Le pari mélancolique de Daniel Bensaïd
Il se trouve qu’en janvier 2005 j’ai fait part du jury d’habilitation de Daniel Bensaïd. Je reproduis ici, telle quelle, mon intervention à cette occasion, c’est à la fois un hommage, et le rappel de quelques divergences… La question du « pari » m’apparaissait déjà comme une des principales découvertes de Daniel. Je m’adresse directement à l’ami et au camarade, en passant outre le rituel académique.
Commençons du début. Ton parcours de philosophe et théoricien politique commence sous l’égide de Mai 68 avec un mémoire de maîtrise sur « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine », présenté à Nanterre en septembre 1968, sous la direction d’Henri Lefebvre. D’après une version partielle publiée dans la revue Partisans – et tes commentaires rétrospectifs – on a l’impression d’une surprenante association du volontarisme lukacsien et du structuralisme de Poulantzas. À l’époque j’avais été choqué par la dure polémique contre Rosa Luxemburg…
Mais c’est vingt années après, en 1989, que commence ton vrai travail de recherche, « sous le double effet des changements politiques dans le monde et de circonstances personnelles ». J’aimerais en savoir plus sur les motivations de ce « tournant » : il précède de peu les événements de 1989, puisque le livre Moi la Révolution paraît en cette année, avant la « chute du mur ».
En tout cas, le résultat est impressionnant : en quelques années, tu es devenu un des intellectuels les plus inventifs et les plus imaginatifs dans le champ de la pensée marxiste en France – et au-delà, puisqu’on commence à te traduire en anglais, espagnol, portugais, japonais, etc. Sans rien renier de ton engagement révolutionnaire, tu as ouvert un grand nombre de pistes nouvelles et contribues à la redécouverte de trésors oubliés de la culture radicale.
Dans ces douze ouvrages, d’importance inégale, mais qui constituent un ensemble d’une grande cohérence, tu déroules « trois fils entrecroisés » : la recherche d’un Marx « intempestif », la critique de la raison messianique, à partir de Walter Benjamin, et le rétablissement de la dignité du politique, dans un rapport stratégique au présent.
Ton bilan de l’œuvre de Marx, tes analyses sociologiques, la critique des penseurs contemporains sont toujours intéressants. Mais on trouve dans tes livres quelque chose de plus : des véritables illuminations profanes au sens benjaminien. Je pense notamment à ta relecture du marxisme, à la lumière de la constellation libertaire et mélancolique dont les étoiles s’appellent Nietzsche, Blanqui, Sorel, Péguy, Bernard Lazare, Gramsci, Benjamin, José Carlos Mariategui. Refusant la misère positiviste du marxisme français – fondée sur la confiance aveugle dans l’écoulement linéaire d’un progrès à sens unique – tu as découvert/inventé/imaginé un marxisme du pari pascalien (en t’inspirant de Lucien Goldmann), un marxisme prophétique, au sens vetero-testamentaire – prévisions conditionnelles qui sont des appels à l’action – bref, un marxisme de l’incertitude. Ta vision stratégique ou messianique de l’histoire, qui s’oppose à l’histoire historienne, « greffière du fait accompli », et qui se donne pour objectif de « déchiffrer le faisceau des possibles », est un apport passionnant au renouveau de la théorie critique.
Certes, j’ai quelques désaccords, doutes ou critiques. Par exemple, sur l’utopie, un vieux thème de débat entre nous. Tu rejettes à juste titre « l’utopie au mauvais sens du mot », les constructions arbitraires, les spéculations doctrinaires sur l’avenir, les projections improbables. Mais il existe donc une utopie au « bons sens », au sens étymologique de « ce qui n’existe nulle part (encore) », ou au sens de la définition de Mannheim : ensemble d’idées qui ont une portée subversive par rapport à l’ordre des choses existant. Chez Walter Benjamin il me semble que le messianisme et l’utopie ne sont nullement contradictoires : il existe une correspondance entre l’ère messianique et la société sans classes. L’utopie de Benjamin se réfère à Marx – l’abolition des classes –, aux penseurs libertaires – la fin de la domination –, à Fourier – l’harmonie avec la nature. Il s’appuie sur Bachofen pour imaginer une société sans patriarcat. Je suis d’accord avec toi pour dire qu’il s’agit d’une utopie stratégique. Mais la stratégie n’aurait pas de sens, sans un horizon utopique, sans la perspective d’une société radicalement autre.
