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Andreas Malm est un militant écosocialiste, auteur de plusieurs livres sur le capital fossile, le réchauffement mondial et la nécessité de changer le cours des évènements initiés par la combustion d’énergies fossiles au cours des deux derniers siècles de développement capitaliste. Il revient dans cet entretien sur de nombreux problèmes stratégiques qui sont posés au mouvement pour la justice climatique actuellement. 

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En tant que militant·es de la gauche politique dans le mouvement pour le climat, on se sent parfois bloqué·es par ce qui peut être vu comme un manque de perspectives stratégiques dans le mouvement. Comment radicaliser le mouvement pour le climat, et pourquoi le mouvement a-t-il besoin de débats stratégiques selon toi ?

Je partage cette impression, même si cela dépend évidemment de chaque situation locale – cette action « Code Rouge » en Belgique, inspirée de Ende Gelände, me semble prometteuse, mais vous en savez bien sûr plus que moi à ce sujet. Quoi qu’il en soit, les efforts visant à radicaliser le mouvement pour le climat et à le faire croître peuvent prendre des formes différentes selon les circonstances.

Une façon de faire est d’essayer d’organiser ces actions de masse du type Ende Gelände, et je pense que c’est sans doute la chose la plus utile que nous puissions faire. Mais bien sûr, il y a aussi parfois des occasions de travailler au sein de mouvements comme les grèves pour le climat (Fridays for Future) ou Extinction Rebellion, et d’essayer de les radicaliser, ainsi que de les aider à éviter de faire des erreurs tactiques et d’avoir un discours apolitique. Dans certains endroits, je pense que cette stratégie peut être couronnée de succès. 

Bien sûr, on peut aussi envisager de former de nouveaux groupes militants qui pourraient être initialement assez petits, mais plus radicaux en termes de tactiques et d’analyse, et qui pourraient en quelque sorte entraîner les autres, ou avoir un effet d’« aile radicale ». Cela dépend vraiment de l’état du mouvement à l’endroit où l’on vit et, évidemment, le mouvement a des hauts et des bas (avec beaucoup de bas récemment depuis le début de la pandémie, mais on espère qu’il reprendra de plus belle).

Enfin, il est évidemment extrêmement important d’avoir nos propres organisations politiques, qui agissent en quelque sorte comme des véhicules assurant la continuité et permettant d’accumuler des expériences, de les partager et d’échanger des idées. Nos propres organisations peuvent également servir de plateformes pour prendre des initiatives au sein de mouvements ou de concert avec des mouvements.

Pour certains d’entre nous, notre première grande action pour le climat a eu lieu lors de la COP 15 en 2009 à Copenhague. Nous sommes maintenant en 2022. Quels sont, selon toi, les enseignements que le mouvement climatique a tirés depuis lors ?

La COP 15 de Copenhague a marqué un tournant. J’ai été très actif en amont de la COP 15 et j’ai fait partie du groupe qui y a organisé la grande manifestation. Mais à l’issue de la conférence, le sentiment que la plupart d’entre nous avons eu au sein du mouvement était un sentiment général d’échec. 

Bien sûr, la COP elle-même était un échec massif, mais nous nous sommes également rendus compte que les manifestations et les actions directes n’avaient pas vraiment eu d’impact. Le mouvement s’est rendu compte que l’accent mis jusqu’alors sur les sommets de la COP n’avait aucun sens en réalité, et c’est en grande partie après cela que l’on a assisté à un tournant décisif vers l’opposition aux projets liés aux combustibles fossiles, vers les actions de blocage, les camps climat et d’autres choses de ce genre.

Je pense que ce virage stratégique devra être renforcé, d’autant plus que la COP de cette année se tiendra en Égypte et que celle de l’année prochaine aura lieu à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Ces deux pays sont complètement hostiles à toute forme de protestation – il est impossible d’organiser quoi que ce soit sur le terrain là-bas, c’est donc différent de la dernière COP qui s’est déroulée à Glasgow. 

Le mouvement pour le climat devra organiser des choses dans d’autres endroits – nous ne pouvons pas amener des militant·es à Charm el-Cheikh en Égypte, cette station balnéaire où le sommet aura lieu. Ces deux prochaines COP devraient donc être l’occasion pour le mouvement de mener des actions de masse dans différents endroits du monde à ce moment-là, en ciblant les projets liés aux combustibles fossiles.

J’étais à la COP 26 à Glasgow en novembre dernier. Là encore, il y a eu une très grande manifestation – quelque chose comme 100 000 personnes –, là encore, il y a eu un « forum populaire » alternatif, et j’ai eu une impression de déjà-vu. C’est quelque chose que nous faisons depuis longtemps et qui ne nous mène nulle part. 

Un brillant camarade du mouvement pour le climat au Portugal, João Camargo, a exprimé dans des discussions autour de Glasgow et dans un article qu’il a écrit l’idée que nous devrions résolument tourner le dos au processus de la COP, tant il est inutile. Comme je l’ai dit, les deux prochaines COP ne devraient être qu’une occasion d’intensifier la lutte dans laquelle nous nous engageons indépendamment des COP.

Pour continuer sur les questions stratégiques et tactiques, dans ton intervention à ce camp l’autre jour, tu as mentionné la question du rôle des travailleurs·ses et du mouvement ouvrier tels qu’ils sont (et ils sont évidemment très différents d’un pays à l’autre). Tu as beaucoup développé l’idée de bloquer les infrastructures et les entreprises fossiles les plus destructrices ; comment conçois-tu ceci en lien avec les travailleurs·ses – non seulement dans ces secteurs mais aussi plus largement – et le mouvement ouvrier tel que tu le connais – que ce soit l’exemple suédois ou celui d’autres pays ?

Je pense que j’ai formulé cette question de manière un peu malheureuse l’autre jour et que j’ai donné l’impression de trop disqualifier les syndicats. Ce n’était vraiment pas mon intention. Mon expérience concrète en lien avec les syndicats au cours des dernières années a été assez limitée, mais mon horizon est nord-européen et en Suède, les syndicats sont complètement indifférents à la question du climat, probablement plus qu’en Norvège et au Danemark. 

Les syndicats suédois sont totalement ignorants et désintéressés de ce sujet, et aussi totalement incapables de se battre pour les intérêts de leurs membres. Il n’y a plus de grèves en Suède. Il s’agit probablement d’une exception plutôt que de la règle, mais le niveau de lutte des classes en Suède est si bas que, de mon point de vue, il est extrêmement difficile d’imaginer que, d’un seul coup, les syndicats suédois se montrent à la hauteur de la situation et deviennent un acteur important de la politique climatique.

