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Dans C’est du propre !, Cristina Nizzoli propose une analyse comparée du travail dans le secteur de la propreté en France et en Italie. Etudiant les conditions de travail, le mépris social et l’invisibilité dont sont victimes les salarié•e•s de ce secteur, elle interroge les stratégies et pratiques syndicales confrontées à un salariat très précaire, et dont la position dans les rapports de classe, de race et de genre, le différencie fortement du cœur du salariat stable dont les intérêts ont été historiquement défendus par le syndicalisme.

Cristina Nizzoli, C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du ?bas de l’échelle? (Marseille et Bologne), Presses universitaires de France, 200 pages, 23 euros.

 

Dans ton ouvrage, tu étudies les pratiques syndicales en direction de ce que tu désignes comme les travailleurs du « bas de l’échelle ». En tant que potentiel outil d’unification du salariat, comment le syndicalisme traite de ce public particulier ? Autrement dit, les pratiques et stratégies syndicales construisent-elles un syndicalisme à part, un sous-syndicalisme, pour ces catégories, ou est-ce qu’il cherche à raccrocher ces catégories aux autres couches salariées ?

Tout d’abord, il est important de revenir sur une distinction que je considère centrale lorsqu’on parle de syndicalisme : celle entre les stratégies et les pratiques. Or, pour ce qui est des stratégies syndicales, que ce soit dans le contexte de la Confédération Générale du Travail (CGT) de Marseille ou de celui de la Confédération Générale Italienne du Travail (CGIL) de Bologne, on ne peut pas parler d’une véritable stratégie conçue, au niveau de l’organisation syndicale, visant la prise en compte ciblée des travailleurs et travailleuses du secteur de la propreté. Ou en tout cas rien qui puisse ressembler aux stratégies d’organizing déployées dans le monde anglo-saxon par les syndicats qui souhaitent s’implanter dans des secteurs d’activité marqués par la précarité et l’absence de représentation syndicale.

Mais cela ne veut pas dire que la CGT et la CGIL soient absentes du secteur de la propreté et que les syndicalistes de terrain ne mettent pas en place des stratégies pour dépasser les entraves qui leur sont posées par la structure et le fonctionnement de cette branche d’activité.

De là tout l’intérêt de se pencher sur l’analyse des pratiques syndicales, car c’est ici que la rencontre entre les représentants syndicaux et les salariés contribue à façonner les stratégies concrètes des syndicalistes.

Faire des pratiques syndicales le cœur de mon analyse a donc supposé d’une part les analyser en lien avec leur inscription dans l’histoire respective de chaque organisation syndicale et, d’autre part, prendre au sérieux les contraintes qui découlent d’un cadre législatif d’inspiration néolibérale (à titre d’exemple on peut citer le cas de l’Italie où il a suffi au législateur de ranger le secteur du nettoyage dans la case des « services essentiels » pour en limiter le droit de grève).

Pour en venir à ta question, dans l’ensemble, je dirais qu’on est confronté à une pratique syndicale qui s’est construite à l’époque de la « société salariale » et qui se révèle sous bien des aspects inadaptée à la configuration contemporaine.

Bien qu’avec des différences dues aux spécificités du syndicalisme italien et français, le modèle qu’on retrouve derrière les pratiques des syndicats sur lesquelles j’ai enquêtées a été conçu pour représenter des travailleurs ayant des caractéristiques spécifiques : des hommes ; non immigrés ; non racisés ; travaillant à temps complet ; en CDI ; en interne (et non pas dans des entreprises sous-traitantes) et dans une conjoncture historique où au statut de salarié étaient associés des droits. Ces mêmes droits qui nous sont aujourd’hui présentés par le récit néolibéral comme des privilèges dont toute société songeant à une véritable reprise économique devrait se débarrasser.

Ainsi, si dans le contexte français, les spécificités des salariés du secteur de la propreté (qui se résument dans le fait d’être des femmes et des hommes immigré•e•s et racisé•e•s, travaillant à temps partiel et pour des entreprises sous-traitantes) sont en quelque sorte évacuées dans le discours et au niveau des stratégies syndicales affichées ; en Italie, lorsque ces spécificités sont reconnues, c’est pour assigner ces travailleuses et travailleurs à une place de « personnes ayant besoin d’aide ». Dans le premier cas c’est la pensée assimilationniste qui l’emporte, alors que dans le deuxième c’est une approche culturaliste qui participe à construire l’infériorisation de ces salarié•e•s du « bas de l’échelle », souvent en les altérisant.

