Lire hors-ligne :

Cette contribution a été initialement présentée oralement à un séminaire du Projet K, le 17 juin 2006 à Paris. Elle se réfère notamment aux textes sur la stratégie publiés dans le n°179 de la revue Critique communiste (mars 2006), que l’on trouve sur le site d’ESSF. Elle a été complétée en tenant compte du débat qui a suivi sa présentation.

***

Nous avons tous noté une « éclipse du débat stratégique » depuis le début des années quatre-vingt, en comparaison avec les discussions alimentées dans les années soixante-dix par les expériences du Chili et du Portugal (voire, malgré les caractéristiques très différentes, celles du Nicaragua et d’Amérique centrale). Face à la contre-offensive libérale, ces années quatre-vingt ont été (dans le meilleur des cas) placées sous le signe des résistances sociales et caractérisées par une situation défensive de la lutte des classes, même lorsque des dictatures (en Amérique latine notamment) ont dû céder devant une poussée populaire démocratique. Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale » (par symétrie avec « l’illusion politique » dénoncée par le jeune Marx chez ceux qui croyaient voir dans l’émancipation « politique » – les droits civiques – le dernier mot de « l’émancipation humaine »).

Dans une certaine mesure, l’expérience initiale des forums sociaux depuis Seattle (1999) et le premier Porto Alegre (2001) reflète cette illusion quant à l’autosuffisance des mouvements sociaux et au refoulement de la question politique, comme conséquence d’une toute première phase de remontée des luttes sociales à la fin des années quatre-vingt-dix.

C’est ce que j’appelle (en simplifiant) le « moment utopique » des mouvements sociaux, illustré par différentes variantes : utopies libérales (d’un libéralisme bien régulé), keynésiennes (d’un keynésianisme européen), et surtout utopies néolibertaires de pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir ou en se contentant d’un système équilibré de contre-pouvoirs (J. Holloway, T. Negri, R. Day). La remontée des luttes sociales s’est traduite par des victoires politiques ou électorales (en Amérique latine : Venezuela et Bolivie). En Europe, sauf exception (celle notamment sur le CPE en France), elles ont surtout subi des défaites et n’ont pas empêché la poursuite des privatisations, des réformes de la protection sociale, du démantèlement des droits sociaux. Cette contradiction fait que les expectatives, à défaut de victoires sociales, se tournent à nouveau vers les solutions politiques (notamment électorales), comme en témoignent les élections italiennes1.

Ce « retour de la question politique » amorce une relance, encore balbutiante, des débats stratégiques, dont témoignent les polémiques autour des livres de Holloway, de Negri, de Michael Albert, du bilan comparé du processus vénézuélien et de la législature Lula au Brésil, ou encore l’inflexion de l’orientation zapatiste illustrée par la sixième déclaration de la selva Lacandona et « l’autre campagne » au Mexique. Les discussions sur le projet de manifeste de la LCR en France ou le livre d’Alex Callinicos2 s’inscrivent également dans ce contexte. La phase du grand refus et des résistances stoïques – le « cri » de Holloway, les slogans « le monde n’est pas une marchandise… », « le monde n’est pas à vendre… » – s’épuise. Il devient nécessaire de préciser quel est ce monde possible et surtout d’explorer les voies pour y parvenir.

 

Il y a stratégie et stratégie

Les notions de stratégie et de tactique (plus tard celles de guerre de position et de guerre de mouvement) ont été importées dans le mouvement ouvrier à partir du vocabulaire militaire (notamment des écrits de Clausewitz ou de Delbrück). Leur sens a cependant beaucoup varié. Il fut un temps où la stratégie était l’art de gagner une bataille, la tactique se réduisant aux manœuvres des troupes sur le champ de bataille. Depuis, des guerres dynastiques aux guerres nationales, de la guerre totale à (aujourd’hui) la guerre globale, le champ stratégique n’a cessé de se dilater dans le temps et dans l’espace. On peut désormais distinguer une stratégie globale (à l’échelle mondiale) d’une « stratégie restreinte » (la lutte pour la conquête du pouvoir sur un territoire déterminé). Dans une certaine mesure, la théorie de la révolution permanente représentait une esquisse de stratégie globale : la révolution commence sur l’arène nationale (dans un pays) pour s’élargir au niveau continental et mondial ; elle franchit un pas décisif avec la conquête du pouvoir politique, mais se prolonge et s’approfondit par « une révolution culturelle ». Elle combine donc l’acte et le processus, l’événement et l’histoire.

Face à des États puissants qui ont des stratégies économiques et militaires mondiales, cette dimension de la stratégie globale est plus importante encore qu’elle ne l’était dans la première moitié du XXe siècle. L’émergence de nouveaux espaces stratégiques continentaux ou mondiaux le démontre. La dialectique de la révolution permanente (contre la théorie du socialisme dans un seul pays), autrement dit l’imbrication des échelles nationale, continentale, mondiale, est plus étroite que jamais. On peut s’emparer des leviers du pouvoir politique dans un pays (comme le Venezuela ou la Bolivie), mais la question de la stratégie continentale (l’Alba contre l’Alca, le rapport au Mercosur, au pacte andin, etc.) est immédiatement posée comme une question de politique intérieure. Plus prosaïquement en Europe, les résistances aux contre-réformes libérales peuvent s’arc-bouter sur les rapports de forces, sur les acquis et les appuis législatifs, nationaux. Mais une réponse transitoire sur les services publics, sur la fiscalité, sur la protection sociale, sur l’écologie (pour une « refondation sociale et démocratique de l’Europe ») exige d’emblée une projection européenne3.

 

Hypothèses stratégiques

La question abordée ici se limite donc à ce que j’ai appelé « la stratégie restreinte », autrement dit la lutte pour la conquête du pouvoir politique à l’échelle nationale. Nous sommes en effet tous ici d’accord4 sur le fait que les États nationaux peuvent bien être affaiblis dans le cadre de la mondialisation, et qu’existent certains transferts de souveraineté. Mais l’échelon national (qui structure les rapports de classe et articule un territoire à un État) reste décisif dans l’échelle mobile des espaces stratégiques, C’est à ce niveau du problème que porte essentiellement le dossier publié dans le n° 179 de Critique communiste (mars 2006).

