Georges Labica, philosophe marxiste irréductible
À l’occasion de la récente mise en ligne d’un grand nombre de textes de Georges Labica sur la section française du site Marxists Internet Archive, Contretemps publie cette présentation de l’auteur par Stathis Kouvélakis, suivie d’un texte de Georges Labica de 1990 intitulé « Écologie et lutte de classes ».
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La mise en ligne d’une partie significative des travaux de Georges Labica est une occasion tout autant qu’une invitation à (re)lire, ou, sans doute faudrait-il dire : à découvrir, l’œuvre de ce philosophe marxiste et militant communiste. À découvrir au sens où celle-ci nous confronte immédiatement à un paradoxe : bien qu’ayant marqué l’histoire du marxisme en France, la figure de Labica a connu une longue éclipse, dont elle ne sort que très progressivement. Point de référence central dans les débats marxistes francophones des années 1980 et 1990[1], sa visibilité s’est en effet effacée au fil des ans, au point que la publication, peu avant sa disparition, de son ouvrage majeur Théorie de la violence est passée presque inaperçue[2]. À cette époque, la quasi-totalité de ses publications avait quitté depuis un certain temps les rayons des libraires, y compris le Dictionnaire critique du marxisme dont il fut, avec Gérard Bensussan, le codirecteur, un volume qui avait pourtant connu un écho important et plusieurs réimpressions et traductions dans les années 1980 et 1990[3]. Le seul colloque qui lui a été consacré s’est tenu, en 2010, à Alger[4], où il passa une partie décisive de sa vie, et les études qui lui sont consacrées restent rares à ce jour[5]. Un ouvrage remarqué, qui offre une riche cartographie de la pensée critique des dernières décennies[6], notamment celle portée par des philosophes français issus du marxisme des années 1960-1970 (Badiou, Balibar, Rancière), ne lui consacre pas une seule ligne.
Il a fallu attendre les années 2010 pour que s’amorce une timide sortie du purgatoire. Deux rééditions d’ouvrages parus dans les années 1980, puis, plus récemment, celle de Théorie de la violence[7]. D’autres sont prévues, en particulier celle du Statut marxiste de la philosophie, dont la traduction anglaise est également en cours de réédition, peut-être son œuvre majeure et pourtant peu diffusée car victime dès sa parution de mésaventures éditoriales[8]. Enfin, la mise en ligne de plusieurs dizaines de ces textes, y compris de certains ouvrages, rend pour la première fois accessible à un large public une partie significative de son œuvre. Toutefois, une autre partie reste à exhumer : son travail sur la pensée arabo-musulmane, dont la pièce-maîtresse est l’ouvrage de 1968 sur Ibn-Khaldoun[9], témoignage de la trace profonde qu’a laissée sa participation active à la lutte de libération nationale du peuple algérien – il collabora notamment à l’organe du FLN El Moudjahid – et son rôle dans la réorganisation du département de philosophie de l’université d’Alger après l’indépendance[10].
Revenons brièvement sur l’éclipse prolongée de Labica de la scène intellectuelle française. S’agissant d’un penseur marxiste, elle est tout sauf une exception. Citons le cas de figures de générations antérieures, comme Henri Lefebvre, Lucien Goldman, Pierre Naville et Nicos Poulantzas, ou d’autres encore qui, comme lui, ont produit l’essentiel de leur œuvre à partir des années 1980 : André Tosel, Jean Robelin, Michel Vadée, Solange Mercier-Josa, Tony Andréani ou Jacques Texier pour n’en citer que quelques-uns. Les comparaisons internationales sont à cet égard instructives : Poulantzas et Lefebvre n’ont cessé d’être édités, lus et commentés dans les mondes anglophone et hispanophone mais pas dans le pays où ils ont vécu et travaillé. Inversement, les figures majeures du marxisme anglophone des décennies 1980-1990 (Stuart Hall, Fredric Jameson, David Harvey, Terry Eagleton pour n’en citer que quelques-uns), sans même parler de celles appartenant à d’autres aires linguistiques, n’ont pas connu de véritable réception française : leur œuvre n’est, à ce jour, que très partiellement traduite, et, pour autant qu’elle l’est, avec un décalage de plusieurs décennies, et cantonnée dans les marges du paysage éditorial. La raison de ce phénomène aussi flagrant que rarement étudié est pourtant assez évidente : l’antimarxisme et l’anticommunisme virulents qui ont déferlé depuis la fin des années 1970 et transformé Paris, du moins pour tout une période, en « capitale de la réaction intellectuelle européenne » selon la formule cinglante de Perry Anderson[11].
Cependant, au sein même de cet environnement hostile, Labica a payé un prix plus élevé que d’autres, ce qui nécessite quelques explications supplémentaires.
