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Les programmes d’Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle viennent enfin d’être publiés, comprenant une série des reculs devant la contre-offensive réactionnaire. Dans son livre intitulé Discipliner les banlieues, l’éducation à l’égalité des sexes dévoyée (éditions La Dispute), Simon Massei revient sur la façon dont les politiques d’éducation à l’égalité entre les sexes ciblent aujourd’hui principalement le public racisé des établissements de quartiers populaires. Nous publions ici la conclusion générale de son livre. 

Conclusion générale

Pourquoi le public de l’éducation à l’égalité des sexes aujourd’hui est-il majoritairement populaire et racisé ? À cette interrogation liminaire, cet ouvrage apporte une réponse en quatre temps. Une partie de l’explication réside, comme on l’a vu, dans l’histoire des luttes pour l’égalité et de leur institutionnalisation.

Au tournant des années 1970, le sexisme (ici entendu au sens de représentations sexistes) est pensé par les organisations féministes matérialistes comme un problème structurel appelant des solutions collectives : révision des manuels scolaires, formation des enseignant·e·s, encadrement juridique de la publicité. Il est aussi conçu à cette époque comme la composante d’un tout, indissociable d’autres formes de violences avec lesquelles il forme un continuum : violences physiques, sexuelles, économiques. La stratégie de ciblage prioritaire du public scolaire, absente des revendications des militantes de la deuxième vague, ne s’impose au cours des décennies suivantes qu’au prix d’un lent retournement.

En plein « creux de la vague » féministe[1], dans un contexte d’institutionnalisation de la cause des femmes et de diffusion d’une vulgate psychologique dans les champs de l’action publique, le sexisme tend, à partir du milieu des années 1980, à être pensé politiquement comme un problème individuel relevant de la responsabilité de chacun, et comme une affaire de stéréotypes préjudiciables à l’économie de marché, aux hommes autant qu’aux femmes. Au tournant des années 2000, tandis que ressurgit le débat sur le sexisme, alors posé en termes d’« hypersexualisation », c’est désormais au public scolaire, formé à la « déconstruction des stéréotypes », qu’est attribuée la responsabilité d’enrayer ce problème.

Cette individualisation du problème se conjugue sur le mode de la race. Le début des années 2000, caractérisé entre autres par le développement de la sous-traitance associative et la poursuite de la décentralisation des politiques éducatives, marque l’émergence d’un véritable marché de l’éducation à l’égalité entre les sexes, lieu de rencontre entre l’offre des associations partenaires de l’enseignement public et la demande des établissements scolaires.

Dans un contexte de politisation ancienne du « problème musulman » et de forte médiatisation des violences de genre en banlieue, ce marché se structure alors autour d’une représentation du sexisme comme un enjeu socialement et racialement situé, représentation matérialisée sous la forme de financements « sociaux » (lutte contre la délinquance, « politique de la ville », éducation prioritaire), et dans la distribution géographique des actions d’éducation à l’égalité entre les sexes à l’école. Les données statistiques et l’analyse cartographique mettent en évidence une corrélation étroite entre niveau de vie, taux d’immigrés dans la population locale et éducation à l’égalité entre les sexes.

Ce phénomène s’explique comme on l’a montré par un ensemble de pratiques (codage différencié des comportements sexistes par les personnels de l’Éducation nationale selon les propriétés sociales des élèves, traitement différencié de ces enjeux d’un établissement à l’autre, segmentation du marché de l’éducation à l’égalité entre les sexes suivant des critères socio-économiques…) dont la somme contribue pour une large part à expliquer la racialisation de l’antisexisme scolaire.

Face à leur mandat « civilisateur », les salariées du secteur associatif, véritables street-level bureaucrats de l’égalité, apparaissent divisées. Ces divisions tiennent à la diversité de leurs trajectoires et aux circonstances variables de leur entrée dans l’espace de l’éducation à l’égalité entre les sexes. Monde professionnel précaire, lieu de réinvestissement provisoire ou durable des ambitions et des capitaux, cet espace est traversé par un ensemble de clivages liés principalement au type de diplôme et aux antécédents professionnels des intervenantes. Leurs pratiques professionnelles et le contenu de leur discours dépendent fortement de leur position au sein de cet espace.

Les unes, militantes de la cause des femmes, diplômées de sciences sociales ou de science politique, exercent leur métier sur un registre politique et refusent la mission « civilisatrice » à laquelle les assignent une partie de leurs financeurs. Les autres, titulaires de diplômes de sciences de l’éducation, de sciences du langage ou de philosophie, éducatrices souvent passées par l’Éducation nationale ou populaire, exercent leur métier sur un registre éthique et justifient la racialisation de l’antisexisme scolaire (sans jamais la nommer comme telle) par des arguments républicains universalistes. Entre les deux, juristes, psychologues et artistes, mercenaires de l’éducation à l’égalité entre les sexes arrivées sur le tard à ces questions, forment un groupe plus hétérogène et exercent leur métier sur un registre technique sans faire intervenir de considérations morales dans la définition de leur rôle.