Écartons d’emblée les critiques (de J. Holloway à Cédric Durand5) qui nous imputent une vision « étapiste » du processus révolutionnaire (selon laquelle nous ferions de la prise du pouvoir le « préalable absolu » à toute transformation sociale). L’argument relève de la caricature ou de la simple ignorance. Nous n’avons jamais été des adeptes du saut à la perche sans élan. Si j’ai souvent posé la question « comment de rien devenir tout », pour souligner que la rupture révolutionnaire est un saut périlleux dont peut profiter le troisième larron (la bureaucratie), Guillaume (Liégeard) a raison de la nuancer en rappelant qu’il n’est pas vrai que le prolétariat ne soit rien avant la prise du pouvoir – et qu’il est douteux de vouloir devenir tout ! La formule du tout et du rien empruntée au chant de l’Internationale ne vise qu’à souligner l’asymétrie structurelle entre révolution (politique) bourgeoise et révolution sociale.

Les catégories – du front unique, des revendications transitoires, du gouvernement ouvrier – défendues par Trotski, mais aussi par Thalheimer, Radek, Clara Zetkin dans le débat programmatique de l’Internationale communiste jusqu’au VIe congrès de l’IC visent précisément à articuler l’événement à ses conditions de préparation, les réformes à la révolution, le mouvement et le but…

Parallèlement, les notions d’hégémonie et de « guerre de position » chez Gramsci vont dans le même sens6. L’opposition entre l’Orient (où le pouvoir serait plus facile à conquérir mais plus difficile à garder) et l’Occident, relève de la même préoccupation (voir à ce propos les débats sur le bilan de la révolution allemande au Ve congrès de l’IC). Une fois pour toutes, nous n’avons jamais été des adeptes de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruch Theorie)7.

Contre les visions spontanéistes du processus révolutionnaire et contre l’immobilisme structuraliste des années soixante, nous avons insisté en revanche sur la part du « facteur subjectif », sur ce que nous avons appelé, non pas « modèle », mais bien – comme le rappelle Antoine Artous dans son article de Critique communiste – des « hypothèses stratégiques ». Il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie de vocabulaire. Un modèle, c’est quelque chose à copier, un mode d’emploi. Une hypothèse, c’est un guide pour l’action, à partir des expériences du passé, mais ouvert et modifiable en fonction d’expériences nouvelles ou de circonstances inédites. Il ne s’agit donc pas de spéculations, mais de ce que l’on peut retenir des expériences passées (qui sont le seul matériau dont nous disposons), sachant que le présent et l’avenir seront forcément plus riches. Les révolutionnaires courent par conséquent le même risque que les militaires dont on dit qu’ils sont toujours en retard d’une guerre.

À partir des grandes expériences révolutionnaires du XXe siècle (révolution russe et révolution chinoise, mais aussi révolution allemande, fronts populaires, guerre civile espagnole, guerre de libération vietnamienne, Mai 68, Portugal, Chili…), nous avons donc distingué deux grandes hypothèses : celle de la grève générale insurrectionnelle (GGI) et celle de la guerre populaire prolongée (GPP). Elles résument deux types de crises, deux formes de double pouvoir, deux modes de dénouement de la crise.

Dans le cas de la CGI, la dualité de pouvoir revêt une forme principalement urbaine, du type Commune (non seulement Commune de Paris, mais soviet de Petrograd, insurrection de Hambourg, de Canton, de Barcelone…). Les deux pouvoirs ne peuvent coexister longtemps sur un espace concentré. Il s’agit donc d’un affrontement de dénouement rapide (qui peut déboucher sur un affrontement prolongé : guerre civile en Russie, guerre de Libération au Vietnam après l’insurrection de 1945…). Dans cette hypothèse, le travail de démoralisation de l’armée et d’organisation des soldats joue un rôle important (les comités de soldats en France, les SUV au Portugal, et dans une perspective plus conspirative le travail du Mir dans l’armée chilienne, sont parmi les dernières expériences significatives en la matière). Dans le cas de la GPP, il s’agit d’un double pouvoir territorial (des zones libérées et auto-administrées) qui peuvent coexister plus longtemps. Les conditions en sont perçues par Mao dès sa brochure de 1927 (« Pourquoi le pouvoir rouge peut exister en Chine ? ») et elles sont illustrées par l’expérience de la République de Yenan. Dans la première hypothèse les organes du pouvoir alternatif sont socialement déterminés par les conditions urbaines (Commune de Paris, soviet de Petrograd, conseils ouvriers, comité des milices de Catalogne, cordons industriels et commandos communaux, etc.), dans la seconde, ils se centralisent dans « l’armée du peuple » (à prédominance paysanne).

Entre ces deux grandes hypothèses épurées, on trouve toute une gamme de variantes et de combinaisons intermédiaires. Ainsi, en dépit de sa légende foquiste simplifiée (notamment par le livre de Debray, Révolution dans la révolution), la révolution cubaine articule le foyer de guérilla comme noyau de l’armée rebelle et les tentatives d’organisation et de grèves générales urbaines à La Havane et Santiago. Leur relation fut problématique, ainsi qu’en témoigne la correspondance de Frank Païs, de Daniel Ramos Latour, du Che lui-même sur les tensions entre « la selva » et « el llano »8. A posteriori, le récit officiel, valorisant l’épopée héroïque du Granma et de ses survivants, a contribué à renforcer la légitimité de la composante du 26 juillet et du groupe castriste dirigeant au détriment d’une compréhension plus complexe du processus. Cette version simplifiée de l’histoire, érigeant en modèle la guérilla rurale, a inspiré les expériences des années soixante (au Pérou, au Venezuela, au Nicaragua, en Colombie, en Bolivie). Les morts au combat de De la Puente et Lobaton, Camillo Torres, Yon Sosa, Lucion Cabanas au Mexique, Carlos Marighela et Lamarca au Brésil, etc., l’expédition tragique du Che en Bolivie, le quasi-anéantissement des sandinistes en 1963 et 1967 à Pancasan, le désastre de Teoponte en Bolivie, marquent la fin de ce cycle.