L’autre désaccord porte sur le terme d’« attente » messianique, que tu utilises souvent pour décrire l’attitude de Benjamin. Il me semble que Benjamin n’est pas de ceux qui « attendent » le Messie, il appartient à la tradition hérétique des dochakei ha ketz, les « accélérateurs de la fin », ceux qui veulent précipiter – par des actions magiques ou kabbalistiques – la venue du Messie. Cette posture active, qui appelle à l’action plutôt que d’attendre me paraît correspondre mieux à la pensée de Benjamin – et à la tienne, d’ailleurs !
Troisième et dernière question, qui concerne le jugement : la distinction entre le juridique, l’historique et le politique est intéressante, mais il me semble qu’en évacuant le jugement moral tu perds une dimension essentielle du problème. Le jugement éthique n’est pas réductible ni au juridique, ni à l’historique, ni au politique – et vice-versa ; il possède son autonomie, sa dignité et son importance. Je ne comprends pas comment on pourrait s’en passer…
Pour conclure : je cite un passage de ton mémoire de synthèse : « Dans le travail pour l’incertain la seule règle consiste à prendre le parti de l’opprimé. » La fidélité à cette règle caractérise aussi bien ta vie de militant révolutionnaire et ton œuvre philosophique. Cela s’appelle cohérence. »
Le tournant philosophique de 1988-1989
Revenons un instant sur ce fameux tournant dans l’œuvre de Daniel. Il avait écrit quelques livres importants avant 1989, ayant tous pour centre la question de la stratégie révolutionnaire, dans la grande tradition léniniste. Cependant, à partir de cette année, avec la publication de Moi la Révolution : remembrances d’une bicentenaire indigne (Gallimard, 1989) et Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990), commence une nouvelle période, qui se caractérise par une nouvelle qualité d’écriture, un fantastique bouillonnement d’idées, une étonnante inventivité. Sans abandonner un seul instant la préoccupation avec la stratégie, il va aborder un grand nombre de questions philosophiques nouvelles, avec une extraordinaire ouverture de l’horizon, un approfondissement de la réflexion, conduisant à un authentique renouveau de la pensée marxiste et de la théorie révolutionnaire. Chacun de ces nouveaux livres est une invention qui sort des sentiers battus et nous apporte un formidable souffle d’air frais.
Certes, il ne s’agit pas d’un ensemble systématique et fermé – comme le communisme platonicien et mathématique d’un Alain Badiou – mais d’une série d’essais, avec tout ce que cela implique comme fragilité, discontinuité, dissymétrie – mais aussi, en échange, comme qualité littéraire, style flamboyant et incisif, créativité intellectuelle.
Quelles seraient les raisons de ce tournant philosophique, de ce « saut qualitatif » au sens dialectique du terme ? Est-ce la chute du mur de Berlin en 1989, cet événement ambigu qui allait changer le cours de l’histoire moderne ? Pas sûr, puisque Moi la Révolution, qui inaugure la nouvelle étape de son œuvre, a été rédigé avant 1989. Il faudrait une étude de sociologie de la culture, et une biographie intellectuelle de Daniel, pour expliquer ce « déclic ».
Dans son autobiographie, Daniel parle lui-même d’un « tournant personnel » qu’il situe au cours des années 1989-1990 – mais nous savons que le tournant commence déjà en 1988. Daniel suggère trois pistes pour l’expliquer :
1. Sa maladie : « Empêché pour des raisons de santé de voyager, à défaut de pouvoir agir je me suis mis à écrire. » Mais cette maladie (le sida), qui a, très rapidement, mis sa vie en danger, s’était déclarée bien avant le tournant, vers 19951…
2. La période historique : « En 1980 l’Europe entrait dans une décade mortifère. […] L’avènement de Thatcher refermait le turbulent chapitre ouvert en 1968. L’heure de la contre-offensive libérale sonnait. » Il faut ajouter à cela le goût amer, en France, des « sinistres » années 1980 – une expression qu’il utilisait souvent – qui semblent consacrer le triomphe du social-libéralisme mitterrandien et l’isolement de la gauche révolutionnaire. Daniel a donc ressenti le besoin, dans une telle époque, de « prendre du recul », de « fouiller à nouveau les raisons d’une passion », de relire Marx et d’entreprendre un travail de « reconstruction ».
3. Une occasion : « je dois donc aux insistances d’Edwy et de Nicole d’avoir entrepris en 1988, d’écrire autre chose que des brochures, des articles de bulletins intérieurs, des textes de circonstance » – ce sera Moi la Révolution.
