Quartiers populaires : une autre vision pour une autre politique ?
Le sociologue Pierre Gilbert vient de publier le livre Quartiers populaires. Défaire le mythe du ghetto, aux éditions Amsterdam. Il s’y attache à décrire la mécanique inégalitaire et ségrégative, dans laquelle s’imbriquent rapports de classe et rapports de race, et qui est au coeur de la vie et des parcours des habitant·es des quartiers populaires.
Il ne succombe pas pour autant à l’imagerie du « ghetto », dont il montre qu’elle vient conforter la représentation courante, exotisante et/ou stigmatisante, d’un univers socialement séparé voire « séparatiste », et qu’elle fait obstacle à la prise en compte de tout ce qui est commun à l’ensemble des classes populaires, dans et hors ce qu’on appelle les quartiers populaires.
Conclusion – « Casser les ghettos »… ou faire autrement ?
Difficiles à penser et à décrire, comme le dit Pierre Bourdieu, les quartiers populaires périphériques de la France contemporaine sont aussi difficiles à nommer. L’embarras est fréquent lorsqu’il s’agit de désigner « ces quartiers dont on parle » : le lexique choisi produit non seulement des effets de connaissance et de méconnaissance, mais également des effets politiques, les discours savants faisant l’objet d’appropriations variées, qui peuvent tantôt légitimer et tantôt subvertir les rapports de pouvoir.
Face à ce problème, les alternatives sont nombreuses. Les expressions « quartiers d’exil », « d’exclusion » ou « de relégation », qui reposent sur une vision duale et quelque peu misérabiliste du monde social, apparaissent peu satisfaisantes. Les termes « quartiers sensibles », quartiers « prioritaires » ou quartiers « des politiques de la ville » posent autant de difficultés, puisqu’ils reposent sur une définition plus administrative que sociologique de ces espaces.
Faute de concept adéquat, l’expression « quartiers populaires » apparaît plus adaptée, à condition que l’on s’efforce d’éviter les écueils populistes associés à la figure nostalgique du quartier ouvrier des années 1950 et 1960, mais aussi que l’on se garde d’accorder un primat aux rapports sociaux de classe au détriment d’autres rapports sociaux, notamment de race. Le terme « cités » représente lui aussi une solution raisonnable : s’il désigne à l’origine des « créations nouvelles, parfois à vocation de modèle », formant un « habitat groupé destiné à des catégories modestes, censé apporter des solutions aux maux de la ville[1] », il renvoie à divers modèles de l’histoire urbaine française (pensons aux cités ouvrières, aux cités-jardins, à la Cité radieuse du Corbusier, à Marseille, ou à la cité industrielle de Tony Garnier, à Lyon).
Depuis le milieu du xxe siècle, la trajectoire du mot est liée à celle des grands ensembles : d’abord « symbole de la grande mutation sociale des Trente Glorieuses » et support du progrès social, le terme est désormais chargé de connotations négatives, associé à l’idée d’« espace socialement défavorisé et lieu d’insécurité[2] ». Le terme « cité », parce qu’il est ambigu[3] et parce qu’il est fréquemment employé par les habitant·es des lieux ainsi nommés, permet d’échapper aux usages essentialisants associés à la figure du ghetto.
Comme ce livre a tâché de le montrer, les théories du ghetto rendent donc très mal compte de la réalité sociologique de ces quartiers : la thèse de la relégation ne reflète pas le fonctionnement réel de la ségrégation socio-économique et raciale, et l’idée d’un contre-monde, défini par une différence radicale, est démentie tant par l’ambivalence des effets de quartier que par les nombreux points communs qui existent entre le monde des cités et d’autres milieux sociaux. C’est pourquoi il est grand temps de se débarrasser de l’idée de ghetto[4]. Et s’il est urgent d’y renoncer, c’est aussi parce que les discours savants ne flottent pas dans le ciel des idées mais peuvent exercer sur le monde social des « effets de théorie[5] ».
L’image du contre-monde fait écho aux nombreux lieux communs qui présentent les cités comme des zones de non-droit régies par des logiques de séparatisme social et culturel. Tout comme, aux États-Unis, la figure iconique du ghetto contribue à reproduire la domination raciale en nourrissant un imaginaire qui légitime l’altérisation et l’infériorisation sociale de l’ensemble du groupe des Africains-Américains[6], les discours tenus en France sur le ghetto participent à la reproduction symbolique des rapports sociaux de classe et de race.
Ils confortent l’idée selon laquelle les minorités racisées (arabes, noires, musulmanes) et les fractions précaires des classes populaires forment dans leur ensemble, au-delà des seul·es habitant·es des cités, un groupe étranger qui échappe aux règles de « la République », autrement dit une race et une classe dangereuses. Voilà pourquoi elle joue un rôle déterminant dans les processus symboliques et matériels de domination de ces catégories sociales et légitime les discriminations qu’elles subissent.