L’hypothèse stratégique du PRT argentin et du Mir chilien fait davantage référence, au début des années soixante-dix, à l’exemple vietnamien de la guerre populaire prolongée (et, dans le cas du PRT, à une version mythique de la guerre de libération algérienne). L’histoire du Front sandiniste jusqu’à sa victoire de 1979 sur la dictature somoziste révèle la combinaison des différentes orientations. Celle de la tendance GPP et de Tomas Borge met l’accent sur le développement de la guérilla dans la montagne et la nécessité d’une longue période d’accumulation graduelle de forces. Celle de la tendance prolétarienne (Jaime Wheelock) insiste sur les effets sociaux du développement capitaliste au Nicaragua et sur le renforcement de la classe ouvrière, tout en maintenant la perspective d’une accumulation prolongée de forces dans la perspective d’un « moment insurrectionnel ». Celle de la tendance « tercériste » (les frères Ortega) qui synthétise les deux autres et permet d’articuler le front du Sud et le soulèvement de Managua.

A posteriori, Humberto Ortega résuma les divergences en ces termes : « J’appelle politique d’accumulation passive de forces la politique qui consiste à ne pas intervenir dans les conjonctures, à accumuler des forces à froid. Cette passivité se manifestait au niveau des alliances. Il y avait aussi de la passivité dans le fait que nous pensions qu’on pouvait accumuler des armes, s’organiser, réunir des ressources humaines sans combattre l’ennemi, sans faire participer les masses »9. Il reconnaît cependant que les circonstances ont bousculé les différents plans : « Nous avons appelé à l’insurrection. Les événements se sont précipités, les conditions objectives ne nous permettaient pas de nous préparer davantage. En fait, nous ne pouvions pas dire non à l’insurrection. le mouvement des masses a pris une telle ampleur que l’avant-garde était incapable de le diriger. Nous ne pouvions pas nous opposer à ce fleuve ; tout ce que nous pouvions faire, c’était d’en prendre la tête pour le conduire à peu près et lui donner une direction ». Et de conclure : « Notre stratégie insurrectionnelle a toujours gravité autour des masses et non autour d’un plan militaire. Ceci doit être clair ». En effet, l’option stratégique implique un ordonnancement des priorités politiques, des ères d’intervention, des mots d’ordre, et détermine la politique d’alliances.

De Los dias de la selva à El trueno en la ciudad, le récit par Mario Payeras du processus guatémaltèque illustre un retour de la forêt vers la ville et un changement des rapports entre le militaire et le politique, la ville et la campagne. La Critique des armes (ou l’autocritique) de Régis Debray en 1974 enregistre également le bilan des années soixante et l’évolution amorcée. En Europe et aux États-Unis, les aventures désastreuses de la Raf en Allemagne, des Weathermen aux États-Unis (sans parler de l’éphémère tragicomédie de la Gauche prolétarienne en France – et des thèses de July/Geismar dans leur inoubliable Vers la guerre civile), et autres tentatives de traduire en « guérilla urbaine » l’expérience de la guérilla rurale, se sont achevées de fait avec les années soixante-dix. Les seuls cas de mouvement armés qui sont parvenus à perdurer sont ceux d’organisation qui trouvaient leur base sociale dans des luttes contre l’oppression nationale (Irlande, Euzkadi)10.

Ces hypothèses et expériences stratégiques ne sont donc pas réductibles à une orientation militariste. Elles ordonnent un ensemble de tâches politiques. Ainsi, la conception du PRT de la révolution argentine comme guerre nationale de libération conduisait à privilégier la construction de l’armée (l’ERP) au détriment de l’auto-organisation dans les entreprises et les quartiers. De même, l’orientation du Mir, mettant l’accent sous l’Unité populaire sur l’accumulation de forces (et de bases rurales) dans une perspective de lutte armée prolongée, conduisait à relativiser l’épreuve de force du coup d’État et surtout à en sous-estimer les conséquences durables. Miguel Enriquez avait pourtant bien perçu après l’échec du « tankazo » le court moment propice à la formation d’un gouvernement de combat préparant l’épreuve de force.

La victoire sandiniste de 1979 marque sans doute un nouveau tournant. C’est du moins ce que soutient Mario Payeras en soulignant qu’au Guatemala (et au Salvador) les mouvements révolutionnaires n’étaient plus confrontés à des dictatures fantoches vermoulues, mais aux conseillers israéliens, taïwanais, états-uniens en guerres de « basse intensité » et en « contre-insurrection ». Cette asymétrie croissante s’est depuis élargie à l’échelle mondiale avec les nouvelles doctrines stratégiques du Pentagone et la guerre « hors limites » déclarée au « terrorisme ».

C’est une des raisons (ajoutée à l’hyperviolence tragique de l’expérience cambodgienne, de la contre-révolution bureaucratique en URSS, de la révolution culturelle en Chine), pour lesquelles la question de la violence révolutionnaire, hier encore perçue comme innocente et libératrice (à travers les épopées du Granma et du Che, ou à travers les textes de Fanon, de Giap, de Cabral), est devenue épineuse, voire tabou. On assiste ainsi à la recherche tâtonnante d’une stratégie asymétrique du faible au fort, réalisant la synthèse de Lénine et de Gandhi11 ou s’orientant vers la non-violence12. Le monde, depuis la chute du Mur de Berlin, n’est pourtant pas devenu moins violent. Il serait imprudemment angélique de parier aujourd’hui sur une hypothétique « voie pacifique » que rien, dans le siècle des extrêmes, n’est venu confirmer. Mais c’est une autre histoire, qui déborde les limites de mon propos.

 

L’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle

L’hypothèse stratégique qui nous a servi de fil à plomb dans les années soixante-dix est donc celle de la GGI opposée la plupart du temps aux variantes de maoïsme acclimaté et aux interprétations imaginaires de la Révolution culturelle. C’est de cette hypothèse que nous serions, selon Antoine Artous, désormais « orphelins ». Elle aurait eu hier une certaine « fonctionnalité » aujourd’hui perdue. Il réaffirme cependant la pertinence toujours actuelle des notions de crise révolutionnaire et de double pouvoir, en insistant sur la nécessaire reconstruction d’une hypothèse sérieuse plutôt que de se gargariser du mot rupture et des surenchères verbales. Son souci se cristallise sur deux points.

D’une part, Antoine Artous insiste sur le fait que la dualité de pouvoir ne saurait se situer en totale extériorité des institutions existantes, et surgir soudainement du néant sous forme d’une pyramide des soviets ou des conseils. Il se peut que nous ayons naguère cédé à cette vision plus que simplifiée des processus révolutionnaires réels que nous étudiions en détail dans les écoles de formation (Allemagne, Espagne, Portugal, Chili, et la Révolution russe elle-même). J’en doute, tant chacune de ces expériences nous confrontait à la dialectique entre les formes variées d’auto-organisation et les institutions parlementaires ou municipales existantes.

