Peser sur l’émergence d’une autre Europe
Le texte reproduit ci-après – « Peser sur l’émergence d’une autre Europe » – a été rédigé en 2003 (et publié par Critique Communiste n°167) alors que s’élaborait le nouveau projet de « Traité constitutionnel européen » dans le cadre d’une « Convention » pseudo-démocratique, présidée par Giscard d’Estaing. C’est contre ce Traité que se mobiliseront en 2005 les Collectifs unitaires réunis autour d’un « non de gauche ».
L’article affichait la volonté de tourner la gauche radicale européenne vers une logique politique ne se contentant pas de la convergence espérée de luttes sociales et politiques nationales et prenant à bras le corps la question d’une « démarche transitoire » vers une autre Europe. Dans le contexte de 2003 comme aujourd’hui, il importe de partir, évidemment, comme le fait cet article, d’un socle de positionnement commun à tous les anti-capitalistes d’Europe, que l’on peut résumer en trois points :
– une critique fondamentale, au plan politique, institutionnel, socio-économique de la « construction européenne » qui a conduit de la Communauté économique européenne (CEE) du Traité de Rome de 1957 à l’Union européenne (UE), basé sur les Accords de Maastricht en 1992 puis à la mise en œuvre de son volet monétaire basé sur l’euro à partir de 1999 ;
– la conviction que « l’Europe que nous voulons ne peut se construire que sur la base d’une rupture avec l’actuelle UE, car elle implique une révolution démocratique et sociale dans la conception d’ensemble de la construction européenne : pour que d’autres intérêts soient défendus, il faut une mobilisation majeure des populations concernées qui puisse démocratiquement déterminer les fins et les moyens de l’union » ;
– le rejet d’une démarche qui consisterait à prévoir à l’avance un « modèle alternatif » élaboré « en chambre », ni « par quel processus et dans quels délais nous pourrions passer des luttes dans/contre le capitalisme à une mise en cause radicale de ce système se traduisant, sous une forme ou une autre par des Etats-Unis socialistes d’Europe ».
Mais, au-delà de ces points communs toujours actuels, il s’agissait d’engager une réflexion qui commencera à devenir une « nouvelle culture » politique dans les collectifs de 2005 contre le TCE sur le fait que « l’interdépendance croissante du continent créé par la construction libérale de l’Europe facilite l’avancée dans les consciences et les revendications, d’une logique alternative à cette même échelle. Elle ouvre une période historique où il devient possible et nécessaire d’avancer dans/contre/hors de l’UE des objectifs de transformation et de mobilisation traçant la voie d’une autre Europe pour un autre monde ».
Tout en rejetant, on l’a dit, de définir précisément les contours d’une autre Europe, « d’autant que celle-ci dépend non d’un modèle, mais des projets que les peuples européens sont prêts à réaliser ensemble », le texte avance des pistes qui restent utiles aujourd’hui. Ce sont des chantiers à creuser, dans la continuité des acquis des vastes débats de 2005.
Depuis lors l’actualité a radicalisé ces enjeux : l’article de 2003 soulignait que « si des pas en avant substantiels sont accomplis dans ces luttes sociales et politiques coordonnées en Europe, cela peut et doit déboucher sur la mise en cause – et donc en crise – du processus européen actuel ».
La crise dite de la dette, combine plusieurs aspects. Elle s’inscrit dans une crise globale de système, dont les dimensions financières ouvertes par la crise des subprimes en 2008 ne sont pas surmontées. Mais le sauvetage des banques et la pondération de la récession par l’intervention massive des Etats qui s’est traduite en « crise de la dette souveraine », a pris une tournure spécifique en Europe – alors que la dette publique est bien supérieure au Japon et aux Etats-Unis que dans l’UE, la crise de l’euro illustre en fait une crise spécifique d’une construction historique bancale. Sur un territoire de plus en plus hétérogène, la monnaie unique, sans politique budgétaire redistributive, accompagnée du démantèlement de l’Etat social dans les pays membres, ne pouvait que creuser les écarts entre pays du centre (notamment l’Allemagne) et périphéries – les excédents de la balance des uns étant les déficits des autres ; et les interdits de Maastricht (clause de non-solidarité entre Etats, interdit de financement des déficits publics par la BCE) et la libre circulation des capitaux allaient livrer les Etats les plus fragiles à la spéculation financière.