La diffusion de cette représentation dans les espaces médiatique et politique a largement contribué à la naissance des politiques de la ville, en leur fournissant un cadre de pensée et une justification intellectuelle, en particulier depuis le début des années 2000. Diagnostiquant que la principale cause des difficultés des cités réside dans la concentration spatiale de pauvres et de minorités racisées, la politique de rénovation urbaine se focalise sur la transformation de l’offre de logements et l’aménagement urbain, au service d’un objectif de transformation du peuplement destinée à créer de la « mixité sociale ».
À l’occasion du lancement du programme national de rénovation urbaine en 2003, l’emblématique ministre de la Ville Jean-Louis Borloo annonçait ainsi vouloir « casser les ghettos ». Vingt ans plus tard, cette politique est toujours à l’œuvre. Si elle est parvenue à freiner le processus de paupérisation des quartiers prioritaires, elle n’a pas permis le retour attendu des classes moyennes et des ménages blancs. Offrant à une mince fraction de la population l’opportunité de connaître une petite ascension socio-résidentielle, elle a aussi contribué à renforcer la hiérarchisation de l’habitat et la fragmentation de la population locale, tout en détruisant des dizaines de milliers de logements en bon état et aux loyers très bas, dans des métropoles où l’accès au logement des plus précaires est devenu de plus en plus difficile. Et, malgré les annonces répétées, l’investissement de l’État dans les quartiers des politiques de la ville n’est en réalité pas supérieur à celui alloué à d’autres territoires.
Plutôt que de « casser » des ghettos qui n’existent pas, il est possible et souhaitable d’emprunter d’autres voies, en prenant au sérieux les constats établis par les enquêtes sociologiques que ce livre a tâché de présenter. Une première voie consiste à lutter contre les mécanismes symboliques de domination dans les champs politique, administratif et médiatique, qui reposent sur la description des cités comme un univers à part et menaçant.
Cela passe d’abord par une meilleure régulation politique et économique des médias, qui permettrait de garantir la liberté et la pluralité de l’information à un moment où le service public de l’audiovisuel est menacé et où le secteur privé se trouve sous l’influence croissante de quelques grandes fortunes qui y imposent des figures et des thématiques de plus en plus réactionnaires. Cela passe également par une protection renforcée des libertés académiques et par un réel soutien économique aux universités et à la recherche publiques, alors que les sciences sociales subissent depuis quelques années une violente croisade conservatrice, qui vise à empêcher la production de connaissances sur les inégalités.
Une politique d’égalité pour les cités devrait aussi lutter contre les discours politiques d’exclusion et les dispositifs qui y sont associés, à commencer par la nouvelle définition de la laïcité et les politiques islamophobes qui se sont imposées aux sommets de l’État et dont relèvent la loi de 2004 interdisant le port des signes religieux à l’école ou celle de 2021 contre le « séparatisme ». Il s’agit aussi de combattre les politiques néolibérales fondées sur la disqualification des « assistés », qui légitiment la fragilisation de la protection sociale en ciblant les populations les plus précaires.
De façon analogue, une réforme de la statistique publique, pour l’instant focalisée sur le seul indicateur socio-territorial des « quartiers prioritaires », successeur des « zones urbaines sensibles », serait particulièrement utile pour rendre compte de la diversité des territoires et sortir d’une représentation spatiale duale, qui oppose les cités au reste de l’espace résidentiel. Une telle représentation permettrait notamment de rendre plus visibles les territoires les plus ségrégés, situés en haut de l’espace social, et pourrait suggérer des politiques s’attaquant davantage aux racines des inégalités d’accès à la ville.
Plusieurs secteurs de l’action publique sont en outre susceptibles d’alléger certains des problèmes majeurs rencontrés par la population des cités. D’abord, il conviendrait de déployer une politique volontariste du logement, qui non seulement lutterait contre la ségrégation en s’attaquant à l’absence de mixité sociale dans les territoires les plus privilégiés, mais qui, surtout, favoriserait le droit au logement grâce à des dispositifs efficaces de modération des prix et à la construction massive de logements sociaux, et combattrait les discriminations, notamment raciales, dans l’accès au logement.
Il faudrait, ensuite et plus largement, mettre en œuvre des politiques touchant à la qualité des systèmes de protection sociale, à la répartition des richesses et à l’organisation de la production économique, en tâchant notamment de lutter contre l’exposition des classes populaires à des emplois précaires, peu payés et aux horaires contraints, réduits et morcelés, qui pénalise particulièrement les femmes de ces territoires et leurs enfants.
La réorganisation des pratiques et des forces de police devrait aussi constituer une priorité : par exemple, supprimer les groupes d’intervention de type paramilitaire, mettre un terme aux contrôles d’identité humiliants, créer des outils efficaces de contrôle de l’action des agents et une instance d’inspection véritablement indépendante, revenir à une police de proximité et soutenir les services sociaux de prévention.