Première circonstance aggravante, une certaine pratique d’auto-effacement qui, comme l’a bien montré Thierry Labica[12], se déploie sur deux plans. D’abord, celui du primat donné à l’étude serrée des textes, donc à un retrait pédagogique de l’interprète à leur profit, en guise d’invitation à leur lecture. Cet effet est accentuée par le choix à contre-courant, « inactuel », voire, pour certains, sulfureux, tant des auteurs que des problèmes étudiés. Citons, à titre indicatif, Lénine, Labriola, Robespierre pour les premiers, la violence, la question révolutionnaire et l’impérialisme pour les seconds. À cela s’ajoute le faible intérêt de Labica pour le sort de ses propres publications, souvent victimes des mésaventures éditoriales que la pensée marxiste a rencontrées dans le domaine de l’édition.
Nous en venons ainsi au nœud du problème. Labica continue de payer la conduite de vie qui le rendait déjà si peu commode de son vivant : de n’avoir jamais renoncé à ce qu’André Tosel a appelé la « leçon de maintien marxiste », d’être resté l’« un des rares intellectuels marxistes et communistes qui en France ont su sans se renier maintenir le cap au sein de la tempête déchaînée par le capitalisme mondialisé »[13]. Pour lui, si l’activité du penser exige des concepts, elle exige tout autant de « s’exposer soi-même à ce qui arrive dans le monde, à ce qui nous arrive, en se risquant soi-même à penser avec ou depuis cette exposition »[14]. Labica a ainsi déployé un art du contretemps dans une conjoncture particulière, qu’il convient de préciser brièvement. Bien qu’il ait commencé à publier et à enseigner à l’université dans les années 1960 – mais hors de France, dans l’Algérie nouvellement indépendante – , l’essentiel de son œuvre et son activité intellectuelle s’inscrivent dans une période où le marxisme est en crise et se voit expulsé sans trop de ménagement du champ des positions intellectuelles légitimes, en particulier dans l’université, ou encore dans l’édition. Ainsi, bien que, souvent, leur aîné en âge, Labica a dû faire face à un environnement autrement plus hostile que celui qui a permis aux marxistes français des années 1960 et 1970 – on peut penser par exemple au « premier cercle » des normaliens autour d’Althusser – d’atteindre une reconnaissance ininterrompue depuis les années 1960, au-delà même des frontières de l’hexagone.
La deuxième raison est liée à la singularité théorique de Labica, qui ne peut pas être facilement rattachée à une quelconque « école de pensée » tout en étant elle-même marquée par les débats acharnés qui ont animé le marxisme – principalement français – des années 1960 et 1970. Souvent considéré, surtout dans les années 1970, comme « althussérien », le caractère distinctif de son orientation n’a pourtant cessé de s’affirmer au fil de ses travaux. En résonance avec des pans de la pensée d’Althusser aussi bien que de Lefebvre, de Bloch ou de Labriola, Labica n’a cessé de creuser le sillon de la « sortie de la philosophie », cette Ausgang dont il cherchait le protocole fondateur dès le cheminement de Marx et Engels, en premier lieu celui qui les conduisit à l’Idéologie allemande. « Pour un marxiste, pas de philosophie », tel fut son mot d’ordre constant, pied de nez à toutes les entreprises d’élaboration d’une « philosophie marxiste » (ou pour le marxisme) qui, d’Engels à Lukacs et Althusser, ont jalonné son histoire. Ce mot d’ordre est toutefois à comprendre non comme un aplatissement scientiste de la théorie mais comme un appel à débusquer les illusions autofondatrices de la pensée, à la confronter aux questions qu’elle s’évertue à esquiver et à l’ouvrir au grand vent de la politique et de la lutte des classes.
Il en a résulté une œuvre a-systématique, que ce soit au sens du système philosophique ou même celui d’une construction conceptuelle ordonnée, animée par une passion essentiellement critique, qui associe l’attention aux concepts à leur historicité et assume l’ambition scientifique du matérialisme historique tout autant que son caractère partisan, son « esprit de scission ». Elle se déploie autour d’une étude approfondie de l’œuvre de Marx et d’Engels, du devenir historique du marxisme, et de notions situées au croisement de la philosophie, de la théorie politique et des conjonctures (l’égalité, la violence, l’idéologie, le politico-religieux, l’européocentrisme) – sans oublier de très nombreuses interventions plus directement politiques. L’ensemble de ces pistes conduisent à la question de la révolution, expérience de pensée inscrite dans l’histoire et tâche pratique toujours à reprendre. Se dessinent ainsi les contours d’une anti- (ou de méta-) philosophie, qui, à l’écart des académismes et des modes intellectuelles, n’a cessé de proposer des parcours du champ philosophique pour en réinventer les voies de « sortie » adéquates aux conjonctures politiques et théoriques.
