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Dans cet entretien, Michael Löwy revient, au delà des images, sur la pensée politique de Che Guevara et sur son actualité, notamment en Amérique Latine. 

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Pour vous, la figure du Che est-elle réductible à une image de romantisme révolutionnaire, le héros par excellence, ou bien peut-on vraiment percevoir chez lui une pensée politique ; et si oui, comment peut-on la définir ? Quels rapports avec le marxisme ?

Le Che n’a pas été seulement un combattant héroïque, mais aussi un penseur révolutionnaire, le porteur d’un projet politique et moral, d’un ensemble d’idées et valeurs pour lesquelles il a lutté et donné sa vie. La philosophie qui donne à ses options politiques et idéologiques sa cohérence, sa couleur, sa température, est un profond humanisme révolutionnaire. Pour le Che, le véritable communiste, le véritable révolutionnaire était celui qui considère les grands problèmes de l’humanité comme ses problèmes personnels, celui qui est capable de « sentir de l’angoisse quand on assassine un homme quelque part dans le monde et d’être exalté quand se lève quelque part un nouveau drapeau de liberté »[1]. L’internationalisme du Che – à la fois mode de vie, foi séculaire, impératif catégorique et patrie spirituelle – a été l’expression combative et concrète de cet humanisme révolutionnaire et marxiste.

Il y a une phrase de José Marti que le Che citait souvent dans ses discours, et qu’il appelait « le drapeau de la dignité humaine » : « Tout être humain véritable doit sentir dans son visage le coup donné au visage d’un autre être humain ». La lutte pour cette dignité est un principe éthique qui va l’inspirer dans toutes ses actions, depuis la bataille de Santa Clara jusqu’au dernier combat désespéré dans les montagnes de Bolivie. C’est un terme important dans la culture latino-américaine. Il faut peut-être chercher son origine dans le Don Quixotte, œuvre que le Che lisait dans la Sierra Maestra, dans les « cours de littérature » qu’il donnait aux recrues paysannes de la guérilla, et héros avec lequel il s’identifiait, ironiquement, dans la dernière lettre à ses parents. Mais cette valeur n’est pas pour autant étrangère au marxisme. N’est-ce pas Marx lui-même qui écrivait dans son article « Le communisme de l’Observateur Rhénan » (septembre 1847) : « Le prolétariat a besoin de sa dignité encore plus que de son pain » ?

On a souvent limité la pensée stratégique de Guevara au thème du foco de guérilla. Ses idées sur la révolution latino-américaine sont beaucoup plus profondes. Par sa célèbre formulation de 1967, dans le Message à la Tricontinentale« Il n’y a plus d’autre changement à faire : ou révolution socialiste ou caricature de révolution » – il a aidé toute une génération de révolutionnaires à se dégager du carcan de la doctrine stalinienne de la « révolution par étapes ».

Il n’en reste pas moins qu’on trouve dans ses écrits – que ce soit sur l’expérience cubaine ou sur l’Amérique latine – et encore plus dans sa tragique tentative bolivienne une tendance à réduire la révolution à la lutte armée, la lutte armée à la guérilla rurale et celle-ci au petit noyau du foco. Cette tendance a dominé dans l’héritage guévariste en Amérique latine, même si l’on trouve aussi dans son œuvre des passages qui nuancent cette conception – par exemple en insistant sur l’importance du travail politique de masses, ou sur l’inadéquation de la lutte armée dans un pays où il existe un régime démocratique. Sans parler de son refus explicite et catégorique de l’attentat et du terrorisme aveugle.

En tout cas, l’héritage du guévarisme, qui a marqué la stratégie des organisations révolutionnaires latino-américaines au cours des années 60 à 80, reste présent, comme sensibilité révolutionnaire et comme résistance irréductible à l’ordre établi, dans la gauche du continent, aussi bien dans certains mouvements sociaux, comme le MST (Mouvement des Paysans Sans Terre) du Brésil), que dans les courants qui se réclament du socialisme.