Quoi qu’il en soit, si tant est que nous ayons pu avoir une telle vision, elle fut assez vite corrigée par certains textes13. Au point même que nous ayons pu être troublés ou choqués à l’époque par le ralliement d’Ernest Mandel à la « démocratie mixte » à partir d’un réexamen des rapports entre soviets et constituante en Russie. Il est bien évident en effet, a fortiori dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au « socialisme par en bas », mais en interférence avec les formes représentatives.

Pratiquement, nous avons évolué sur ce point, à l’occasion par exemple de la révolution nicaraguayenne. Nous pouvions contester le fait d’organiser des élections « libres » en 1989, dans un contexte de guerre civile et d’état de siège, mais nous n’en mettions pas en cause le principe. Nous avons plutôt reproché aux sandinistes la suppression du « conseil d’État » qui aurait pu constituer une sorte de deuxième chambre sociale et un pôle de légitimité alternative face au Parlement élu. De même, à une échelle bien plus modeste, il serait utile de revenir sur la dialectique à Porto Alegre entre l’institution municipale élue au suffrage universel et les comités du budget participatif.

En réalité, le problème posé n’est pas celui des rapports entre démocratie territoriale et démocratie d’entreprise (la Commune, les soviets, l’assemblée populaire de Setubal étaient des structures territoriales), ni même celui des rapports entre démocratie directe et représentative (toute démocratie est partiellement représentative et Lénine n’était pas partisan du mandat impératif), mais celui de la formation d’une volonté générale. Le reproche généralement adressé (par les eurocommunistes ou par Norberto Bobbio) à la démocratie de type soviétique vise sa tendance corporative : une somme (ou une pyramide) d’intérêts particuliers (de clocher, d’entreprise, de bureau) liés par mandat impératif ne saurait dégager de volonté générale. La subsidiarité démocratique a aussi ses limites : si les habitants une vallée s’opposent au passage d’une route ou une ville à une déchetterie pour les refiler au voisin, il faut bien une forme de centralisation arbitrale14. Dans le débat avec les eurocommunistes, nous insistions sur la médiation nécessaire des partis (et sur leur pluralité) pour dégager des propositions synthétiques et contribuer à la formation d’une volonté générale à partir de points de vue particuliers. Sans nous aventurer dans des mécanos institutionnels spéculatifs, nous avons aussi, de plus en plus souvent, intégré à nos documents programmatiques l’hypothèse générale d’une double chambre dont les modalités pratiques restent ouvertes à l’expérience.

La seconde préoccupation d’Antoine, dans sa critique du texte d’Alex Callinicos notamment, porte sur le fait que sa démarche transitoire s’arrêterait au seuil de la question du pouvoir, abandonnée à un improbable deus ex machina ou supposée résolue par la déferlante spontanée des masses et l’irruption généralisée de démocratie soviétique. Si la défense des libertés publiques figure bien à son programme, il n’y aurait chez Alex aucune revendication de type institutionnel (suffrage à la proportionnelle, Assemblée constituante ou unique, démocratisation radicale). Quant à Cédric Durand, il concevrait les institutions comme de simples relais des stratégies d’autonomie et de protestation, ce qui peut fort bien se traduire en pratique par un compromis entre « le bas » et le « haut », autrement dit par un vulgaire lobbying du premier sur le second laissé intact.

Il y a en fait, entre les protagonistes de la controverse de Critique communiste, convergence sur le corpus programmatique inspiré de La Catastrophe imminente ou du Programme de transition  : revendications transitoires, politique d’alliances (front unique15), logique d’hégémonie, et sur la dialectique (et non l’antinomie) entre réformes et révolution. Ainsi, nous opposons-nous à l’idée de dissocier et de figer un programme minimum (« antilibéral ») et un programme « maximum » (anticapitaliste), convaincus qu’un antilibéralisme conséquent aboutit à l’anticapitalisme, et que les deux sont intriqués par la dynamique des luttes.

Nous pouvons discuter la formulation exacte des revendications transitoires en fonction des rapports de forces et des niveaux de conscience existants. Mais nous tomberons facilement d’accord sur la place qu’y tiennent les questions visant la propriété privée des moyens de production, de communication et d’échange, qu’il s’agisse d’une pédagogie du service public, de la thématique des biens communs de l’humanité, ou de la question de plus en plus importante de la socialisation des savoirs (opposée à la propriété privée intellectuelle). De même, serons-nous aisément d’accord pour explorer les formes de socialisation du salaire par le biais des systèmes de protection sociale, pour aller vers le dépérissement du salariat. Enfin, à la marchandisation généralisée, nous opposons les possibilités ouvertes par l’extension des domaines de gratuité (donc de « démarchandisation ») non seulement aux services mais à certains biens de consommation nécessaires.

La question épineuse de la démarche transitoire est celle du « gouvernement ouvrier » ou du « gouvernement des travailleurs ».

La difficulté n’est pas nouvelle. Les débats sur le bilan de la révolution allemande et du gouvernement de Saxe-Thuringe, lors du Ve congrès de l’Internationale communiste, montrent l’ambiguïté non résolue des formules issues des premiers congrès de l’IC et l’éventail des interprétations pratiques auxquelles elles ont pu donner lieu. Treint souligne alors dans son rapport que « la dictature du prolétariat ne tombe pas du ciel ; elle doit avoir un commencement, et le gouvernement ouvrier est synonyme du début de la dictature du prolétariat ». Il dénonce en revanche « la saxonisation » du front unique : « L’entrée des communistes dans un gouvernement de coalition avec des pacifistes bourgeois pour empêcher une intervention contre la révolution n’était pas fausse en théorie, mais des gouvernements comme celui du Parti travailliste ou celui du Cartel des gauches font que « la démocratie bourgeoise rencontre un écho dans nos propres partis ».

