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Dans ce texte, paru dans la revue d’architecture marxiste Après la révolution, dans un numéro intitulé « Production », Alexis Cukier présente certaines de ses recherches en cours dans le domaine du marxisme écologique au sujet des rapports entre autogestion, luttes sociales et reconversion écologique du travail.

Il y examine trois exemples récents de luttes ouvrières : l’usine récupérée en autogestion de Vio.Me à Thessalonique en Grèce ; le projet de « coopérative socialement intégrée » et de reconversion écologique de l’usine des ouvriers ex-GKN à Florence en Italie ; la lutte des ouvriers et autour d’eux d’une alliance écologique et sociale à la raffinerie Total de Grandpuits en France.

Sur la base de ces expériences, analysées au prisme du concept marxien de « travail vivant », il amorce une critique des approches dominantes au sein du marxisme écologique, peu soucieuses de l’écologie des communautés ouvrières, et pose le problème des conditions de possibilité des alliances, plus que jamais nécessaires, entre ouvrier.e.s, syndicalistes, habitant.e.s et militant.e.s écologistes. 

Pour en savoir plus sur la lutte en cours des ouvriers de Vio.Me et de GKN, on peut consulter les sites internet : https://viomecoop.com/ et https://insorgiamo.org/. Pour participer au financement du projet de reconversion écologique de l’usine porté par le collectif ex-GKN, voir sur le site de Strike. Collectif d’enquête militante pour les modalités de l’actionnariat populaire ainsi que la cagnotte en ligne.

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À quelles conditions les ouvrier.es qui récupèrent leur usine en autogestion peuvent-ils et elles initier une redirection écologique de la production ?

Dans ce texte, j’examinerai trois exemples : l’usine de matériaux de construction Vio.Me à Thessalonique (Grèce), récupérée et transformée en atelier autogestionnaire de confection de produits ménagers bios depuis 2013 ; celui de la lutte et du projet de reconversion écologique, visant la construction de vélos-cargos et de panneaux photovoltaïques, des ouvrier.es de l’usine d’équipements automobiles GKN à Florence (Italie) ; et celui de la lutte ouvrière et de l’alliance de syndicalistes et de militant.es écologistes contre un projet de « transition écologique », imposée par les actionnaires et accompagnée d’un plan social, à la raffinerie Total de Grandpuits (France). Je défendrai que pour chaque cas on peut comprendre l’articulation entre autogestion et écologie dans la perspective du travail vivant – concept que je propose de réactualiser dans un livre en cours de rédaction, Écologie politique du travail vivant. Climat, écomarxisme et révolution.

Dans le premier chapitre de ce livre, à partir d’exemples de luttes centrées sur l’écologisation et la démocratisation du procès de travail, je propose une relecture écomarxiste du concept marxien de travail vivant (voir l’encadré) – qui désigne la dimension subjective, naturelle et affective des activités productives et reproductives – pour fonder dans l’expérience de la production un point de vue critique sur la domination du travail mort et ses effets destructeurs sur les natures humaines et non humaines. Il s’agit sur cette base de reconstruire d’un point de vue écologiste les concepts fondamentaux du marxisme (notamment ceux de lutte des classes, d’idéologie, de capitalisme, de révolution) et de défendre la perspective d’une écologie politique des travailleurs.ses qui articule les intérêts populaires pour la santé au travail et la santé environnementale, la satisfaction des besoins humains et des autres vivants, et la reproduction des écosystèmes.

En palliant ainsi le manque d’attention du marxisme écologique à l’égard de « l’écologie des communautés ouvrières »[1], l’objectif est de promouvoir, contre les projets technocratiques de « transition écologique » du capitalisme vert et des Green New Deal[2], l’importance des expériences de redirection écologique autogestionnaires et la fonction politique centrale des travailleurs.ses dans la nécessaire révolution écologique.