Le socialisme dans les Amériques, écrivait José Carlos Mariategui en 1929, ne doit pas être copie et calque, mais création héroïque. C’est exactement ce qu’a essayé de faire le Che, en rejetant la proposition de copier les modèles « réellement existants » et en cherchant une voie nouvelle vers le socialisme, plus radicale, plus égalitaire, plus fraternelle, plus humaine, plus cohérente avec l’éthique communiste.

Ses idées sur le socialisme et la démocratie étaient encore en évolution au moment de sa mort, mais on observe clairement dans ses discours et écrits une prise de position de plus en plus critique envers l’auto-intitulé « socialisme réel » des héritiers du stalinisme. Dans son célèbre « Discours d’Alger » (février 1965) il appelait les pays qui se réclamaient du socialisme à « liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest », qui se traduisait dans les rapports d’échange inégal avec les nations qui essayaient de se libérer du carcan impérialiste. Il ajoutait ceci :

« Le socialisme ne peut exister s’il ne s’opère dans les consciences une transformation qui provoque une nouvelle attitude fraternelle à l’égard de l’humanité, aussi bien sur le plan individuel dans la société qui construit ou qui a construit le socialisme que, sur le plan mondial, vis- à -vis de tous les peuples qui souffrent de l’oppression impérialiste »[2].

Analysant dans son célèbre essai de mars 1965, Le socialisme et l’homme à Cuba, les modèles de construction du socialisme existant en Europe de l’Est, le Che rejetait, toujours à partir de sa perspective humaniste révolutionnaire, la conception qui prétend « vaincre le capitalisme avec ses propres fétiches » :

« en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l’aide des armes pourries léguées par le capitalisme (la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme stimulant, etc.) on risque d’aboutir à une impasse »[3].

Un des principaux dangers du modèle importé de l’URSS c’est l’accroissement de l’inégalité sociale et la formation d’une couche privilégiée de technocrates et bureaucrates : dans ce système de rétribution « ce sont les directeurs qui, chaque fois, gagnent davantage. Il faut voir le dernier projet de la République démocratique allemande ; l’importance qu’y assume la gestion du directeur ou mieux la rétribution de la gestion du directeur »[4].

La pensée économique du Che sur les questions de la transition au socialisme est à la fois passionnante et problématique. Passionnante par son engagement égalitaire et anti-bureaucratique, et par sa critique du fétichisme du marché – y compris dans les pays dits « socialistes ». Ce n’est pas un hasard si notre camarade Ernest Mandel s’est solidarisé avec lui dans le débat économique des années 1963-64, contre les partisans des conceptions économiques de Staline (Charles Bettelheim) et contre les imitateurs cubains du modèle soviétique.

Cependant, les arguments tout à fait légitimes du Che en défense de la planification laissaient dans l’ombre la question politique clé : qui planifie ? Qui décide des grands choix du plan économique ? Qui détermine les priorités de la production et de la consommation ? Sans démocratie véritable – c’est à dire sans : a) pluralisme politique ; b) discussion libre des priorités et c) libre choix par la population entre les diverses propositions et plateformes économiques alternatives – la planification devient inévitablement un système bureaucratique, autoritaire et inefficace de « dictature sur les besoins », comme le montre abondamment l’histoire de l’ex-URSS. En d’autres termes : les problèmes économiques de la transition au socialisme sont inséparables de la nature du système politique. L’expérience cubaine au cours des vingt dernières années a révélé, elle aussi, les conséquences négatives de l’absence d’institutions démocratiques/socialistes – même si Cuba a pu éviter les pires aberrations bureaucratiques et totalitaires des autres Etats dits « socialistes réels ».

Or, sur ces questions, on trouve des avancées importantes dans un document du Che qui est resté – pour des raisons inexplicables – quarante années fermé dans un tiroir à La Havane : les notes critiques au Manuel d’Economie politique de l’Académie des Sciences de l’URSS. Dans ce document – récemment (2006) publié à Cuba, Guevara écrivait, de façon très explicite, que c’est aux travailleurs – et non les « lois du marché » ou un Bureau de spécialistes – au peuple lui-même, de prendre les décisions concernant les grandes lignes de la planification.

