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La tension récente au sein de l’Union européenne autour de la question grecque semble s’être focalisée en bonne partie sur l’intransigeance allemande, aussi bien du gouvernement que de l’opinion publique. A cette occasion nombre de voix se sont élevées pour critiquer une nation qui craint précisément la critique des autres opinions publiques européennes, au point que l’on a pu dénoncer une « autodestruction de l’Europe » sous « direction allemande ».

Malgré tout ce qu’il peut avoir de lapidaire, il semble que ce type de critique recoupe une opposition Nord/Sud bien réelle au sein de l’Union européenne entre un Nord prospère garant d’une austérité portée avec un zèle missionnaire à un Sud méditerranéen parfois perçu comme relevant d’un sybaritisme coupable1. Ce dernier, de son côté est prompt à dénoncer une hégémonie allemande pesante.

Il est donc sans doute utile de faire un détour par l’histoire longue de l’idéologie nationale allemande pour y voir un peu plus clair. Cette dernière renvoie à une longue accumulation de représentations collectives, une sorte de sédimentation symbolique formant des structures mentales de longue durée. Telle est, du moins, l’hypothèse que nous proposons ici à l’examen critique. Par ailleurs on sait, selon le titre éloquent de Beate Klarsfeld, qu’il y a « deux visages de l’Allemagne », comme l’actualité française nous montre inversement – et de manière de plus en plus insistante – qu’il y a au moins « deux visages de la France ».

Nous proposons ici d’explorer ici sa face sombre, sans, naturellement, prétendre à quelque exhaustivité que ce soit, et encore moins réduire la société allemande à ces éléments. Il s’agit ici d’envisager un passé problématique, dans tous les sens du mot, non pour la condamnation facile, mais avec la conviction que l’investigation historique permet de mieux comprendre le présent. On se permettra de s’inspirer de la démarche de Hölderlin, lui qui nous a appris que « là où est le danger croît aussi ce qui sauve ».

 

La question du Sonderweg

La notion de Sonderweg (« la voie particulière » de la construction nationale allemande) a été utilisée de manière critique par des courants historiographiques à partir des années 1960 pour penser les particularités tragiques de l’histoire allemande2.

Ces analyses s’inspirent de fait pour l’essentiel de celles de Marx et Engels (ainsi que celles de Max Weber) décrivant un processus de construction de la nation allemande moderne « par en haut », après la défaite de la révolution libérale de 1848. La bourgeoisie allemande ne cesse de répéter Marx, n’a pas osé jouer le rôle historique qu’elle a joué en France (si l’on excepte en réalité ses milieux les plus proches de l’aristocratie) et s’est placée sous la direction idéologique et politique de l’aristocratie prussienne, fondamentalement militariste et autoritaire, en la personne de Bismarck. C’est la fameuse « misère allemande » analysée par Marx.

De fait c’est la monarchie absolutiste prussienne (la même qui avait été le fer de lance de l’écrasement de la révolution démocratique de 1848) qui a construit le Reich wilhelmien par la coalition des Etats allemands dans les guerres contre l’Autriche-Hongrie mais surtout contre la France en 1870. C’est dans la défaite de cette dernière, pensée comme l’ennemi historique par excellence de l’Allemagne en lutte pour l’hégémonie européenne, que s’est largement construite la nation allemande (ainsi la proclamation du Reich dans la galerie des glaces de Versailles, vengeant symboliquement les humiliations de la guerre de Trente Ans, cette dernière ayant brisé durablement la nation allemande en tant que force historique).

L’histoire du nationalisme militariste allemand de la première moitié du XXe siècle peut sembler à juste titre caractérisée pour l’essentiel par ce désir d’occuper une hégémonie européenne pour une nation tard venue dans la lutte entre les puissances impérialistes européennes, contestant l’ordre franco-britannique dominant.

Ainsi donc le mode de formation politique allemande a été caractérisé très tôt par les historiens allemands conservateurs comme nettement distinct de la voie plébéienne, révolutionnaire et démocratique de la Révolution française, initiée par la critique philosophique radicale que les Lumières ont faite de la monarchie, de l’aristocratie et du clergé. Le modèle allemand serait fondé sur le gouvernement de la raison auquel est associé la bourgeoisie de savoir (Bildungsbürgertum) et à la tradition de réforme par le haut, tandis que le modèle démocratique fondé sur la toute-puissance du peuple produirait dans leur esprit un gouvernement irrationnel3.