Encadré. Le concept marxien de travail vivant

Chez Marx, le travail vivant peut être défini comme le procès de travail, en tant qu’il est effectué par un être vivant, naturel et historique, en lien avec l’autoproduction de la nature, est objet de l’exploitation, constitue une expérience pratique et éthique spécifique, et s’oppose au travail mort du capital (sous la forme des machines et de l’argent). Cette définition renvoie à cinq dimensions du concept, tel qu’il est thématisé particulièrement dans les Grundrisse[3]: 1. le naturalisme historique qui fait du travail une activité dans et sur la nature, impliquant la naturalité et l’affectivité de l’être humain et contribuant aussi à reproduire la vie du travailleur vivant. 2. la philosophie de la nature qui conçoit l’autoreproduction des écosystèmes naturels ; 3. la dimension économique : la force naturelle de production de valeur d’usage est objet de l’exploitation ; 4. la dimension ergonomique, ancrée dans l’expérience du sujet travaillant, constituant un rapport éthique spécifique aux moyens du travail et notamment aux outils et à la terre, plus généralement à la nature ; 5. la dimension critique : qui associe à cette expérience un point de vue permettant de contester, éventuellement de résister et s’opposer à la domination du travail mort.

Le lieu, l’écosystème et l’institution de l’autogestion écologique

La perspective du travail vivant promeut des aspects de l’expérience productive qui peuvent paraître ambigus d’un point de vue écologique comme l’attachement à l’usine, aux infrastructures, aux territoires et à leurs histoires, la recherche passionnée d’une poursuite de l’activité… Je défends qu’elle est pourtant un des moteurs principaux de la redirection écologique et une condition indispensable de la formulation autogérée des besoins.

Elle permet de comprendre les processus par lesquels les usines récupérées peuvent devenir, comme aujourd’hui les usines de GKN à Florence ou de Vio.Me à Thessalonique, des zones à défendre contre les procédures d’expulsion au même titre que l’a été la zone humide de Notre-Dame-des-Landes par exemple. C’est à partir de l’expérience de la production, dans la continuité du cours des luttes, occupations et tentatives de réappropriation des lieux productifs, que les ouvrier.es et leurs allié.es contestent le capitalisme vert, définissent des priorités dans les besoins sociaux, inventent les voies de la redirection des activités, des savoir-faire et des infrastructures.

Cela implique aussi que les habitant.e.s et militant.e.s mobilisé.es entrent, par la lutte commune avec les travailleurs.ses, dans « l’antre secret de la production »[4], dans la logique du travail vivant – qui implique des aspects de l’autogestion écologique négligés au sein du marxisme écologique dominant :  

1/  Le lieu de l’autogestion écologique,qui renvoie à l’aspect de l’occupation de l’usine comme espace vécu de la production, aux attachements naturels, corporels, affectifs, sociaux, aux vivants, aux personnes et à l’environnement socio-écologique du travail ; ce qui fait que les ouvriers de Vio.Me et de GKN n’abandonnent pas leur usine et cherchent à la réinvestir.

 2/ L’écosystème de la production, qui renvoie aux processus naturels au sein desquels et avec lesquels on travaille, qui imposent des limites à la réappropriation et à la reconversion autogestionnaire de l’appareil productif, mais aussi les orientent et les stimulent ; c’est la question de la recherche d’une écologie populaire à bas coût en Grèce, ou du refus de la transition écologique conduite par le capitalisme vert en Italie ;

3/ L’institution de l’autogestion, qui renvoie aux processus d’enquête militante, de constitution de réseaux de solidarité et de création d’institutions à partir du travail vivant. Ainsi, le collectif « Solidaires avec Vio.Me » s’est mis à co-enquêter sur les manières de produire des produits ménagers non toxiques, tandis que les ouvriers de GKN et les chercheurs.ses militant.e.s de l’Université de Sant’Anna à Pise ont construit ensemble un plan de reconversion écologique conduisant aujourd’hui à un projet de coopérative « socialement intégrée ».

Penser le lieu, l’écosystème, l’institution de l’autogestion, c’est donc prendre au sérieux le problème de l’écologisation des forces productives, et pas seulement (comme le font par exemple John Bellamy Foster et Andreas Malm[5]) des rapports de production. Cela nécessite aussi de ne pas en rester à la question de la subordination du travail aux besoins (André Gorz) ou aux rapports de coopération démocratiques entre travailleurs.ses et habitant.e.s (Michael Löwy), mais d’examiner prioritairement les processus par lesquels les subjectivités productives – leurs savoir-faire, leurs temps, leurs rapports à la nature, leurs affects – sont mis au service de la redirection écologique, au sens de l’ensemble des opérations de fermeture, démantèlement[6] et reconversion des infrastructures et des activités nécessaires à une révolution écologique et sociale.

