Pourquoi l’Italie s’est soulevée pour la Palestine. Entretien avec Maurizio Coppola et Salvatore Prinzi

A l’occasion de leur passage par Paris, nous avons discuté de la situation créée en Italie par la vague de mobilisation pour la Palestine avec Maurizio Coppola et Salvatore Prinzi, membres de la direction de l’organisation Potere al Popolo.

Nous avons tout d’abord voulu replacer cette mobilisation dans une perspective historique, pour en comprendre les ressorts sur la longue durée et mieux cerner ce qui fait la spécificité de l’Italie au sein de la mobilisation internationale aux côtés de la lutte du peuple palestinien. Il a ainsi été question de la spécificité de l’internationalisation de la formation de la nation italienne, de ses conséquences sur la culture internationaliste qui marque la gauche communiste de ce pays et du rôle des secteurs progressistes du monde catholique.

Nous avons par la suite abordé les questions stratégiques qui se posent au mouvement pour la Palestine et pour la gauche radicale italienne. Une question a surgi avec force au cours de l’entretien, celle du rôle du mouvement ouvrier, qui a été, pour la première fois depuis des décennies, capable de reprendre l’initiative, de s’appuyer sur une mobilisation plus large pour l’amener à un niveau qualitativement nouveau.

Cette expérience éclaire le rôle que joue le mouvement pour la Palestine dans les processus de politisation et de radicalisation de forces sociales et politiques émergentes au sein même des métropoles impérialistes à une échelle inédite depuis les années 1970 et le mouvement contre la guerre du Vietnam.

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Une longue tradition antiguerre et anti-impérialiste

Contretemps – Je propose de commencer par une mise en perspective historique avant d’en venir à la vague actuelle de mobilisation pour la Palestine. L’Italie a une longue tradition de mobilisation anti-impérialiste qui s’est maintenue alors même qu’au niveau politique, avec la dissolution du Parti communiste italien (PCI), en 1991, puis, dans les années 2000, l’effondrement du Parti de la refondation communiste (PRC), la gauche radicale n’occupe qu’une place marginale sur la scène politique. Comment expliquer ce phénomène ?

Salvatore Prinzi – L’Italie a été et reste plus dépendante d’une dimension internationale que d’autres pays européens, la France en particulier, comme Gramsci l’avait déjà analysé de façon précise. Ce fut pendant longtemps un pays morcelé, un terrain de conquête pour les puissances européennes. En même temps, du fait de la présence de la papauté, l’Italie jouait un rôle international et diplomatique très important. De plus, jusqu’à la « découverte » de l’Amérique et le déplacement des routes du commerce européen vers l’Atlantique, elle était au centre des relations avec les autres pays de la Méditerranée et un lieu de confrontation avec le monde arabe. C’est donc, à l’évidence, une très vieille histoire. Pour en venir à l’époque moderne, l’unité de l’Italie a été acquise non pas par une révolution populaire mais par la mobilisation d’une bourgeoisie qui n’existait que d’une manière fragmentaire, surtout dans le nord du pays. Ce sont les avant-gardes des classes dominantes italiennes qui ont travaillé avec la diplomatie européenne pour arriver à ce résultat. Ce processus d’unification ne n’est achevé qu’il y a un siècle, avec le rattachement de Trieste après la Première Guerre mondiale, un rattachement qui n’était pas le résultat d’une conquête militaire mais une sorte de récompense offerte par les Alliés à l’Italie pour avoir affronté, avec un succès pour le moins mitigé, l’armée autrichienne pendant le conflit.

Cette relation de dépendance avec des puissances extérieures s’est renforcée après la deuxième guerre mondiale du fait de l’occupation du pays par les Américains. Les États-Unis ont vu l’Italie comme une position stratégique, un pont vers l’autre rive de la Méditerranée. Le siège du commandement militaire étatsunien de la Méditerranée du Sud a pendant longtemps été installé à l’intérieur même de Naples. Il reste toujours, à côté de la ville, une énorme base américaine, dont le personnel se compte par milliers. C’est la plus grande base américaine en Méditerranée. En fait, on n’arrive même pas à savoir le nombre de bases américaines installées en Italie, parce qu’il y a des bases secrètes, où sont installées des armes et des sous-marins nucléaires, malgré le fait que l’Italie se soit prononcée à deux reprises par référendum contre la détention d’armes nucléaires sur son sol.

Cette situation a fourni la matière de grandes mobilisations après la Deuxième Guerre mondiale. C’était la bataille du PCI, qui a été capable de se présenter non pas comme un agent de l’Union soviétique mais, avant tout, comme une force qui mène une lutte pour la paix. Une force qui ne se bat pas pour la victoire de l’Union soviétique dans un conflit nucléaire, mais, tout au contraire, pour empêcher un conflit nucléaire. Cela coïncidait bien sûr avec la position de l’Union soviétique, mais le PCI a été joué cette partition d’une manière très intelligente, très hégémonique, en entraînant une partie catholique de la gauche qui s’engageait pour la paix d’une manière sincère, sur une base pacifiste. Sans être pacifistes à proprement parler, les communistes ont créé un mouvement pour la paix qui rassemblait beaucoup de gens aux orientations diverses, des socialistes, des catholiques, des courants humanitaires, etc. De ce fait, il y a en Italie une très longue tradition de mobilisations de masse pour la paix et sur des questions internationales, on l’a vu en particulier dans les mobilisations pour le Vietnam.

En ce qui concerne plus particulièrement le Moyen Orient, il faut tout d’abord remarquer que cette région a fait l’objet d’une grande attention de la part d’une partie de la bourgeoisie italienne, qui entretient davantage de relations avec le monde arabe qu’avec Israël. On pense par exemple au cas de la Libye jusqu’en 2011, lorsque l’intervention militaire franco-britannique a balayé l’influence italienne. Des hommes politiques emblématiques de la 1ère république, comme Giulio Andreotti [dirigeant historique de la Démocratie chrétienne] et Bettino Craxi [premier ministre socialiste entre 1983 et 1987] ont ainsi à maintes reprises défendu les droits des Palestinien.ne.s à avoir un État. Dans un discours célèbre devant le Parlement italien, en 1985, suite à un attentat terroriste lors duquel des groupes armés de la gauche palestinienne avaient détourné un bateau [l’Achille Lauro] et exécuté des passagers, Craxi, qui était premier ministre à l’époque, a dit à peu près que « d’un point de vue politique, je ne pense pas que la violence soit la meilleure stratégie. Mais qu’il faut se souvenir que, selon la Charte de l’ONU, les peuples qui n’ont pas d’État ont le droit à l’autodétermination, y compris par la résistance armée, donc ce n’est pas à moi de juger ». C’était un discours fort, qui a été très applaudi.