En Allemagne, où j’ai une expérience un peu plus concrète du militantisme pour le climat dans une certaine mesure, la situation est un peu plus nuancée. D’une part, avec le mouvement Fridays for Future en 2019, qui était plus fort et plus important en Allemagne que partout ailleurs, il y a eu un moment à l’automne 2019 où il y a eu une composante syndicale à ces grèves et le grand syndicat du secteur public a appelé ses membres à s’y joindre. D’autre part, on a une expérience très négative de la lutte autour du charbon en Allemagne – qui est vraiment une lutte clé dans tout le champ européen de la politique pour le climat – où les grands syndicats ont résisté aux appels à une sortie immédiate ou seulement avancée du charbon et se sont accrochés au charbon de façon très rétrograde.

De cette expérience a émergé une position qui a été articulée par un bon ami et camarade, Tadzio Müller, qui a été en quelque sorte un organisateur clé, un stratège et un penseur d’Ende Gelände. Il dit maintenant quasiment qu’il considère la classe travailleuse des « pays du Nord » comme faisant plus ou moins partie de l’ennemi – il pense que la classe travailleuse organisée est tellement investie dans l’économie existante qu’elle ne peut que défendre le charbon et d’autres choses similaires, comme elle l’a fait en général. 

Il y a ensuite une position opposée qui est très clairement énoncée par un autre ami commun, Matt Huber, dans son récent livre Climate Change as Class War. Building Socialism on a Warming Planet : il affirme que le seul espoir de la politique pour le climat est de mettre en branle les forces du mouvement ouvrier organisé et que ce n’est qu’en se tournant vers la classe travailleuse – y compris en prenant des emplois dans l’industrie, à la façon du tournant industriel que nous avons eu dans les années 80 – que nous pouvons faire des progrès sur le front du climat. Donc l’idée que la classe ouvrière organisée est le seul sujet concevable d’une révolution climatique. 

Voici les deux positions aux antipodes, et je me retrouve à défendre une sorte de position intermédiaire entre les deux. Je ne peux pas accepter l’idée que la classe ouvrière fasse partie de l’ennemi – pas même les travailleurs·ses du charbon – mais d’un autre côté, je ne crois pas vraiment à l’idée que le mouvement ouvrier organisé sera le principal moteur du front pour le climat. Je pense que le principal moteur de la lutte climatique sera et est un mouvement climatique qui n’est pas défini autour de la classe. 

Je pense que trois voies principales peuvent mener quelqu’un à s’intéresser à la question du climat : 1) avoir une certaine expérience personnelle des catastrophes météorologiques qui deviennent de plus en plus courantes ; 2) avoir une connaissance de la gravité de la crise sans l’avoir personnellement vécue, ce qui n’est pas très difficile à obtenir et ne nécessite pas un doctorat ou un quelconque diplôme universitaire ; 3) être animé·e par la solidarité avec les personnes qui souffrent des catastrophes climatiques dans le monde. 

Je pense qu’il s’agit là des trois principales voies d’accès à l’engagement dans la lutte contre le changement climatique et qu’aucune de ces voies ne passe nécessairement par le point de production. Il existerait donc plutôt une sorte d’entonnoir qui attire les gens dans le mouvement pour le climat à partir de différents points du paysage de la société de classe.

Le mouvement qui a émergé en 2019 a été largement défini non pas sur des questions de classe, de racialisation ou de genre, mais plutôt sur la question de l’âge. Il s’agissait principalement d’un phénomène touchant la jeunesse – avec les grèves scolaires pour le climat en particulier – et il y a une logique à cela, car la crise climatique a un aspect temporel très distinct : ce sont les jeunes qui devront y faire face pour le reste de leur vie, tandis que les personnes âgées ont peut-être bénéficié de l’économie fossile et n’en verront pas autant les dégâts. 

Je pense qu’il faut théoriser et, dans une certaine mesure, accepter et comprendre que la question de l’âge sera significative dans les mobilisations à venir contre le changement climatique. Je pense que Matt Huber et d’autres qui défendent des idées similaires aux siennes ont raison dans la mesure où le mouvement climatique a besoin d’une alliance avec la classe ouvrière et avec des segments du mouvement ouvrier organisé pour rassembler une force suffisante pour renverser la situation. Le mouvement climatique doit s’assurer que ses orientations politiques sont compatibles avec les intérêts de la classe ouvrière et peuvent converger avec ces intérêts. 

Mais c’est autre chose que de mettre tous ses œufs dans le panier d’un tournant industriel ou d’une prolétarisation du mouvement pour le climat, ce qui, à mon avis, serait une impasse stratégique. La promesse du Green New Deal et de toutes ces initiatives qui ont émergé ces dernières années – qui n’ont malheureusement pas abouti, mais cela ne signifie pas qu’elles sont inutiles ou vouées à l’échec – selon laquelle la transition climatique ira de pair avec l’amélioration du niveau de vie des travailleurs·ses et le renforcement du pouvoir de négociation dans la position politique de la classe ouvrière est quelque chose qui doit être poursuivi.

Pour ce qui est des questions tactiques concrètes concernant les relations avec les travailleurs lors d’un blocage, l’expérience allemande m’a montré que ce serait une grave erreur – une erreur ouvriériste si vous voulez – de prioriser les bonnes relations avec les travailleurs·ses du charbon plutôt qu’un blocage efficace qui porte temporairement atteinte aux intérêts de ces travailleurs·ses parce que vous fermez leurs mines pendant quelques jours par exemple. 

De nombreuses initiatives ont été prises pour tenter d’établir un contact et un dialogue avec les travailleurs·ses du charbon en Allemagne, mais elles ont échoué, en particulier dans l’Est du pays, où les travailleurs·ses du charbon ont plutôt tendance à se tourner vers l’extrême droite – l’Alternative für Deutschland, AfD – pour défendre leurs intérêts, car l’AfD veut continuer à exploiter le charbon pour toujours et nie l’existence de la crise climatique. Mais nous ne devons absolument pas renoncer à l’idée que le type de transition que nous souhaitons doit garantir que les travailleurs·ses des secteurs qui doivent être complètement démantelés obtiennent des emplois équivalents ou meilleurs, de préférence là où iels vivent afin qu’iels n’aient pas à déménager. Cela devrait être un élément clé de la transition. 

