Dossier : Lénine vivant. Actualité d’un stratège communiste
À l’occasion des 100 ans de la mort de Lénine, le 21 janvier 1924, nous vous invitons à lire ou relire ce dossier sur l’un des principaux dirigeants révolutionnaires du 20e siècle.
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Lénine est né le 22 avril 1870 et il fut, avec Léon Trotsky, le principal dirigeant de la Révolution d’Octobre. Nous proposons également une série de textes de Lénine lui-même, seule manière de mettre à distance les innombrables poncifs qui entourent le révolutionnaire russe et de comprendre ce que fut sa méthode. À cela il est impératif d’associer la lecture d’articles ou d’ouvrages historiques, au premier rang desquels on peut placer le livre d’Alexander Rabinowitch, dont on trouvera une présentation et un extrait ici, qui restitue en détail ce que fut l’action de Lénine en 1917. Comme le note Terry Eagleton, aucune tradition politique ne fut sans doute aussi caricaturée que la tradition léniniste, et cela de tous côtés : évidemment en premier lieu les anticommunistes forcenés de la droite libérale ou conservatrice et de l’extrême droite fasciste, mais aussi les sociaux-démocrates et socialistes de même que les anarchistes ; rappelons toutefois que partout dans le monde on trouva, parmi les fondateurs des partis communistes, d’assez nombreux anarchistes et syndicalistes révolutionnaires.
Au passage, il faut rappeler que la « violence » ou le « fanatisme » sans cesse reprochés à Lénine, se situent plutôt dans la guerre impérialiste de 1914, à laquelle la gauche réformiste apporta son soutien. La social-démocratie allemande, face aux insurgés de 1918-1919, mobilisa les corps-francs – ce noyau des futures milices nazies – pour massacrer les révolutionnaires (dont Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht). Les socialistes français ne furent pas en reste pendant la guerre d’Algérie, lorsque Guy Mollet – alors principal dirigeant de la SFIO – fut nommé Président du Conseil et intensifia la guerre coloniale. Mais on ne saurait renvoyer les deux traditions dos à dos ; car Lénine et les bolcheviks, quand ils assumèrent l’exercice de la violence, le firent en vue de mettre fin au règne de la bourgeoisie et d’abattre l’impérialisme, là où les sociaux-démocrates au pouvoir, lorsqu’ils usèrent de la violence, le firent toujours au service du maintien de l’ordre bourgeois et impérialiste.
On ne peut se tromper en affirmant la chose suivante : Lénine ne sera jamais pardonné. Il restera dans l’esprit des libéraux, conservateurs, réactionnaires et anti-communistes de tout poil comme l’un des inventeurs – sinon l’inventeur – du « totalitarisme », le défenseur halluciné d’un dogme absurde ou encore l’apôtre criminel d’une violence sans limites ; c’est encore ainsi qu’il était présenté dans une récente émission sur France culture qui lui était consacrée. Il n’y a pas lieu de se laisser intimider par cette litanie d’injures aussi vieille que la Révolution russe : ceux et celles qui instruisent le procès en totalitarisme de Lénine n’ont en effet généralement aucun mal à taire voire à justifier les crimes de masse commis par les puissances occidentales dans le cadre de la colonisation ; à élever au rang de héros nationaux le tyran Napoléon, le massacreur de la Commune Thiers ou quelque général tortionnaire d’Algériens ou de Malgaches ; ou encore à oublier – donc à absoudre – les dirigeants politiques qui envoyèrent en 1914 des millions d’hommes se faire massacrer pour le partage impérialiste du monde.
Si Lénine ne sera jamais pardonné, ce n’est donc pas parce qu’il aurait méprisé la démocratie (libérale), refusé le libre échange des opinions, ou commis des violences politiques en tant que principal dirigeant de l’URSS après la Révolution d’Octobre. Nombre de dirigeants politiques bourgeois n’ont eu aucun scrupule à étouffer la démocratie lorsque leurs intérêts fondamentaux étaient en jeu, à se jeter dans les bras des mouvements fascistes, et à réprimer de la manière la plus brutale et criminelle les mouvements de contestation, afin de perpétuer le pouvoir bourgeois. Lénine ne sera jamais pardonné parce qu’il incarne une révolution victorieuse qui a non seulement débarrassé la Russie du tsarisme (ce à quoi auraient pu opiner les bourgeoisies française et britannique si elles n’avaient été alliées militairement à ce qui constituait alors l’une des puissances les plus réactionnaires au monde), mais qui a aussi soustrait la Russie – alors un important champ d’investissements pour le capital occidental (notamment français) – à la domination capitaliste ; en somme une révolution démocratique, mais aussi une révolution socialiste et anti-impérialiste.