Dans ce texte, je me concentre sur deux questions. Premièrement : quels sont les processus qui conduisent les ouvrier.e.s de l’occupation de leur usine vers une redirection écologique par en bas, opposée au capitalisme vert ? Deuxièmement : comment expliquer les stratégies d’alliance entre travailleur.ses, habitant.e.s et militant.e.s autour de l’autogestion écologique, dans la mesure où elles permettent d’articuler les normes du travail et des besoins ?

Comment subordonner la production aux besoins ? Réflexions à partir de l’expérience de GKN

Dans une perspective écosocialiste, il faut subordonner la production aux besoins sociaux et aux impératifs écologiques. Mais comment cela peut-il se passer concrètement et qui doit initier et diriger le processus ? Pour Gorz, l’autogestion écologique, par exemple celle des éco-teams aux Pays-Bas[7], commence par l’expérimentation de nouveaux styles de vie par des habitant.e.s, et implique ensuite une redéfinition de leur temps de travail pour autoproduire les moyens nécessaires à ces expérimentations.

Au final, les besoins autodéterminés dans la communauté commandent le travail, qui se restreint à un service public à l’appui des autres activités sociales, dans lesquelles le moment de la production ne prend qu’une place restreinte. Pour Löwy, une planification démocratique et écologique de l’économie doit établir des commandes aux travailleurs.ses en autogestion dans leur unité de production. Ainsi, par exemple :

« Alors que la décision de transformer, par exemple, une usine de voitures en unité de production de bus ou de tramways reviendrait à l’ensemble de la société, l’organisation et le fonctionnement internes de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes »[8].

Or ces deux images du rapport entre planification des besoins et autogestion du travail sont trop simples et négligentes des réalités du travail – je propose de le montrer à partir des exemples de GKN à Florence et de Vio.Me à Thessalonique. Dans les deux cas, les travailleurs.ses, militant.e.s et habitant.e.s ne raisonnent pas chacun.e de leurs côtés en termes de moyens et de fins, mais enquêtent ensemble, à partir aussi de leurs attachements aux lieux, personnes et pratiques, sur les conditions d’une poursuite de l’activité productive. C’est dans cette enquête commune, initiée dans la logique du travail vivant et centrée sur le problème de la poursuite de l’activité, que travailleurs.ses, habitant.ses, chercheur.se.s et militant.e.s peuvent redéfinir leurs besoins, concevoir des reconversions et rediriger écologiquement la production.

Commençons par la lutte des ouvrier.e.s de l’usine de systèmes de transmission automobile GKN Driveline de Campi Bisenzio (Florence), qui occupent leur site à partir du 9 juillet 2021 puis ont développé un projet d’autogestion et d’écologisation du travail après la tentative de fermeture de l’usine par le fond d’investissement Melrose Industries UK, propriétaire de l’usine depuis 2018. Comme le rappelle l’introduction du « Plan d’avenir pour l’avenir de Florence » rédigée par le Groupe de recherche solidaire GKN :

« Le 9 juillet 2021, les travailleurs, regroupés en un collectif soudé et radical, le Collettivo di Fabbrica, qui existait déjà bien avant le conflit, forcent les portes de l’usine et organisent une occupation durable, afin que “pas même un boulon” ne soit enlevé. Ils prennent possession de l’usine, des machines et des lignes de productions arrêtées le 8 juillet. Ils commencent à construire un réseau de soutien qui dépasse le milieu strictement militant, au point de toucher également le monde académique. [9] »

On retrouve dans cette expérience la dimension du lieu de l’autogestion : c’est en raison de l’existence préalable d’un collectif de travail solidaire et fonctionnel, attaché au lieu de l’usine et construit dans l’intelligence du travail vivant et des luttes, que l’occupation, la construction d’un réseau militant puis la conception d’un plan de reconversion sont possibles.

Ce qu’on peut appeler l’écosystème de l’autogestion joue également un rôle majeur dans le projet de réorientation écologique par en bas – c’est ce qui permet d’expliquer que « le groupe de recherche solidaire a voulu proposer un plan suivant des trajectoires de développement durable définies par des organisations internationales comme le GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, et l’Agence internationale de l’énergie, en saisissant dès le début l’opportunité de planifier une reprise écologique du site, pour contribuer à la transition écologique du tissu productif italien »[10].