Dans le débat sur l’activité de l’internationale, Smeral déclare : « Quant aux thèses de notre congrès [des communistes tchèques] de février 1923 sur le gouvernement ouvrier, nous étions tous convaincus en les rédigeant qu’elles étaient conformes aux décisions du Ve congrès. Elles ont été adoptées à l’unanimité ». Mais « à quoi pensent les masses quand elles parlent de gouvernement ouvrier ? » : « En Angleterre, elles pensent au Parti travailliste, en Allemagne et dans les pays où le capitalisme est en décomposition, le front unique signifie que les communistes et les sociaux-démocrates, au lieu de se combattre quand se déclenche la grève, marchent au coude à coude. Le gouvernement ouvrier a pour ces masses la même signification, et quand on utilise cette formule elles imaginent un gouvernement d’unité de tous les partis ouvriers ». Et Smeral de poursuivre : « En quoi consiste la profonde leçon de l’expérience saxone ? Avant tout en ceci : on ne peut sauter d’un seul coup à pieds joint sans prendre d’élan. »

Ruth Fisher lui répond qu’en tant que coalition des partis ouvriers, le gouvernement ouvrier signifierait « la liquidation de notre parti ». Dans son rapport sur l’échec de l’Octobre allemand, Clara Zetkin affirme :

« À propos du gouvernement ouvrier et paysan, je ne peux accepter la déclaration de Zinoviev selon laquelle il s’agirait d’un simple pseudonyme, un synonyme ou dieu sait quel homonyme, de la dictature du prolétariat. C’était peut-être juste pour la Russie, mais il n’en va pas de même dans les pays où le capitalisme est vigoureusement développé. Là, le gouvernement ouvrier et paysan est l’expression politique d’une situation où la bourgeoisie ne peut déjà plus se maintenir au pouvoir mais où le prolétariat n’est pas encore en condition d’imposer sa dictature ».

Zinoviev définit en effet comme « objectif élémentaire du gouvernement ouvrier » l’armement du prolétariat le contrôle ouvrier sur la production, la révolution fiscale…

On pourrait continuer à citer les différentes interventions. Il en résulterait une impression de grande confusion qui est l’expression d’une contradiction réelle et d’un problème non résolu, alors que la question était posée en rapport avec une situation révolutionnaire ou prérévolutionnaire.

Il serait irresponsable de la résoudre par un mode d’emploi valable pour toutes situations ; on peut néanmoins dégager trois critères combinés de façon variable de participation à une coalition gouvernementale dans une perspective transitoire : a) que la question d’une telle participation se pose dans une situation de crise ou du moins de montée significative de la mobilisation sociale, et non pas à froid ; b) que le gouvernement en question se soit engagé à initier une dynamique de rupture avec l’ordre établi (par exemple – plus modestement que l’armement exigé par Zinoviev – réforme agraire radicale, « incursions despotiques » dans le domaine de la propriété privée, abolition des privilèges fiscaux, rupture avec les institutions – de la Ve République en France, des traités européens, des pactes militaires, etc.) ; c) enfin que le rapport de force permette aux révolutionnaires sinon de garantir la tenue des engagements du moins de faire payer au prix fort d’éventuels manquements.

A la lumière d’une telle approche, la participation au gouvernement Lula apparaît erronée :

a) depuis une dizaine d’années, à l’exception du mouvement des sans-terre, le mouvement de masse était en recul ; b) la campagne électorale de Lula et sa Lettre aux Brésiliens avait annoncé la couleur d’une politique clairement social-libérale et hypothéqué d’avance le financement de la réforme agraire et du programme « faim zéro » ; c) enfin le rapport de forces social, au sein du parti, et au sein du gouvernement était tel qu’avec un demi-ministère de l’Agriculture il n’était pas question de soutenir le gouvernement « comme la corde soutient le pendu », mais plutôt comme un cheveu ne saurait le soutenir. Ceci dit, en tenant compte de l’histoire du pays, de sa structure sociale, et de la formation du PT, tout en exprimant oralement nos réserves quant à cette participation et en alertant les camarades sur ses dangers, nous n’en avons pas fait une question de principe, préférant accompagner l’expérience pour en tirer avec les camarades le bilan, plutôt que d’administrer des leçons « de loin »16.

 

À propos de la dictature du prolétariat

La question du gouvernement ouvrier nous a ramenés inévitablement à celle de la dictature du prolétariat. Un précédent congrès de la Ligue [la LCR française] a décidé à une majorité de plus des deux tiers d’en supprimer la référence dans le texte des statuts. C’était raisonnable. Aujourd’hui, le terme de dictature évoque bien davantage les dictatures militaires ou bureaucratiques du XXe siècle que la vénérable institution romaine du pouvoir d’exception dûment mandaté par le Sénat et limité dans le temps. Puisque Marx a vu dans la Commune de Paris « la forme enfin trouvée » de cette dictature du prolétariat, mieux vaut donc pour être compris évoquer la Commune, les soviets, les conseils ou l’autogestion, que de s’accrocher à un mot fétiche devenu par l’histoire source de confusion.

On n’en n’est pas quittes pour autant de la question posée par la formule de Marx et avec l’importance qu’il lui donnait dans sa célèbre lettre à Kugelmann. Généralement, on a tendance à investir dans « la dictature du prolétariat » l’image d’un régime autoritaire et à y voir un synonyme des dictatures bureaucratiques. Pour Marx, il s’agissait au contraire de la solution démocratique d’un vieux problème, de l’exercice pour la première fois majoritaire (par le prolétariat) du pouvoir d’exception réservé jusqu’alors à une élite vertueuse (comité de salut public – encore que le comité en question soit resté une émanation de la Convention révocable par elle) ou un « triumvirat » d’hommes exemplaires17. Ajoutons que le terme de dictature s’opposait alors souvent à celui de tyrannie en tant qu’expression de l’arbitraire. Mais la notion de dictature du prolétariat avait aussi une portée stratégique, souvent rappelée dans le débat des années soixante-dix à l’occasion de son abandon par la plupart des partis (euro)communistes. En effet, il était clair pour Marx que le droit nouveau, exprimant un nouveau rapport social, ne saurait naître dans la continuité du droit ancien : entre deux légitimités sociales, « entre deux droits égaux, c’est la force qui tranche ». La révolution implique donc un passage obligé par l’état d’exception. Lecteur attentif de la polémique entre Lénine et Kautsky, Carl Schmitt en a parfaitement saisi l’enjeu en distinguant la « dictature commissaire », dont la fonction en situation de crise est de préserver un ordre établi, et la « dictature souveraine » qui institue un ordre nouveau par l’exercice du pouvoir constituant18. Si, quel que soit le nom qu’on lui donne, cette perspective stratégique demeure, il en découle nécessairement une série de conséquences sur l’organisation des pouvoirs, sur le droit, sur la fonction des partis, etc.