Contretemps – Tu dirais donc qu’il y a une différence entre l’Italie et la France dans le rapport à la question coloniale ?

Salvatore Prinzi – Oui, exactement. Certes, l’Italie a essayé de se doter d’un empire colonial dès la fin du XIXᵉ siècle, et, surtout, par la suite, sous le fascisme. Mais ce fut une tentative plutôt ridicule et maladroite, même si elle a causé des dizaines de milliers de morts, en particulier en Éthiopie, où l’armée italienne a fait notamment usage d’armes chimiques. Cette tentative a été très courte, et, dans la mémoire collective, elle a été effacée. Les Italiens ne se pensent pas vraiment comme une nation forte, ayant dominé et conquis des territoires, à l’instar des grandes puissances impérialistes. Il y a plutôt une solidarité instinctive avec les pays dominés. C’est un sens commun qui dépasse largement la gauche. Le regard typique porté sur la France est que « les Français sont forts, contrairement à nous qui sommes un peuple de moutons, qui n’arrive jamais à se rebeller, à faire une révolution. Nous sommes toujours dans la politique des petites combinaisons etc. ». C’est superficiel, mais il y a quelque chose de vrai là-dedans. En même temps, et pour la même raison, on ne s’imagine pas être des dominateurs, des puissants.

Cet état d’esprit est renforcé par le fait que, jusqu’à très récemment, l’Italie a surtout exporté sa main d’œuvre, avec des millions de travailleur.se.s, essentiellement du Sud, qui ont émigré soit vers le nord du pays, soit vers l’étranger, aux États-Unis ou en Europe, y compris en France. Un pays d’émigration n’occupe pas, par définition, une position dominante dans la division internationale du travail. Bien sûr, à partir d’un certain moment, l’Italie est devenue également un pays qui accueille de l’immigration, sans cesser d’être non plus un pays d’émigration. Suite à la crise de 2008, on a vu, en effet, réapparaître des patterns de longue durée du fait de la forte reprise de l’émigration. Sur un mode sans doute moins politisé que dans les années 1970, quand les mouvements communistes était forts, on a également vu réémerger un discours de soutien aux migrant.e.s, qui vient de la conscience du fait que « nous aussi nous émigrons, aujourd’hui encore ». Donc, il y a un sentiment diffus, une sensibilité forte de solidarité avec les peuples du sud de la Méditerranée, qui diffère, il me semble, de la France.

Une dernière chose : même après la disparition du PCI, ou la marginalisation de Refondation communiste et des organisations classiques de l’extrême gauche, il y a en Italie une gauche radicale et révolutionnaire très présente sur le terrain, sous la forme de cercles communistes, de centres sociaux, d’associations, et de comités divers. Même si elle n’est pas formalisée en parti, cette présence laisse une forte empreinte politique, qui fait que, par exemple, la mobilisation pour la Palestine n’a jamais cessé depuis les années 1980 et la première Intifada.

Les réactions du mainstream politico-médiatique après le 7 octobre

Contretemps – La configuration des forces sociales et politiques italiennes sur la Palestine est à l’évidence très différente de celle de la France. En nous focalisant sur les deux dernières années, quel a été le positionnement du gouvernement actuel, du mainstream politico-médiatique et des forces dominantes de la société civile après le 7 octobre 2013 ?

Maurizio Coppola – En ce qui concerne le gouvernement de Giorgia Meloni, les choses sont assez claires : au départ, il s’est totalement aligné sur la position des États-Unis en condamnant le 7 octobre comme un « acte terroriste », en mettant en avant le prétendu « droit d’Israël à l’autodéfense » et en continuant à lui livrer des armes. Je rappelle que l’Italie est le troisième fournisseur d’armes à Israël après les États-Unis et l’Allemagne. Suite à la récente vague de mobilisations, Meloni a annoncé il y a quelques jours qu’elle suspend les exportations d’armes. L’an dernier le gouvernement avait suspendu les livraisons d’équipements militaires à Israël, tout en honorant les contrats signés avant le 7 octobre 2023. Donc, oui, par rapport à d’autres gouvernements, l’Allemagne ou la France par exemple, il y a eu une réaction modeste en faveur de la Palestine, mais cela n’a eu aucun impact réel.

Du côté de la gauche institutionnelle, du Parti démocrate (PD), du Mouvement cinq étoiles (M5S) et de l’Alliance des Verts et de la gauche (AVS), il y a quelques nuances qu’il faut souligner. Leur ligne générale a consisté à condamner le 7 octobre comme « acte terroriste » et, dans un premier temps, à ne pas remettre en question « le droit à l’autodéfense d’Israël ». Ils ont refusé de dire qu’il s’agit d’un État colonial, que ce qui se passe à Gaza n’est pas une guerre entre deux parties égales mais le massacre d’une population par l’armée la plus forte du Moyen Orient, soutenue par l’hyperpuissance mondiale. C’est seulement récemment que le PD et le M5S ont commencé à modifier leur position. D’un côté, avec la poursuite du carnage, il est devenu évident aux yeux de tous qu’il s’agit bien d’un génocide. De l’autre, il y a eu la pression montante du mouvement de solidarité pour la Palestine. Le PD et le M5S ont ainsi participé à des mobilisations pour la paix, contre la militarisation et ont intégré dans leur discours la question de la Palestine. Mais c’est essentiellement pour l’utiliser de façon médiatique contre le gouvernement Meloni, pas pour vraiment construire un mouvement de soutien politique. Ni le PD, ni le M5S, n’ont participé à la mobilisation du 4 octobre [marquée en particulier par une énorme manifestation à Rome].