 

Les destinées de la pensée conservatrice allemande

De manière plus générale, l’opposition au rationalisme des Lumières semble une constante dans l’histoire intellectuelle de l’Allemagne conservatrice. Ainsi avec les courants völkisch de la fin du XIXe siècle et ceux de la « Révolution conservatrice » dans l’entre-deux-guerres, ayant en commun le nationalisme ultra, l’opposition au libéralisme et au rationalisme, ainsi qu’au régime parlementaire. Le politologue Stéphane François analyse ces courants de pensée à l’influence décisive pour l’Allemagne de cette période de la manière suivante :

« Leur Weltanschauung, leur ‘vision du monde’, révolutionnaire-conservatrice se réclamait de l’idéalisme, du spiritualisme voire du vitalisme, et se proposait de reconstituer une société sur la base de communautés naturelles structurées et hiérarchisées, menées par une nouvelle aristocratie du mérite et de l’action ».

Mais ces tendances ont des origines lointaines, qui remontent au début du XIXe siècle et l’opposition au mouvement révolutionnaire :

« Les racines de la Révolution Conservatrice plongent dans le romantisme, en réaction contre le processus de « modernisation » déclenché par les Lumières et la révolution industrielle. Le romantisme politique qui en découle se caractérisait, sommairement, à la fin du XIXe siècle, par le refus du rationalisme, de l’industrialisation, de l’urbanisation, du libéralisme ainsi que des valeurs conservatrices traditionnelles, dont le christianisme, au profit d’une vision mythifiée d’une société organique ».

Cet antirationalisme prégnant explique aussi l’arrière-fond mystique imprégnant le nazisme selon l’historien G. Mosse :

« Les idées mystiques et occultes influencèrent la vision du monde du national-socialisme à ses débuts et en particulier celle d’Adolf Hitler qui crut, jusqu’à la fin de sa vie, dans les “sciences secrètes” et les forces occultes. Il est important d’éclairer cet aspect de l’idéologie nazie, car ce mysticisme était au centre de l’irrationalisme du mouvement et surtout de la Weltanschauung de son chef.»4

Opposition entre le rationalisme des Lumières et la réaction romantique donc, qui semble recouper deux conceptions de l’histoire : celle du progrès, conçu comme linéaire, et une conception cyclique si prégnante dans la pensée allemande, depuis F. Nietzsche et O. Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1922). Vision pessimiste de la même manière chez Paul de Lagarde qui participa à l’essor de ce que l’on a pu appeler « l’idéalisme de l’anti-modernité », cette dernière étant pour lui le facteur de la décadence de l’Allemagne. Plus, Moeller van den Bruck va se faire, avec son ouvrage Le Troisième Reich (1923), le théoricien d’une véritable « révolution », comprise comme un sursaut énergique contre la décadence, pour parvenir à une restauration salutaire, à la fois contre le capitalisme libéral et le socialisme collectiviste, celle d’un « socialisme allemand » permettant à l’énergie vitale du peuple allemand de se développer pleinement, contre les « veilles nations » française et anglaise.

L’un des héritiers de cet auteur est Edgard Julius Jung prônant l’instauration d’un Etat « organique » débarrassé de la lutte des classes et de la démocratie représentative au profit d’un retour à un nouveau Moyen Âge dans lequel un nouveau Saint Empire romain germanique fédérerait l’Europe centrale. Pensées cycliques donc, vitalistes même, qui semblent marquées par le paradigme d’un ordre naturel ancestral mis en danger par la modernité, et qui doit être rétablit par la force. Alexandre Koyré nous semble ainsi avoir montré en quoi le romantisme allemand supposait une conception continuiste de l’histoire centrée sur l’idée de « racines » : on y oppose « les institutions formées par une croissance naturelle (natürlich gewachsen) à celles qui sont « artificiellement fabriquées » (künstlich gemacht), c’est-à-dire qu’on oppose l’action inconsciente et instinctive des sociétés humaines à leur action consciente et délibérée, les traditions aux innovations, etc. »5.