 

Actualité et inactualité d’une démarche stratégique

La notion d’actualité a une double acception : un sens large (« l’époque des guerres et des révolutions »), et un sens immédiat ou conjoncturel. Dans la situation défensive où le mouvement social se trouve rejeté depuis plus de vingt ans en Europe, personne ne prétendra que la révolution soit d’actualité en ce sens immédiat.

En revanche il serait hasardeux, et non sans conséquences, de l’effacer de l’horizon de l’époque. Si c’est cette distinction qu’entend opérer Francis Sitel dans sa contribution, préférant, pour éviter « une vision hallucinée des rapports de forces actuels », à « perspective actuelle » une « perspective en acte… qui instruit les combats présents aux débouchés nécessaires de ces mêmes combats », il n’y a pas là matière à litige. Plus discutable est l’idée selon laquelle nous pourrions maintenir l’objectif de conquête du pouvoir « comme condition de la radicalité mais en admettant que son actualisation est aujourd’hui au-dessus de notre ligne d’horizon ». Il précise que la question gouvernementale – vue d’au-dessous de notre ligne d’horizon ? – n’est pas liée à la question du pouvoir, mais à « une exigence plus modeste » consistant à « se protéger » de l’offensive libérale.

Le questionnement sur les conditions de participation gouvernementale n’entre pas alors « par le porche monumental de la réflexion stratégique », mais « par la porte étroite des partis larges ». On peut craindre que ce ne soit plus le programme nécessaire (ou la stratégie) qui commande alors la construction du parti, mais l’amplitude d’un parti algébriquement large qui détermine et limite le meilleur des mondes et des programmes possibles. Il s’agirait alors de dédramatiser la question gouvernementale en tant que question stratégique pour l’envisager comme un simple « problème d’orientation » (c’est, dans une certaine mesure, ce que nous avons fait dans le cas brésilien). Mais, à moins de tomber dans la classique dissociation du programme minimum et du programme maximum, un « problème d’orientation » n’est pas déconnecté de la perspective stratégique. Et, si « large » est forcément plus généreux et plus ouvert qu’étroit et fermé, il y a, en matière de partis, large et large : les largeurs du PT brésilien, du Linkspartei, de l’ODP, du Bloc des gauches, de Refondation communiste, etc., ne sont pas de même nature.

« Les plus savants développements en matière de stratégie révolutionnaire apparaissent bien éthérés, conclut Francis, en regard de la question : comment agir ici et maintenant. » Certes, mais cette maxime pragmatique de bon aloi aurait pu être prononcée en 1905, en février 1917, en mai 1936, en février 1968, réduisant ainsi le sens du possible au sens prosaïque du réel.

Le diagnostic de Francis et son ajustement programmatique au niveau ou au-dessous de la ligne d’horizon ne sont pas sans implications pratiques. Dès lors que notre perspective ne se limite pas à la prise du pouvoir, mais s’inscrit dans un plus long processus de « subversion des pouvoirs », il faudrait reconnaître que « le parti traditionnel [traditionnel désigne-t-il ici les partis communistes ou plus généralement les partis sociaux-démocrates axés eux aussi sur la conquête du pouvoir gouvernemental par les voies parlementaires ?] concentré sur la conquête du pouvoir est amené à se conformer à ce même État », et, par conséquent, à transmettre en son sein des mécanismes de domination qui minent la dynamique même de l’émancipation ». Une dialectique nouvelle serait donc à inventer entre le politique et le social. Certainement, et nous nous y employons pratiquement et théoriquement en rejetant aussi bien « l’illusion politique » que « l’illusion sociale » ou en tirant des conclusions principielles des expériences négatives passées (sur l’indépendance des organisations sociales envers l’État et les partis, sur le pluralisme politique, sur la démocratie au sein des partis…).

Mais le problème ne réside pas tant dans la transmission par un parti « conformé à l’État » de ses mécanismes de domination, que dans le phénomène plus profond et mieux partagé de bureaucratisation (enraciné dans la division du travail) inhérent aux sociétés modernes : il affecte l’ensemble des organisations syndicales ou associatives. En fait, la démocratie de parti (par opposition à la démocratie médiatique et plébiscitaire dite « d’opinion ») serait plutôt, sinon un remède absolu, du moins une des antidotes à la professionnalisation du pouvoir et à la « démocratie de marché ». C’est ce qu’on oublie trop souvent en ne voyant dans le centralisme démocratique que le faux nez d’un centralisme bureaucratique, alors qu’une certaine centralisation est la condition même de la démocratie et non sa négation.

La conformité soulignée du parti à l’État fait écho à l’isomorphisme relevé (par Boltansky et Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme) entre la structure du capital lui-même et les structures subalternes du mouvement ouvrier. Cette question de la subalternité est cruciale, et on ne lui échappe ni ne la résout facilement : la lutte pour le salaire et le droit à l’emploi (parfois nommé « droit au travail ») est bien sûr une lutte subalterne (isomorphe) au rapport capital/travail. Il y a derrière cela tout le problème de l’aliénation, du fétichisme, de la réification19. Mais croire que les formes « fluides », l’organisation en réseau, la logique des affinités (opposée aux logiques de l’hégémonie) échappent à cette subalternité et à la reproduction des rapports de domination relève de l’illusion grossière. Ces formes sont parfaitement isomorphes à l’organisation moderne du capital informatisé, à la flexibilité du travail, à « la société liquide », etc. Cela ne signifie pas que les formes anciennes de subordination étaient meilleures ou préférables que ces formes émergentes, mais seulement qu’on n’est pas sorti par la voie royale du réseau du cercle vicieux de l’exploitation et de la domination.