J’ajouterais une autre piste : la découverte, vers 1988, de l’œuvre de Walter Benjamin. Est-ce possible que mon livre paru cette année, Rédemption et Utopie. Le Judaïsme libertaire en Europe centrale, dont le chapitre central était dédié à Benjamin, ait été pour quelque chose dans cette découverte ? Je n’en suis pas sûr : il a probablement commencé à lire son œuvre avant cette date. Il s’agit sans doute d’une rencontre qui l’a marqué très profondément, et dont il n’est pas sorti indemne (il m’était arrivé la même chose quelques années plus tôt). Nous nous étions rapprochés à cette époque, à partir de l’intérêt commun pour l’auteur des Thèses Sur le concept d’histoire ; je me souviens d’avoir proposé à Daniel, vers 1988 (mais je peux me tromper sur la date) d’écrire ensemble un article sur Benjamin – il m’avait répondu « pourquoi pas un livre » ? Finalement, il l’a écrit lui-même ce livre, ce fut le magnifique Walter Benjamin sentinelle messianique (1990), un des premiers ouvrages philosophiques de la nouvelle période. Notre article commun eut lieu, mais plusieurs années après (2006) ; il fut dédié au révolutionnaire le plus aimé de Walter Benjamin, celui dont la « voix d’airain » a résonné pendant deux siècles : Auguste Blanqui2.
Le pari mélancolique
De tous les ouvrages de ces années post 1988, le plus beau, le plus « inspiré », le plus illuminé – au sens profane dont parlait Benjamin – est à mes yeux, le Pari mélancolique (Fayard, 1997). Mais il s’agit d’un point de vue inévitablement subjectif… Dans ce qui suit, je vais reprendre, en partie, mes arguments dans un essai intitulé « Daniel Bensaïd, communiste hérétique », mais avec quelques développements différents.
La multiplicité des références de l’ouvrage déroute dans un premier moment : les « classiques » – Marx, Lénine et Trotski – sont bien présents, mais on trouve aussi Blanqui, Péguy, Hannah Arendt, Walter Benjamin, sans oublier Pascal, Chateaubriand, Kant, Nietzsche et une foule d’auteurs mineurs. Malgré cette diversité apparemment éclectique le discours est d’une belle cohérence. Sa relecture de Marx, à la lumière de Benjamin et de Péguy, le conduit à concevoir l’histoire comme une suite d’embranchements et de bifurcations, un champ de possibles où la lutte des classes occupe une place décisive, mais dont l’issue est imprévisible.
La partie la plus novatrice et la plus fascinante du livre c’est, il me semble, le dernier chapitre, « La révolution en ses labyrinthes », où il est question, justement, du « pari mélancolique ». Le point de départ de Daniel pour parler de la révolution est assez inattendu : la prophétie biblique. Le prophète vetero-testamentaire, comme l’avait déjà suggéré Max Weber dans son travail sur le judaïsme antique, ne procède pas à des rites magiques, mais invite à agir. Contrairement à l’attentisme apocalyptique et aux oracles d’un destin inexorable, la prophétie est une anticipation conditionnelle, qui cherche à conjurer le pire, à tenir ouvert le faisceau des possibles. Quand la prophétie perd sa dimension politique, subversive, elle devient apocalyptique : la politique s’efface dans la religion, l’histoire dans l’éternité, ce qui conduit, inexorablement, à l’immobilité.
Là où je suis plus réservé, c’est quand Daniel fait l’éloge de la « sobre détermination » des stoïciens à l’antique comme Marc Aurèle ; ou quand il semble valoriser l’attente, une attitude qui consiste à « se tenir aux aguets » ; ou encore quand il parle de « patience active ». Je préfère de beaucoup la « lente impatience », qui donne le titre à sa fascinante autobiographie…
À l’origine de la prophétie, dans l’exil babylonien, se trouve une exigence éthique qui se forge dans la résistance à toute raison d’État. Cette haute exigence traverse les siècles : Bernard Lazare, le dreyfusard et socialiste libertaire était, selon Péguy, un exemple de prophète moderne, animé par une « force d’amertume et de désillusion », un souffle d’indomptable résistance à l’autorité. Pour Daniel, le même vaut, bien entendu, pour Léon Trotski, décrit par Isaac Deutscher comme un prophète – tantôt armé, tantôt désarmé et exilé – du XXe siècle.
