il était censé être libéré le 24 mars 2023. En 2018, cependant, un tribunal israélien a ajouté deux ans à la peine de Daqqa après l’avoir accusé d’avoir participé à la contrebande de téléphones portables destinés à des prisonniers palestiniens. Sa nouvelle date de libération était censée être le 24 mars 2025. Les autorités israéliennes ont décrété qu’elles garderaient son corps en détention jusqu’à la fin de sa peine, une politique de longue date consistant à garder en captivité les cadavres des martyrs palestiniens.

Malgré l’état de santé critique de Daqqa, le régime israélien a refusé les demandes de libération anticipée présentées par sa famille. En juin 2023, le gouvernement a rejeté un appel en faveur de sa libération anticipée, affirmant que son état n’était « pas assez grave » et qu’il ne remplissait pas les conditions requises pour bénéficier d’une libération anticipée parce qu’il avait été condamné pour « acte de terrorisme ».

Un combat de tous les jours pour la liberté

La liberté est un état d’être que Daqqa a incarné et qu’il irradiait de sa présence, malgré la violence du régime colonial et les tentatives incessantes de briser son esprit et d’empêcher ses rêves de se concrétiser. Pendant ses trente-huit années d’emprisonnement, Daqqa n’a cessé de faire passer la liberté en contrebande depuis sa cellule et à l’intérieur de celle-ci. Il continue à le faire.

En 1996, il est tombé amoureux de Sanaa Salameh, une journaliste rencontrée dans une salle de visite de la prison. En 1999, il a forcé les autorités israéliennes à l’autoriser à se marier à l’intérieur de la prison d’Asqalan, en présence de ses camarades, des membres de sa famille et de la famille de Sanaa. Il a même dicté les conditions et les modalités de la cérémonie de mariage. Leur mariage a été le seul jour où Sanaa et Walid ont pu prendre des photos de famille.

Les autorités israéliennes ont continuellement refusé à Walid le droit à des visites conjugales avec Sanaa, un droit qui est accordé aux prisonniers juifs mais catégoriquement refusé aux Palestiniens étiquetés comme « prisonniers de sécurité ». Dans sa réponse à l’une des pétitions soumises par Adalah, le centre d’aide juridique pour les Palestiniens vivant en Israël, le tribunal de district de Nazareth a refusé la demande de visite conjugale de Walid, arguant que des preuves secrètes montrent que Walid « a des liens avec des organisations anti-israéliennes, et qu’il pourrait utiliser des rencontres intimes avec sa femme pour échanger des informations nuisibles à la sécurité de l’État ». Cette réponse s’inscrit bien sûr dans la logique avec laquelle le régime carcéral israélien a toujours fonctionné vis-à-vis des prisonniers palestiniens.

Walid et Sanaa n’ont cependant pas renoncé. Leur « rêve de liberté » s’est concrétisé avec la naissance de Milad en février 2020 ; elle a été conçue grâce à du sperme passé en contrebande. Il s’agit d’un triomphe unique, car le rêve dont Walid a parlé dans la lettre commémorant sa vingt-cinquième année d’emprisonnement est devenu réalité. Dans cette même lettre, il écrit : « De tout ce que j’ai sorti clandestinement de ma mémoire, tu es la plus belle : tu es un message pour l’avenir ». Milad a récemment fêté son quatrième anniversaire. Elle a conservé les décorations dans l’espoir que son père soit bientôt libéré et puisse les voir de ses propres yeux.