 

Du « parti large »

Francis Sitel redoute que les notions « d’éclipse » ou de « retour » de la raison stratégique » ne signifient la simple fermeture d’une simple parenthèse et un retour à l’identique ou à la reprise de la question dans les termes où elle fut posée par la IIIe Internationale. Il insiste sur le besoin de « redéfinitions fondamentales », d’une réinvention, d’une « nouvelle construction » dont a besoin le mouvement ouvrier. Bien sûr. Mais, pas de table rase : « On recommence toujours par le milieu » ! La rhétorique de la nouveauté ne garantit pas des rechutes dans l’ancien le plus ancien, et le plus éculé. S’il en est aussi d’authentiques (en matière d’écologie, de féminisme, de guerre et de droit…), bien des « nouveautés » dont l’époque se repaît, ne sont que des effets de modes (qui comme toute mode se nourrissent des citations de l’ancien), et des recyclages de vieux thèmes utopistes du XIXe siècle et du mouvement ouvrier naissant. Les questions sont nombreuses, mais à la mesure de nos moyens, nous essayons – par le biais du Manifeste entre autres – d’y apporter quelques éléments de réponse à certaines d’entre elles, et nous aimerions bien que nos partenaires s’en saisissent.

Ayant – à juste titre – rappelé que réformes et révolution forment dans notre tradition un couple dialectique, et non une opposition de termes mutuellement exclusifs (bien que les réformes puissent selon les situations transcroître en processus révolutionnaire ou au contraire s’y opposer), Francis hasarde la prédiction selon laquelle un « parti large se définira comme un parti de réformes ». Peut-être. Possiblement. Mais c’est une idée bien spéculative et normative par anticipation. Et ce n’est surtout pas notre problème. Nous n’avons pas à mettre la charrue avant les bœufs et à inventer entre nous le programme minimum (de réformes) pour un « parti large » hypothétique. Nous avons à définir notre projet et notre programme. C’est à partir de là que nous pourrons, face à des situations concrètes et à des partenaires concrets, évaluer les compromis possibles, quitte à accepter de perdre (un peu) en clarté si nous gagnons (beaucoup) en surface sociale, en expérience, et en dynamique. Ceci n’est pas nouveau : nous avons participé à la formation du Parti des travailleurs (pour le construire et non dans une optique tactique entriste) en continuant à y défendre nos positions ; nos camarades militent comme courant dans Refondation ; ils sont partie prenante du Bloc des gauches au Portugal, etc. Mais toutes ces configurations sont singulières et ne sauraient être réunies dans la catégorie fourre-tout du « parti large ».

La donnée structurelle de la situation ouvre incontestablement un espace à la gauche des grandes formations traditionnelles (social-démocrates, staliniennes, populistes) du mouvement ouvrier. Les raisons en sont multiples. La contre-réforme libérale, la privatisation de l’espace public, le démantèlement de « l’État social », la société de marché, ont scié (avec son propre concours actif), la branche sur laquelle reposait la social-démocratie (ainsi que la gestion populiste dans certains pays latino-américains). Les Partis communistes ont en outre subi le contrecoup de l’implosion soviétique en même temps que l’érosion de leurs bases sociales ouvrières conquises dans les années trente ou à la Libération, sans que de nouvelles implantations prennent véritablement la relève.

Il existe donc bel et bien ce qu’on appelle souvent « un espace » de radicalité qui s’exprime diversement par l’émergence de nouveaux mouvements sociaux et d’expressions électorales (Linkspartei en Allemagne, Rifondazione en Italie, Respect en Grande-Bretagne, SSP en Écosse, Bloc au Portugal, coalition rouge-verte au Danemark, extrême gauche en France ou en Grèce…). C’est ce qui fonde l’actualité des recompositions et des regroupements.

Mais cet « espace » n’est pas un espace homogène et vide (newtonien) qu’il suffirait d’occuper. C’est un champ de forces éminemment instable, comme en témoigne spectaculairement la conversion en moins de trois ans de Rifondazione, passant du mouvementisme lyrique, au moment de Gênes et Florence20, à la coalition gouvernementale de Romano Prodi. Cette instabilité vient de ce que les mobilisations sociales subissent plus de défaites qu’elles ne remportent de victoires, et de ce que leur lien avec transformation du paysage de la représentation politique reste très distendu. En l’absence de victoires sociales significatives, l’espoir du « moindre mal » (« tout sauf Berlusconi – ou Sarkozy, ou Le Pen ! », à défaut de changement réel, se reporte sur le terrain électoral où le poids des logiques institutionnelles reste déterminant (en France, celle du présidentialisme plébiscitaire et d’un système électoral particulièrement antidémocratique). C’est pourquoi la symétrie du juste milieu (à la mode sous Philippe le Bel déjà : gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche !) entre un danger opportuniste et un danger conservateur est un trompe-l’œil : ils ne pèsent pas du même poids. S’il faut savoir oser prendre des décisions risquées (l’exemple le plus extrême étant la décision insurrectionnelle d’Octobre), le risque, pour ne pas devenir pure et simple aventure, doit être mesuré et ses chances évaluées. Nous sommes embarqués, il faut parier, disait un grand dialecticien. Mais les turfistes savent bien qu’un pari à 2 contre 1 est un jeu de gagne-petit, et qu’un pari à 1 000 contre 1, s’il peut rapporter gros, est un coup désespéré. La marge est entre les deux. L’audace aussi a ses raisons.

L’évolution de droite à gauche de courants comme ceux exprimés par Rifondazione ou le Linkspartei reste fragile (voire réversible) en raison même des effets limités des luttes sociales sur le champ de la représentation politique. Elle dépend pour partie de la présence et du poids en leur sein d’organisations ou de tendances révolutionnaires. Au-delà de données communes très générales, les situations sont donc fort différentes selon l’histoire spécifique du mouvement ouvrier (selon entre autres que la social-démocratie y est totalement hégémonique ou que subsistent des partis communistes importants) et les rapports de forces au sein de la gauche : on ne fait pas bouger des appareils déterminés non seulement par l’idéologie mais par aussi par des logiques sociales, en soufflant à l’oreille des dirigeants, mais en modifiant les rapports de forces réels.

La perspective d’une « nouvelle force » reste une formule algébrique d’actualité (elle l’était pour nous avant 1989-1991, et elle l’est d’autant plus après).

Sa traduction pratique ne se déduit pas mécaniquement de formules aussi vagues et générales que le Parti large ou les regroupements. Nous sommes seulement au début d’un processus de recomposition. Il importe de l’aborder avec une boussole programmatique et une visée stratégique. C’est une des conditions qui nous permettra de trouver des médiations organisationnelles nécessaires, de prendre des risques calculés, sans se jeter à corps perdu dans l’aventure impatiente et sans se dissoudre dans la première combinaison éphémère venue.