Ceux qui ont résisté aux pouvoirs et aux fatalités, tous ces « princes du possible » qui sont prophètes, hérétiques, dissidents et autres insoumis, se sont sans doute souvent trompés. Ils n’ont pas moins tracé une piste, à peine lisible, et sauvé le passé opprimé du grossier pillage des vainqueurs. Ils ont su résister, sans certitude de victoire, parce qu’ils ont compris que les pires défaites sont les défaites sans combat…
Selon Daniel Bensaïd, il y a de la prophétie dans toute grande aventure humaine, amoureuse, esthétique ou révolutionnaire. La prophétie révolutionnaire n’est pas une prévision, mais un projet, sans aucune assurance de victoire. La révolution, non comme modèle préfabriqué, mais comme hypothèse stratégique, reste l’horizon éthique sans lequel la volonté renonce, l’esprit de résistance capitule, la fidélité défaille, la tradition (des opprimés) s’oublie. Sans la conviction que le cercle vicieux du fétichisme et la ronde infernale de la marchandise peuvent être brisés, la fin se perd dans les moyens, le but dans le mouvement, les principes dans la tactique.
Suivant Walter Benjamin, Daniel montre que l’idée de révolution s’oppose radicalement à la foi paralysante en un avenir garanti, ainsi qu’à l’enchaînement mécanique d’une temporalité implacable. Réfractaire au déroulement causal des faits ordinaires, elle est interruption. Moment magique, la révolution renvoie à l’énigme de l’émancipation, en rupture avec le temps linéaire du progrès, cette idéologie de caisse d’épargne si violemment dénoncée par Péguy, où chaque minute, chaque heure qui passe, sont censés apporter leur petite part d’accroissement et de perfectionnement. Comme l’avait compris Walter Benjamin, le spectre de la révolution exige justice pour le passé opprimé et annonce un futur libéré.
Le temps et l’espace de la stratégie révolutionnaire se distinguent radicalement de ceux de la physique newtonienne, « absolus, vrais, mathématiques ». Il s’agit d’un temps hétérogène, kairotique – c’est-à-dire, scandé de moments propices et d’opportunités à saisir. Mais devant un carrefour de possibles, l’ultime décision comporte une part irréductible de pari.
Daniel va s’inspirer, à ce sujet, dans les travaux, trop vite oubliés, du grand penseur marxiste hétérodoxe Lucien Goldmann. Dans son remarquable essai sur la vision du monde tragique chez les penseurs jansénistes (Pascal et Racine), le Dieu caché (1955), Goldmann va comparer le pari de Pascal avec celui de Marx. Tandis que le premier porte « sur l’éternité et le bonheur infini promis par Dieu aux croyants », le pari marxiste concerne « l’avenir historique que nous devons créer avec le secours des hommes ». Comme l’ont montré Pascal et Kant, observe Goldmann, rien sur le plan des jugements à l’indicatif, des « jugements de fait » scientifiques, ne permet d’affirmer ni le caractère erroné ni le caractère valable du pari initial. Celui-ci n’est pas l’objet d’une « preuve » ou démonstration factuelle, mais constitue un « acte de foi », une espérance qui se joue dans notre action commune, dans la praxis collective. D’autre part, aussi bien le pari pascalien que le pari dialectique impliquent à la fois le risque, le danger d’échec et l’espoir de réussite. Ce qui les distingue c’est la nature transcendantale du premier – pari sur l’existence de Dieu – et purement immanente et historique du deuxième : pari sur le triomphe du socialisme dans l’alternative qui s’offre à l’humanité du choix entre le socialisme et la barbarie.
Ce n’est pas sûr qu’on trouve beaucoup d’écrits de Marx ou d’Engels qui fondent la marche de l’histoire vers le socialisme sur un « acte de foi », plutôt que des « jugements de fait » scientifiques ! Il s’agit, de la part de Goldmann, d’une interprétation – partagée, comme nous verrons, par Daniel – assez hétérodoxe et passablement iconoclaste…
Curieusement, la géniale intuition de Lucien Goldmann sur la place du pari dans la réflexion marxiste a suscité très peu d’intérêt, y compris chez ses biographes et disciples. Cela vaut aussi pour le livre sur lui que j’ai écrit en collaboration avec Sami Naïr en 1973, qui ne dédie que quelques paragraphes à cette problématique. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers 1995, que j’ai écrit un article, dans une obscure revue de sciences sociales, sur le « pari communautaire » de Lucien Goldmann.
En fait, c’est Daniel Bensaïd le premier marxiste à placer le pari au centre d’une vision révolutionnaire de l’histoire. À ses yeux, l’engagement politique révolutionnaire n’est pas fondé sur une quelconque « certitude scientifique » progressiste, mais sur un pari raisonné sur l’avenir : l’action émancipatrice est, pour reprendre une formule de Blaise Pascal, « un travail pour l’incertain ». Le pari est une espérance que l’on ne peut démontrer mais sur laquelle il faut engager son existence tout entière. Le pari est inéluctable, dans un sens ou dans l’autre : comme l’écrivait Pascal, il faut parier, nous sommes embarqués. Dans la religion du Dieu caché (Pascal) comme dans la politique révolutionnaire (Marx), l’obligation du pari définit la condition tragique de l’homme moderne.