Les « plans de sauvetage » ont tous eu pour caractéristiques de vouloir maintenir les bases des Traités, afin d’éviter toute refondation passant par des referendums voire un processus constituant. De mois en mois, on constate deux caractéristiques dominantes :
– la crise, dont l’ampleur est comparable à celle de l’entre-deux guerres ne produit pas un changement de politique économique : les rapports de force, la faiblesse des alternatives – le caractère capitaliste des BRICS rivaux – poussent au contraire à une nouvelle phase d’application radicale des recettes néo-libérales en termes de privatisations et de démantèlement des codes du travail ;
– les interdits européens sont contournés et les Traités réaffirmés (Fonds ad hoc et FMI pour ne pas avoir à assurer un financement budgétaire ou monétaire des Etats ; renforcement des pouvoirs d’action de la Troïka – BCE, FMI et commission européenne ; maintien de la libre circulation des capitaux) et une nouvelle phase de « construction » européenne est en cours. Les Fonds provisoirement établis vont être pérennisés et élargis en Mécanisme européen de stabilité (MES) moyennant un nouveau « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) qui aggrave les contraintes (« règle d’or » budgétaire sur le « déficit structurel » – hors variations conjoncturelles – qui ne devra pas dépasser 0,5% sous peine de sanctions renforcées et automatiques). Le « fédéralisme » qui émerge sera celui d’institutions non élues fonctionnant sur des bases similaires au FMI, donc au prorata des fonds apportés, et sur des « règles » ôtant toute portée aux débats politiques sur les budgets et leurs financements.
L’écart est considérable entre la faiblesse syndicale et politique du « mouvement ouvrier » européen (plus largement des contre-pouvoirs ayant émergé avec les Forums sociaux qui ont décliné) et la réactivité des pouvoirs dominants pour défendre les banques, dégager de nouveaux profits et construire un « super Etat » européen pour empêcher l’éclatement de l’UE. Dans un tel contexte l’idée d’une autre Europe est menacée d’enterrement au profit de la montée des réponses nationalistes et xénophobes.
Pourtant – et c’est la raison de la re-publication du texte ci-après – on peut au contraire souligner qu’on est entré dans une phase où les réponses dominantes à la crise européenne sont loin d’être stabilisées et légitimées, et où s’accroit aussi la perception que les alternatives sont plus crédibles et cohérentes à l’échelle européenne que dans le repli national – la montée en force de Syriza est, sur ce plan, un tournant majeur, bien que fragile : « l’européanisation » des attaques sociales par le Pacte d’austérité (qu’Hollande voudrait nous faire accepter avec la poudre aux yeux de la « croissance ») exige des réponses européennes.
L’instabilité et les impasses manifestes d’une austérité généralisée se doublent d’un sentiment d’injustice profond qui peut donner des prises à la question de la légitimité des changements institutionnels et constitutionnels : c’est ce qui distingue une zone de libre-échange (comme l’ALENA – reliant Etats-Unis, Canada et Mexique) et l’UE, qui est une construction politique. L’exigence de référendums (qui fait l’objet d’une campagne en cours), accompagné de celle pour un audit citoyen de la dette vise à transformer les questions économiques en enjeux politiques ouverts aux analyses contradictoires et aux débats. Le rejet pratique du Pacte d’austérité européen doit paralyser le processus en cours. Mais la délégitimation des politiques va de pair avec celle des politiques menées : il faut mettre à plat la construction européenne, en lui opposant d’autres critères d’efficacité et de convergences et donc d’autres institutions mettant l’économie, les finances, la monnaie au service de la satisfaction de droits et de biens de base, sous contrôle démocratique. Que la volonté d’application de tels critères dans un pays donné avant les autres – comme c’était le cas en Grèce avec le programme de Syriza, soulignant que sa remise en cause des plans d’austérité concernait tous les peuples – le place sous l’infâme menace des décideurs européens de « l’exclure » doit renforcer encore la crise de légitimité de cette construction. Derrière la force réelle de nuisance des dominants, ne sous-estimons pas l’instabilité profonde et les contradictions de leur « ordre » barbare : une « exclusion » d’un peuple n’est pas prévue. Encore moins si les mesures qu’il préconise démocratiquement sont populaires ailleurs…
Antoine Artous, Dominique Mezzi et Catherine Samary
14 juillet 2012
Peser sur l’émergence d’une autre Europe
La construction européenne a connu un infléchissement et un changement de « régime » dans le sens de la construction d’une « Europe puissance », supranationale et libérale, avec l’Acte unique européen mis en oeuvre à partir de 1986, consolidé par les accords de Maastricht.
1) L’UE comme « Europe puissance »
La construction européenne a connu un infléchissement et un changement de « régime » dans le sens de la construction d’une « Europe puissance », supranationale et libérale, avec l’Acte unique européen mis en oeuvre à partir de 1986, consolidé par les accords de Maastricht. La libre-circulation des capitaux et la construction d’une Union économique et monétaire, dotée d’une monnaie unique, accompagnaient un projet politique : après la crise de l’ordre impérialiste et monétaire issu de la Seconde guerre mondiale dans les années 1970, c’est l’architecture héritée de la guerre froide qui s’effondrait. La chute du mur de Berlin ouvrait une ère de nouvelles rivalités impériales dans la recomposition du continent et de ses institutions.