La racialisation de l’antisexisme scolaire doit également être appréhendée comme une construction par le bas, ainsi qu’y invite l’observation du comportement des élèves pendant les actions d’éducation à l’égalité entre les sexes. Laboratoire parmi d’autres des rapports de domination, les salles de classes sont le théâtre d’une magie institutionnelle qui permet aux élèves blancs bien classés scolairement de convertir leur compétence scolaire (discipline corporelle, participation active aux débats, utilisation du registre politique) en compétence égalitaire et d’apparaître ainsi comme les bons élèves de l’égalité entre les sexes, quand les provocations et l’incapacité des autres à parler d’amour sans en rougir, ou à mettre les « bons » mots sur leurs sentiments ou sur les images sexistes, justifient aux yeux de la plupart des enseignant·e·s le ciblage des écoles de quartiers.

À ces effets de classe et de race s’articulent des effets de genre qui permettent aux filles de classes populaires de sauver la face devant les adultes, sans jamais parvenir toutefois à manier la langue légitime et le registre féministe avec autant d’aisance que les filles blanches de catégories favorisées. Dispositions classées et classantes, la docilité des un·es et l’incapacité des autres à mobiliser les bons registres de réponse agissent ainsi pendant ces séances comme des révélateurs des inégalités scolaires et des inégalités sociales qui les fondent.

La racialisation de l’antisexisme scolaire, observable tant à l’échelon local qu’au niveau national, contribue pour une large part à expliquer la participation en 2013-2014 de familles racisées de banlieue pauvre à un combat – la lutte contre la diffusion de la « théorie du genre » – historiquement porté par la bourgeoisie catholique blanche.

Les entretiens menés auprès des militantes de deux collectifs anti-genre nés dans le contexte de l’expérimentation des ABCD de l’égalité, JRE et VigiGender, révèlent néanmoins d’importantes différences dans les raisons de la participation des unes et des autres à ces mouvements, ainsi que dans ses conséquences sur leur vie quotidienne et celle de leurs enfants. Majoritairement issues de la bourgeoisie catholique de droite, fortement diplômées et résidant dans les arrondissements de l’ouest parisien ou dans des communes bourgeoises d’Île-de-France, les militantes VigiGender présentent un profil homogène.

Au-delà des motivations religieuses et morales apparentes, leur engagement contre l’enseignement de la « théorie du genre » trouve son origine dans le décalage observable entre leurs exigences vis-à-vis de l’institution scolaire et le sentiment que l’école publique ne garantit plus à leurs enfants le bénéfice des profits scolaires et sociaux dont elles ont jadis tiré avantage. Issues des classes populaires urbaines stabilisées, majoritairement racisées, plus faiblement diplômées que leurs homologues catholiques et résidant dans des communes moyennes ou populaires de la banlieue parisienne ou montpelliéraine, les militantes JRE forment un groupe politiquement plus hétérogène, composé à la fois d’anciennes sympathisantes de gauche déçues du Parti socialiste et de « musulmanes patriotes » objectivement proches des idées de l’extrême droite.

Plus que dans leur conservatisme sexuel ou leur traditionalisme religieux, les raisons de leur entrée en mobilisation contre l’enseignement de la « théorie du genre » logent dans leur déception collective vis-à-vis de l’Éducation nationale. Au contraire des militantes VigiGender dont la participation au mouvement contre les ABCD n’a généré que des coûts économiques liés à la rescolarisation de leurs enfants dans de prestigieux établissements d’enseignement privé catholique, les militantes JRE ont payé de leur personne sur plusieurs plans à la fois, économique, relationnel, professionnel, ayant pour certaines retiré leurs enfants de l’école publique pour leur faire l’école à la maison, en se précarisant ainsi davantage.

À travers ses différents chapitres, cet ouvrage espère contribuer à la compréhension des modes de reproduction des rapports de race et de la place qu’y occupent les politiques de la « main gauche » de l’État. Il montre que la racialisation du sexisme ne constitue pas simplement un discours journalistique ou une représentation sociale, mais aussi une construction politique au sens où l’institution scolaire, c’est-à-dire l’État, y prend directement part à travers un enseignement de l’égalité qui, de par ses modalités, sa géographie et sa réception, consacre paradoxalement l’altérité des classes populaires et des racisé·es.

Note

[1]Bibia Pavard, « Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes », Itinéraires, n°2017-2, 2018 [en ligne].

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