Plus, ce romantisme aboutit rapidement à des conclusions franchement réactionnaires : « la haute valeur attribuée à la tradition aboutit très vite à l’opposition au changement, à l’idéalisation du passé, à l’utopie archéologique ». Inversement chez Condorcet et les philosophes des Lumières se développe l’idée qu’« en dévoilant les origines très terre à terre des traditions et des croyances les plus sacrées et les plus vénérables, il [le philosophe] nous en montre l’inanité et, ainsi, les déracine. Il déblaie le terrain et laisse la place libre pour une construction nouvelle, une construction raisonnable cette fois-ci »6.

Il semble ainsi y avoir eu quelque chose comme une opposition intellectuelle de caractère national : l’Allemagne, malgré la grande tradition philosophique qui va de Kant à Marx, s’est plus qu’à son tour pensée en opposition à la modernité libérale, de naissance française et anglaise, et à l’individualisme rationaliste qu’elle suppose.

 

Romantisme apocalyptique et millénarisme du Reich

Il semble par ailleurs que l’imaginaire lancinant du Reich, millénaire et millénariste, ait été au cœur du Sonderweg allemand. Le Reich ottonien, renaissance médiévale de l’Empire romain christianisé, a en effet eu la prétention d’incarner cette autorité universelle et mystique sur l’Occident latin de pair avec une papauté subordonnée : Otton III se pensait comme le nouveau Constantin autant que Sylvestre II comme le nouveau Sylvestre. Mais, hélas, le Saint Empire romain germanique n’a jamais eu les moyens historiques de son ambition européenne : il est toujours resté prisonnier de la contradiction entre son idéologie hégémonique et sa réalité boiteuse. De fait l’Allemagne médiévale et moderne a été en position de faiblesse croissante face aux monarchies centralisatrices naissantes de la France et de l’Angleterre, pourtant subordonnées en dignité par le magistère impérial allemand.

Plus, la lutte du Sacerdoce et de l’Empire l’a laissé exsangue après l’humiliation de Canossa. Au Reich ottonien succédait pourtant le Reich wilhelmien et à ce dernier le Reich hitlérien7, comme une sorte de compulsion de répétition historique. Emile Durkheim de son côté a mis en avant dans son opuscule L’Allemagne au-dessus de tout la prégnance de la doctrine militariste pangermaniste dans l’Allemagne du début du XXe siècle, dont la doctrine Deutschland über alles fait écho à son pendant : Der Staat is Macht, l’État est puissance.

La continuité historique semble aussi se faire jour dans le thème du Drang nach Osten, vaste mouvement d’Ostkolonisation germanique contre le monde slave, remontant au Moyen Age central, et fondant dans l’imaginaire national allemand l’hostilité continue aux Slaves dans l’Allemagne du XIXe siècle dans le contexte de la montée du romantisme nationaliste, puis la lutte nazie pour « l’espace vital ». De même on peut noter la persistance de l’imaginaire de la croisade vers l’Est, fondement historique du thème de propagande, couronné de succès, de la croisade contre le judéo-bolchévisme, indissociable du mythe de la « menace slave sur les Allemands » autant que de celui de l’infériorité constitutive des Slaves, peuples sans Etat et donc sans histoire pour Hegel8.

A ces « peuples-esclaves »9 étaient opposés l’ancienneté et la continuité historique du Reich allemand, ainsi avec le symbole à la fois militaire (l’enseigne des légions romaines, d’où l’expression sub aquila, « sous les drapeaux »), impérial et mystique de l’aigle, repris à leur compte par les diverses dynasties allemandes, des Ottoniens aux Hohenzollern en passant par les Hohenstaufen, jusqu’au régime hitlérien10. La politique hitlérienne d’annexion dans les années 1930 ressuscitera le caractère expansionniste de la notion.

De même la résilience du régime hitlérien à l’heure de la défaite et de l’écrasement militaire final a-t-elle profondément frappé les esprits – ainsi l’ampleur des levées des milices du Volkssturm, revivifiant la vieille tradition prussienne des Landsturm. Il paraît en effet difficile de les comprendre en dehors de l’hypothèse d’un nationalisme exacerbé profondément partagé par la population allemande – ainsi il est vrai que d’une hostilité irrémédiable envers la puissance russe et soviétique, hostilité renforcée par les brutalités bien réelles de l’Armée rouge.