Walid Daqqa était un écrivain et un intellectuel prolifique. Il a écrit les analyses les plus poignantes et les plus incisives sur le régime carcéral d’Israël, la torture et la lutte palestinienne pour la libération. Il anticipait l’avenir, mettait en garde contre la répétition du passé et recherchait continuellement la liberté. Dans Control Through Time [Contrôle par le temps], sorti clandestinement de prison en 2021, Daqqa aborde le contrôle du temps des prisonniers comme une tactique essentielle par laquelle les autorités pénitentiaires s’efforcent de « confisquer le sujet en tant qu’agent politique jusqu’à atteindre le stade de l’assassinat politique ». Ce texte analyse la prison moderne et les modes de contrôle qui lui sont associés et suggère que l’establishment politique palestinien a non seulement perdu « son ingéniosité et sa volonté, mais aussi son potentiel d’imagination ». Ce texte, tout comme Consciousness Molded or theRe-identification of Torture [La conscience modelée ou la réidentification de la torture],abordela réalité palestinienne sous l’angle de l’expérience de l’emprisonnement et de la manière dont les prisons israéliennes en sont venues à représenter un contexte géographique et politique plus large. Pressentant de ce qui pouvait arriver, il demande aux Palestiniens de s’accrocher fermement à l’espoir et à la liberté.

L’un de ses livres de littérature pour enfants intitulé Hikayat Sir al-Zeit [L’histoire secrète du pétrole] a été publié en 2018, avant la naissance de sa fille. En le lisant, on se prend à imaginer la violence subie par les prisonniers palestiniens et leurs familles, la douleur et la joie que Daqqa a ressenti à la naissance de sa fille, et l’« avenir meilleur pour nos petits- enfants » dont il rêvait. Cette histoire raconte la quête d’un enfant palestinien qui cherche un moyen de rendre visite à son père en prison malgré l’interdiction de sécurité imposée à lui et à toute sa famille. Joud, le personnage principal de l’histoire, est un garçon palestinien qui a été conçu grâce à du sperme de contrebande et qui n’a jamais pu rendre visite à son père. Avec l’aide de ses amis animaux et d’un vieil et sage olivier (qui sera déraciné plus tard dans le récit), Joud utilise ce que Walid appelle le « secret de l’huile » pour se déguiser et se rendre clandestinement, avec ses amis, dans la cellule de prison de son père. Joud rencontre son père pour la première fois et l’histoire se termine par une scène dans laquelle de nombreux enfants palestiniens nagent dans la mer pour la première fois.

Dans un enregistrement audio qui a circulé à la suite de la publication de cet article, Daqqa déclarait :

« La prison n’est pas la seule chose qui nous retient captifs avec ses murs et ses barbelés. Si vous me demandez quelle est la conclusion la plus importante à laquelle je suis parvenu au cours des trois décennies et demie que j’ai passées en captivité, je dirais que nous avons perdu la Palestine non pas parce que nous sommes faibles, mais parce que nous sommes faibles et divisés à cause de l’ignorance. L’ignorance est notre ennemi le plus redoutable, elle est plus dangereuse que les prisons, car elle transforme votre esprit en une cellule de prison dans laquelle votre avenir et celui des générations à venir sont retenus captifs. Le motif qui m’a poussé à écrire Le conte secret de l’huile n’était pas la création littéraire, mais plutôt la sumud (constance) dans la captivité, car la sumud n’aurait pas été possible au cours de ces longues années si, petit à petit, mon esprit ne s’était pas libéré de sa cellule de prison.

Autant j’aspire à la libération de la prison, autant j’aspire à libérer la prison de moi-même. Ce qui m’a fait le plus de mal, c’est qu’à travers ma captivité, j’ai « vécu » avec le grand-père, le père et le fils, et j’ai reconnu un scénario qui se répète sans cesse, comme si la captivité était héréditaire. C’est pourquoi je voulais que Joud émerge du Conte secret de l’huile contre toute attente, et qu’il se forge un chemin qui ne mène pas à la prison. Je voulais qu’il pense à un avenir différent du nôtre. Je voulais libérer l’imagination de ces générations pour qu’elles se libèrent des scénarios qui ont été écrits pour nous et que nous avons écrits pour les générations suivantes, et pour toute une nation qui est entrée en captivité. J’écris pour me libérer de la prison, avec l’espoir de la libérer de moi-même. »