Enfin, en ce qui concerne l’enquête militante, la constitution de réseaux de solidarité et la création d’institutions autogestionnaires, l’exemple de GKN est également exemplaire, du fait de l’alliance durable entre les ouvrier.e.s et les chercheurs.ses solidaires de GKN, qui conçoivent et portent ensemble un projet de « coopérative socialement intégrée » de construction de vélos-cargos et de panneaux photovoltaïque qui, à cette heure, est en cours de financement notamment au moyen d’une campagne internationale d’actionnariat populaire.

L’autogestion écologique nécessite donc bien des coopérations entre les travailleurs.ses, les habitant.e.s, les chercheur.ses et les militant.e.s, mais c’est d’abord à partir du collectif de travail, autour de la poursuite de l’activité, dans la perspective du travail vivant, que peuvent et doivent avoir lieu leurs rencontres, enquêtes et alliances. C’est ce que montre aussi l’expérience autogestionnaire de Vio.Me.

Vio.Me : redirection écologique et alliances militantes à partir du travail vivant

Par décision de l’assemblée générale, les travailleurs de l’usine Vio.Me à Thessalonique, qui ne sont plus payés depuis mai 2011 suite à l’abandon de l’usine par son propriétaire, décident d’occuper l’usine et, après une mobilisation sociale importante, redémarrent la production en autogestion le 12 février 2013[11]. Progressivement, les ouvriers abandonnent la production de matériaux de construction et de traitement par produit chimique pour ne produire aujourd’hui que des produits ménager bios et peu chers.

Quels processus ont-ils permis la redirection écologique ? Les occupants autogestionnaires sont les ouvriers subalternes, qui ne savent initialement pas se servir du laboratoire de chimie de l’usine – c’est pourquoi se pose dès le départ la question du changement de production, rendue nécessaire aussi par l’impossibilité de vendre les marchandises aux clients de l’ancien patron, qui refusent de commercer avec l’usine en autogestion. Mais la reconversion se construit surtout pour répondre à la demande du réseau militant, composé d’habitant.e.s solidaires, de syndicalistes et de militant.e.s politiques de Thessalonique et d’Athènes. L’un des ouvriers, Makis, m’a ainsi expliqué en 2016, lors d’une visite dans l’usine occupée, qu’ils et elles s’étaient adressés ainsi à eux :

 « Puisque nous vous aidons à reprendre l’usine, nous vous demandons de produire des choses qui nous seront utiles et que nous pourrons vous acheter ».

C’est ce qui explique que la production consiste essentiellement en produits ménagers bios, mais aussi peu chers et avec des matériaux inoffensifs pour les usagers. Lors de la réunion avec l’association de solidarité à laquelle j’ai participé, il a été question notamment de la qualité des produits, de la possibilité de se passer de la certification bio institutionnelle (en fait celle des institutions européennes) pour proposer une « contre-certification maison », ainsi que des difficultés rencontrées dans le procès de production lui-même. L’association de solidarité n’intervient donc pas seulement dans les décisions stratégiques, mais accompagne également les ouvrier.ere.s dans la transformation et l’amélioration de la production.

Pour que la redirection écologique soit possible, il faut donc que les travailleurs.ses et les usager.e.s porteur.ses de nouveaux besoins se rencontrent, mais cette rencontre doit se faire d’abord dans l’usine, autour de l’activité, et que les soutiens acceptent d’entrer dans la logique du travail vivant. Cela ne correspond pas au schème de la délibération sur les fins (les besoins décidés par planification ou changement de mode de vie des habitant.e.s) puis sur les moyens de les réaliser (la production autogérée par les travailleurs.ses), qui sous-tend les arguments de Gorz comme de Löwy. Pour Vio.Me comme pour d’autres cas d’usines récupérées, c’est la co-enquête entre ouvriers.e.s, habitant.e.s, chercheur.ses et militant.e.s, dans la perspective du travail vivant, qui a permis d’articuler besoins et travail.