À la violence inouïe déclenchée par les bourgeoisies, que ce soit pour soumettre des nations entières au joug colonial (puis les maintenir sous ce joug), pour mater des insurrections populaires sur leurs sols (qu’on pense en France à juin 1848 ou à la Commune de Paris), pour asseoir leur domination sur le monde (Première Guerre mondiale) ou pour abattre la Révolution russe (une dizaine de pays, dont la France et la Grande-Bretagne, envoyèrent des armées en Russie entre 1917 et 1920), Lénine et les bolcheviks ont effectivement opposé, non les habituels vœux pieux du pacifisme, mais la violence révolutionnaire ; ils ont considéré qu’il fallait à tout prix assurer la défense de la Révolution. Les premiers ne manquent jamais de réjouir ceux et celles qui apprécient les opprimé·e·s héroïques mais impuissant·e·s, et qui ne tolèrent les révolutionnaires que vaincu·e·s. La seconde vaut immanquablement à ceux et celles qui en formulent la nécessité – et encore davantage à ceux et celles qui l’ont pratiquée – l’opprobre des belles âmes qui, à défaut de politique révolutionnaire, font des leçons de morale à un siècle de distance et voudraient – selon le vieux mot de Robespierre – « une révolution sans révolution », c’est-à-dire sans affrontement.
Puisqu’on a beaucoup accusé les bolcheviks, et Lénine en particulier, de n’avoir été que les adeptes sectaires et sanguinaires d’idées utopiques, il faut ici dire quelques mots de cette question de la violence. De quoi parle-t-on quand on évoque la violence révolutionnaire sinon d’une auto-défense exercée par ceux d’en bas, en réaction à la violence séculaire inhérente aux rapports d’exploitation et d’oppression ou de la terreur invariablement déchaînée par les classes possédantes quand se soulèvent les damnés de la terre ? Pour autant, cette violence ne fait jamais l’objet chez Lénine d’une fascination pathologique ; elle est « régulée stratégiquement » au sens où elle se trouve conditionnée (donc limitée) par un objectif stratégique – briser les appareils de domination construits par les classes possédantes pour préserver leurs privilèges, mais aussi la résistance farouche et inévitable que ces dernières ne manquent d’opposer à toute menace révolutionnaire –, autant qu’elle est tendue vers un horizon politique : celui d’une société sans exploitation ni oppression, pleinement démocratique, et où se trouverait ainsi minimisée l’exercice de la violence (y compris interpersonnelle) ? Rappelons à ce titre les mots de Trotsky dans son exil mexicain, quelques mois avant son assassinat par un agent de Staline : « La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement ».
Il vaut la peine, à ce titre, de rappeler le train de mesures révolutionnaires prises par le gouvernement communiste, mesures généralement oubliées parce que recouvertes par le sempiternel débat autour de la violence : contrôle ouvrier sur la production expropriée, journée de travail de huit heures, deux semaines de congés payés, interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants de moins de seize ans, formation d’une inspection du travail, suppression des discriminations entre travailleurs russes et étrangers, nationalisation des banques, interdiction des châtiments corporels pour les écoliers, séparation de l’Église et de l’État, registres d’état civil qui donnent aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, instauration du mariage civil, droit au divorce, liberté d’avortement, abrogation du Code pénal tsariste qui condamnait au bagne les homosexuels, dépénalisation de l’homosexualité, création de maisons d’enfants, de foyers pour les gamins des rues et les nécessiteux, système de santé public et gratuit, etc.
Lénine ne peut être traité autrement par nos ennemis de classe que comme un « chien crevé », précisément parce qu’il a défendu – avec la vigueur et la constance qui lui sont propres – une politique visant à faire du prolétariat et de tous les groupes opprimés une puissance à même d’abattre le règne de la bourgeoisie, un sujet politique indépendant capable de supprimer une fois pour toutes les rapports d’exploitation et d’oppression. Il est sans doute celui qui, tirant un bilan à la fois enthousiaste, admiratif et froid du destin de la Commune de Paris, a pris le plus au sérieux l’intensité de la lutte politique que suppose l’objectif de la destruction du pouvoir bourgeois : la lutte pour le socialisme est une lutte à mort, non parce que les opprimé·e·s seraient avides de violence expiatrice (au contraire, nombre d’épisodes historiques ont donné à voir leur clémence vis-à-vis des oppresseurs), mais parce que la classe dominante ne saurait se laisser déposséder sans combattre, et sans menacer des pires châtiments les peuples insurgés. Lénine est ainsi le nom qu’a pris, au 20e siècle, la volonté ardente et obstinée, impatiente mais organisée, de rompre avec le capitalisme, toute forme d’oppression, et de bâtir une tout autre société. Outrage suprême : pour Lénine, cette lutte devait se mener sur tous les terrains, y compris ceux d’ordinaire réservés aux professionnels de l’exercice du pouvoir, fussent-ils « de gauche », « pour les battre tous par une attaque décisive du prolétariat et conquérir le pouvoir politique ».