Dans ce sens, le tableau qui émerge de l’enquête ne fait que montrer une difficulté historique du syndicalisme – et qui prend aujourd’hui encore plus d’ampleur tenu compte des caractéristiques du marché du travail et des modes de production actuels – à savoir le fait de parvenir à représenter la partie du salariat qui demeure la plus dominée.

La question qui se pose donc aux organisations syndicales est celle de réussir à décrypter et analyser, en leur accordant l’importance nécessaire, les problématiques qui touchent ces femmes et ces hommes que le marché du travail assigne au « bas de l’échelle ». Pour que leurs points de vue soient reconnus, il s’agit de leur garantir un espace d’expression au sein de la sphère syndicale ; un espace où ces points de vue puissent parvenir à se légitimer et cela même lorsqu’ils heurtent les intérêts du noyau des syndiqués historiques.

 

Tu évoques un syndicalisme confronté aux rapports sociaux de sexe, de race et de classe. Est-ce que ce constat est le résultat de ton observation ethnographique ? Ou est-ce que cela traverse l’élaboration et la pensée des syndicalistes ? Comment cela se traduit-il au quotidien ?

Je pars de l’idée que les rapports sociaux de sexe, de race et de classe opèrent dans la sphère syndicale, comme dans toute autre sphère de la société qui nous entoure.

Historiquement, dans les études sur le travail et le syndicalisme, le fait de considérer le travailleur exclusivement du point de vue de son inscription dans la relation salariale a contribué à marginaliser les questions propres au travail des femmes non racisées, ainsi que des hommes et des femmes racisé•e•s. Une marginalisation qui trop souvent a été présentée comme un « effet de l’époque », et dont ses impacts sur la (mé)connaissance des enjeux concernant le travail et la sphère syndicale n’ont pas été suffisamment soulignés.

Inspirée par la pensée féministe, je me suis donc efforcée de sortir de cette dynamique ; emprunter le chemin de l’analyse de l’articulation des rapports sociaux m’a donc permis de montrer et nommer un certain nombre de phénomènes indispensables à la compréhension des pratiques syndicales.

Voici quelques exemples. S’il est incontestable que les femmes (et on pense là surtout aux femmes des classes populaires, souvent racisées, ou aux immigrées) sont considérées comme les plus aptes à travailler en tant qu’agents de nettoyage puisque ce métier est socialement perçu comme une continuation du travail domestique dans la sphère salariale, il est aussi vrai que ce même métier devient dévalorisant pour les hommes « blancs ». Pour ce qui est des hommes racisés, la supposée appartenance à une race autre que celle dominante est l’élément qui légitime socialement leur activité dans un secteur qui demeure fortement marqué par le rapport constant avec la saleté. Ces facteurs ont été indispensables pour comprendre les effets  qu’une organisation du travail s’appuyant sur l’axe sexe-race a : sur l’expérience professionnelle (et de vie) des salariés du secteur ; sur l’état des relations professionnelles ; sur la discrimination et les différents niveaux de pression patronale que subissent ces travailleurs.

Point de départ pour l’étude des pratiques syndicales, ces phénomènes m’ont conduite à analyser la position que les syndicalistes et les salariés ont au sein des rapports sociaux, exercice qui comporte néanmoins un risque : celui d’enfermer ces acteurs dans une case définie sur la base de leur appartenance de classe, de race et de classe ; ce qui ne permet pas de rendre visible l’expérience qu’ils et elles font de cette position. Il s’agit d’un souci permanent qui m’a accompagnée tout au long de l’enquête car ce que j’observais ne pouvait pas être expliqué sans considérer les spécificités des trajectoires des hommes et des femmes rencontrés. Prendre au sérieux le caractère d’émancipation contenu dans leurs expériences respectives a donc été l’un des paris les plus importants de ma recherche.