Mais à terme, on ne peut pas attendre des travailleurs de l’industrie des combustibles fossiles qu’iels prennent l’initiative de fermer cette branche – une approche marxiste de base nous enseigne que leur intérêt de classe immédiat est bien sûr de conserver leur emploi. L’initiative de fermer ce secteur doit donc venir de l’extérieur et le blocage en est une manifestation : nous venons de l’extérieur et nous voulons fermer ce secteur parce que c’est nécessaire. Mais on ne veut pas faire de ces travailleurs·ses nos ennemi·es et on ne veut pas les considérer comme tel·les – on a intérêt à leur dire que, malheureusement, iels sont employé·es dans un secteur qui doit être fermé, mais que nous exigeons que la transition garantisse qu’iels obtiennent des emplois équivalents ou meilleurs là où iels vivent.

J’ai vraiment ressenti l’erreur que j’ai commise l’autre jour – en donnant l’impression de disqualifier les syndicats – lorsque j’ai participé à l’atelier sur l’éco-syndicalisme, où j’ai entendu plusieurs cas – dont certains que je connaissais – de travailleurs·ses dans des usines proposant une reconversion de leur production. 

Un camarade de la section suédoise de la Quatrième internationale (QI) a fait un travail absolument héroïque dans le syndicat des métallurgistes de l’industrie automobile pendant des décennies ; il a essayé d’établir l’idée que les travailleurs·ses de l’automobile peuvent sauver leurs emplois en proposant une conversion de leurs usines pour en faire des lieux de production de choses telles que des boîtiers électriques ou des éoliennes ou tout ce qui pourrait être utilisé pour la transition. Malheureusement, il n’a fait aucun progrès tant il est isolé et la bureaucratie syndicale exerce un contrôle total. 

J’ai pour ainsi dire suivi ses efforts pendant deux décennies, et il se cogne la tête contre le mur de la bureaucratie syndicale pour essayer d’aboutir à quelque chose avec cette idée. J’ai en quelque sorte arrêté d’y croire parce que ça n’a produit aucun résultat ; mais dans le cas où cela produirait des résultats, je serais évidemment extrêmement enthousiaste et heureux qu’on me prouve que j’avais tort. Rien ne me rendrait plus heureux que la diffusion de ce genre d’exemples de travailleurs·ses d’usines qui réfléchissent à la transition et la font avancer.

Voici une lueur d’espoir en provenance de Belgique. Bien sûr, les syndicats ne sont pas les plus écologistes et engagés sur le terrain du climat – ils disent qu’ils le sont mais en réalité ce n’est pas le cas, comme l’a montré par exemple leur position en faveur de l’extension de l’aéroport de Liège pour construire un hub pour les activités d’Alibaba en Europe – mais malgré tout, lors des grèves pour le climat de 2019, un nouveau groupe appelé Workers for Climate a été créé par des syndicalistes de base et de gauche. Et les principaux syndicats – y compris leurs bureaucraties – ont envoyé des délégations aux manifestations, et les ailes les plus progressistes du syndicat CSC, organisant par exemple les travailleurs du commerce de détail mais aussi la branche de l’aviation, ont officiellement couvert les travailleurs·ses qui faisaient grève. C’est très symbolique, mais cela a quand même été rendu public et les travailleurs·ses ont reçu l’information qu’iels pouvaient faire grève et être couverts par le syndicat.

C’est un univers complètement différent de la Suède, ça n’arriverait jamais chez nous – mais c’est génial !

Autre chose : dans le secteur des transports publics belges, il y a un réel intérêt pour la question du climat. Cela rappelle l’affirmation de Naomi Klein selon laquelle des cheminots en grève, ce sont aussi des personnes qui luttent pour le climat. Il se peut que certains secteurs de la classe ouvrière et certains syndicats dans certains pays puissent être plus facilement touchés par la question du climat.

J’ai une connaissance limitée de la Belgique, mais il me semble que vous avez encore un secteur industriel manufacturier assez important et une classe ouvrière qui, de temps en temps, s’engage dans une bataille sérieuse pour ses intérêts. Vous avez donc une certaine réalité de la lutte des classes en Belgique – nous n’avons rien en Suède, absolument rien ! Mais là où la lutte des classes est vivante, il existe bien sûr un potentiel pour que les travailleurs·ses eux-mêmes prennent des initiatives ou pour qu’iels participent au mouvement pour le climat ou pour qu’ait lieu une convergence, une interaction productive. 

Cela devrait être pris en considération. Il s’agit exclusivement d’une question de niveau d’intensité de la lutte des classes. Lors de la COP 26 par exemple, il y avait une grève des éboueurs·ses à Glasgow, et Greta Thunberg a approché les grévistes, a exprimé son soutien à leur grève, et iels ont rejoint la grande manifestation qui a eu lieu autour de la COP. Ce n’est qu’un exemple de la façon dont ces choses peuvent se passer. 

Mais le problème est que l’intensité des luttes de la classe ouvrière est très faible – et je pense que c’est le cas en général, même si la Suède est sans doute un cas extrême – par rapport à ce qu’elle était dans les années 1980, 1970, 1960 – sans parler bien sûr des années 1920. Si la question du climat avait explosé dans les années 1950 et 1960, les choses auraient pu se dérouler de manière complètement différente. Au lieu de cela, elle a explosé dans un moment de marasme où la classe ouvrière est historiquement très faible.

Un dernier exemple qui montre qu’à un moment donné, un potentiel pourrait surgir, en Belgique du moins : lors de la dernière grève générale avant la pandémie, en février 2019, l’espace aérien a été fermé et il n’y a eu aucun vol pendant 24 heures. Cela montre ce que les syndicats sont encore capables de faire et comment ils pourraient potentiellement changer les choses pour de vrai. Mais passons à autre chose : il y a actuellement une énorme crise énergétique qui explique aussi en partie pourquoi il y a une très forte inflation dans plusieurs pays, c’est un sujet majeur qui est discuté au sein du mouvement syndical en général et qui mobilise aussi les gens pour manifester. 

Pourrait-on imaginer un point de convergence à ce niveau-là, où l’on peut facilement souligner la nécessité de résoudre la crise énergétique pour des raisons environnementales ainsi que pour des raisons sociales ?

Absolument. Je pense que deux revendications devraient être efficaces dans cette situation. 