Les formules organisationnelles sont en effet très variables, selon qu’il s’agit d’un nouveau parti de masse (comme le PT au Brésil dans les années quatre-vingt, mais ce cas de figure est peu vraisemblable en Europe), de ruptures minoritaires issues d’une social-démocratie hégémonique, ou encore de partis que nous aurions jadis probablement qualifiés de centristes (Rifondazione au début des années 2000) ou d’un front de courants révolutionnaires (comme au Portugal).

Cette dernière hypothèse reste d’ailleurs la plus probable pour des pays comme la France où les organisations (PC, extrême gauche) ont une longue tradition et où, à moins d’un puissant mouvement social (et encore !), on imagine mal leur pure et simple fusion à court ou moyen terme. Mais, dans tous les cas, la référence à un bagage programmatique commun, loin d’être un obstacle identitaire à des recompositions futures, en est au contraire la condition. Elle permet de hiérarchiser les questions stratégiques et les questions tactiques (au lieu de se déchirer sur telle ou telle échéance électorale), de distinguer le socle politique sur lequel se rassemble une organisation des questions théoriques ouvertes, de mesurer les compromis qui font aller de l’avant et ceux qui tirent en arrière, de moduler les formes d’existence organisationnelle (tendance dans un parti commun, composante d’un front, etc.) selon les partenaires et leur dynamique fluctuante (de droite à gauche ou de gauche à droite).

Signalons seulement pour mémoire que des questions brûlantes en rapport à cette discussion ne sont pas abordées, mais devront l’être dans des réunions ultérieures. Nous avons prévu que la prochaine rencontre annuelle du Projet K (en 2007) devrait traiter, au-delà du débat sur « classes, plèbes, multitudes », des forces sociales du changement révolutionnaire, de leurs formes d’organisation, de leurs convergences stratégiques.

Cette question a aussi un rapport, au-delà de la formule générale du front unique, avec la question des alliances, donc avec l’évaluation de la sociologie et des transformations des partis traditionnellement qualifiés « d’ouvriers », ainsi que de l’analyse des courants issus, en Amérique latine par exemple, des formations populistes.

 

9 août 2006.

Lire hors-ligne :

références

références
1 C’est ce que soulignait, au lendemain de la victoire du Non au référendum constitutionnel français, l’article de Stathis Kouvélakis sur « le retour de la question politique ». Voir Contretemps n° 14, septembre 2005.
2 Alex Callinicos, An anti-capitalist Manifesto, Polity Press, Cambridge, 2003.
3 Je n’irai pas plus loin sur cet aspect de la question. Il s’agit d’un simple rappel (voir à ce propos les thèses proposées au débat organisé par Das Argument).
4 Dans la réunion de travail du Projet K.
5 Qui, dans son article de Critique communiste n° 179 semble nous attribuer une « vision étapiste du changement social » et « une temporalité de l’action politique centrée exclusivement sur la préparation de la révolution comme instant décisif » (à laquelle il oppose « un temps historique altermondialiste et zapatiste » ??!!). Quant à John Holloway, voir la critique circonstanciée de sa démarche dans Un monde à changer (Daniel Bensaïd, Paris, Textuel 2003), dans Planète altermondialiste [collectif, Textuel, 2006], et dans les articles de Contretemps.
6 Voir le petit livre de Perry Anderson sur Les Antinomies de Gramsci.
7 Voir à ce propos le livre de Giacomo Marramao, Il politico e il transformazioni, ainsi que la brochure Stratégies et partis (La Brèche). 
8 Voir aussi le Journal de Révolution cubaine de Carlos Franqui.
9 « La stratégie de la victoire », interview à Martha Harnecker. Interrogé sur la date de l’appel à l’insurrection, Ortega répond : « Parce qu’il se présentait toute une série de conditions objectives toujours plus favorables : la crise économique, la dévaluation monétaire, la crise politique. Et parce qu’après les événements de septembre nous avons compris qu’il était nécessaire de conjuguer en même temps et dans un même espace stratégique le soulèvement des masses au niveau national, l’offensive des forces militaires du front et la grève nationale dans laquelle était engagé ou qu’approuvait de fait le patronat. Si nous n’avions pas conjugué ces trois facteurs stratégiques en un même temps et en un même espace stratégique, la victoire n’aurait pas été possible. On avait appelé plusieurs fois à la grève nationale, mais sans la conjuguer avec l’offensive des masses. Les masses s’étaient déjà soulevées, mais sans que cela soit conjugué avec la grève et alors que la capacité militaire de l’avant-garde était trop faible. Et l’avant-garde avait déjà porté des coups à l’ennemi mais sans que les deux autres facteurs soient présents ».
10 Voir Dissidences, Révolution, lutte armée et terrorisme, volume I, L’Harmattan, 2006.
11 C’est notamment le thème de textes récents de Balibar.
12 Le débat sur la non-violence dans la revue théorique (Alternative) de Rifondazione comunista n’est certainement pas sans rapport avec son cours actuel.
13 De Mandel notamment, dans ses polémiques contre les thèses eurocommunistes. Voir son livre dans la petite collection Maspero et surtout son interview à Critique communiste.
14 L’expérience du budget participatif à l’échelle de l’État du Rio Grande do Sul offre bien des exemples concrets à ce propos : d’attribution de crédits, de hiérarchie de priorités, de répartition territoriale d’équipements collectifs, etc.
15 Même si cette notion de front unique, ou a fortiori celle de front unique anti-impérialiste remise au goût du jour par certains révolutionnaires en Amérique latine, mérite d’être rediscutée à la lumière de l’évolution des formations sociales, du rôle et de la composition des partis politiques, etc.
16 Ce qui était ici en jeu, autant que l’orientation au Brésil, c’était une conception de l’Internationale et de son rapport avec les sections nationales. Mais c’est une question qui déborde le cadre de ce texte.
17 Voir Alessandro Galante Garrone, Philippe Buonarotti et les révolutionnaires du XIXe siècle, Paris, Champ Libre.
18 Voir Carl Schmitt, La Dictature, Puf.
19 Sur le fétichisme, voir Jean-Marie Vincent, Antoine Artous…
20 Voir le livre de Fausto Bertinotti (en 2001 !) : Ces idées qui ne meurent jamais (Paris, Le temps des cerises), et la présentation critique de ses thèses (parues lors du forum social européen de Florence) dans Un monde à changer (Daniel Bensaïd, Paris, Textuel 2003).