Salvatore Prinzi – Au niveau de l’opinion populaire, il n’y a jamais eu de consensus pro-israélien. Ils ont tout fait pour le créer, comme pour la guerre en Ukraine. La chose incroyable est que, même en l’absence de médias alternatifs de grande diffusion, la plus grande partie de la population n’a jamais soutenu Israël. Juste après le 7 octobre, cette pression a fait que les gens ont sans doute été paralysés sur le plan de l’action. Mais dans les semaines qui ont suivi, des appels en soutien des Palestinien.ne.s ont été lancés dans les universités et les premières occupations symboliques ont débuté dès les premiers jours de novembre 2023. Puis, il y a eu une deuxième vague, avec les campements, synchronisés avec la vague internationale de soutien qui a déferlé sur les campus.

Le rôle du monde catholique

Contretemps – Je voudrais maintenant aborder une autre spécificité de l’Italie, à savoir le positionnement progressiste sur les questions internationales, mais aussi sur la question des migrants, d’une partie du monde catholique. Le précédent pape François avait pris des positions avancées sur ces sujets, et plus particulièrement sur la Palestine. Quel en a été l’impact à la fois sur la société italienne et dans le mouvement récent ?

Salvatore Prinzi – Il faut d’abord mentionner un élément très important, qui fait partie des compromis constitutionnels passés entre communistes et catholiques après la Libération. L’Italie est parmi les très rares pays au monde où un article de la Constitution, l’article 11, affirme que « [l’Italie] rejette la guerre comme moyen d’atteinte à la liberté des autres peuples et comme moyen de résolution des différends internationaux ». C’est notamment ce qui a fait qu’un antimilitarisme qui n’est pas seulement de gauche, et qui inclut un large secteur du monde catholique, a toujours existé, ce qui est très différent de la France.

En tant qu’institution, l’Église catholique est bien sûr dans l’ensemble une force conservatrice, voire réactionnaire. Mais par rapport à d’autres pays, la partie sociale et la présence des catholiques dans la vie quotidienne de la population est beaucoup plus forte. Il en est de même du poids de secteurs de gauche de l’Église. C’est une très longue tradition, qui débute avec les ordres monastiques qui ont milité pour une Église pauvre et tournée vers les pauvres. A la différence donc d’autres pays, comme la France, pour ne pas parler des pays d’Europe de l’Est, où elle a joué un rôle franchement réactionnaire, l’Église apporte une solution aux problèmes ordinaires de la population. Cette fonction est aussi liée au fait que la structure étatique du pays est plus faible. Elle devient donc un recours lorsque les ressources de la famille, du réseau local et interpersonnel sont épuisées. Du reste, les communistes ont essayé de la concurrencer sur ce terrain. Togliatti pensait qu’il fallait « une « maison du peuple », (casa del popolo), animée par des militants du parti, pour chaque clocher ».

Contretemps : Il ne faut pas oublier que même une partie de la gauche extra-parlementaire des années 1960 venait directement du monde catholique et de ses ailes radicales. Plusieurs cadres dirigeants de Prima Linea ou des Brigades Rouges, par exemple, venaient de là. Mais on trouvait des catholiques dans la quasi-totalité du spectre de la gauche radicale, y compris le PCI avec des personnalités « cathocommunistes » comme Franco Rodano ou Giglia Tedesco issues du Parti de la gauche chrétienne (1939-1945).

Salvatore Prinzi – On peut également penser à un cas encore plus avancé, celui, l’Association Chrétienne des Travailleurs italiens (ACLI) dont l’aile gauche, à un moment donné, a fait alliance avec des forces de la gauche extra-parlementaire pour créer des partis comme le Parti d’unité prolétarienne (PdUP). Quant au pape François, on sait qu’il venait du courant de la « théologie populaire ». Ce n’était évidemment pas la théologie de la libération, d’inspiration clairement marxiste et révolutionnaire, mais elle en récupérait certains éléments pour l’institutionnaliser. Ces mouvements se pensaient comme une alternative au communisme en Amérique du Sud, mais c’était, en même temps, un anticommunisme qui devait accepter d’entrer sur le terrain de son adversaire. On se souvient par exemple du moment où, lors de son voyage en Bolivie, Evo Morales offre en tant que cadeau au pape François la faucille et le marteau, ornés d’un crucifix et qu’il accepte de bonne grâce, au grand dam des médias réactionnaires.

Dans un moment de barbarie comme celui que nous vivons, cela reste un point de résistance. Ainsi, sur les questions internationales et les questions d’immigration, le quotidien proche du Vatican Avvenirese situe sur les positions les plus à gauche du panorama politique italien. Pour revenir à la question palestinienne, le pape François était en contact régulier avec le patriarche de Jérusalem Pizzaballa, c’était quelque chose dont on parlait au journal télévisé, tou.te.s les Italien.ne.s étaient au courant. Le pape appelait également tous les soirs, en ligne directe, des catholiques qui vivaient à Gaza. Il n’était pas un partisan de la lutte de libération des peuples opprimés, mais il avait une position très claire contre la guerre.

Il y aussi bien sûr des catholiques de droite et même d’extrême droite.Pour eux, le pape François était une sorte d’Antéchrist, un traître. Après sa mort, il s’est conclu, je pense, un pacte interne au monde catholique. D’un côté, il fallait faire preuve d’une certaine continuité, car François intervenait constamment dans le débat public et s’était positionné sur la crise écologique, la crise sociale et les questions internationales. On ne pouvait donc pas revenir purement et simplement en arrière. Mais en même temps, il y avait aussi un secteur de droite de l’Église, surtout dans la partie européenne, qui faisait pression sur les représentants de l’Amérique latine. Le pape actuel, Léon, représente la solution de compromis.Il est clairement en retrait de la scène publique par rapport à François. Sa conception du rôle du pape est qu’il doit penser surtout aux fidèles, aux questions internes de l’Église et ne pas trop se mêler de politique. Le secteur de gauche du monde catholique se retrouve ainsi sans un guide fort, sans possibilité d’assumer une mobilisation. De ce fait, il ne semble pas participer d’une manière ouverte et visible aux manifestations pour la Palestine.

Ceci dit, quand il y un million de personnes dans les rues de Rome, il est difficile de penser qu’une partie du monde catholique ne s’est pas mobilisée, mais ce n’est pas une composante organisée du mouvement. Par ailleurs, la Marche pour la paix Pérouse-Assise du 12 octobre dernier, qui se tient depuis 1961 et a une forte dimension catholique progressiste, a attiré cette année [le 12 octobre] un nombre extraordinaire de participant.e.s, le plus élevé depuis 2003, environ 200 000 personnes, ce qui montre que ce secteur de la société est sensible à la question du génocide à Gaza, même s’il est plus modéré.