 

Icône, objet publicitaire… 40 ans après sa mort, le Che n’a-t-il pas épuisé sa force subversive, à force de récupérations politiques et commerciales ? En est-il de même en Amérique Latine qu’en Europe ?

Le Che est – comme José Marti, Emiliano Zapata, Augusto Sandino, Farabundo Marti et Camilo Torres – une de ces figures qui sont tombées débout, les armes à la main, et sont devenues, pour toujours, des étoiles dans le ciel de l’espérance populaire, des charbons ardents sous les cendres du désenchantement.

Il y a quelque chose dans la vie et le message du médecin/guérillero argentin/cubain qui parle encore aux générations d’aujourd’hui. Sinon, comment expliquer cette pléthore d’ouvrages, articles, films et débats ? Ce n’est pas un simple effet commémoratif du quarantième anniversaire : qui s’intéressait, en 2003, pour les 50 années de la mort de Joseph Staline ? ? Certes, le guévarisme des quinze dernières années n’est pas celui de 1960-80, à l’époque des guerres de guérilla contre les dictatures latino-américaines.

Prenons comme exemple le nouveau zapatisme du Chiapas. Si la composante guévariste est bien présente, dans l’origine du groupe qui a formé l’E.Z.L.N. (Armée Zapatiste de Libération Nationale), ce mouvement, devenu au cours des années 80 l’expression « organique » des communautés indigènes du Chiapas, a privilégié – après l’acte insurrectionnel de 1994 – l’action politique et la mobilisation, par en bas, de la « société civile » contre le régime autoritaire du parti/Etat mexicain. Néanmoins, sans le soulèvement de janvier 1994, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale – toujours les armes à la main, treize années plus tard – ne serait pas devenue une référence pour les victimes du néo-libéralisme, non seulement au Mexique, mais dans tout l’Amérique Latine et le monde.

Le zapatisme combine plusieurs traditions subversives, mais le guévarisme n’est pas moins une des ingrédients essentiels de cette bouillonnante et imprévisible culture révolutionnaire : il se traduit par la constitution d’une « Armée de Libération », par le fusil comme expression matérielle de la méfiance des opprimés envers l’Etat et les classes dominantes, par le lien directe entre les combattants et les masses paysannes (indigènes) et par la perspective radicale d’un combat anti-capitaliste. Nous sommes loin de l’aventure bolivienne de 1967, mais proches de l’éthique révolutionnaire telle que le Che l’incarnait.Par sa sensibilité libertaire, son auto-ironie, son refus du pouvoir, son appel internationaliste à lutte contre le néolibéralisme, l’EZLN a suscité un large écho, bien au-delà des frontières du Mexique.

Egalement significative est l’influence, à l’échelle de masses, du guévarisme dans certains mouvements sociaux, comme le MST, le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre du Brésil.Né en 1984, résultat de longues années de travail de conscientisation et de promotion de l’auto-organisation paysanne par la Commision Pastorale de l’Eglise, le MST est surgi au sein du « christianisme de la libération », mais s’est rapidement autonomisé, devenant un mouvement non-confessionel, qui rassemble de centaines de milliers de militants : sans doute, aujourd’hui, le mouvement social le plus important et le plus combatif du Brésil. Son objectif c’est la réforme agraire, mais aussi un changement radical du modèle de développement néo-libéral du pays et l’avènement d’une société plus juste, « sans exploités ni exploiteurs » (Charte de principes du MST).

Che Guevara est une des principales références politiques du MST et une source d’inspiration pour ce qu’ils nomment « la mystique » du mouvement : sa radicalité, et le dévouement de ses militants – dont beaucoup ont payé de leur vie l’engagement contre les latifundistes – pour la cause de la justice sociale. Certes, le MST n’est pas un mouvement armé, et la guérilla ne fait pas partie de ses méthodes de lutte : mais il n’hésite pas à transgresser, par ses massives occupations de terre, la légalité et le sacro-saint principe de la propriété privée. L’éthique du Che et son programme d’émancipation révolutionnaire de l’Amérique Latine sont des aspects fondamentaux de sa culture sociopolitique.