Quelles alliances ont-elles permis d’instituer l’autogestion écologique ? C’est là aussi autour du travail vivant que se construisent les solidarités et les institutions de l’autogestion. Comme en France pour les ex-Pilpa devenus la Scop La Fabrique du Sud et son réseau solidaire « les amis de la Fabrique du Sud » à Carcassonne, ou pour les ex-Fralib devenu Scop-Ti et l’association Fraliberthé à Gemenos, par exemple, le passage à l’autogestion de Vio.Me implique l’intervention des militant.e.s solidaires dans l’usine.

Ainsi, le collectif « Solidaires de Vio.Me » aide les ouvrier.ere.s à faire face aux procédures d’expulsion développant sur le site d’autres activités militantes, telles que l’ouverture d’un dispensaire social autogéré de médecine du travail ou le stockage de médicaments pour la solidarité avec les migrant.e.s, notamment. Il y a ici une dimension tactique mais aussi stratégique : autour du slogan « Occuper, résister, produire », c’est une vision de l’usine comme lieu (du) commun, ouvert à tou.te.s et orientée vers les besoins sociaux, qui est défendue. Et c’est ce décloisonnement de l’usine qui permet que l’enquête sur l’articulation entre besoins et travail et la redirection écologique des forces productives puissent se construire et avoir lieu.

Là encore, la subordination du travail aux besoins ne doit pas être conçue comme une délibération que de bonnes institutions écosocialistes pourraient organiser une fois pour toutes, quitte à reconnaître qu’il y aurait parfois des conflits à résoudre. De telles institutions, aux échelles de l’unité de production, de la filière comme des territoires[12], sont certes nécessaires, mais elles doivent être conçues pour favoriser le processus démocratique de redirection écologique à la fois des besoins et du travail, redirection dont on voit qu’elle doit se faire à partir de l’expérience partagée de la production et de l’enquête militante à son sujet – autrement dit dans la perspective du travail vivant.

À la raffinerie Total de Grandpuits, lutte ouvrière et écologiste contre le capitalisme vert

Si les expériences d’autogestion écologique sont encore peu nombreuses, se multiplient les occasions lors desquelles les collectifs ouvriers, confrontés aux suppressions d’emploi et aux projets de capitalisme vert des actionnaires, se posent la question de la réappropriation et de la direction écologique de leur usine. En France, cela a été notamment le cas des ouvrier.es de la raffinerie Total de Grandpuits, dans le cadre de la lutte portée en premier lieu par le syndicat CGT du site puis par des alliés écologistes, qui a conduit à une grève d’un mois début 2021 et à l’élaboration (inaboutie) en 2022 d’un plan de reconversion écologique alternatif.

Les ouvriers mobilisés contestent le plan de Total d’une reconversion de Grandpuits en « Plateforme zéro pétrole », accompagnée d’un prétendu « Plan de sauvegarde de l’emploi » qui implique en réalité 700 suppressions d’emplois. Ce projet prévoit la reconversion du site de la raffinerie pétrolière vers une nouvelle activité combinant production d’agrocarburants, recyclage et production de plastique à partir de matières végétales, production d’électricité à partir de centrales solaires. Il est typique du capitalisme vert, au moyen duquel la classe capitaliste cherche à adapter l’extraction de survaleur à l’emballement du réchauffement climatique et aux nouvelles conditions productives induites par les catastrophes écologiques en cours.

Face à ce projet, la CGT et les organisations écologiques dénoncent un « greenwashing pour masquer la casse sociale »[13] et développent une contre-argumentation pour contester le caractère écologique de la plateforme zéro pétrole. Ainsi, le passage aux agrocarburants émettrait plus de gaz à effet de serre que les carburants fossiles en raison de la déforestation induite et du changement d’affectation des sols notamment ; le recyclage de plastique nécessiterait de consommer du pétrole et du gaz permettant ainsi à la multinationale d’écouler des stocks de fossiles ; la production de bioplastique impliquerait une pression sur les surfaces agricoles en amont comme en aval. Ainsi, comme l’affirme une tribune en 2020 :

« Parce qu’il ne suffit pas de remplacer le pétrole par des agrocarburants pour mettre fin à la surexploitation des ressources naturelles et parce qu’il ne suffit pas de brandir la transition pour justifier la destruction d’emplois, nous nous mobilisons avec les salarié.e.s de Grandpuits[14] ».