Tout d’abord, celle visant à passer aux énergies renouvelables aussi rapidement que possible, d’autant qu’elles sont désormais moins chères que les combustibles fossiles. Le coût d’une unité d’électricité est donc moins élevé si elle provient de l’énergie éolienne ou solaire que si elle provient d’un combustible fossile en Europe. Des investissements publics massifs devraient être réalisés afin d’adopter les énergies renouvelables aussi rapidement que possible. 

Deuxièmement, dans cette situation d’augmentation des prix de l’énergie, il devrait être considéré comme fondamentalement retors que les entreprises privées du pétrole et du gaz nagent dans ces superprofits insensés et l’on devrait être en mesure de susciter une certaine indignation publique à ce sujet.

Tout à fait. En France – mais probablement aussi ailleurs – la gauche parlementaire regroupée au sein de la NUPES a proposé d’appliquer un impôt spécial sur ces bénéfices – et même un nombre limité de député·es de Macron, qui agissent habituellement comme de fidèles soldats aux ordres de son néolibéralisme autoritaire, semblent être enclins à accepter cette idée. 

Il s’agit là de revendications immédiates, mais tu mets aussi en avant des revendications transitoires qui devraient être soulevées par le mouvement climatique, c’est-à-dire des revendications qui entrent en contradiction directe avec l’accumulation du capital existante. Quelles sont certaines de ces revendications ?

L’une d’entre elles consiste à exiger que pas une seule installation ou infrastructure supplémentaire conduisant à une combustion fossile fortement accrue ne soit construite. Cela peut s’appliquer à un aéroport, une autoroute, un terminal gazier ou un pipeline, entre autres choses. 

Une autre demande transitoire – et évidemment, rien de tout cela n’est de mon invention, c’est quelque chose dont on discute de plus en plus – est de nationaliser les entreprises privées du secteur de l’énergie et de prendre le contrôle des entreprises du pétrole, du gaz et du charbon pour les forcer à faire quelque chose de différent, à arrêter l’extraction de combustibles fossiles aussi vite que possible et peut-être à déployer des énergies renouvelables ou même à s’engager dans l’élimination du dioxyde de carbone – c’est-à-dire éliminer le CO2 de l’atmosphère d’une manière ou d’une autre. 

Mais ce ne sont là que deux dimensions, ce ne sont pas les seules et, encore une fois, cela dépend de l’endroit où l’on se trouve. Dans certains pays, les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon sont déjà nationalisés – là, il faudrait formuler les choses différemment.

Tu as mentionné l’élimination du dioxyde de carbone, ce qui est une excellente occasion de parler de géo-ingénierie. Comme Naomi Klein, tu mets beaucoup en garde contre la géo-ingénierie solaire, et on peut tout à fait comprendre pourquoi quand on voit le cauchemar que cela pourrait représenter quand on lit ou entend parler de cela. Pourtant, dans les médias en général, il n’y a pas beaucoup d’écrits à ce sujet – mais tu dis craindre que cela apparaisse d’un seul coup – et il semble qu’on entende beaucoup plus parler de l’élimination du dioxyde de carbone par capture-séquestration. 

Pourquoi en est-il ainsi ? Quel est ton point de vue sur la géo-ingénierie solaire ? Et quel est ton point de vue sur la capture-séquestration du carbone – étant donné l’état actuel des choses, est-elle en train de devenir inévitable en tant que partie nécessaire mais insuffisante de la solution, à déployer à côté de réductions massives des émissions ?

C’est un vaste domaine dont on pourrait parler pendant des heures. J’ai un projet de recherche sur ce sujet avec un collègue belge de l’université de Lund, qui est aussi un ami et un camarade, Wim Carton. Nous avons obtenu un financement et, à l’automne prochain, nous ferons des recherches avec toute une équipe de chercheurs·ses stagiaires – composée d’étudiant·es de mon programme de Master en écologie humaine – sur divers aspects de l’élimination du dioxyde de carbone. 

Nous publierons un livre édité par Verso au printemps, qui portera à la fois sur l’élimination du dioxyde de carbone et sur la géo-ingénierie solaire, et dont le titre provisoire est Overshoot. Climate Politics When It’s Too Late. J’ai passé les deux derniers mois à écrire sur la géo-ingénierie solaire et à essayer de la comprendre. Ça peut paraître bizarre, mais j’essaie d’utiliser la psychanalyse pour comprendre la géo-ingénierie solaire, car elle a pour composante le refoulement d’un problème, comme dans le modèle freudien du refoulement, où l’on repousse quelque chose hors de la conscience de sorte qu’il semble ne pas exister, mais sous la surface, il bouillonne et, tôt ou tard, il explose.

Il faut distinguer l’élimination du dioxyde de carbone et la géo-ingénierie solaire car elles fonctionnent de manière différente. Vous avez tout à fait raison de dire que l’on ne parle pas beaucoup de la géo-ingénierie solaire. Certains marxistes vulgaires ont avancé que les grandes entreprises de combustibles fossiles feraient la promotion de la géo-ingénierie solaire comme un moyen de poursuivre le business-as-usual. Cela ne s’est pas produit : ni ExxonMobil, ni aucune autre grande entreprise de combustibles fossiles ne dit quoi que ce soit sur la géo-ingénierie solaire, aucun gouvernement ne la préconise et aucun parti d’extrême droite ne la met en avant – bien que pendant l’ère Trump, on s’attendait à ce qu’il se mette bientôt à préconiser la géo-ingénierie solaire, rien de cela ne s’est produit. 

À l’inverse, l’élimination du dioxyde de carbone, qui fonctionne très différemment, est quelque chose que toutes les grandes compagnies pétrolières et gazières disent avoir l’intention de faire dans le cadre de leur propagande « zéro émission nette », et l’on peut voir des partis d’extrême droite – quelqu’un ici sur ce camp a mentionné l’exemple de Berlusconi l’autre jour – plaider en faveur de la plantation d’arbres et de choses comme ça, et il y a aussi beaucoup de startups et d’entreprises capitalistes qui voient l’élimination du dioxyde de carbone – en particulier la capture directe dans l’atmosphère – comme un nouveau secteur d’activité dans lequel on pourra produire des marchandises et en tirer des profits. Il y a donc cette sorte de champ d’opportunités commerciales en plein essor dans l’élimination du dioxyde de carbone qui n’existe pas dans la géo-ingénierie solaire parce qu’elle ne produit pas de nouvelles marchandises qui peuvent être vendues.