La construction du mouvement pour la Palestine

Contretemps – Venons-en donc maintenant au mouvement de solidarité avec la Palestine dans la phase qui vient après le 7 octobre. Comment a-t-il pu se construire pour déboucher sur la déferlante des dernières semaines ?

Maurizio Coppola – En fait, le mouvement est passé par plusieurs étapes. Du 7 octobre [2023] jusqu’à la manifestation du 5 octobre de l’année suivante, la mobilisation était presque entièrement autoorganisée, portée par la communauté palestinienne, les composantes de la gauche radicale, des associations et des collectifs déjà agissants sur la question palestinienne. Mais lors de la manifestation du 5 octobre 2024, une fracture est apparue au sein du mouvement. Elle portait avant tout sur les questions habituelles de leadership : qui appelle et organise les manifestations, et sur quels mots d’ordre, i.e. en condamnant le 7 octobre ou en le revendiquant ? Mais la fracture reflétait aussi le conflit en Palestine entre les groupes qui continuent la résistance et les « collaborateurs » de l’Autorité nationale palestinienne. De ce fait, les composantes palestiniennes et le mouvement italien n’ont pas réussi à créer une forme stable de coordination, un espace commun. Tout en poursuivant une mobilisation intense au niveau local, le mouvement dans son ensemble n’a pas su faire émerger au niveau national une direction, une nouvelle forme d’organisation, une démarche hégémonique. Cela a laissé un espace au M5S et au PD qui ont tenté de « rattraper » un retard d’un an et demi en lançant une manifestation nationale.

Une autre étape a ainsi commencé au début de cette année, lorsque le PD, AVS et le M5S se sont efforcés d’occuper cet espace avec la manifestation du 7 juin à Rome. Les appareils de ces formations ont fortement mobilisé, assuré le déplacement en car gratuits, et ils ont rassemblés 50 000 personnes.  Mais la gauche radicale et une grande partie de la communauté palestinienne n’étaient pas là. C’est alors que nous nous sommes dit, « zut, c’est la première fois que ces gens été un peu malins. Et c’est notre faute à nous, la gauche radicale et anticapitaliste, d’avoir loupé le coche ». On a fait des milliers d’actions, mais on s’est égaré sur des questions tout à fait décalées par rapport à ce qui s’est passé dans la société.

On a eu peur à ce moment-là d’une possible récupération de la mobilisation visant à la ramener dans un cadre compatible avec le centre-gauche. Mais, heureusement, cela ne s’est pas produit, car le centre gauche n’a pas donné suite, c’était juste un « coup » pour faire acte d’opposition à Meloni sur un terrain favorable dans l’opinion publique. Par ailleurs, au sein du PD, il y a un groupe qui s’appelle Gauche pour Israël. Ce sont des députés, des personnalités importantes [parmi les fondateurs du groupe figurent notamment l’ancien président de la République, issu du PCI et du PD, Giorgio Napolitano, Piero Fassino, Adriano Sofri, Walter Veltroni, Umberto Eco] qui freinent toute initiative qui irait davantage à gauche. Quant au M5S, même après la manifestation d’un million de personnes à Rome du 4 octobre dernier, au lieu de parler de ce sujet, il a reproché à Meloni de ne pas bloquer les bateaux pour empêcher l’arrivée des migrants en Italie, comme elle s’y était engagée pendant la campagne électorale.

Contretemps – Venons-en maintenant à la séquence entre le mois de juin et ce qui s’est passé dernières semaines, qui est extrêmement marquant et impressionnant à l’échelle européenne et internationale. On a suivi à Contretemps le débat en Italie autour de cette séquence en publiant des textes de Jacobin Italia, le vôtre et un entretien avec la revue Teiko. Je crois que, d’une certaine façon, les termes de la discussion sur la question de la spontanéité et de l’organisation de la mobilisation ont été transformés par la dynamique même de la mobilisation. Comment cette dynamique s’est-elle enclenchée ? Et comment peut-on évaluer le rôle du mouvement ouvrier, qui se présente comme un élément tout à fait décisif de cette séquence ?

Maurizio Coppola – L’élément déclencheur c’est bien évidemment la Flottille Globale Sumud et la décision d’une partie du syndicalisme de base, surtout liée aux dockers de Gênes, mais aussi d’autres ports d’Italie, de s’insérer dans cette mobilisation en tant qu’acteurs politiques directs. Le signal de départ a été donné lorsqu’un militant du Collectif autonome des travailleurs du port de Gênes (CALP) a décidé de participer à la Flottille. Un appel a alors été lancé pour récolter du matériel destiné à Gaza en tant qu’aide humanitaire. En quelques jours, 300 tonnes ont ainsi été récoltées. Une manifestation assez spontanée a rassemblé 40 000 personnes, en plein mois d’août. Ce que ces travailleurs ont réussi à faire c’est d’avoir un impact direct sur la circulation des marchandises, surtout des armes, destinées à Israël. Il faut rappeler que le CALP s’était déjà mobilisé en 2021 contre une livraison d’armes à destination de l’Arabie Saoudite pour être utilisées dans la guerre contre le Yémen.

Les dockers ont ainsi mis en lumière l’importance de l’Italie comme couloir de passage de marchandises vers Israël. Ils ont fait preuve d’une capacité incroyable de créer une identification collective avec leur action. Le mouvement s’identifie avec les actions des dockers parce qu’ils ont la capacité de bloquer concrètement pour empêcher ce génocide, c’est un message très puissant. Puis, il y a cet appel d’un docker qui a circulé dans le monde entier, en particulier dans le monde arabe, qui dit « maintenant, notre camarade va monter sur la Flottille. Si on perd le contact avec lui ne serait-ce que pendant 20 minutes, on va bloquer tout, on va organiser une grève internationale ».

A partir de là, surgit quelque chose de nouveau : la capacité du syndicalisme de base de se constituer en acteur politique au sein du mouvement. L’identification avec l’action des dockers fait que d’autres catégories de travailleurs se joignent à l’action. Le 22 septembre, les écoles ont fermé, des enseignant.e.s sont descendu.e.s en nombre dans la rue avec jeunes, avec une génération qui n’avait jamais eu une telle expérience.