Or cette lutte ouvrière et écologiste aussi s’est construite en développant la perspective du travail vivant.

C’est d’abord la parole même des travailleurs.ses et syndicalistes qu’il faut écouter à ce sujet, comme celle d’Adrien Cornet, le délégué CGT du site :

« C’est ce qu’on a essayé de faire à Grandpuits : convaincre l’ensemble des travailleurs et plus largement les écolos que la classe ouvrière est la solution pour porter les combats écologiques. C’est de toute façon la seule classe qui a et le rapport de force et la connaissance de l’outil de travail pour le faire évoluer vers des exigences synonymes d’une transition écologique d’ampleur. Le contrôle ouvrier des moyens de production est une chose fondamentale. » 

Et d’expliquer que les ouvriers « savent très bien ce qu’ils rejettent » dans la rivière attenante au site et dans la Seine… mais savent aussi comment ne pas le faire, pour peu qu’ils travaillent dans un cadre idoine. »[15] 

Le travail vivant, au sens de la connaissance et de l’expérience vécue de l’outil, de l’écosystème du territoire et des conséquences environnementales du travail concret, est clairement posé comme précondition pour initier et diriger la redirection écologique.

Cette revendication explicite de la portée politique de l’expérience productive a été permise, comme le souligne Nils Hammerli, par des trajectoires professionnelles, intellectuelles et militantes spécifiques, ainsi que par des processus internes aux organisations impliquées[16]. D’une part, cette lutte hérite d’une expérience d’alliance antérieure entre la CGT et l’association de défense de l’environnement Les Amis de la Terre contre le projet de « bioraffinerie » du site de la Mède, dénoncé du fait de son utilisation massive d’huile de palme.

D’autre part, le « travail de consensus » entre les organisations au niveau local est rendu possible par la convergence d’intérêts à court terme entre les acteurs.ices, alors que les solutions envisagées dans le projet alternatif, pensé autour de la production d’hydrogène vert, la production de biogaz ainsi que le traitement et l’utilisation de chanvre comme matériau, ne font pas consensus dans les organisations syndicales et associatives au niveau national. Mais l’accord est permis en l’occurrence par le point de départ de cette alliance : ce qui est visé, c’est la poursuite de l’activité par le même collectif de travail, et la réappropriation de l’usine à condition qu’elle soit compatible avec une redirection écologique. Cette perspective, qui adopte le point de vue de la logique du travail vivant, est manifeste dans la même tribune de décembre 2020 qui appelle à

« soutenir la lutte des raffineurs de Grandpuits contre le plan social et le faux plan de conversion “zéro pétrole” de Total, y compris si cela nécessite le maintien pendant quelques années encore des activités de raffinage ; à mobiliser toute l’expertise de nos organisations pour construire, avec les salarié·es de Grandpuits, les habitant·es de Seine-et-Marne et l’ensemble du tissu économique touché par les annonces de Total, un véritable plan de reconversion, juste et écologique, avec zéro suppression d’emploi ».

Il n’y a donc pas de plan de reconversion écologique sans une expérience commune de la production et de la lutte, sans une entrée des militant.e.s dans la logique de l’expérience productive, et en l’occurrence sans le recentrement des positions militantes sur les questions soulevées par le travail vivant des professionnels. C’est une dimension que les travaux de Malm sur le capitalisme fossile négligent complètement : pour en finir avec l’économie fossile, il ne faudrait pas seulement bloquer, saboter et démanteler ses infrastructures[17] (ce qui le conduit à tout miser sur l’articulation entre l’activisme et la contrainte de l’État), mais aussi et d’abord conquérir de nouveaux droits et pouvoirs pour les travailleurs.ses, afin qu’ils et elles puissent aussi rediriger les activités et les infrastructures, et pour cela créer et imposer par la lutte des institutions autonomes du travail vivant.

Sur la centralité stratégique du travail vivant pour une révolution écologique

Cette hypothèse de la centralité stratégique du travail vivant est fondamentale aussi pour le développement de l’éco-syndicalisme, qui est l’urgence stratégique du moment.