La crise yougoslave, première épreuve de politique extérieure de cette nouvelle union en construction, révélait l’incapacité de celle-ci, malgré des tentatives dans ce sens, à s’affirmer comme alternative à l’ordre économique et militaire imposé par les Etats-Unis. L’Union européenne (UE) a été le principal vecteur de la mondialisation libérale ; à la fois à l’Ouest, au Sud et dans les sociétés d’Europe de l’Est. Pour ces dernières, les critères d’adhésion à l’UE ont relayé les politiques de conditionnalité économique pratiquées par le FMI (et les Etats-Unis), là comme ailleurs dans le monde. Les alliances politiques cyniques avec les bénéficiaires locaux des privatisations s’y sont appliquées dans le contexte d’une restauration capitaliste particulièrement maffieuse et source d’une détérioration sociale considérable que l’élargissement voudrait camoufler.
2) Une construction en quête de légitimité
Les avancées d’une construction européenne en quête de légitimité ont conduit à l’émergence embryonnaire d’une institution parlementaire supranationale élue au suffrage universel. Même si ses droits de codécision (donc ses capacités de blocage) ont été étendus dans certains domaines, le Parlement européen (PE) n’est pas doté d’un pouvoir d’initiative législative ni même de décision en dernier ressort. C’est une technostructure non élue, la Commission européenne, prétendant incarner l’intérêt général européen (et la démarche « communautaire ») qui est dotée de ce droit d’initiative législatif et des pleins pouvoirs en matière de concurrence ; et c’est le Conseil où siègent les chefs d’Etat et de gouvernement qui détermine les grandes orientations et qui tranche en dernier ressort sur les lois : censé représenter les Etats nations (via des procédures de décision intergouvernementales), ce Conseil, mêlant pouvoir législatif et exécutif, n’a en pratique de compte à rendre à aucune assemblée élue. La dénonciation des eurocrates ne doit donc pas masquer que ce sont les représentants des divers gouvernements nationaux qui ont le dernier mot. Les autres centres de pouvoir réel sont la Banque centrale européenne (BCE) et la Cour de Justice, établis sur la base de Traités qui placent la logique des marchés et le droit de la concurrence comme fondement de l’Union.
En fait, l’opacité, l’absence de démocratie de cette construction vise en même temps à accentuer au plan européen comme au plan des Etats membres une subordination des pouvoirs élus à des exécutifs de plus en plus dévoués à la défense des intérêts des multinationales et des marchés financiers. Elles accompagnent la volonté de détruire au plan européen toute transcription dans les lois et constitutions des droits reconnus aux travailleurs après les guerres mondiales, sous la pression des luttes sociales et de la confrontation avec « l’autre Europe » – dans la logique de la Déclaration universelle des droits humains.
Mais un tel projet – à l’oeuvre derrière l’élaboration d’une « Charte des droits fondamentaux » au rabais et derrière l’actuelle Convention – n’est pas encore cristallisé. Et il se confronte à un problème de légitimité paradoxalement aggravé par la mise en avant d’un projet d’Europe puissance politique – et non pas simple marché – facilitant les questionnements politiques sur le sens du projet. Mais la quête de légitimité politique se heurte à un projet économique de régression sociale.
La Convention mise en place au sommet de Laeken et présidée par Giscard d’Estaing avait tout simplement exclu de ses travaux les droits sociaux. La création d’un ersatz de débat public a imposé la réintégration de ce « thème » aux débats de la Convention. Mais en absence d’inversion des rapports de force et donc de mobilisation à l’échelle européenne pour une centralité des droits sociaux, ceux-ci continueront à être subordonnés et démantelés par la compétition marchande tournée vers le profit. Avec le risque majeur d’un « Traité constitutionnel » finalement adopté par la CIG avec une couverture pseudo-démocratique – celle de la Convention.
3) Construire des résistances régionales à la mondialisation
Toutefois, la dynamique de construction de l’UE a créé une situation nouvelle. Il n’est plus possible de se contenter d’opposer de façon propagandiste l’Europe des travailleurs à celle du capital. Il faut être capable d’opposer à l’Europe libérale une alternative crédible à l’échelle continentale basée sur des résistances et contre-pouvoirs à cette échelle et non plus seulement dans les frontières étatiques traditionnelles. Au demeurant la nécessité stratégique de penser les luttes d’émancipation à une échelle transnationale s’inscrit dans le sillage des luttes convergentes contre la mondialisation capitaliste depuis plusieurs années. L’émancipation de l’exploitation et des oppressions ne peut s’accomplir authentiquement dans des frontières étriquées, et a besoin, pour se consolider, de se développer à des échelles de type continentales. C’est pourquoi en Amérique latine, en Asie ou en Afrique, comme en Europe, l’idée progresse de construire des résistances socio-économiques et politiques à la mondialisation capitaliste à des échelles régionales.