Contretemps – C’est la « génération Gaza » qui est entrée en scène.

Maurizio Coppola – Exactement. D’autres catégories de travailleurs se sont également jointes à cette action, et, surtout, de nouveau, le monde universitaire. Le lendemain de l’appel lancé par les dockers, les collectifs étudiants qui se sont mobilisés pour la Palestine depuis deux ans, ont rejoint le mouvement et ont commencé à bloquer les universités et les écoles. Une force incroyable a surgi qui conduit à la journée « Blocchiammo tutto » du 22 septembre.

Contretemps – Il me semble qu’on a assisté à un saut qualitatif entre le 22 septembre et le 3 octobre. La CGIL [Confédération qui est approximativement l’équivalent de la CGT en Italie] qui n’avait pas appelé à la mobilisation du 22 septembre a alors rejoint le mouvement. Alors que le 22 septembre est marqué par de très importantes manifestations et actions de rue mais par une participation plutôt modeste aux grèves, le 3 octobre on assiste à une montée en puissance aussi bien de la mobilisation de rue que de la participation à la grève. Comment ce saut s’est-il produit ?

Maurizio Coppola – Une précision d’abord à propos de la CGIL. C’est une confédération syndicale qui politiquement a toujours été liée au PCI, puis au PD. Elle ne s’est vraiment exprimée d’une manière forte sur la Palestine que depuis quelques semaines. Quand elle a vu monter l’indignation populaire et senti l’impact de l’appel à la mobilisation des syndicats de base, elle a compris qu’elle devait prendre position. Après l’appel pour la journée du 22 septembre lancé par les syndicats de base, la CGIL a appelé à un arrêt de travail de 4 h pour le 19. Ce fut un échec, qui s’est retourné en boomerang contre sa direction, car une grande partie de la base de la CGIL a refusé ce procédé. Ces secteurs ont dit : « il y a un appel du syndicalisme de base, on va se joindre à cette à cette journée du 22 septembre ». Est ainsi apparue au grand jour un décalage entre la base et la direction. A l’inverse, après le 22 septembre, on assiste à une vague d’adhésions au syndicalisme de base. Des syndicalistes de l’USB nous ont dit que des milliers de gens ont adhéré ces derniers dix jours. Même si ça reste un syndicat minoritaire, le syndicalisme de base accumule des forces.

Salvatore Prinzi – Ce qu’on a vu ces dernières deux années, malgré les problèmes et les conflits internes dont on a parlé auparavant, c’est que quasiment l’ensemble des structures militantes qui se sont mobilisées pour la Palestine ont vu leurs rangs s’étoffer.A la fin de 2023, le rapport officiel annuel sur l’ordre public constate que le nombre de manifestations sur l’année écoulée était le plus élevé depuis 2011, et cela ne pouvait concerner que les deux ou trois derniers mois. Et la tendance s’est poursuivie. J’utiliserais pour ma part la métaphore hydraulique : l’eau n’a cessé de monter, et la pression exercée sur la digue a fait qu’à un moment donné, une brèche s’est effectivement ouverte. Ce moment, c’était le 22 septembre. Pourquoi ? Parce que les acteurs qui ont appelé à la mobilisation avaient une crédibilité qui venait du fait qu’ils avaient construit, dans la durée, un bloc politique.

La question de la grève

Contretemps – Il nous faut maintenant revenir de façon plus précise sur le rôle du mouvement ouvrier, et plus particulièrement sur la question de la grève. J’ai des raisons spécifiques d’insister sur ce point. En effet, l’un des problèmes fondamentaux auquel se sont heurtées toutes les mobilisations sociales en France depuis presque dix ans, c’est que les manifestations et actions de rue sont souvent extrêmement massives mais la participation à la grève plutôt faible. C’est la raison pour laquelle le mouvement contre les retraites, malgré sa durée, sa massivité et le soutien d’une très large majorité de la population, n’a pas pu remporter une victoire. Or, ce qui s’est passé en Italie avec la grève du 3 octobre marque un tournant. C’est la grève politique la plus importante du mouvement ouvrier européen depuis des décennies, peut-être davantage, et elle revêt, de surcroît, une dimension internationaliste. Comment expliquer cette capacité d’initiative du mouvement ouvrier italien sur ce terrain si difficile ?

Salvatore Prinzi – En Italie, il y a comme une ancienne habitude : chaque confédération syndicale appelle à une grève générale chaque automne. En réalité, il ne se passe pas grand-chose. Les taux de participation à la grève sont faibles, même s’ils sont difficiles à évaluer. Une partie des données vient des chefs d’entreprise, qui se basent sur la communication des travailleur.se.s qui ne vont pas venues travailler pour cause de grève. Mais, justement, un grand nombre de salarié.e.s ne communiquent pas là-dessus, ils et elles n’en ont pas l’obligation. Après chaque grève générale de ce type, le taux officiel de participation tourne autour de 3 à 4 %, même quand c’est la CGIL, avec l’appui des syndicats de base, qui appelle à l’action. Les syndicats, de leur côté, annoncent des chiffres de 40 ou 50%, qui sont sans doute gonflés.

Contretemps – Ce sont les grèves de routine, on est d’accord.

Salvatore Prinzi – Oui, ce sont des grèves de routine. On peut toutefois faire la comparaison avec la journée « Blocchiammo tutto » du 22 septembre. Sur le plan syndical, ce sont seulement l’USB et le syndicalisme de base qui appelaient à la grève. Le chiffre officiel est de 6%, c’est donc déjà 50% de plus que celui des grèves de routine à l’appel de la CGIL. Le 3 octobre le chiffre officiel est de 8% mais dans certains secteurs comme la logistique, les ports, les secteurs industriels plus syndiqués et la fonction publique, les taux officiels ont tourné autour de 20 %, ce qui indique que dans certains secteurs, on a sans doute atteint 70% de grévistes.

C’est un niveau dont nous ne sommes bien sûr pas satisfaits, et qui pose sans doute le même problème qu’en France : des millions dans la rue, mais seulement une minorité de travailleur.se.s en grève. Ceci dit, beaucoup de travailleur.se.s ont fait grève pour la première fois. Ils et elles ne savaient pas comment faire et nous contactaient pour nous demander de les aider. On a fait des modes d’emploi de la grève et diffusé de l’information. On ne peut que constater le poids de la dépolitisation, la faiblesse des syndicats, le manque de conscience de classe sur le lieu de travail. Le résultat atteint est très important, et même historique, mais nous sommes très loin d’avoir résolu les problèmes de la présence de la classe ouvrière dans la mobilisation.