On sait aujourd’hui avec l’historien allemand Bernd Wegner qu’Hitler était entièrement conscient du caractère désespéré de la situation militaire allemande dès les défaites décisives sur le front russe de 1943 ; s’il a tenu à se battre jusqu’au bout, suivi en cela par une partie non négligeable de la société allemande, c’était au nom d’une conception apocalyptique dont V. Klemperer nous semble avoir montré l’influence dans la tradition intellectuelle allemande11. Son millénarisme lui faisait admettre l’idée d’une défaite catastrophique comme sacrifice historique nécessaire, préfigurant une renaissance future du national-socialisme et de la « communauté populaire » allemande.

 

Le Ruban blanc paulinien

Le film d’ores et déjà classique du réalisateur Michaël Haneke, Le Ruban blanc, paraît illustrer de manière éloquente le poids du moralisme protestant et de la respectabilité aristocratique et bourgeoise sur les sujets de l’Allemagne du début du XXe siècle. Max Weber notait en effet que Luther a supprimé le monachisme en même temps qu’il l’a fait sortir des couvents pour l’étendre à toute la société laïque. De fait les imprécations morales, d’une virulence rare, de Luther contre la Babylone romaine, lupanar et lieu de dépravation méditerranéenne, avaient aussi la signification d’un rehaussement narcissique radical de l’Allemagne protestante contre la papauté et le monde catholique en général12.

Cette sacralisation supplémentaire de la vie morale et idéologique n’a pas été semble-t-il sans conséquences sur les représentations collectives allemandes. Durkheim mettait en évidence à la même période que la conception religieuse du primat de l’âme sur le corps symbolisait en réalité l’impératif catégorique social sur l’individu, c’est-à-dire l’injonction au renoncement au corps et aux plaisirs profanes, fondements ultimes de la subjectivité individuelle. Freud de son côté faisait la découverte fondamentale du surmoi, individuel et social, instance psychique source d’interdits mais aussi des jouissances inépuisables de la servitude volontaire. Le protestantisme – fondement historique du nationalisme allemand – a en effet été une des illustrations du plaisir de l’obéissance caractéristique du moralisme religieux et social, volontiers tyrannique à l’image du Dieu jaloux de l’Ancien Testament, celui d’Abraham et d’Isaac13.

De fait, Lucien Febvre a pu remarquer combien l’aspect libéral –et même libérateur– du luthéranisme, affirmant les droits de la critique individuelle contre la tradition et les autorités établies, s’est bien vite tourné en son contraire, c’est-à-dire un autoritarisme redoublé : si Luther avait jadis « relégué le Décalogue parmi les accessoires périmés de la piété juive », « maintenant il le dresse bien haut au-dessus des fidèles : pour eux, « pour les têtes dures et les gaillards grossiers, il faut avoir recours à Moïse et à sa loi, à Maître Jean et à ses verges ». Et pas de discussion. Qu’on obéisse. Sans hésitation ni murmure »14.

De même on pourrait parler d’une théologie de la Dette qui semble sourdre à travers les discours les plus technocratiques d’apparence. On sait que le péché est originel par définition et que depuis saint Augustin le sujet chrétien naît endetté envers son Créateur. Sa vie est donc conçue comme un long sacrifice de soi pour gagner l’indulgence, toujours incertaine, du Dieu-créancier. Cette conception a sans aucun doute quelque chose d’universel, au-delà même des représentations collectives chrétiennes. Pourtant elle semble prendre un relief particulier dans la conception allemande de l’économie, parfois mal distinguée de la théologie morale. Luther puis Calvin ont poussé jusqu’à son extrême limite le thème du « serf arbitre » humain et, partant, celui de l’arbitraire divin sur le sujet du péché. Le discours du Maître augustinien semble avoir trouvé dans ses aboutissements protestants une intériorisation marquée de l’autorité, voire de l’ordre et de la discipline.