C’est ce qui explique que, hors de l’UE, l’ébauche de construction politique de l’Union peut être perçue comme un point d’appui potentiel de résistance à la mondialisation sous domination étasunienne, si des avancées étaient réussies sur ce plan. Cette perception existe en partie en Europe de l’Est parmi ceux qui résistent à un capitalisme sauvage, avec la compréhension croissante que, membres ou pas de l’UE, l’enjeu est de nouer des relations syndicales et politiques trans-européennes pour résister contre les privatisations, imposer l’égalité des droits et leur extension, oeuvrer à la réduction des inégalités à l’échelle continentale, contre la mise en concurrence des travailleurs. De même, émerge du côté des Etats membres l’idée que la mise en place de la Convention mettant à plat les Traités à la faveur de l’élargissement pourrait faciliter la mise en question des impasses libérales et la lutte contre les actuels traités, pour une Europe solidaire.
4) Le Forum social européen : l’émergence d’un contre-pouvoir
Témoin majeur de cette tendance, la mise en place d’un Forum social européen (FSE) donne aux mouvements altermondialistes l’ébauche d’un contre-pouvoir, lieu d’émergence d’une autre Europe au plan du continent. Echappant au carcan institutionnel de l’UE, il est en même temps le lieu d’élaboration d’alternatives répondant aux projets de la Convention et plaçant en premier les débats sur les objectifs de l’Union, les choix de société – le débat institutionnel leur étant subordonné. Il permettra en même temps d’associer aux débats et aux luttes pour cette autre Europe les forces sociales, syndicales, associatives et politiques critiques de la mondialisation capitaliste et de la construction européenne, quel que sera le choix prédominant dans leur pays : être dans ou hors de l’UE.
Lieu de confrontation de réponses pluralistes et de choix parfois très conflictuels, le Forum social européen peut être en même temps le creuset de recompositions politiques et syndicales sous pression de mouvements sociaux. Il peut faciliter l’émergence de divers fronts uniques de résistance aux politiques libérales et à la guerre. Il stimulera certainement le développement d’une conscience internationaliste, hostile à l’idée de la construction d’une forteresse Europe imposant des relations néocoloniales et impériales aux peuples du Sud et de l’Est. Il peut faciliter le développement d’actions concrètes de solidarité des populations des Etats dominants envers celles de la périphérie contre les pratiques des multinationales et des institutions dominantes. La première des solidarités est de lever le voile sur le bilan socialement désastreux de dix ans de transition libérale et de s’opposer à toute logique de « forteresse des riches » de la part des pays dominants.
5) Vers un autre monde…
Il n’est pas possible d’imaginer aujourd’hui par quel processus et dans quels délais nous pourrions passer des luttes dans/contre le capitalisme à une mise en cause radicale de ce système se traduisant, sous une forme ou une autre par des Etats-Unis socialistes d’Europe. La confusion des mots est d’ailleurs telle que l’essentiel est non pas dans les proclamations mais dans la remise en cause réelle des pleins pouvoirs du capital et de ses institutions et l’élargissement des résistances, de l’autoorganisation et de la délégitimation de masse des politiques dominantes. L’interdépendance croissante du continent créée par la construction libérale de l’Europe facilite l’avancée dans les consciences et les revendications, d’une logique alternative à cette même échelle. Elle ouvre une période historique où il devient possible et nécessaire d’avancer dans/contre/hors de l’UE des objectifs de transformation et de mobilisation traçant la voie d’une autre Europe pour un autre monde. C’est à dire une autre société, articulée dans sa diversité, du local au planétaire, où s’imposeraient les exigences de contrôle des élus, de transparence des institutions, de subordination de l’économie à choix démocratiques, éthiques et écologiques portées par les mouvements alter-mondialistes. Les projets que nous mettons en avant ci-après s’inscrivent dans ce cadre. Ils n’explicitent donc pas un projet socialiste.