J’en viens donc à la deuxième partie de ta question : bien qu’on ne puisse pas dire que les syndicalistes se saisissent des apports des théories concernant les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, derrière la mise en œuvre de leurs stratégies on voit apparaître la réflexion qu’ils mènent au sujet du statut des travailleurs du nettoyage. Très concrètement, le fait que ces derniers soient des femmes avec la charge des enfants et/ou des immigrés parfois analphabètes conduit les syndicalistes de terrain à s’interroger sur les stratégies les plus adaptées.

C’est donc l’expérience que les syndicalistes de terrain font de leur position dans les rapports de domination qui permet de comprendre la manière dont ils mettent en œuvre leurs stratégies. Ainsi, le fait qu’il s’agisse d’un syndicaliste immigré toujours inscrit dans la sphère du travail (comme Saïd dans le cas de Marseille) ou d’un syndicaliste hautement scolarisé n’ayant jamais travaillé dans le secteur (comme Fabio à la CGIL de Bologne) doit être examiné en lien avec la relation qu’ils nouent, au quotidien, avec des femmes et des hommes salariés – qui à leur tour font des expériences différentes de la place qui leur est assignée au sein des rapports de domination.

 

Que montre la comparaison entre la France et l’Italie, à la fois en termes de précarité et de pratiques syndicales ? Est-ce que l’apparente proximité culturelle, historiquement du moins, entre la CGT et la CGIL, est perceptible encore aujourd’hui, ou s’agit-il de deux syndicalismes ayant peu à voir l’un avec l’autre ?

La France et l’Italie sont inscrites dans un même contexte néolibéral qui a conduit à l’externalisation du secteur du nettoyage (avec la fragmentation du collectif de travailleurs et la précarisation de l’emploi et du travail qui en découlent) et à l’affaiblissement du rôle des organisations syndicales. Néanmoins, en Italie, l’impact des politiques néolibérales, ainsi que de celles d’austérité, a été plus important qu’en France, du moins pour la période qui concerne mon enquête de terrain (2011) : le droit de grève est ici plus limité et le droit du travail est globalement moins protecteur que dans l’hexagone.

Sur le plan syndical, malgré la proximité qui a historiquement caractérisé la CGIL et la CGT, notamment du point de vue de leur référent idéologique et politique (toutes les deux étant  liées au parti communiste), aujourd’hui ces deux organisations ont peu à voir l’une avec l’autre.

Pour ce qui est des pratiques, de manière générale, on peut affirmer que le fonctionnement de la CGIL est très bureaucratisé et institutionnalisé, alors qu’à la CGT prévaut une logique visant à établir le rapport de force avec l’employeur. Toutefois, ayant traité des pratiques syndicales à travers une approche localisée, ma comparaison n’a pas vocation à apporter des résultats représentatifs sur  le plan national.

L’intérêt de ma comparaison est ailleurs : je propose d’aller au-delà de la prise en compte du clivage entre un syndicalisme institutionnalisé et un syndicalisme de lutte. Pour ne citer qu’un exemple, l’enquête a montré à quel point le suivi individuel lors des permanences juridiques – une pratique propre au syndicalisme institutionnalisé – puisse aussi se traduire dans un moment propice à l’établissement du rapport force avec l’employeur et que cela n’exclue pas le recours à la grève. Cela nous ramène à nouveau aux spécificités du secteur et de sa main-d’œuvre car, dans le nettoyage, l’activité de conseil demeure centrale pour des salariés qui ne connaissent que rarement leurs droits et qui évoluent dans des contextes où le code du travail n’est que faiblement respecté par le patronat. Par ailleurs, l’analyse du suivi individuel, dans le cas de la CGT de Marseille, a montré que la permanence demeure un moment clef permettant la socialisation militante de travailleurs qui opèrent dans des chantiers isolés où, souvent, ils ne parviennent même pas à se côtoyer.

En définitive, plutôt que de faire des cas observés des modèles ou des types particuliers d’une typologie, la comparaison telle que je l’ai employée est un moyen pour accéder aux différentes formes que peuvent prendre les pratiques syndicales selon le contexte et les acteurs qui les déploient. Je prône alors pour l’élargissement de l’espace d’une telle analyse à d’autres pays et à d’autres cas locaux, et cela afin d’inspirer la conception de nouvelles pratiques syndicales.

