Penser l’émancipation au XXIe siècle. Entretien avec Jean Batou
Un groupe d’enseignants et de chercheurs de l’Université de Lausanne organise du 25 au 27 octobre prochain un colloque international intitulé « Penser l’émancipation ». Nous avons posé quelques questions à Jean Batou, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lausanne et membre du mouvement SolidaritéS.
De quoi s’agit-il et quels sont les objectifs de ce colloque? Qui en sont les organisateurs?
Il s’agit de rassembler un grand nombre de chercheurs, d’éditeurs et d’animateurs de mouvements sociaux autour d’une réflexion collective et de débats portant sur les multiples facettes de l’émancipation humaine. Nous partons de l’idée que l’horizon d’un au-delà du capitalisme s’est largement évanoui avec les graves échecs du socialisme au 20e siècle. Le ralliement de la social-démocratie au capitalisme régulé, puis au capitalisme sauvage, mais aussi l’expérience du stalinisme en URSS, ou la conversion de la Chine à l’accumulation du capital sur une large échelle semblent avoir miné un imaginaire collectif qui avait pourtant inspiré de très nombreuses luttes sociales depuis plus de 150 ans. Ce déficit de projet post-capitaliste est sans doute l’un des principaux talons d’Achille des anticapitalistes d’aujourd’hui. Alors que la critique du capitalisme peut être de plus en plus largement entendue par de larges couches de la société, le renversement et le dépassement de ce système, notait ainsi Fredric Jameson, sont souvent perçus comme moins probables que la fin du monde ou la destruction de la planète. Afin de rompre avec cette résignation intellectuelle, un groupe de chercheurs, d’éditeurs et d’animateurs de mouvements sociaux de Suisse, de Belgique, de France, mais aussi du Canada, et – encore trop peu – d’Afrique, ont pris langue et commencé à former un réseau francophone, dont ce colloque est la première manifestation publique.
Pourrais-tu évoquer quelque-uns des thèmes qui seront abordés lors de ce colloque? Qui sont les invités des séances plénières? Pourquoi avoir décidé de privilégier ces objets plutôt que d’autres?
Cette conférence internationale rassemblera environ cent-quarante intervenant-e-s dans une quarantaine d’ateliers, qui traiteront de questions aussi diverses que la critique de l’économie politique et du productivisme, le travail précarisé, le mythe du progrès, le droit à la ville, les théories de l’émancipation et leurs différents champs – sans oublier la culture, les sexualités, etc. –, les luttes sociales actuelles et celles du passé, les multiples formes de l’oppression (racisme, domination masculine, hétérosexisme, etc.), les résurgences du fascisme, etc. Ces trois jours seront ponctués par deux séances plénières, la première, jeudi 25 octobre à 18 heures, avec Enrique Dussel, l’un des principaux penseurs de la théologie de la libération en Amérique latine ; la seconde, vendredi 26 octobre, à 18 heures également, avec une brochette d’intervenant-e-s, sur la crise actuelle en Europe. Le choix de ces deux thématiques renvoie, d’une part, à l’importance de la théologie de la libération, notamment en Amérique latine, dans le réarmement du mouvement social et la redécouverte d’éléments fondateurs du marxisme (critique du fétichisme de la marchandise, insistance sur l’auto-émancipation, etc.). D’autre part, la crise européenne actuelle est sans doute la question sur laquelle se vérifie chaque jour l’impréparation des anticapitalistes aux tâches les plus brûlantes de la période actuelle: le Vieux Continent est malade du capitalisme, une résistance massive est au rendez-vous, mais l’idée d’une rupture avec ce système a encore bien du chemin à faire. Le site du colloque fournit des informations plus précises sur les intervenant-e-s, leurs contributions, ainsi que le calendrier précis des ateliers et sessions plénières: www.unil.ch/ple
Est-ce qu’organiser un colloque consacré à l’ « émancipation » dans une université ne risque pas de restreindre la discussion à des cercles académiques, et d’exclure de fait tous ceux qui ne sont pas des universitaires? Les mouvements sociaux – syndicats, partis, associations – sont-ils associés à la réflexion d’une manière ou d’une autre?
Une université devrait être un service public. En son sein, un certain nombre de chercheurs-euses sont aussi engagés dans l’animation de revues, de projets éditoriaux divers et de mouvements sociaux. Il ne devrait pas y avoir de frontières entre ces différents domaines de nos pratiques intellectuelles. Dans le même sens, notre conférence fait appel aussi à des acteurs-trices qui n’appartiennent pas au monde académique. Le grand médiéviste de l’école des Annales, Marc Bloch, disait dans ses notes sur la défaite de juin 1940, que sa génération avait certes formé d’excellents chercheurs, mais que ceux-ci n’avaient pas été d’assez bons citoyens. Il voulait dire par là qu’ils s’étaient trop laissés enfermer dans la tour d’ivoire de leur discipline, et qu’ils n’avaient pas assez réfléchi en rapport avec les enjeux politiques et sociaux de leur temps. Nous voulons lancer le même cri d’alarme aujourd’hui, plus en amont. Refuser de penser l’émancipation, n’est-ce pas se résigner à vivre la régression d’un ordre social qui peut conduire au pire. « Il n’y a pas d’alternative » à la mondialisation capitaliste, disait Margaret Thatcher dans les années 80. N’y a-t-il donc aucune alternative à l’ajustement structurel, à la misère de masse et à la régression démocratique que nous subissons aujourd’hui? Si non, quelles sont les grandes lignes d’un projet de rupture avec cet ordre économique et social intolérable, au-delà de la multiplication et du renforcement indispensables des résistances au quotidien?