Une telle démarche n’a jamais été dans l’air du temps. Labica en était conscient, et, d’une certaine façon, il n’en avait cure. À cet égard, le titre du colloque d’Alger qui lui a rendu hommage lui convient parfaitement : « un philosophe en colère », en colère contre un monde plus que jamais intolérable. Mais on peut penser que lui convient tout autant cette expression par laquelle Maximilien Robespierre, l’une de ses figures de prédilection, à laquelle il a consacré un remarquable essai, se désignait lui-même : « le surveillant incommode »[15]. C’est dans cette irréductibilité – celle là-même pour laquelle un Daniel Bensaïd avait, de son côté, proposé quelques « théorèmes de la résistance à l’air du temps »[16] – qu’il convient, à notre sens, de chercher ce qui peut nous le rendre de nouveau proche. Et même nécessaire.
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Illustration : Georges Labica, 1980. Photographie de Thierry Labica.
Notes
[1] Cf. sur cette période la récente thèse doctorale d’Antoine Aubert, Devenir(s) révolutionnaire(s) : enquête sur les intellectuels « marxistes » en France (années 1968 – années 1990). Contribution à une histoire sociale des idées, Université Panthéon-La Sorbonne Paris 1, 2020, disponible en ligne.
[2] Georges Labica, Théorie de la violence, 1ère édition : Paris-Naples, Vrin-La Città del Sole, 2007.
[3] Georges Labica, Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, 1ère édition : PUF, 1982 ; 2e édition augmentée, PUF, 1984 ; rééditions : Paris, PUF, collection Quadrige, 1999, 2001.
[4] Georges Labica, un philosophe en colère, Actes du colloque international, Alger 15-16 février 2010, coordination et présentation d’Omar Lardjane, Alger, Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques, 2012.
[5] Signalons néanmoins, outre les riches études regroupées dans les actes du colloque d’Alger : Stathis Kouvélakis, « Georges Labica, parcours d’un intellectuel communiste », Contretemps, nouvelle série, n° 3, 2009, p. 95-98 [en ligne] ; Stathis Kouvélakis, « Le concept de révolution chez Georges Labica », Période, 13 octobre 2016 [en ligne] ; Thierry Labica, « Préface », in Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, La fabrique, 2013 [en ligne] ; Mohamed Moulfi, « Georges Labica, un althussérisme au-delà d’Althusser », Décalages. Journal of Althusserian Studies, vol. 2, n°3 [en ligne] ; André Tosel, « La leçon de maintien marxiste de Georges Labica », L’Humanité, 16 février 2009.
[6] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2017 (1èreédition : 2010).
[7] En 2013, Robespierre, une politique de la philosophie est réédité aux éditions La fabrique (1ère édition : PUF, 1990), puis, l’année suivante Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach chez Syllepse (1ère édition : PUF, 1987). En 2020, Théorie de la violence est réédité aux éditions Delga.
[8] Paru en 1976 aux éditions Complexe, dans la collection créé par la revue Dialectiques, en association avec les PUF, censées se charger de la diffusion en France, laquelle ne s’est jamais réellement concrétisée. La collection s’est arrêtée après un nombre limité de titres (dont Le cahier bleu de Lénine, qui contient ses notes préparatoires à L’Etat et la révolution, préfacé et édité par Georges Labica).
[9] Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l’idéologie musulmane, S.N.E.D., Alger, 1968. On trouvera néanmoins en ligne son ouvrage consacré à Ibn Tufayl (Ibn Tufayl, le philosophe sans maître) et plusieurs articles consacrés à la question du politico-religieux.
[10] Militant du PCF dès 1954, Georges Labica est en poste au lycée Bugeaud d’Alger. Il entre rapidement en contact avec les réseaux du FLN, ce qui lui vaudra par la suite une « condamnation à mort » par l’OAS. Il vit en Algérie jusqu’en 1968 et enseigne à l’université d’Alger. Pour davantage d’éléments biographique cf. la notice en ligne du Maitron, rédigée par Jean-Numa Ducange, et, surtout, l’essai de Benamar Mediene, « Georges Labica : séquences d’un roman familial », in Georges Labica, un philosophe en colère, op. cit., p. 35-49.
[11] Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Chicago, Chicago University Press, 1984, p. 32.
[12] Thierry Labica, « Préface » à Robespierre. Une pratique…, op. cit.
[13] André Tosel, « La leçon de maintien marxiste… », art. cit.
[14] Gérard Bensussan, « Passion de Georges Labica », in Georges Labica… , op. cit., p. 30.
[15] Robespierre, une politique de la philosophie, op. cit., p. 111-118.
[16] Daniel Bensaïd, Les irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps, Paris, Textuel, 2001.