Maurizio Coppola – La question est celle de l’incapacité de construire des grèves sectorielles massives et durables même dans les secteurs les plus avancés. Les dockers, par exemple, ont des moments d’action forts dans certains ports, mais ce n’est pas quelque chose de généralisé ou de durable. Il y a aussi beaucoup de ports où les syndicats de base ne sont pas encore présents, ou restent faibles, par exemple à Naples. Dans ce contexte, l’appel à des grèves générales reste abstrait, c’est juste un appel. Le blocage peut, d’une manière ou d’une autre, pallier partiellement à cette faiblesse, mais ce n’est pas la solution. Il faut arriver à construire des moments de mobilisation de masse dans différents secteurs et, en même temps, aller au-delà du cadre dicté par les syndicats confédéraux qui sont encore majoritaires. Je pense que, sur ce point, l’USB et, plus généralement le syndicalisme de base, a réussi, au cours de ces dernières semaines, à créer une fracture plus profonde. Grâce à cette intervention politique, ce type de syndicalisme a pu se présenter comme une force capable de lutter et, malgré les difficultés, à unifier la classe. Comme le disaient Marx et Engels dans le Manifeste communiste, ce qui compte le plus, ce n’est pas le résultat immédiat, mais une forme plus avancée de l’unité de la classe.

L’intervention de Potere al Popolo

Contretremps – Venons-en maintenant à l’intervention de Potere al Popolo (PaP) dans le mouvement. Quelle est la spécificité de votre position sur la Palestine par rapport à celle d’autres forces de gauche ? Et comment avez-vous construit votre intervention sur le terrain ?

Maurizio Coppola – Le 7 octobre [2023] a marqué un tournant. En fait, c’est PaP qui a initié la mobilisation dans les universités. L’objectif central de notre intervention était de politiser de la question palestinienne. Nous nous sommes donc efforcés de capter l’élément éthique profond de cette indignation, pour construire, à partir de là, un projet politique. Nous avons fait beaucoup de formations politiques, principalement dans les universités, en reprenant les enseignements qui ont marqué notre génération, pour laquelle la Palestine a joué un rôle déterminant dans la politisation et la radicalisation.

Notre lecture consiste à mettre d’emblée la Palestine en rapport avec la question de l’impérialisme, avec la crise actuelle du capitalisme mondialisé et de l’hégémonie étatsunienne et occidentale. La question palestinienne nous permet de faire comprendre les dynamiques générales du capitalisme et de notre critique au capitalisme. Nous avons donc tout de suite parlé du rôle de l’Europe, de sa militarisation et de l’OTAN. Il est impossible de parler d’une autonomie européenne face aux États-Unis tant que l’Europe est intégrée dans l’OTAN. Cela nous différencie du mouvement pour la paix en Italie, qui est important mais qui reste très attaché au PD, et qui refuse en conséquence de porter une critique radicale de l’OTAN. Même la coalition Stop Rearm Europe refuse de poser pas la question de l’OTAN parce qu’elle pense qu’elle peut être une forme nécessaire de défense.

Nous avons également essayé de transformer la question de la Palestine en quelque chose qui nous touche directement. Cela signifie faire de la question palestinienne une lutte interne contre notre gouvernement, contre l’ennemi à l’intérieur de notre pays, pour en faire ainsi un axe de politisation à part entière.

Contretemps – Maurizio, ce qui m’a frappé dans ton discours au meeting contre la guerre du 5 octobre à Paris, c’est que, lorsque tu as parlé des ressorts de la vague récente de mobilisation pour la Palestine en Italie, le premier que tu as mentionné, c’était la résistance palestinienne. Tu as dit que rien n’aurait été possible sans la résistance palestinienne qui est, en dernière instance, la condition décisive de toute la situation. Je ne sais pas si tu serais d’accord avec ce constat, mais il me semble que ce qui manque cruellement dans la gauche européenne et occidentale, même celle qui qui se mobilise contre le génocide, c’est la vision politique qui pose le peuple palestinien comme le sujet de sa propre libération.

Maurizio Coppola – Je suis entièrement d’accord. Nous avons toujours affirmé qu’il ne faut pas regarder les Palestinien.ne.s comme les médias nous les présentent, à savoir soit comme des terroristes, soit comme des victimes. Il faut comprendre qu’il s’agit d’un mouvement de libération, un mouvement internationaliste, anticolonial, peut-être le dernier mouvement anticolonial de cette ampleur, doté d’une telle centralité. Bien sûr, nous avons été bouleversés par les images du génocide, nous avons vu dans les manifestations des gens pleurer. Mais la grande capacité de la résistance palestinienne, c’est de ne se pas se définir à partir d’une position de victime, et de pouvoir produire cet effet vers l’extérieur.

Salvatore Prinzi – La majorité de la gauche italienne tient sur la Palestine la même position que sur la question des migrant.e.s, une position humanitariste, qui consiste à les reconnaître en tant que victimes. Mais dans le peuple, je crois que la Palestine a créé une identification avec une condition commune d’oppression, dont les Palestinien.ne.s sont devenus les symboles. La Palestine a su nous libérer au sens où nous avons vu des opprimé.e.s à qui il ne restait plus rien et qui pourtant continuaient à résister, ne serait-ce que par leur refus de quitter leur propre pays. A Naples, nous avons vu, par exemple, des gens, des prolétaires, voire des sous-prolétaires, expulsés de leur logement dire « nous aussi nous sommes palestiniens, parce que nous aussi nous avons tout perdu, mais nous voulons nous rebeller ». Une forme d’identification s’est produite à ce niveau, celui de l’opprimé qui décide de ne pas accepter sa position.