Il existe de nombreuses différences entre les deux. Une autre est que l’élimination du dioxyde de carbone, comme vous l’avez suggéré, va être nécessaire parce que la concentration de CO2 dans l’atmosphère est déjà trop élevée. Il faut extraire le CO2 de l’atmosphère, le remettre sous terre, entreposé dans des souterrains d’où il ne pourra pas être sorti – là où il se trouvait avant d’être extrait sous forme de combustible fossile et brûlé. La seule façon d’y parvenir à grande échelle semble être d’utiliser une technologie avancée. Planter des arbres ne suffira pas, car il est impossible de renvoyer le carbone dans la partie passive du cycle du carbone, sous le sol, simplement en plantant des arbres. La plantation d’arbres a une incidence sur le cycle actif du carbone, mais pour que le carbone soit à nouveau séquestré dans le sol, où il est géologiquement exclu du cycle actif, il faut autre chose. Une technologie comme la capture directe dans l’atmosphère est prometteuse à cet égard, car elle permet de capturer le CO2 et de le minéraliser, c’est-à-dire de le transformer à l’état de roche qui peut être entreposée sous le sol.

Il existe aujourd’hui des installations en Islande qui font cela et c’est essentiellement une technologie éprouvée. Cependant, selon notre analyse – Wim et moi avons écrit un article à ce sujet dans Historical Materialism –, le problème est que cette technologie est capturée par des intérêts privés qui ne voient aucun potentiel de profit dans le fait de prendre le carbone et de l’enterrer sous terre, parce que cela signifie essentiellement que l’on place une ressource hors du cycle économique. Ce qu’ils peuvent faire à la place pour réaliser des bénéfices, c’est capturer le CO2 et le transformer en un produit tel que du carburant synthétique pour avion, ou l’utiliser dans les engrais, ou capturer le CO2 et le vendre comme gaz carbonique à Coca-Cola – c’est ce que fait Climeworks, l’une des grandes entreprises de capture directe dans l’atmopshère. Si l’on en fait une marchandise, un bénéfice économique peut être réalisé, mais il ne s’agit là que d’un recyclage du carbone, car il n’est pas réellement enfoui dans le sol. Donc, si l’on veut le mettre sous terre, il faut libérer cette technologie de la contrainte du profit – c’est notre point de vue.

La géo-ingénierie solaire est une toute autre affaire en revanche. Elle comporte de nombreux risques de perturbation du système climatique. Le plus grand risque, bien sûr, est ce qu’on appelle le « choc de terminaison » : si l’on déploie la géo-ingénierie solaire, on aura un écran solaire mais on continuera à accumuler du CO2 dans l’atmosphère ; tout ce CO2 dans l’atmosphère attend seulement d’exercer son forçage radiatif – son impact sur le climat – ; c’est-à-dire que si l’écran solaire est retiré pour une raison quelconque – boum ! – d’un seul coup, ce CO2 accumulé crée une énorme augmentation des températures. (Imaginez une eau bouillante par-dessus laquelle vous mettez un couvercle, elle continue à bouillir, brûle de plus en plus, puis vous enlevez le couvercle et toute l’eau bouillante sort d’un coup de la casserole). Cela pourrait entraîner un pic de température désastreux et inimaginable. Et la géo-ingénierie solaire présente toutes sortes d’autres dangers. Par conséquent, la géo-ingénierie solaire n’est pas quelque chose que nous devrions défendre à gauche, et ici je diverge de quelqu’un comme Kim Stanley Robinson par exemple. C’est un romancier qui a écrit un excellent roman intitulé The Ministry for the Future, probablement la meilleure œuvre de fiction climatique à ce jour. L’auteur plaide cependant en faveur de la géo-ingénierie solaire – qui occupe une place importante dans ce livre – depuis une perspective de gauche. Une de mes collègues, Holly Jean Buck, fait la même chose aux États-Unis : elle a écrit sur la géo-ingénierie solaire, et elle estime que la gauche devrait la considérer comme une technologie potentiellement utile.

Je ne pense pas qu’elle soit utile, je pense que nous ne devrions jamais la préconiser, mais nous devrions nous y préparer parce qu’il est très probable que cela commence bientôt. Cette probabilité ne vient pas d’un parrainage agressif – jusqu’à présent, comme nous l’avons dit, on n’en parle presque jamais – mais d’une logique à cela qui est qu’il n’y a qu’une seule technologie connue qui a le potentiel de réduire immédiatement les températures sur Terre. L’élimination du dioxyde de carbone aurait des effets au bout de plusieurs décennies. De même, si l’on arrêtait les émissions immédiatement, on n’assisterait pas à une baisse des températures – on assisterait d’abord à une augmentation plus lente, puis cela se stabiliserait peut-être. Si, à un moment donné, il est estimé que nous sommes dans une situation d’urgence totale et qu’il faut faire quelque chose pour réduire les températures, la seule chose qui peut être faite pour y parvenir est de lancer des nuages de sulfate dans l’atmosphère. C’est la seule option technologique connue pour y parvenir. Chaque été, à chaque nouvelle saison de catastrophes, mon sentiment est OK, quand l’ordre sera-t-il donné d’appliquer la géo-ingénierie solaire ? Quand les choses vont-elles se briser, quand le système va-t-il s’effondrer et quand va-t-il y avoir un véritable sentiment d’urgence selon lequel – comme lors d’une pandémie – il faut faire quelque chose, et quand y aura-t-il ce moment où les gouvernements commenceront à regarder autour d’eux et se demanderont : « Que pouvons-nous faire ? L’Ouest américain est en feu », ou en train de devenir un désert, ou l’Europe entière brûle ou autre chose ? Et alors il n’y aura qu’une seule chose qui pourra être faite.

Si l’on se retrouve dans une telle situation et que les avions décollent pour injecter les particules de sulfate, je ne dis pas que nous devrions abattre ces avions, les saboter ou quoi que ce soit. Mais nous devrions réfléchir à ce que serait une stratégie de gauche dans un tel moment, car cette situation semble de plus en plus probable pour des raisons structurelles strictement logiques. Il y a de plus en plus de signes qu’une partie de l’intelligentsia bourgeoise s’oriente dans cette direction. Par exemple, il existe un groupe de réflexion appelé le Forum de Paris sur la Paix, qui aspire à être l’équivalent du Forum économique mondial dans le domaine géopolitique – ce groupe a mis en place une commission sur le dépassement [« overshoot », l’idée que le réchauffement dépassera les objectifs de 1,5 °C ou 2 °C], présidée par Pascal Lamy qui était auparavant président de l’OMC, et qui a annoncé il y a quelques mois qu’il faudrait examiner la géo-ingénierie, qu’il n’y a pas d’autre moyen… Vous connaissez ce type ?