Ainsi, par exemple, dans le cas de « l’Appel pour des Forêts vivantes », les coopérations et les prises de position communes entre les travailleurs en lutte de l’Office Nationale des Forêts, le Snupfen Solidaires, la CGT Forêts, et les associations écologistes SOS Forêts, Réseau d’Action Forestière et Canopée, n’ont été possibles que parce que les militant.e.s écologistes ont accepté de s’intéresser aux conditions de travail, aux risques d’accidents et aux nouvelles difficultés des travailleurs.ses forestier.ses confronté.e.s aux injonctions productivistes de l’État en même temps qu’à la dégradation des forêts due au réchauffement climatique.

De tels exemples, en cours de multiplication, montrent la portée politique de la perspective du travail vivant, expérience de classe forgée au sein même de l’activité et qui fonde un point de vue antagonique par rapport au point de vue du capitalisme vert. L’attention à ces expériences productives et militantes permet de souligner aussi les points aveugles d’un marxisme écologique qui, comme celui de John Bellamy Foster et Brett Clark par exemple, privilégient la perspective d’une science écologique sous contrôle socialiste[18] au détriment de celle de l’écologie politique des travailleurs et des communautés ouvrières pour initier et diriger la nécessaire révolution écologique.

Si c’est ensemble que travailleur.ses, usager.e.s et habitant.e.s devront mettre en œuvre la révolution écologique, rien de tel n’aura lieu s’ils et elles n’entrent pas ensemble dans les usines et les lieux de travail, ne font pas alliance autour de la logique du travail vivant et de son antagonisme au travail mort, pour s’opposer au capitalisme vert et aux Green New Deal, qui fait des travailleurs.ses des victimes collatérales ou de simples exécutant.e.s de la transition énergétique, plutôt que des stratèges de la révolution écologique et sociale.

Notes

[1] Voir Stefania Barca et Emanuele Leonardi, « Ecologie ouvrière et politique syndicale. Une topologie conceptuelle de Tarente (Italie) », in Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay (dir.), dossier « Travail et écologie », Les Mondes du Travail, n° 29, 2023.

[2] Voir Alexis Cukier, « Démocratiser le travail dans un processus de révolution écologique », Les Possibles, n° 24, 2020.

[3] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Les éditions sociales, 2011.

[4] Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, Les éditions sociales, p. 172.

[5] Voir par exemple en français, John Bellamy Foster, Marx écologiste, Paris, Editions Amsterdam, 2011 et Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017.

[6] Voir par exemple Alexandre Monnin, Diego Landivar, Emmanuel Bonnet, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021.

[7] André Gorz, Misère du présent, richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p. 177-178.

[8] Michaël Löwy, Écosocialisme. L’alternative écologique à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et Une Nuits, 2011, p. 60.

[9] « Un piano per il futuro della fabbrica di Firenze. Dall’ex GKN alla Fabbrica socialmente integrata », Fondazione Gangiacomo Feltrinelli [En ligne], 2022. Les extraits suivants sont issus de l’introduction, traduite par Elodie Chédikian.

[10] Ibid.

[11] Pour des développements, voir Alexis Cukier, Le travail démocratique, Paris, Puf, 2018, p. 190-193.

[12] Voir ibid., p. 232 sq.

[13] Voir notamment le rapport des Amis de la Terre, Attac, CGT, Confédération Paysanne, Greenpeace « Reconversion de la raffinerie de Grandpuits : pourquoi le projet de Total n’est ni écolo, ni juste », janvier 2021.

[14] CGT Grandpuits, Les Amis de la Terre France, Greenpeace France, Attac France, Union syndicale Solidaires, FSU, Oxfam France, La CGT, Confédération paysanne, « Raffinerie Total de Grandpuits : greenwashing et casse sociale », Libération, 16 décembre 2020.    

[15] Amélie Quentel, « Adrien Cornet : la raffinerie contre-attaque », Socialter, 22 avril 2022.

[16] Nils Hammerli, « Raffineurs et écolos unis. Formation et maintien d’une coalition contestataire à la raffinerie de Grandpuits », in A. Cukier, D. Gaborieau, V. Gay (dir), « Travail et écologie », Les Mondes du travail, n° 29, 2003, p. 47-62..

[17] Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2020.

[18] Voir par exemple John Bellamy Foster et Brett Clark, Le pillage de la nature. Capitalisme et rupture écologique, Paris, Editions critiques, 2022, p. 285 sq.

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