Mais l’Europe que nous voulons ne sera pas le produit de notre simple imagination en chambre, ni seulement d’un grand soir de grèves générales, sans apprentissage d’autres choix possibles, démocratiques débouchant (comme horizon réaliste) sur une remise en cause des actuelles institutions et traités de l’UE. Les propositions que nous mettons en avant, (à géométrie variable, extensibles et rectifiables en fonction de la modification des rapports de force et de l’expérience) s’inscrivent dans cette conviction. Les exigences de démocratie, d’égalité et de solidarité se heurteront de plus en plus à la réalité des rapports capital/travail et de la logique du profit camouflés et défendus par les institutions étatiques, européennes et supranationales. Ces exigences devront, pour obtenir satisfaction, être relayées par de puissants mouvements sociaux associant travailleurs et usagers solidaires des « exclus ». Elles devront se poser la question de la nature des pouvoirs à contester et de ceux qu’il faut consolider pour défendre ces exigences, du local au planétaire – en passant par le continent.
6) Partir des besoins sociaux et des droits : pour une nouvelle Charte des droits fondamentaux
Face aux thèmes mêmes de la convention mettant à plat les Traités et soulevant la question des objectifs de l’Union, ce qui est à l’ordre du jour est l’élaboration de « cahiers de revendications » dans le cadre de véritables « ateliers populaires ».
Il s’agit, ce faisant, de nous mobiliser dans la perspective d’une Europe avant tout définie par des projets de droits civiques et sociaux et des propositions de politiques européennes positives, le débat sur les institutions se concrétisant à la lumière des objectifs poursuivis. Une nouvelle Charte des droits fondamentaux doit être élaborée. Elle devrait affirmer :
1. La compétence de la Communauté sur les droits fondamentaux et exprimer son adhésion aux textes et conventions internationaux les plus avancés (Convention européenne des droits de l’homme, Charte sociale de Turin, Corpus OIT, Convention de Genève sur le droit d’asile). Une Europe des droits civiques élémentaires s’appuierait sur l’expérience coordonnée des luttes des sans papiers ou pour le droit de vote des immigrés pour étendre la citoyenneté et remettrait en cause les lois liberticides.
2. La primauté des objectifs de démocratie, d’égalité, de solidarité, de paix et de progrès social, dans le respect de l’environnement. La politique monétaire du système européen de Banques centrales, les fonds budgétaires et les politiques économiques seraient subordonnés à ces finalités. Une Europe des services publics protecteurs de l’environnement supposerait par exemple des fonds spécifiques et une coopération pour le développement les transports par rail. Une Europe de l’égalité hommes/femmes se donnerait les moyens d’analyser et combattre les mécanismes économiques, sociaux, culturels, juridiques sources d’inégalités. Une Europe des solidarités abolirait la dette du Tiers-Monde et établirait une taxation des transactions financières allant à un fonds public mondial pour la satisfaction des besoins de base des populations les plus pauvres ;
3. Le refus de la spirale de dumping social doit être associé à l’objectif opposé d’harmonisation par le haut des droits sociaux, l’extension des conventions de branche et des droits syndicaux à l’échelle de tous les pays membres et candidats. Une Europe des protections sociales devrait assurer comme garanties constitutionnelles la fixation de quatre verrous de minimum de ressources (salaire minimum garanti, minimum de retraite, minimum d’allocation de chômage, revenu minimum de protection sociale) calculés en fonction des PIB nationaux. Une Europe de l’emploi devrait harmoniser et étendre les protections légales contre les licenciements, la précarité, les mécanismes de l’exclusion, etc.
7) Une rupture nécessaire
Si des pas en avant substantiels sont accomplis dans ces luttes sociales et politiques coordonnées en Europe, cela peut et doit déboucher sur la mise en cause – et donc en crise – du processus européen actuel. L’Europe que nous voulons ne peut se construire que sur la base d’une rupture avec l’actuelle UE, car elle implique une révolution démocratique et sociale dans la conception d’ensemble de la construction européenne : pour que d’autres intérêts soient défendus, il faut une mobilisation majeure des populations concernées qui puisse démocratiquement déterminer les fins et les moyens de l’union. Cette crise peut résulter de facteurs immédiats divers : mouvement social radical dans un pays (type décembre 1995 en France ou Italie depuis quelques mois) combattant radicalement les critères du Pacte de stabilité, ou les grandes orientations européennes, déclenchant alors une crise de légitimité des traités et des institutions ; combinaison de mouvements sociaux dans divers pays ; ou encore crise politique directe au sommet issue des contradictions du processus notamment face aux échéances de l’élargissement.
Il n’y a pas de nouvelle Europe possible par la voie progressive et linéaire, et sans une telle crise socio-politique. Mais il faut tout faire pour qu’elle débouche, non pas sur des replis nationalistes, mais sur une nouvelle construction politique progressiste transnationale posant la question : l’euro, et l’union pour quoi faire ? Qui décide quoi ? La remise en cause des institutions existantes au profit d’un autre projet européen s’appuiera de façon essentielle sur l’élaboration d’alternatives impulsées par le FSE.