Oui, il est ou a été un néolibéral du PS en France, il a été commissaire européen au commerce et ensuite il est allé à l’OMC…

Voilà, c’est ça. Un autre signe est qu’il y a environ un an, l’Académie nationale des sciences des États-Unis a publié un long rapport préconisant un programme national de recherche sur la géo-ingénierie, et je pense qu’il est beaucoup plus probable que Biden et les Démocrates prennent l’initiative dans ce sens que Trump et les Républicains. C’est donc quelque chose qu’il faut surveiller de près et auquel il faut se préparer.

Cela nous amène à la question de l’État. Beaucoup de personnes et de militant·es de gauche estiment que le climat, et plus généralement le désastre écologique, est une raison pour laquelle nous devons nous saisir de la question de l’État et ne pas seulement nous concentrer sur des choses telles que les alternatives locales. C’est un phnénomène tellement global, tellement destructeur, et cela nécessitera tellement d’investissements, de décisions, etc., qu’il nous faut quelque chose comme un État pour agir. Mais alors, bien sûr, survient la question du type d’État auquel nous pensons. Tu en parles un peu dans ton livre sur la pandémie – il serait intéressant d’explorer cette question.

Fondamentalement, je pense que l’observation est correcte : cette crise, quelle que soit la manière dont elle est gérée, sera gérée par l’État. La géo-ingénierie solaire serait une intervention incroyablement extrême dans l’ensemble du système planétaire et elle serait réalisée par certains États. L’élimination du dioxyde de carbone à grande échelle nécessite évidemment une implication massive de l’État. La réduction des émissions nécessite également l’intervention de l’État, car les réductions devront être si importantes, rapides et complètes qu’aucun autre agent que l’État ne pourra les réaliser. Il convient ici de souligner que tou·tes les scientifiques qui préconisent l’élimination du dioxyde de carbone et/ou la géo-ingénierie solaire sont parfaitement conscient·es que rien de tout cela ne fonctionnera sans une réduction massive des émissions. Ceux et celles qui préconisent la géo-ingénierie solaire ne disent jamais que nous pouvons le faire à la place des réductions d’émissions, iels disent que nous devons faire les deux en même temps. La question est « est-il vraiment probable que les deux soient mises en œuvre en même temps ? » Iels le pensent, je pense que c’est une illusion optimiste. La raison pour laquelle je précise tout ça, c’est qu’il n’y a pas de moyen de sortir réellement de la crise climatique sans réductions massives des émissions, et celles-ci doivent être extraordinairement rapides, profondes et radicales.

Quelle que soit la voie suivie par les États, je pense qu’ils seront soumis des changements dans leur caractère. Si un État met en œuvre la géo-ingénierie solaire, il deviendra extrêmement puissant parce qu’il régira le climat de la planète, ce qui entraînera toutes sortes de dangers d’autoritarisme et de contrôle extrêmement centralisé des conditions climatiques dans d’autres parties du monde. Il existe toutes sortes de scénarios : la géo-ingénierie solaire pourrait provoquer un problème de mousson en Inde ou un autre effet secondaire très néfaste quelque part dans les « pays du Sud ». Mais l’État qui pratique la géo-ingénierie – ce pourrait être les États-Unis par exemple – continuera probablement à le faire et exercera ainsi un pouvoir incroyablement centralisé sur l’humanité.

Un État qui entreprend des réductions massives d’émissions pourrait également changer de caractère. Il pourrait devenir autoritaire, car il devrait diriger avec force l’économie et la société afin d’obtenir ces réductions rapides d’émissions. Mais il pourrait également y avoir un approfondissement de la substance démocratique de cet État : par exemple, si l’on nationalise les entreprises privées de combustibles fossiles, on étend essentiellement la démocratie à la sphère de la production énergétique. En d’autres termes, on la place sous contrôle public et l’on met un secteur de l’économie entre les mains de l’exercice politique démocratique, ce qui, d’une certaine manière, va à l’encontre des limites de la démocratie bourgeoise, qui considère que la démocratie est une sphère strictement politique et que l’économie est une sphère qui s’autogère et ne doit pas subir d’interférence. Si l’on prend en charge le secteur de l’énergie et qu’on le place dans la sphère politique, on étend en quelque sorte la démocratie à l’économie. Je pense qu’une vraie transition nécessite ce genre d’approfondissement de la démocratie et qu’elle peut potentiellement prendre la forme d’une rupture, d’un changement révolutionnaire dans le sens où, si l’on veut accomplir cela, on devra probablement vaincre une partie très importante de l’ennemi de classe. Parce que ce n’est pas comme si Total, BP ou Shell allaient volontairement abandonner et dire « OK, prenez nos entreprises et nous ne ferons plus jamais de profits, nous allons juste abandonner notre secteur d’activité et mourir volontairement ». Ce n’est pas ainsi que les choses se passent habituellement dans l’histoire. Si l’on veut y parvenir, on doit devenir plus forts qu’eux, ce qui n’est pas une mince affaire, car ils sont beaucoup plus forts que nous aujourd’hui. Nous devons donc devenir plus forts qu’eux et si nous devions les vaincre, cela ne signifierait pas nécessairement une révolution sociale totale, mais un changement dans les relations de propriété qui pourrait peut-être déclencher un processus allant au-delà de l’ordre actuel des choses.

Outre la question de l’État et des initiatives locales, il y a la question du rôle de l’individu. Il existe un récit fréquemment mis en avant par les entreprises et les gouvernements selon lequel il relève essentiellement de la responsabilité des individus de résoudre le désastre écologique, mais il y a aussi parfois une pression dans les cercles militants pour vivre et agir différemment, et peut-être même parfois pour prétendument résoudre cette question par des petits changements à l’échelle de l’individu ou de la communauté. Quelle est ton impression à ce sujet ?