Quand on parle d’éthique au sens de Gramsci, on entend la possibilité de faire des liens entre des conditions immédiates et un horizon historique. On ne parle pas seulement d’une pulsion, ou d’émotions, mais d’une opération réflexive qui fait qu’on s’interroge sur sa position dans le monde. L’un des éléments qui a agi comme un déclencheur pour la mobilisation, ce fut de savoir que l’attaque à Tunis contre la Flottille, organisée par les Israéliens, est partie d’une base américaine en Sicile. L’Italie a donc été complice. Si donc, sur le plan individuel, je ne veux pas être complice d’un génocide, je me pose inévitablement la question sur ma propre position : qu’est-ce que j’ai fait ? Face à l’histoire, quelle a été ma responsabilité ? C’est un discours très fort dans sens éthique.

D’un point de vue plus politique, la discussion porte sur cette question de la résistance palestinienne et de son horizon. Les autres forces de gauche pensent que reconnaître l’État palestinien est suffisant, même si on voit bien qu’il est impossible de faire cesser de cette façon le massacre du peuple palestinien. Le PD ajoute même que cette reconnaissance doit se faire pour le bien d’Israël, comme si le but était d’arriver à un État palestinien privé de pouvoirs, doté d’un statut particulier et d’une souveraineté limitée. La position de PaP est tout simplement que plus que « reconnaître » la Palestine, il faut cesser de reconnaître Israël en tant que État d’apartheid. L’objectif c’est de démanteler le système d’oppression coloniale, pas de créer un pseudo-Etat palestinien à côté d’Israël, qui, de toute façon, n’en veut pas. Ce n’est pas une position qui est représentée au Parlement, mais elle est fortement présente dans les mouvements sociaux et dans la sensibilité populaire.

Vers une rupture avec la passivité politique ?

Contretemps – Il est toujours difficile de prédire la suite alors que la situation, en Palestine même, évolue constamment. Pensez-vous néanmoins que cette vague de mobilisation pour la Palestine en Italie peut marquer une rupture dans l’atonie politique qui a marqué le pays depuis déjà de longues années ? Pour le dire autrement, peut-elle ouvrir de nouvelles perspectives pour la gauche radicale et anticapitaliste ?

Salvatore Prinzi – Je commencerai par le premier point, la possibilité d’une rupture avec l’apathie politique italienne. Il y a juste deux semaines est parue une enquête de l’Institut national des statistiques qui étudie les 20 dernières années de la vie politique et du rapport des Italien.ne.s à la politique. La tendance qui se dégage de façon très claire est que les gens se sentent de plus en plus détachés de la politique. Pas seulement de la politique institutionnelle, mais même de la simple information sur la politique. Presque un.e Italien.e sur trois ne parle jamais de la politique et ne suit pas l’actualité politique, en particulier les jeunes, c’est une proportion énorme. D’autres enquêtes sociologiques montrent une tendance à la passivité de la population, une tendance à se renfermer sur la sphère privée, à refuser un monde d’hyperstimulation, en particulier suite aux crises qui se succédées depuis 2008. Même les mobilisations qui ont pourtant eu lieu ces dernières années dans les entreprises ont eu un horizon limité, voire corporatiste. Des luttes très importantes se sont produites dans le secteur de la logistique, par exemple, mais les revendications portaient sur les salaires, il n’y avait pas d’ouverture sur d’autres problèmes.

A côté de cela, nous avons eu des mobilisations qui avaient effectivement une caractéristique émotionnelle : je descends dans la rue ou je participe à une mobilisation sur les réseaux sociaux pour être avec les autres, pour me sentir partie de quelque chose, sans la perspective d’une construction durable. Cette dernière enquête montre que les Italien.ne.s ne pensent pas qu’ils ou elles peuvent changer les choses.

La stratégie de Meloni s’appuie précisément là-dessus. On peut la nommer « stratégie de la confiance », et elle a une certaine efficacité.  On sait que, dans le fascisme, il y a toujours deux courants, ou deux moments : d’abord, la phase de l’activation et du recours à la provocation, qui vise à soulever des énergies pour attaquer les ennemis. On a vu cela avec le trumpisme, avec Milei, ou Mussolini, ou avec la Ligue de Salvini dans son moment populiste de 2018. A cela succède une phase de normalisation. Meloni incarne plutôt cet autre type de fascisme. C’est l’idée de « faites-nous confiance, ne vous inquiétez pas. La gauche, elle, vous demande de changer, de faire quelque chose face à la crise écologique, de comprendre des choses compliquées comme le changement de genre, les nouvelles identités sexuelles etc. Nous, nous vous disons : continuez avec votre vie habituelle ».

Meloni propose un modèle de « tranquillité » qui accompagne cette chute dans la passivité de la société italienne. Certes, elle a fait adopter des lois et des décrets pour réprimer les mobilisations mais cela passait relativement inaperçu à une large échelle car c’était surtout les cercles militants qui étaient visés. Elle a tenté de mobiliser ces dispositifs sur la question palestinienne, mais cela n’a pas marché à cause de la charge éthique qui portait le mouvement. Elle en est donc venue à des arguments ridicules comme de dire que la grève c’était juste pour avoir un week-end prolongé, ou que les participant.e.s à la Flottille sont des riches qui veulent faire du bateau. Ceci dit, il faut voir que c’est la première fois dans l’histoire de l’Italie qu’après trois ans au pouvoir un chef de l’État reste haut dans les sondages.

Contretemps – Lorenzo Zamponi le soulignait dans son excellent article récent dans Jacobin (États-Unis), en résumant la position de Meloni en ces termes : « vous remplissez les rues, mais nous, on remplit les urnes ».

Salvatore Prinzi – En effet, mais il est quand même intéressant d’analyser ce qui se passe au niveau électoral. Ces derniers mois, se sont tenues plusieurs consultations régionales (Val d’Aoste, Marches et Calabre). Partout, on a vu une nette tendance à l’augmentation de l’abstention, qui touche aussi bien le centre-droit que le centre-gauche. Le centre-droit n’a réussi à l’emporter que parce qu’il a moins été affecté par l’abstention que le centre-gauche. Dans ces conditions, où les jeunes et une grande partie de « notre » électorat ne se déplace pas aux urnes, ce sont plutôt les relations clientélistes qui l’emportent. Lors des trois consultations régionales qui se sont tenues pendant la mobilisation, on n’a pas vu d’« effet Palestine » sur le résultat. Mais il faut dire qu’il n’y avait pas de forces capables de porter cette poussée massive. Le centre-gauche est trop ambigu et discrédité pour que ces secteurs votent pour lui.