Qu’ils soient critiques ou non, les savoirs sont aujourd’hui découpés en disciplines universitaires : histoire, sociologie, géographie, sciences politiques, économie… Les différents débats du colloque respecteront-ils ces frontières? Le propre d’une théorie critique n’est-il pas de remettre en question justement ces découpages?
L’une des perspectives de notre colloque est d’abattre les murs et les frontières, non seulement entre disciplines, mais aussi entre générations, entre pays, entre courants de pensée critique, entre démarches universitaires et non universitaires… L’enfermement de la pensée critique au sein de ghettos disciplinaires, inévitablement dominés par les rituels académiques des courants « mainstream », mais aussi son auto-confinement dans un certains nombre d’espaces interstitiels mal irrigués, qui s’ignorent les uns les autres, conduit à l’impuissance et à une certaine stérilité. Ceci est particulièrement vrai dans le monde francophone, où la théorie critique, sans parler du marxisme, souffre d’un ostracisme particulièrement sévère. Il suffit de rappeler, en hommage à Eric Hobsbawm, le sort réservé à l’édition française de son Ere des extrêmes, publiée finalement en Belgique, avec le soutien du Monde Diplomatique. Pour cette raison, nous avions besoin d’une initiative forte, et ce n’est peut-être pas un hasard qu’elle ait vu le jour à la périphérie du monde francophone, en Suisse romande, qui a déjà joué un certain rôle, il y a une cinquantaine d’années, en contribuant à défendre la libre circulation des idées pendant la Guerre d’Algérie. Que l’on pense par exemple à La Question d’Henri Alleg, préfacée par Jean-Paul Sartre, interdite en France, qui avait dû paraître aux éditions de la Cité à Lausanne, en 1958… Il est vrai qu’aujourd’hui, la « censure » est sans doute plus subtile.
Les revues et les éditeurs critiques, nombreux dans le monde francophone, seront également associés. Pourrais-tu donner ton sentiment sur l’état de ces revues et éditeurs? Est-ce que la période te paraît plutôt favorable de ce point de vue?
La multiplication des revues et des éditeurs critiques est tout à fait réjouissante. Elle reflète une revitalisation indiscutable de la pensée critique, mais aussi du marxisme, dans le monde francophone. Cette prolifération a certes été facilitée par la révolution technique dans la sphère de l’édition, qui permet aujourd’hui la production de tirages limités à des prix abordables. Mais cela ne suffit pas à expliquer la dispersion sans précédent de cette galaxie éditoriale. Ce n’est pas le cas, par exemple, dans le monde anglo-saxon, où des éditeurs comme Verso ou Haymarket centralisent une grande partie des efforts. Dans l’aire francophone, plusieurs dizaines d’éditeurs critiques indépendants publient ensemble chaque année plusieurs centaines de livres. A tel point que le nombre des titres parus n’est peut-être pas inférieur à celui que sortaient les éditions Maspero dans leurs meilleures années, même si leur diffusion est sans doute beaucoup plus faible. Malheureusement, ces initiatives multiples ont de la peine à s’articuler et à se fédérer, ne serait-ce qu’en établissant un catalogue ou une vitrine informatique commune. A une époque où la diffusion des livres en librairie devient de plus en plus lacunaire, il me semble que ces éditeurs ne se donnent pas suffisamment les moyens d’aller à la rencontre de leur public potentiel. Notre colloque aimerait contribuer à discuter de leur mise en réseau possible et, plus localement, à les faire mieux connaître en Suisse romande.
Pendant près d’un siècle, de la fin du 19e siècle au dernier tiers du 20e siècle, le marxisme – dans toute sa diversité – a été la théorie de l’émancipation dominante, et ce à l’échelle de la planète. Aujourd’hui, le marxisme est bien vivant, mais il occupe une position sans doute subalterne au sein des pensées critiques. A ton avis, est-ce que nous allons dans les années à venir vers une accentuation du pluralisme en la matière, ou est-ce qu’une unification de ces diverses théories critiques dans un paradigme commun est à prévoir?
J’ai beaucoup de peine à considérer le marxisme du 19e et du 20e siècle comme un paradigme intégré. Tu connais la boutade de Marx: « J’ai semé des dragons et j’ai récolté des puces ». Ce qui a contribué à donner au marxisme la position de pensée critique dominante, dès la fin du 19e siècle, c’est son statut d’idéologie (et j’emploie à dessein ce terme dans ce contexte), associée à l’essor rapide du mouvement ouvrier politique et syndical, mais aussi au début de son intégration aux institutions étatiques, avant tout en Europe occidentale, dans les décennies qui ont précédé la Première guerre mondiale. Ce faisant, le marxisme de la Deuxième internationale a perdu une bonne part de son tranchant: il a véritablement muté. Et son renouveau, dans la période qui précède immédiatement et prolonge la Révolution russe, est indissociable de nombreux apports extérieurs, issus en particulier de la périphérie – le populisme russe, l’anarchisme du sud de l’Europe, les idées de Flores Magon au Mexique, etc. Aujourd’hui, il me semble que le marxisme est au défi d’un renouveau de la même ampleur, s’il veut jouer un rôle décisif dans les luttes d’émancipation du 21e siècle. Le pluralisme et l’unification, que ta question semble opposer, sont donc en réalité indissociables dans une perspective dialectique.
Propos recueillis par Razmig Keucheyan