Plus, on a beaucoup insisté dernièrement, sans doute à juste titre, sur la polysémie éloquente du nom commun allemand Schuld, que l’on peut traduire à la fois par « dette », « culpabilité » et « faute ». Ainsi le nom Schuldenkrise « crise de la dette » peut-il signifier « crise de culpabilité » ; le verbe sich verschulden « s’endetter » est à rapprocher de verschulden « causer par sa faute, être responsable de ». On pourrait dire que dans cette pensée économique et morale le débiteur est non seulement responsable de son propre sort, mais marqué obscurément par la faute, c’est-à-dire la souillure du péché. Inversement, à la manière du calvinisme suisse ou du protestantisme américain, l’aisance matérielle signifiera la vertu morale et l’élection divine.

Encore faut-il signaler que ce type de discours, n’est pas exclusif au protestantisme allemand. Ainsi Philippe Pétain voulait-il rappeler aux Français après la défaite de 1940 que « depuis Adam, le châtiment est un appel au relèvement, une promesse de régénération ». En cette même année 1940, relatait Marc Bloch, les cadres militaires, souvent issus de la haute société aristocratique, avaient « accepté le désastre parce qu’ils lui trouvaient ces atroces consolations : écraser, sous les ruines de la France, un régime honni ; plier les genoux devant le châtiment que le destin avait envoyé à une nation coupable ».  En vue du « redressement national » Pétain entendait en effet substituer l’« esprit de sacrifice » à l’« esprit de jouissance ». A l’ouverture du procès de Riom le quotidien Le Matin désignait Léon Blum comme « l’homme qui a inoculé le virus de la paresse dans le sang d’un peuple »15. On sait enfin la prégnance, si entêtante, du triptyque « Travail, Famille, Patrie » dans l’imaginaire politique français – ce que l’actualité politique nous rappelle une fois encore.

À l’heure où, comme le constate le sociologue Frédéric Lebaron « cette humeur “sacrificielle”, de l’ordre de l’ethos autant que du raisonnement, suscite de la part de nombreux commentateurs une sorte de jubilation morbide, comme si la souffrance populaire avait aussi une dimension “purificatrice” »16, les sociétés européennes d’aujourd’hui sauront-elles prendre un peu de champ par rapport aux jouissances de l’ascèse rigoriste ?

 

Conclusion

En conclusion sans doute faut-il signaler que mettre en avant le poids du temps long idéologique, ce que Fernand Braudel appelait les « prisons de longue durée » des représentations collectives, ne signifie pas forcément réclamer pour ce dernier facteur une quelconque hégémonie. Il s’agit bien plutôt à mon sens d’identifier et de prendre en compte un facteur bien trop souvent passé sous silence, pour des raisons complexes, parfois théoriques ou idéologiques, mais qui tiennent aussi souvent à la méconnaissance du passé de l’histoire allemande (on connaît en France surtout l’histoire allemande récente, disons à partir de Bismarck).

On pourra aussi rétorquer à cette esquisse trop rapide que l’Allemagne de 2017 n’est ni celle de la première moitié du XXe siècle ni, a fortiori, celle de Luther. Incontestablement : un passé n’est pas un fatum, et le peuple allemand a tourné bien des pages sombres, par un travail critique de retour sur soi. Il est évident notamment que 1945 a été une rupture fondamentale dans l’histoire allemande, beaucoup plus encore sans doute qu’en France ou en Grande-Bretagne. Pourtant, peut-on dire avec certitude que l’histoire allemande – comme toute histoire, ainsi l’histoire française – n’est faite que de ruptures, de dépassements sans régressions possibles, comme le réveil puissant d’une extrême-droite xénophobe et antisémite semble nous le rappeler ? Il est frappant de constater que le discours historique actuel oscille entre négation de l’événement et de la rupture d’un côté, et négation du temps long de l’autre.

De même, le déni des caractéristiques culturelles héritées dans le discours courant actuel semble trop souvent ouvrir la voie, selon un paradoxe apparent, aux stéréotypes nationalistes. De ce point de vue aussi, il semble que, dans notre période, le retour d’un « passé qui ne passe pas », selon la belle expression de Conan et Rousso17, n’est pas une spécificité allemande, loin de là.