Cependant, la semaine dernière, lors des élections en Toscane, quelque chose d’intéressant s’est produit. Une liste de gauche radicale, « Toscana Rossa », a obtenu plus de 5 % des voix ! Un résultat inattendu, probablement dû aux conditions locales, mais aussi en partie à la mobilisation pour la Palestine. Celle-ci a réactivé d’anciens camarades qui s’étaient retiré.e.s dans la sphère privée et a politisé certaines franges plus jeunes qui ont trouvé en Toscana Rossa une force crédible. De nombreux analystes et journalistes ont remarqué cet « effet Palestine ». Il faudra voir, si cet exploit peut être répété lors des prochaines élections en Campanie, où PaP est présent. Bien sûr, on parle encore de résultats modestes et d’un ancrage très « disparate » de PaP et de la gauche anticapitaliste, surtout présente dans les grandes villes. Mais c’est un signe d’espoir.

La question de la centralité ouvrière

Contretemps – Pour conclure, je voudrais aborder un thème qui commence à être discuté au sein de la gauche radicale. Est-ce que la mobilisation italienne pour la Palestine, et plus particulièrement la grève politique internationaliste du 3 octobre, pose à nouveaux frais la question de la centralité ouvrière ?

Salvatore Prinzi – Il y a en effet des signaux positifs qui vont dans ce sens. Tout d’abord, je ne pense pas que lorsqu’on se mobilise de façon massive à un niveau tellement élevé, celui d’une grève politique internationaliste, on peut changer de position dans quelques mois car il ne s’agit pas d’une revendication corporative, ou économiciste. Ce qui a bougé dans la société peut être la base, sinon d’un changement radical, du moins d’une forte construction militante pour les dix prochaines années.

Sur le plan syndical, l’USB, elle est encore faible par rapport aux défis de la période, et il en est de même, sur le plan politique, pour PaP, mais là aussi on voit se dessiner une dynamique. Jusqu’à récemment, à l’exception de quelques enclaves, l’USB n’existait pratiquement pas dans le secteur privé, où seules les trois confédérations (UIL, CGIL, CISL) étaient présentes. Elle agissait dans les services publics, là où les comités de base des années 1970 étaient forts et se sont transformés dans l’USB. Mais depuis cinq ou six ans, on voit se déployer une intervention de l’USB dans les catégories ouvrières. Il y a un espace qui n’existait avait pas auparavant. Par exemple, après Gênes, l’USB s’est étendu à Livourne, Ancône et dans plusieurs autres ports.

De notre côté, nous nous sommes construits pour réagir à l’effondrement du communisme historique italien. Pendant longtemps, vers la fin des années 1990, cet espace était partiellement occupé par le mouvement altermondialiste, ou par la théorie de Negri. Autant dire que le travail en direction de la classe avait été abandonné. Le mouvement altermondialiste, par exemple, n’est jamais parvenu à contaminer la classe ouvrière. La FIOM [fédération de la métallurgie de la CGIL], le syndicat le plus radical de l’industrie, a participé au Forum social de Gênes [2001] mais d’une manière modérée. Elle est venue défendre la démocratie après le meurtre de Carlo Giuliani par la police. C’était courageux, mais elle ne figurait pas parmi les protagonistes de la mobilisation, elle a juste rejoint le cortège du dernier jour. D’autres mobilisations importantes ont eu lieu, en 2003, contre la guerre en Irak. Trois millions de personnes ont manifesté à Rome, mais il n’y a pas eu de grève, pas de mobilisation indépendante des travailleu.r.se.s. De même, lors des mouvements étudiants de 2010, qui ont assumé une dimension politique dirigée contre le gouvernement Berlusconi, il n’y avait pas de présence de la classe ouvrière.

Cette absence a même été théorisée et assumée sur le plan idéologique. C’étaient les étudiant.e.s qui devaient guider les mouvements, en tant que catégorie disjointe de la classe ouvrière, conformément à l’idée du « travail immatériel » : tout le monde travaille et « créé de la valeur », même quand on surfe sur Facebook, ou qu’on bavarde avec ses ami.e.s. Plus récemment, c’est la théorie des biens communs qui avait le vent en poupe. On n’est plus dans Negri, mais c’est quand même une théorie qui rejette la centralité de la production et de la classe ouvrière dans la société.

De notre côté, nous avons a participé à ce débat avec un livre du collectif Clash City Workers, qui a paru en 2014, et qui a eu franchement beaucoup plus de succès qu’on ne le pensait. Son titre était Dove sono i nostri. Lavoro, classe e movimenti nell’Italia della crisi [Où sont les nôtres. Travail, classes et mouvements dans l’Italie de la crise]. C’était une enquête sur les classes sociales telles qu’elles émergeaient à la fin de cette période. On en a vendu plusieurs milliers d’exemplaires. C’était un signe qu’une partie du mouvement commençait à être fatiguée de cette rhétorique qui consistait à nier la réalité de la lutte des classes. Ce qui a joué dans cette remise en place de la centralité de la classe ouvrière, c’était notamment, pour citer des cas au-delà de l’action de l’USB, la lutte dans le secteur de la logistique où les syndicats ont joué un rôle central. L’expérience de l’usine GKN à Florence a également contribué à aller dans ce sens.

Contretemps – Dans Contretemps, nous avons suivi cette lutte de près et publié plusieurs articles sur ce sujet [ici, ici et ici].

Salvatore Prinzi – Notre proposition dans le livre, et c’est toujours la nôtre aujourd’hui, consiste à partir des expériences qui ont eu du succès. Cela signifie combiner la centralité de la classe ouvrière avec les tactiques et les initiatives des mouvements sociaux antagonistes, qui ouvrent un imaginaire, comme ceux de GKN et des dockers de Gênes.  C’est sans doute pour cela que nous sommes suivis de près par le gouvernement Meloni et par l’appareil d’État en général. En juin dernier, nous avons appris que notre organisation avait été la cible d’un travail d’infiltration systématique par la police.

Cette année, nous avons assisté à une dynamique nouvelle, qui a permis une accumulation de forces. Le défi auquel nous sommes actuellement confrontés est de la déployer pour l’emporter sur l’autre tendance, celle qui pousse à la passivité et à la résignation. 

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Entretien réalisé à Paris le 8 octobre 2025 par Stathis Kouvélakis.