8) La lutte pour une démocratie radicale – des États nationaux au plan européen
Les États des pays membres de l’UE continuent à occuper une place importante. Et cette situation est durable : on ne peut les rayer d’un simple coup de plume. L’union ne peut se construire comme projet démocratique, sans libre association des Etats et droits de se dissocier de l’Union en cas de désaccords majeurs : les peuples (les communautés qui se perçoivent et s’imposent comme tels de façon évolutive) demeurent des sujets de base de l’union, même si émerge une citoyenneté européenne, susceptible d’avancées et de reculs.
• Au niveau économique, il faut combattre la tendance à la désintégration libérale des fonctions de cohésion sociale, de péréquation des coûts et de redistribution des Etats qui expriment des solidarités et des acquis de luttes contre les inégalités sur des territoires historiques, même s’il faut s’étendre ces logiques de solidarités au plan européen.
• Au niveau social, les Etats sont le cadre dans lequel les salariés ont pu imposer des droits sociaux, points d’appui dans les résistances contre les démantèlement, mais aussi pour l’extension de ces droits à l’échelle européenne.
• Au plan politique, ils restent un cadre central dans l’exercice de la citoyenneté, même si celleci ne se limite pas au territoire de la nation.
La souveraineté populaire doit pouvoir s’exercer là où se prennent les décisions, notamment au plan national articulé sur les instances supranationales, et selon les transformations de l’accumulation capitaliste, s’étendant aujourd’hui au planétaire. Ses mécanismes d’exercice sont des enjeux de luttes démocratiques. Face à la mondialisation capitaliste, dans de plus en plus de domaines, c’est à l’échelle européenne ou mondiale qu’il faut gagner des droits civiques mais il n’y aura pas d’Europe démocratique sans bataille simultanée de démocratisation radicale à l’échelon national : la crise de la représentation politique s’exprime notamment dans la perte de pouvoir des parlements au bénéfice des exécutifs1, notamment au plan national : quels parlements contrôlent les ministres qui parlent en leur nom dans les instances européennes et mondiales ?
9) La démocratie et la citoyenneté universelle contre les pleins pouvoirs du capital
Chaque pays est doté d’institutions politiques et sociales, liées à son histoire. Ce sont les luttes des peuples et salariés (au sens large) de ces pays et leur extension à venir au plan européen qui décideront des formes de la démocratisation visant à réduire l’écart entre les droits universels et les inégalités persistantes ; notamment sur la question des rapports de genre (parité ou autre forme de défense de l’égalité hommes/femmes) et sur le plan des questions nationales (droit à l’autodétermination).
Mais elle repose au moins sur une exigence commune au plan politique : faire des assemblées élues l’expression d’une réelle souveraineté populaire. Cela veut dire, en particulier, qu’elles soient élues à la proportionnelle et que les exécutifs en soient des émanations et placés sous leur contrôle, au plan national comme européen.
Au plan social, cela signifie aussi des incursions significatives dans la mise en cause de la propriété privée capitaliste, et dans la domination du capital dans les entreprises – à l’échelle où elles sont organisées. D’où les exigences d’extension des droits syndicaux et de ceux des comités d’entreprises transnationaux. Mais aussi les luttes soulevant des questions de contrôle de la gestion et des livres de compte, appuyées sur de multiples formes d’auto-organisation, d’autogestion et d’institutions sociales pérennes, où le syndicalisme et les associations ont un rôle décisif à jouer.
10) La subsidiarité doit avoir un contenu politique et social
La construction politique de l’Europe doit être guidée par le principe de subsidiarité, déléguant à l’échelon supérieur une décision parce qu’elle est plus efficacement prise à ce niveau là. Dans sa généralité, le principe concerne d’ailleurs, tout autant, les délégations de souveraineté des Etats vers l’Europe que les échelons de souveraineté au sein d’un pays. Mais qui détermine le critère d’efficacité ? Aucun principe de subsidiarité n’est indépendant de son contenu social et politique, des choix préalables à partir desquels il est construit.
Dans l’actuelle construction européenne le marché est considérér comme un principe efficace – le droit de la concurrence prime tous les autres dans les traités. Et c’est pourquoi, le principe de subsidiarité se traduira par le maximum de « décentralisation » et de flexibilité.
Nous n’adhérons pas à ce credo. Mais nous voulons qu’un processus démocratique décide quelles sont les valeurs et priorités de l’Union et examine ensuite, les moyens respectant le principe de subsidiarité…
Si l’on place l’accès à des droits et biens universels au coeur des objectifs, alors, sur certains aspects, une politique de service public et une harmonisation des droits doivent se déployer au niveau européen, et les moyens économiques de l’égalité d’accès aux droits (civiques et sociaux) imposeront une péréquation entre régions riches et pauvres.