Cet argument a l’immense avantage de débarrasser le marxisme de la lourde charge positiviste/scientiste et déterministe qui a tellement pesé, au cours du XXe siècle, sur son potentiel subversif et émancipateur, et de donner toute sa place au « facteur subjectif », à l’« optimisme de la volonté », à l’engagement, à l’action collective, et donc, à la stratégie. Grâce au détour par Pascal, Daniel donne une fondation philosophique à son léninisme révolutionnaire : ce n’est pas le moindre paradoxe de ce livre étonnant…
Daniel Bensaïd – ainsi que Goldmann lui-même – ne s’intéresse pas beaucoup pour l’aspect « mathématique » du pari pascalien, le calcul de probabilités, la comparaison entre le bonheur fini sur terre et le bonheur infini de l’éternité – argument qui sert à justifier, selon Pascal, le choix de parier sur l’infini. Il me semble qu’il s’agit tout de même d’une différence capitale avec le pari révolutionnaire : tandis que le croyant chrétien parie sur un bonheur éternel grâce au salut de son âme individuelle, le « croyant socialiste » parie sur un bonheur collectif auquel rien n’assure qu’il en prendra part. Se pourrait-il que la foi communiste soit plus ascétique que celle du jansénisme de Pascal ?
Pourquoi ce pari est-il donc mélancolique ? L’argument de Daniel est d’une impressionnante lucidité : les révolutionnaires, écrit-il, ont toujours eu la conscience aiguë du péril, le sentiment de la récurrence du désastre. D’où la mélancolie inflexible de Blanqui, suicidaire de Benjamin, lucide de Tucholsky, ironique de Guevara, irréductible de Trotski. Leur mélancolie est celle de la défaite, une défaite « combien de fois recommencée » (Péguy). Dans une lettre de jeunesse, Walter Benjamin rendait hommage, rappelle Daniel, à la grandeur de la « fantastique mélancolie maîtrisée » de Péguy ; et dans son essai sur le surréalisme (1929), il se réfère au trotskiste Pierre Naville, selon lequel le pessimisme est une dimension essentielle de la dialectique marxiste. Cette mélancolie révolutionnaire de l’inaccessible, sans résignation ni renoncement, se distingue radicalement, selon Daniel, du chagrin impuissant de l’inéluctable et des complaintes postmodernes en manque de finalité, avec leur esthétisation d’un monde désenchanté.
Rien n’est plus étranger au révolutionnaire mélancolique que la foi paralysante en un progrès nécessaire, en un avenir assuré. Pessimiste, il ne refuse pas moins de capituler, de plier devant l’échec. Son utopie stratégique – tout le contraire des « utopies chimériques » du passé et du présent – est celle du principe de résistance à la catastrophe probable. Grâce à cette dernière partie, le livre de Daniel Bensaïd devient beaucoup plus qu’un commentaire intelligent de l’actualité ou un diagnostic critique de la crise : il nous apporte un regard nouveau sur l’espérance, un regard qui nous aide à rétablir la circulation entre la mémoire du passé et l’ouverture du futur.
Sans optimisme béat, sans illusion sur les « lendemains qui chantent », sans aucune confiance dans les « lois de l’histoire », il n’affirme pas moins la nécessite, l’urgence, l’actualité du pari révolutionnaire. Un pari, certes, mélancolique, mais jamais résigné, jamais fataliste, jamais passif, neutre ou indifférent – l’attitude de ceux qui parient, qu’ils en soient conscients ou pas, sur la non-révolution, c’est-à-dire sur l’éternel retour du même, le règne infini du capital, la persistance, per omnia secula seculorum, de la ronde infernale de la marchandise…
à voir aussi
références
⇧1 | Si Michael Löwy a raison quant à l’approche générale de ce « tournant », il fait ici une erreur semblant mentionner 1985 plutôt que 1995. Or Daniel Bensaïd a appris sa séropositivité à la mi-mars 1990 ; Moi la révolution était effectivement déjà publié et Walter Benjamin… déjà écrit et sous contrat [Note de Sophie Bensaid]. |
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⇧2 | Daniel Bensaïd, Michael Löwy, « Auguste Blanqui, communiste hérétique ». |