 

Quelle est la part de l’action collective et du conflit social dans les discours et pratiques syndicales en direction des travailleurs du bas de l’échelle ? En effet, d’un côté il s’agit du public le plus enclin à la répression et aux sanctions patronales ; et dans le même temps, l’arme de la grève est sans doute un des rares moyens dont dispose ce salariat précaire pour se défendre. Comment ces salariés et les syndicalistes s’emparent-ils de cette tension ?

La question du recours à la grève est peut être celle qui différencie le plus le cas italien de celui français. Comme je l’évoquais tout-à-l ‘heure, en Italie le droit de grève est fortement limité ce qui rend tout simplement plus compliqué d’y avoir recours. À cet égard, je tiens à souligner que la comparaison internationale s’est révélée très utile permettant de veiller à ce que l’impact du cadre législatif soit pris sérieusement en considération pour l’analyse des possibilités qui sont laissées à l’action syndicale.

Mais c’est aussi du côté du fonctionnement et de la structure du secteur d’activité qu’il faut rechercher les entraves qui sont posées à l’action collective. Le fait de travailler dans un chantier qui appartient au donneur d’ordre auquel l’entreprise de propreté prête ses services s’avère un élément propice au contrôle et à la répression patronale. En gros, lorsque vous vous mettez en grève vous êtes susceptibles de devenir les cibles de votre employeur, du donneur d’ordre, mais aussi des employés de ce dernier qui travaillent dans les lieux que vous n’avez pas nettoyé. Les caractéristiques propres à cette activité soulèvent aussi des questions sur l’efficacité d’un instrument comme celui de la grève. Amenés à parler de la grève, les travailleurs ne tarderont pas à vous dire que, une journée de grève suppose que l’on travaille le double le lendemain ; et cela bien évidemment à cause aussi du faible rapport de force qui demeure un élément central dans ce contexte d’activité.

Les syndicalistes de terrain sont conscients de ces éléments qu’ils prennent en compte lorsqu’ils définissent des stratégies en vue des grèves et des mobilisations. C’est par exemple le cas de Saïd qui, lorsqu’il prépare une mobilisation dans le siège d’une entreprise de nettoyage, veille à ce que la plupart des participants soient des salariés d’une autre entreprise pour qu’ils ne s’exposent pas aux représailles de leur employeur.

Après, à côté de ces aspects, il faut aussi tenir compte de la culture syndicale propre à chaque organisation, dont l’expression prend des formes différentes selon l’espace local de référence. Ainsi, les modalités propres à la CGT de Marseille sont redevables de l’histoire de ce syndicat au niveau de la ville phocéenne et, en particulier, de celle qui a été l’expérience contemporaine du comité chômeurs. De la même façon, l’histoire syndicale et du mouvement ouvrier de la ville de Bologne et de sa région, considérée pendant longtemps comme l’une des régions rouges d’Italie, n’est pas sans effets sur la manière dont Fabio, le permanent qui s’occupe du secteur de la propreté au moment de mon enquête, se saisie de la pratique de la grève.

Du côté des salariés du secteur, le rapport à la grève prend des formes différentes selon les expériences que ces derniers ont au sein des rapports de domination. Les protagonistes des mobilisations relatées dans mon ouvrage sont tant des femmes immigrées qualifiées dans le pays d’origine et déclassées dans celui d’arrivée, que des hommes et des femmes des classes populaires qui subissent les effets de la racisation. Mais en dépit des spécificités propres à chaque contexte, je dirais que c’est la question de la mise en visibilité qui définit le mieux leur rapport à l’action collective et à la grève. Pour des travailleurs qu’on ne voit pas, puisqu’ils opèrent tôt le matin et tard le soir, et qui sont souvent stigmatisés en tant que « femmes musulmanes » ou « hommes immigrés », s’afficher en tant que travailleurs en grève demeure souvent une première étape d’une lutte pour la reconnaissance.

Une lutte qui peut aussi prendre la forme d’une revendication à être reconnu et à voir reconnu son propre point de vue – de femme immigrée et racisée par exemple – aussi au sein de la sphère syndicale, comme c’est le cas à la CGIL de Bologne.

 

Propos recueillis par Vincent Gay.

 

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