C’est une question qui revient sans cesse et avec laquelle nous nous débattons tout le temps. De manière générale, je pense qu’il est important de souligner que les changements de mode de vie individuels ne seront jamais la solution et que ce que l’on peut faire en tant qu’individu a un effet extrêmement limité. Croire que moi, en tant que consommateur, je peux changer les choses en faisant des achats différents, c’est capituler devant un discours bourgeois sur la société qui est fondamentalement erroné. Tout d’abord, en tant que consommateur·rice, on a un pouvoir de changement extrêmement limité. Et le fait que l’on agisse en tant que consommateur·rice est fondamentalement inégalitaire dans le sens où c’est le consommateur le plus riche qui a le plus d’influence : on ne va pas baser notre orientation politique sur notre propre richesse. Un·e consommateur·rice de la classe ouvrière peut ne pas être en capacité – ou ne pas avoir le temps – d’acheter l’alternative plus chère et la plus écologiquement durable. Bill McKibben a été invité dans mon université un jour et on lui a demandé « quelle est la chose la plus importante que je puisse faire en tant qu’individu ? », ce à quoi il a répondu « arrêtez d’être un individu, rejoignez les autres et faites des choses ensemble, c’est la seule façon de changer les choses », et c’est vrai.

D’un autre côté, ce serait commettre l’erreur inverse que de penser que ce que l’on fait en tant qu’individu n’a aucune importance. Ce n’est pas ici une question d’impact mais de crédibilité : si nous prônons un communisme de guerre écologique ou une transformation totale de la société, il serait hypocrite de ma part ou de celle de quiconque plaidant dans ce sens de ne faire aucun changement dans son propre style de vie et de se permettre de prendre l’avion à la moindre occasion ou de manger de la viande sans compter, par exemple. Dire que ce que je fais en tant qu’individu n’a pas d’importance et que je peux faire ce que je veux, mais que dans le même temps je suis pour un changement total de société n’est pas une façon de se rendre crédible. Il faut mettre en pratique au moins un tout petit peu ce que l’on prêche.

Mais il existe cette phrase d’Adorno que vous avez peut-être déjà entendue : « Il n’y a pas de bonne vie dans la mauvaise ». Pour moi, cela signifie que si l’on est coincé à l’intérieur d’un système qui est fondamentalement pourri, il est extrêmement difficile de se purifier ou de se purger et de vivre d’une manière complètement durable. C’est pratiquement impossible, à moins de tout plaquer et de vivre seul en chasseur-cueilleur dans la forêt pour échapper à la crasse de la civilisation industrielle capitaliste. Nous ne pouvons pas nous efforcer d’atteindre une pureté totale, c’est impossible parce que l’on veut faire partie de la société et l’on veut la changer – on ne veut pas rester isolé·e en dehors d’elle. Et tant que l’on est à l’intérieur de la société, ce qui est une condition préalable pour la changer, on doit faire des concessions à celle-ci. C’est ce qu’il s’est toujours passé dans nos luttes : les travailleurs·ses ont une relation de dépendance vis-à-vis de leur employeur et reçoivent des salaires de leur employeur ; iels luttent contre leur employeur mais iels sont toujours dans une relation de dépendance et ne peuvent pas y échapper si simplement. De la même manière, nous sommes enfermé·es dans un système qui fait de nous des consommateurs·rices de combustibles fossiles et nous ne pouvons pas nous en extraire complètement.

Cela signifie pour chacun·e d’entre nous que nous devons négocier cela dans nos propres vies et prendre des décisions pour déterminer un équilibre, ce qui est la bonne chose à faire. Ici, la chose qui revient le plus souvent est l’avion, parce que c’est la pire chose que l’on puisse faire en tant que consommateur·rice privé·e en termes d’émissions, et c’est aussi un acte auquel il est parfois difficile de résister parce que, par exemple, si l’on veut aller en Amérique du Nord pour une raison quelconque – on peut avoir une raison politique pour y aller –, il n’y a pas d’autre option que de prendre l’avion. En décembre dernier, je devais me rendre en Égypte parce que c’est un pays avec lequel j’ai des liens. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il n’est pas possible d’embarquer sur un bateau au Nord de la Méditerranée pour aller au Sud – il n’y a pas de bateaux pour l’Égypte ! C’est bizarre parce que c’est ainsi que les gens ont voyagé pendant des millénaires, par exemple entre l’Égypte et l’Italie, mais ce n’est plus possible parce que toute une société capitaliste a imposé l’aviation comme seul mode de transport disponible. Que dois-je faire alors ? Est-ce que je reste à la maison et je dis que je ne peux pas aller en Égypte parce qu’il n’y a que des vols ? Non, ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai pris un vol pour y aller. En revanche, lorsque j’ai discuté de la manière dont je me rendrais ici sur ce camp [dans le centre de la France], on m’a d’abord dit qu’il était demandé aux intervenant·es de prendre le moyen de transport le moins cher pour venir. Dans mon cas, cela aurait signifié prendre l’avion, mais cela ne m’aurait pas semblé correct – j’essaye d’éviter de prendre l’avion en Europe. Puis on m’a indiqué qu’un bus de la délégation danoise partait de Copenhague, donc j’ai bien sûr pris le bus danois, car c’était la meilleure chose à faire. Mais je pense qu’il n’existe pas de règle générale sur la manière de gérer ces questions dans la vie de chacun·e, si ce n’est d’essayer d’éviter les émissions excessives et d’éviter les choix à forte intensité d’émissions lorsque cela est possible. Bien sûr, il faut balancer cela avec d’autres facteurs – les projets politiques dans lesquels on s’implique, les affiliations familiales, etc. Quoi qu’il en soit, nous devons abandonner d’une part l’idée que nos actions individuelles sont ce qui va changer la société et d’autre part l’idée que l’on peut devenir pur et libre de tout péché et de toute culpabilité dans cette société.

Dans ton interview avec Stathis Kouvélakis pour Hors-Série, tu ajoutes un autre argument sur le fait que les consommateurs n’ont aucun contrôle sur la façon dont les choses sont produites, sur les chaînes de production mondiales, etc.

Oui, on peut prendre l’exemple du secteur de l’acier qui est crucial en termes d’émissions : il n’y a aucun moyen pour un·e consommateur·rice de produits finis d’avoir un réel impact sur les choix dans le secteur de l’acier, parce que l’acier est un intrant dans d’autres produits, et en tant que consommateur·rice, quand on achète une voiture par exemple, on n’entre pas directement en contact avec l’industrie de l’acier, on ne peut pas la boycotter.

Un mot sur la Suède dont tu es originaire. Quel est l’état du mouvement climatique / écologique en dehors de Greta Thunberg et quels sont les défis pour la gauche dans ce pays ?