L’arsenal pénal qui prend pour cible la jeunesse des cités depuis les années 1990 doit également être réexaminé, tout comme les politiques répressives en matière de drogues qui ont démontré leur inefficacité, au profit d’approches fondées sur la dépénalisation ou la légalisation et qui, associées à la prévention des risques, épargneraient à de nombreux enfants des cités la délinquance et la prison. Par ailleurs, accorder davantage de moyens et de pouvoir aux instances qui protègent les droits et les libertés, comme le Défenseur des droits, semble indispensable pour lutter contre les multiples discriminations qui pénalisent les habitant·es des cités, dans leur vie quotidienne.
Une action politique courageuse devrait aussi compenser par de lourds investissements le déficit structurel de services publics dans les cités, notamment dans la justice, les transports publics ou la santé, afin de lutter contre les déserts médicaux urbains et soutenir le développement de services adaptés, sur le modèle de la santé communautaire.
Les investissements devraient aussi porter sur l’école, où deux chantiers sont particulièrement urgents : la revalorisation statutaire et salariale des enseignant·es du public, afin de compenser la dégradation continue des conditions d’emploi et de salaires depuis les années 1980, qui se traduit aujourd’hui par une profonde crise des recrutements et génère un nombre croissant de postes non pourvus et d’absences non remplacées, dont pâtissent particulièrement les élèves des quartiers les plus défavorisés ; une politique volontariste de mixité scolaire incluant le secteur privé, afin de lutter contre une ségrégation néfaste, en particulier dans les établissements privés sous contrat, subventionnés par l’État, où se concentrent plus que jamais les élèves les plus favorisés.
Enfin, une politique d’égalité au profit des cités devrait apporter son soutien à la vie sociale locale, en soutenant les associations et l’animation sociale, mais aussi en prêtant davantage attention à la parole des groupes auto-organisés issus des quartiers populaires. Il s’agit ici de s’émanciper des logiques de la seule démocratie participative instituée, dans les conseils de quartier, pour engager un dialogue attentif avec les groupes mobilisés de façon plus autonome, y compris ceux qui tiennent un discours critique à l’égard des institutions.
Ces dernières années ont en effet été marquées par l’émergence préoccupante d’une politique de plus en plus répressive vis-à-vis des associations et des libertés publiques, qui se traduit par la dissolution de collectifs, l’interdiction de manifestations, la non-attribution de subventions, etc., dont sont notamment victimes les groupes des cités mobilisés contre les violences policières et les discriminations racistes et islamophobes, ou pour le droit au logement. Une politique véritablement démocratique devrait infléchir radicalement cette tendance, qui participe plus généralement de la déconsidération croissante, aux sommets de l’État, à l’égard des corps intermédiaires et des mouvements sociaux, associée à un recours de plus en plus brutal à la force à leur encontre.
La mise en œuvre d’un tel programme implique d’abord d’en finir avec la notion de ghetto. En voyant les cités autrement, on pourra cesser de considérer le peuplement comme le principal problème, de faire du bulldozer et de la grue les principaux instruments du changement social, et de se représenter la culture des cités comme une menace à normaliser et à éliminer. C’est le préalable nécessaire pour imaginer d’autres politiques, qui lutteront contre les ressorts symboliques de la domination de classe et raciale que subissent les populations subalternes de ces quartiers.
C’est la condition, ensuite, pour inventer d’autres formes d’action publique, qui permettront de combattre les inégalités sur plusieurs fronts (économique, sanitaire, scolaire, résidentiel, sécuritaire, etc.), par une politique réellement ambitieuse et qui, débordant largement le cadre des cités, agira sur l’ensemble des groupes sociaux et des territoires.
Notes
[1] Ch. Topalov, L. Coudroy de Lille, J.-Ch. Depaule et B. Martin (dir.), L’Aventure des mots de la ville : à travers le temps, les langues, les sociétés, Paris, Robert Laffont, 2010, p. 299.
[2] Ibid., p. 300.
[3] Il renvoie aussi à la cité athénienne, figure à la fois positive et négative, « berceau de la démocratie » et régime politique interdisant aux femmes et aux esclaves l’accès à la citoyenneté.
[4] Comme d’autres chercheurs invitent aussi à le faire aux États-Unis (Mario Luis Small, « Four Reasons to Abandon the Idea of “the Ghetto” », City and Community, vol. 7, n° 4, p. 389-398).
[5] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
[6] Mary Pattillo, « Extending the Boundaries and Definition of the Ghetto », Ethnic and Racial Studies, vol. 26, n° 6, 2003, p. 1046‑1057 ; Elijah Anderson, Black in White Space. The Enduring Impact of Color in Everyday Life, Chicago, University of Chicago Press, 2022.