Il n’y a aucune raison de faire a priori de la région le cadre par excellence d’exercice d’une citoyenneté « locale ». En l’occurrence chaque pays a ses traditions. Mais, il est manifeste que cette valorisation des régions aux détriments des Etats correspond bien aux volontés de dérégulation portées par les marchés financiers et les politiques libérales.
11) Un débat sur les institutions européennes tributaire des mobilisations pour une autre Europe
Dans la situation actuelle, il serait illusoire de croire qu’il est possible de construire « en chambre », un contre-projet institutionnel décrivant dans le détail l’Europe politique que nous voulons, d’autant que celle-ci dépend non d’un modèle, mais des projets que les peuples européens sont prêts à réaliser ensemble.
Par contre, la critique de ce qui nous est proposé débouche sur la discussion de certains axes de réponses alternatifs, y compris en termes institutionnels.
Nous sommes contre :
– l’élection d’un président européen au suffrage universel, qui ne pourrait que renforcer l’autonomisation de l’exécutif ;
– toute illusion que le point de vue « européen » émergerait de la nomination d’un individu parlant « au nom de » l’Union dans les instances internationales ou dans le cadre de la politique extérieure : c’est l’émergence de mandats émanant des chambres élues, après débats pluralistes, qui doivent permettre de parler « d’une voix » à l’OMC, au FMI, en solidarité pour l’annulation de la dette du Tiers monde, contre la guerre en Irak;
– toute illusion que l’intérêt commun européen est incarné par une institution non élue, quelle qu’elle soit, et ses experts ou par des exécutifs non mandatés et non contrôlés. Quel que soit leur mode d’élection (et l’on peut imaginer une extension de listes d’emblée européennes avec l’émergence de partis et coalitions européennes), les députés européens ont pour vocation de « penser » les questions européennes d’emblée à cette échelle. Dans leur pluralisme politique, ils incarnent la conflictualité des projets politiques.
– Un Conseil social (où doivent siéger les syndicats et associations, doté d’un droit de veto et extension de droits d’enquêtes et d’information), doit incarner la conflictualité sociale, à l’échelle européenne. L’intérêt commun ne peut émaner que de la reconnaissance explicite de ces conflits et des procédures pour les trancher ;
– toute réduction de la représentation des Etats par les chefs d’Etat et de gouvernements, ou les ministres, dans les Conseils de l’union : ceux qui représentent les Etats doivent être en dernier ressort les parlements élus par les peuples – ou toute délégation de ces parlements nationaux mandatée dans le cadre d’une « chambre basse » du PE, mais rendant des comptes devant le parlement national
– des débats sur les votes à la majorité qualifiée qui ne discutent pas … qui décide, quoi? les grandes décisions d’orientation et les lois prises au VMQ doivent relever des élus – au plan européen, avec contrôle et possibilité d’initiative des parlements nationaux – et non des exécutifs
Nous sommes donc pour, au-delà de formules institutionnelles qui peuvent prêter à discussion, les principes de base suivants :
– tout exécutif et tout « gouvernement » de l’Europe doit être l’émanation d’Assemblées élues au suffrage universel, et non d’une technostructure alliée à des exécutifs autonomisés par rapport à ces Assemblées. Les politiques économiques et monétaires doivent être sous le contrôle des parlements ;
– droit d’initiative législative doit appartenir aux parlements nationaux (représentant les Etats), au parlement européen (PE) et au Conseil social ; les premiers doivent être saisis de tout projet de loi européen et avoir le droit d’en proposer ; les lois européennes sont votées par le PE.
– en cas de conflit entre un parlement national et le PE, le choix d’être renvoyé devant le peuple souverain. Nous ne présupposons ainsi nullement que les députés nationaux seraient pas essence plus progressistes et que leur choix seraient soutenus par le peuple qui les a élus : si d’éventuels droits sociaux proposés par un PE ne conviennent pas aux députés britanniques, que le peuple britannique tranche ! Et décide éventuellement de ne pas participer à l’Union.
– le conseil social doit être investi de droit de veto face à l’élaboration d’une loi jugée défavorable aux salariés. Ce processus provoque une discussion pluraliste publique et la modification du projet. Dans un contexte où le rapport de force est défavorable aux salariés et où l’horizon des luttes n’est pas (encore) la mise en avant de droits d’autogestion, mais seulement la contestation des pleins pouvoirs du capital, nos propositions visent d’abord à renforcer la légitimité et les moyens de cette contestation par les organisations syndicales et associatives dans un Conseil social. C’est pourquoi il s’agit plus pour l’instant d’attribuer à celui-ci une logique de blocage à partir d’une extension des droits d’information et de veto. Mais nous sommes également pour étendre au Conseil social les droits d’initiative législatives et de propositions de grandes orientations soumises au PE.