Lire hors-ligne :

références

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1 La question de l’hégémonie allemande au sein de l’Union européenne et de ses choix de politique économique a été au cœur du débat au plus fort de la crise grecque de 2015. Voir ainsi l’article de François Denord, Rachel Knaebel et Pierre Rimbert, « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique, août 2015. Sur les mentalités collectives allemandes actuelles concernant la question grecque, voir l’article d’Olivier Cyran, « L’effroi du retraité allemand face à l’épouvantail grec », Le Monde diplomatique, juillet 2012.
2 Voir ainsi récemment la monumentale synthèse d’histoire contemporaine allemande fondée sur le paradigme du Sonderweg d’Heinrich August Winckler, Histoire de l’Allemagne, XIXe-XXe siècle. Le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005. Voir aussi l’article de synthèse historiographique de Sandrine Kott, « Sonderweg », in C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt (dir.), Historiographies, Concepts et débats, sous la direction de, Paris, Gallimard, 2010, pp. 1235-1242, de même que Jean Solchany, « L’histoire vue d’en haut. Le vingtième siècle allemand à l’échelle des grandes synthèses », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 53-1, 2006, p. 156-117.
3 L’historiographie actuelle insiste sur le rôle des idées philosophiques des Lumières comme facteur décisif lors de la Révolution française et de ses suites européennes, ainsi l’ouvrage majeur de Jonathan Israel, Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
4 George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 159. Il est intéressant de ce point de vue de noter l’opposition résolue de Freud à toute notion de Weltanschauung, c’est-à-dire à une conception idéologique totalisante du monde, ainsi qu’à ce qu’il qualifiait de « boue noire de l’occultisme ».
5 Alexandre Koyré, Condorcet, in Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971, p. 105.
6 Ibid. pp. 106-107.
7 La République de Weimar avait tenté de reprendre à son compte l’appellation de Reich en l’accolant à celle de « République » tandis que les nazis avaient de leur côté durci le thème pour souligner la continuité historique avec les deux premiers en parlant non seulement de « IIIe Reich » mais de « Reich de mille ans » (das tausendjährige Reich), censé surpasser en durée le vieil Heiliges Römisches Reich.
8 De même le choix du nom de la division Charlemagne.
9 Le terme « slave » a donné l’allemand Sklave , l’anglais slave, et le français esclave.
10 Il est frappant de constater que l’armoirie allemande de l’aigle noir ait été conservée par la République de Weimar jusqu’à l’actuelle Bundesrepublik Deutschland. En revanche le drapeau noir, rouge et or actuel remonte à la révolution démocratique de 1848 et marque très nettement une opposition au drapeau impérial noir-blanc-rouge rétabli par le régime hitlérien après la République de Weimar, et dont il a repris les couleurs pour construire le drapeau de l’Allemagne hitlérienne.
11 Ainsi en montrant la continuité – ou du moins les éléments de continuité – entre le romantisme allemand et le mouvement völkisch de la fin du XIXe siècle et le début du XXe, en particulier avec Paul de Lagarde. Pourtant il signale à juste titre que ces destinées sont complexes puisqu’elles font une sorte de détour par celui qui est par bien des côtés le fondateur de la pensée raciste moderne, l’aristocrate français Arthur de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1855, fondant le mythe aryen).
12 Comme le notait déjà Freud, la limite entre catholicisme romain et protestantisme en Europe recoupe largement celle qui séparait l’Empire romain et les peuples germaniques pendant l’Antiquité.
13 Cependant comme le notait Freud le masochisme est inséparable de son contraire complémentaire, c’est-à-dire du sadisme, comme le suggère si bien Haneke. Sur ce thème le film les Damnés de Luchino Visconti est aussi instructif.
14 Lucien Febvre, Martin Luther, un destin, Paris, PUF, 2012, p. 178-179.
15 Les dernières citations sont extraites du très instructif article de Mona Chollet, « Aux sources morales de l’austérité », Le Monde diplomatique, mars 2012.
16 Frédéric Lebaron, « Un parfum d’années trente… », Savoir/Agir, n° 18, décembre 2011.
17 Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994. Pour une analyse en lien plus direct avec l’actualité, voir l’article de Frédéric Joignot, « Le conservatisme en quatre penseurs », Le Monde des idées, 16 fév. 2017.