En fait, Greta est en quelque sorte une anomalie car le mouvement pour le climat en Suède est extrêmement faible. La Suède est généralement un cimetière pour les mouvements sociaux et Greta est devenue célèbre en Suède parce qu’elle l’est d’abord devenue en Europe. Elle a été en quelque sorte découverte par les médias suédois tout d’un coup – « cette Suédoise devient très célèbre en Europe, il faut en faire une couverture ici aussi ». Mais les grèves scolaires pour le climat en tant que mouvement ont toujours été plus faibles en Suède qu’au Danemark, sans parler de l’Allemagne ou même de la Belgique. 

Nous n’avons jamais atteint le stade que vous avez connu – à un moment donné, fin 2019, il y a eu quelques manifestations assez importantes à Stockholm, mais on était encore loin de l’influence et de l’ampleur constatées dans d’autres pays. Il existe des initiatives ici et là. Au moment où cette interview sera publiée, il y aura eu une action à petite échelle du type Ende Gelände fin août contre une entreprise de ciment à Gotland, une île à l’est de la Suède. 

En revanche, on a connu un énorme flop au début du mois de juin : une tentative par des militant·es de Stockholm – j’en ai fait partie au début – de mener une campagne appelée « Pull the Plug » à l’occasion d’un sommet qui a eu lieu au début du mois de juin et qui n’a reçu aucune attention médiatique. Le sommet s’appelait « Stockholm+50 » parce qu’en 1972, un important sommet du PNUE s’y est tenu, qui a été une sorte de jalon dans le développement de la politique environnementale internationale. 

L’idée était donc que 50 ans plus tard, le gouvernement suédois et l’ONU organisent un sommet pour célébrer le 50eanniversaire. Nous voulions faire des actions pendant celui-ci, mais la seule chose qui a finalement été organisée a été une marche passant devant différents appartements où vivent des PDG de compagnies pétrolières et gazières et de banques en Suède. L’idée était de se rendre devant leurs appartements, d’allumer des fumigènes, de lancer des slogans etc. – une excellente idée, mais il n’y a eu que 100 personnes. 100 personnes après six mois de tentatives de mobilisation : un échec total. C’en était même embarrassant.

Et puis il y a la question de la gauche. Il existe le Parti de Gauche, qui est l’ancien parti communiste, et notre section de la QI (Quatrième internationale) s’est dissoute en tant que parti – nous nous appelions le Parti Socialiste [rien à voir avec les PS que nous connaissons en Belgique ou en France] et nous nous appelons maintenant Politique Socialiste – notamment pour pouvoir travailler au sein du Parti de Gauche. 

Le Parti de gauche a maintenant une nouvelle présidente depuis quelques années, Mehrnoosh Dadgostar, qui se fait appeler Nooshi. Elle a abandonné la politique pour le climat de son prédécesseur Jonas Sjöstedt, un ouvrier de l’automobile qui travaillait à l’usine Volvo d’Umeå, dans le nord de la Suède, et qui était très proche de certains de nos camarades de la QI, car le plus grand syndicat de métallurgistes du Nord de la Suède est dirigé par des membres de la section suédoise de la QI. 

Il a en quelque sorte entamé le processus consistant à nous inviter au sein du Parti de Gauche dans les années où Podemos et Syriza étaient des forces de gauche intéressantes. Il voulait élargir le Parti de Gauche, en faire davantage ce type de parti, et a suggéré que nous travaillions ensemble. Il était personnellement impliqué dans la politique pour le climat et il en a fait un élément du profil politique du Parti de Gauche. Mais le projet stratégique de Nooshi est de ramener les électeurs·rices de la classe ouvrière des Démocrates Suédois – l’extrême droite – vers le Parti de Gauche. 

En fait, on peut dire en simplifiant un peu les choses qu’elle a l’idée que la classe ouvrière est essentiellement la classe ouvrière blanche dans les vieilles villes industrielles ou postindustrielles dans les zones rurales, et que pour regagner ces électeurs·rices des Démocrates Suédois, nous devons atténuer notre politique pour le climat et notre antiracisme. Notre courant – Politique Socialiste – et plusieurs autres au sein du Parti de Gauche sont bien sûr mécontents de ce virage – c’est une ligne controversée qu’elle a adoptée. Elle se présente comme une sociale-démocrate à l’ancienne, très pro-industrie – elle aime se rendre sur les chantiers de construction, mettre un casque de chantier et se faire photographier en posant comme une ouvrière, ce genre d’attitude ouvriériste…

Cela ressemble à l’expérience éphémère de l’organisation Aufstehen de Sahra Wagenknecht en Allemagne.

Oui, c’est le même genre d’orientation. Cette tension est tout le temps présente de nos jours : faut-il être contre les « politiques de l’identité » et se concentrer sur des questions plus immédiatement liées à la classe, ou devrions-nous avoir une compréhension élargie de la classe et du sujet révolutionnaire. Et malheureusement, elle a une tendance très claire vers la première position dans ce débat.

Un dernier mot sur Code Rouge, l’action dont nous avons déjà parlé au début de l’interview. Avec la Gauche Anticapitaliste, nous sommes membres d’une coalition assez large – avec des organisations comme Greenpeace par exemple – qui prévoit une importante action de désobéissance civile au début du mois d’octobre. Le but est de bloquer une grande infrastructure de Total…

Oh, superbe !

On le pense aussi ! (Total a racheté la principale compagnie pétrolière belge, Petrofina, il y a 20 ans, soit dit en passant.) Nous visons à mobiliser plus de 1 000 personnes pour cette action. C’est vraiment ambitieux – nous aimerions accomplir quelque chose comme Ende Gelände, qui est une grande source d’inspiration. Nous travaillons dur pour en faire un succès…

Avez-vous déjà des dates pour cette action ? Où se déroulera-t-elle ? Existe-t-il un site web ?

Oui, elle aura lieu le week-end des 8-9 octobre. Il y a un site web qui est https://code-rouge.be/. Le lieu n’a pas encore été divulgué – nous le divulguerons au dernier moment pour que cette action très conflictuelle ait plus de chances de succès.

Bien sûr, c’est logique. Superbe ! Malheureusement, je ne peux pas venir à ces dates, mais si je le pouvais, je me joindrais à vous sans aucun doute !

*

Cet entretien a été réalisé par des militant·es jeunes de la Gauche anticapitaliste, qui ont rencontré A. Malm cet été en France, lors des 37es Rencontres internationales de jeunes organisées en solidarité avec la Quatrième internationale, auxquelles il était invité à intervenir.

Illustration : CODE ROOD, Learning to fight in a warming world – Andreas Malm.

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