D’une façon plus diffuse, les idées – et pas seulement son image dans les drapeaux et les tee-shirts – d’Ernesto Che Guevara sont présentes dans beaucoup d’autres mouvements sociaux latino-américains, depuis les piqueteros argentins jusqu’aux ouvriers boliviens, des indigènes Mapuches du Chili jusqu’aux Mayas du Guatemala. A l’exception de l’ELN colombienne, il n’y a plus d’organisations guevaristes menant une lutte armée dans les campagnes. Ce qui signifie le Che pour ces mouvements et ces individus du Nord au Sud du continent, ce n’est pas la méthode de la guérilla rurale, mais un certain esprit guévariste, à la fois éthique et politique, fait de révolte contre la domination de l’impérialisme, de rage contre l’injustice sociale capitaliste, de lutte intransigeante contre l’ordre établi et d’aspiration intense à une transformation socialiste/révolutionnaire de la société.

Que se passe-t-il en Bolivie, pays où Guevara a versé son sang dans un ultime combat ? Lors de son discours d’investiture présidentielle en janvier 2006, Evo Morales a rendu hommage à « nos ancêtres qui ont lutté » : « Tupak Katari pour restaurer le Tahuantinsuyo, Simon Bolivar pour la grande patrie et Che Guevara pour un monde nouveau fait d’égalité ». [5] Parmi les membres de son gouvernement, figurent des militants qui avaient lutté aux cotés du Che dans l’ELN bolivienne, comme Loyola de Guzman.

Plus paradoxal est le cas du Venezuela : c’est un ex-militaire, démocratiquement élu et réélu, Hugo Chavez, qui a repris à son compte deux moments décisif du programme guévariste : l’unité anti-impérialiste des peuples latino-américains, et la perspective socialiste. Dans ses nombreuses interventions en défense du « socialisme du XXIe siècle », Hugo Chavez se réclame de Simon Bolivar, mais aussi de Marx, Trotski et Che Guevara. Mais on peut aussi considérer le charismatique président vénézuélien comme un héritier des courants de gauche parmi les militaires vénézuéliens qui avaient, au début des années 1960, tenté plusieurs soulèvements inspirés par la révolution cubaine, et finirent, en partie, par rejoindre les groupes de guérilla rurale. [6]

Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction vont aller ces deux gouvernements, sans doute les plus à gauche dans l’Amérique latine d’aujourd’hui. Mais ils témoignent, chacun à sa manière, de l’actualité des idées du combattant assassiné en octobre 1967.

Dans toutes les manifestations de la mouvance révolutionnaire en Amérique latine aujourd’hui, on perçoit les traces, tantôt visibles, tantôt invisibles, du « guévarisme ». Elles sont présentes aussi bien dans l’imaginaire collectif des militants, que dans leurs débats sur les méthodes, la stratégie et la nature de la lutte. On peut les considérer comme des graines qui ont germé, pendant ces quinze dernières années, dans la culture politique de la gauche latino-américaine, produisant des branches, des feuillages et des fruits. Ou comme un des fils rouges avec lesquels on tisse, de la Patagonie au Rio Grande, les rêves, les utopies et les actions révolutionnaires.

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Cet entretien est paru initialement dans la revue Critique communiste, en octobre 2007.

 

Notes

[1] Che Guevara, Oeuvres III, Textes Politiques, Paris, Maspero, 1968, p.118.

[2] Ibid. pp. 266-267.

[3] Che Guevara, « Le socialisme et l’homme à Cuba », Textes politiques, p. 283.

[4] Che Guevara, « Le plan et les hommes », Oeuvres VI, Textes inédits, Paris, Maspero, 1972, p.90.

[5] Evo Morales Aima, Pour en finir avec l’Etat colonial, Paris, L’Esprit frappeur, 2006, p. 36.

[6] Il s’agit des soulèvements de Carupano et Puerto Cabello en mai-juin 1962, qui seront rapidement réprimés, mais dont les survivants vont contribuer à fonder, en 1963, les FALN, Forces Armées de Libération Nationale, dirigées par Douglas Bravo, le principal mouvement de guérilla au Venezuela.

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