12) De plus, la lutte pour des droits universels impose des réflexions et mesures spécifiques pour l’égalité hommes/femmes et les droits des peuples
Dans le cadre de la lutte pour les droits égaux des hommes et des femmes, des observatoires sur les inégalités doivent être mis en place à tous les échelons d’assemblées élues (du local à l’européen en passant par les Parlements nationaux) qui examineront les divers moyens existant, notamment les lois instituant la parité, et leurs bilans, en y intégrant les inégalités sociales, de façon à dégager des propositions mises en débat visant à une participation élargie des populations féminines et salariées.
Il existe en Europe des populations aspirant à une reconnaissance et des droits de peuples sous des formes diverses : de l’augmentation des droits linguistiques et/ou politiques plus ou moins territorialisés en tant que communauté minoritaire dans un pays, au droit de se séparer, en passant par la représentation de peuples sans Etats. Il va de soi que nous reconnaissons le droit des peuples à prendre en main leur destin. Cela n’implique pas d’automaticité de notre part dans le jugement sur les formes politiques préférables de défense des droits nationaux, qui combinent des dimensions ethnico-culturelles, sociales, politiques. Nous défendons l’idée que le droit à l’autodétermination doit s’exercer sur une base territoriale (suffrage universel) et non sur la base d’une (impossible) définition ethnique du peuple concerné ; mais il faut en même temps lutter contre l’étouffement, par des procédés référendaires pervers, de minorités nationales ou de droits culturels légitimes.
En dernier ressort, c’est l’émergence d’une lutte collective qui permet de faire apparaître comme sujet politique une communauté nationale brimée, sans qu’il y ait de solution universelle aux questions soulevées. Mettre au centre de la construction politique de l’Europe, l’égalitécitoyenne,commedroit universel des individus, n’implique ni de gommer les différences, ni de traiter de l’égalité de façon indépendante des mécanismes réels d’oppression. L’UE doit promouvoir une politique permettant aux minorités qui le désirent de développer leurs cultures spécifiques, notamment au plan linguistique, et de lutter pour que leur histoire vienne apporter ses discordances à celle des dominants. Ceci n’implique, en sens inverse, aucun relativisme des cultures qui forcerait à accepter des relations « traditionnelles » elles-mêmes porteuses d’oppression, notamment envers les femmes. Compte tenu du brassage mondial des populations, un problème similaire se pose pour des minorités issues d’autres continents. Au-delà des déclarations, cette politique passe par des initiatives européennes allant dans ce sens, y compris sous la forme de création d’institutions spécifiques dont le contenu reste ouvert à la discussion.
Contre la « Convention », pour un processus constituant démocratique !
Que l’on emploie ou pas le terme de Constitution européenne, l’avenir de l’Europe doit être discuté et décidé par les peuples des pays membres. La « Convention pour l’avenir de l’Europe », présidé par Valéry Giscard d’Estaing, et sa politique de consultation est une caricature de démocratie : avec deux représentants par parlement comment représenter la conflictualité politique et sociale des peuples ? Et quels moyens – donc quels délais – ont été donnés pour permettre de prendre connaissance des divers projets et d’en débattre : l’échéance très courte (le projet de constitution doit être ficelé fin juin 2003 afin d’être ratifié avant les élections de mai 2004 !) est un véritable coup de force qui vise à empêcher un réel débat tout en prétendant qu’il y a eu consultation démocratique, puisque la Convention est ouverte…
L’élargissement à l’est sera alors présenté comme le couronnement d’un processus réussi, accompagnant l’élargissement à l’est de l’OTAN – alors qu’il est le cache-misère d’une politique de régressions sociales imposée au nom de l’efficacité supposée de la compétition marchande, le prétexte d’une nouvelle réduction de toute politique de redistribution sociale à l’échelle de l’Union alors que s’étendent les budgets militaires.
C’est l’inverse que nous voulons :
– pour un congrès des peuples européens, démocratique, déterminant ensemble quelle autre Europe nous voulons ;
– contre les politiques militaristes, néo-coloniales et répressives !
– pour une vraie solidarité avec les peuples de l’Est et du Sud, l’annulation de la dette du tiers-monde
– pour la mise en place de fonds d’investissement pour des projets communs de réduction des inégalités et de bien-être social, financés par une taxation du capital.
3 mars 2005
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références
⇧1 | Nous devons nous inscrire de ce point de vue, dans les démarches critiques avancées par Yves Salesse et plus généralement les critiques de la Vème République. |
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