Walid Daqqa s’est efforcé de libérer notre imagination collective et a rêvé d’une réalité dans laquelle la captivité comme héritage, comme destin infligé aux Palestiniens pour les générations à venir, pourrait enfin être brisé. En lisant ses mots, on peut comprendre pourquoi le régime israélien n’a cessé de punir Daqqa chaque fois qu’il a réussi à libérer ses mots et à les faire sortir clandestinement des limites de sa cellule de prison. Il a notamment interdit la publication de Conte secret de l’huile et retiré de la liste des spectacles culturels autorisés pour les étudiants une pièce de théâtre inspirée de ses écrits, Un temps parallèle.

La vie et le combat révolutionnaire de Daqqa, sa multitude d’écrits et de dessins, l’impact qu’il a laissé sur ceux qui l’ont rencontré personnellement ou à travers ses écrits, sont légendaires. Ils expliquent la tristesse collective et les manifestations qui ont spontanément commencé à l’annonce de son martyre.

« Le moulage de la conscience est réservé aux esclaves », a scandé bruyamment l’un des manifestants lors d’une marche de protestation dans les rues de Ramallah. Le manifestant faisait référence à l’un des textes les plus célèbres de Daqqa, Consciousness Molded or the Re-identification of Torture, dans lequel il met en garde contre les tentatives israéliennes – à l’intérieur et à l’extérieur des prisons israéliennes – de remodeler les Palestiniens en fonction des visions et des souhaits israéliens, et de les détourner de l’engagement dans des pratiques de résistance.

En effet, Walid Daqqa continue de nous dire haut et fort : nous ne pouvons survivre que si nous gardons notre boussole et notre conscience en vie.

« L’amour est ma modeste et unique victoire contre mon geôlier »

Dans une lettre écrite à l’occasion de l’anniversaire de sa vingtième année de prison, Daqqa écrit :

« Je vous écris depuis le temps parallèle. Ici, dans ce temps parallèle où le lieu est immobile, nous n’utilisons vos unités de mesure du temps normales (comme les minutes et les heures) que lorsque nos lignes temporelles se rencontrent dans la salle de visite de la prison. Ces unités de mesure du temps sont les seules choses qui n’ont pas changé à votre époque, et nous nous souvenons encore de la manière de les utiliser. »

Il termine sa lettre en notant que « l’amour est sa modeste et unique victoire » contre son geôlier.

Comment Daqqa a-t-il survécu à trente-huit ans de captivité, en comptant chaque seconde, chaque minute, chaque heure et chaque jour qu’il a passé aux mains d’un régime de colons fasciste et violent, déterminé à l’éliminer, lui et le peuple palestinien ? À quel point lui et les autres Palestiniens tués dans les prisons israéliennes au cours des six derniers mois ont-ils ressenti leur liberté ? À quel point son étreinte avec Milad aurait-elle été belle une fois qu’ils se seraient enfin retrouvés, et qu’elle aurait pu lui montrer sa chambre, ses décorations, et le présenter à ses amis ?

« Tu es mon message pour l’avenir », avait-il dit à Milad des années avant sa naissance.

Ces questions sont difficiles et obsédantes, d’autant plus que nous continuons à être les témoins de la violence génocidaire infligée à l’intérieur et à l’extérieur des multiples prisons d’Israël – à la fois littérales et métaphoriques, comme Daqqa nous l’a toujours enseigné.

Une chose est sûre, cependant. La victoire de Walid Daqqa sur son geôlier va au-delà de l’amour qu’il a reçu et de l’amour qu’il a ressenti pour sa famille, son peuple et sa cause. Chaque instant de ses trente-huit années d’emprisonnement, et de celles qui les ont précédées, a été défini par la victoire sur ses geôliers et sur le régime violent qu’ils représentent.

C’est à nous d’être victorieux, maintenant. Repose en paix, Abou Milad.

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Cet article a été publié le 12 avril 2014  sur le site de Jadaliyya.

Traduction Contretemps.

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