Affirmer tout cela n’implique nullement de faire de Lénine un être infaillible, l’adoration stérile ne valant pas mieux que la détestation morbide. Il est nécessaire de critiquer la (trop) tardive préoccupation qu’il manifesta pour la bureaucratisation de la Révolution d’Octobre, de même que son rapport instrumental vis-à-vis des libertés publiques (d’expression, de réunion, de manifestation, etc.), qui fut critiqué très tôt par Rosa Luxemburg. Si l’on oublie généralement de rappeler qu’elle célébra la Révolution d’Octobre et insista sur le rôle central des bolcheviks, elle mit très tôt en garde ces derniers : la suspension des libertés publiques destine le prolétariat à la passivité, loin du rôle historique que lui accordait Marx (« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! »). Ce qui pouvait être compréhensible dans le contexte épouvantable de la guerre civile ne l’était plus une fois celle-ci terminée : sans une renaissance des soviets (conseils), qui n’ont existé véritablement qu’en 1917, sans démocratie interne au Parti communiste mais aussi sans pluralisme politique et sans liberté de discussion dans la société russe, la sclérose bureaucratique issue de la période du « communisme de guerre » ne pouvait que s’amplifier, jusqu’à engloutir la Révolution. La contre-révolution avait paru venir uniquement de la vieille classe dominante russe et des puissances impérialistes ; elle vint finalement de la dégénérescence bureaucratique du Parti communiste, et fut fatale à la Révolution.
L’impasse de l’adoration, évoquée plus haut, permet enfin de dire quelques mots, beaucoup trop rapides à l’évidence, concernant le rapport entre léninisme et stalinisme. On sait l’usage que Staline et la bureaucratie triomphante firent de la figure de Lénine après sa mort, le ramenant au rang de pur fétiche. Cette stratégie d’appropriation (et de stérilisation) fut manifeste à travers sa momification dans le cadre du « mausolée de Lénine », qui fut d’ailleurs vivement contestée par la veuve de Lénine, Nadjedja Kroupskaïa, au nom des convictions mêmes du révolutionnaire russe ; une telle initiative l’aurait assurément révulsé. En proclamant (absurdement) la continuité avec Lénine, cette entreprise de sanctification servit en fait à justifier l’abolition de toute forme de démocratie interne, puis la purge des opposants à la ligne de Staline et enfin l’assassinat de la quasi-totalité des militants bolcheviks qui avaient animé et dirigé le parti en 1917 et durant les effroyables années de la guerre civile (1918-1921). Ce qui fut ainsi enseveli, au nom d’un « léninisme » imaginaire, ce fut bien le léninisme comme pratique révolutionnaire vivante, ce « léninisme sous Lénine » dont Marcel Liebman a fait un livre classique (enfin réédité récemment).
Trois exemples suffiront pour donner à voir cette rupture totale :
– Là où Lénine n’avait cessé, en particulier en 1917, de critiquer les « vieux-bolcheviks » qui s’accrochaient aux vieilles formules périmées et refusaient de modifier leurs conceptions stratégiques au regard de la nouvelle réalité, la bureaucratie codifia le « léninisme » pour en faire un nouveau dogme, intangible et incontestable, au nom duquel furent exclu·e·s puis éliminé·e·s les opposant·e·s.
– Là où la fraction bolchevik puis le parti communiste s’étaient caractérisés, au moins jusqu’à la terrible guerre civile, par une remarquable vitalité démocratique, en particulier une grande liberté de discussion malgré la répression tsariste et les contraintes de la clandestinité, Staline et sa clique inventèrent le mythe du « monolithisme » du parti, afin d’asseoir leur pouvoir illimité.
– Enfin, là où Lénine ne cessa d’insister sur la dimension internationaliste du projet communiste et de la Révolution russe, Staline inventa la thèse du « socialisme dans un seul pays » et soumit à ce titre les luttes des peuples opprimés et des prolétariats des pays capitalistes aux intérêts de la bureaucratie russe, c’est-à-dire au maintien d’une dictature, non du prolétariat, mais sur le prolétariat.
Les textes qui suivent, sur Lénine et le léninisme, permettront d’aller beaucoup plus loin dans ce sens, en insistant fortement sur la dimension stratégique de la pensée de Lénine, qui saisit la politique comme lieu spécifique de condensation des contradictions et le parti comme levier d’intervention au sein de celles-ci. Un parti conçu comme « opérateur stratégique » ou comme « boîte de vitesse » (pour reprendre les formulations de Daniel Bensaïd), capable d’analyser collectivement les flux et reflux de la combativité populaire et d’intervenir ainsi de la manière la plus efficace dans des situations politiques changeantes et contradictoires. 1917 donne une idée de la grande souplesse tactique de Lénine, sa « ligne » évoluant au gré des rapports de force entre les classes et entre les forces politiques mais aussi en fonction des objectifs atteignables en tel ou tel moment : préconisant une offensive politique ou suggérant une retraite tactique, œuvrant à un front d’organisations (face à la menace d’un coup d’État militaire) ou se séparant complètement des autres forces de gauche ; recommandant de gagner pacifiquement de l’influence dans le cadre des soviets ou appelant à l’insurrection militaire.
C’est pour l’essentiel à partir de la pensée de Lénine, élaborée au fil de l’expérience pratique du mouvement révolutionnaire russe de la fin du 19e siècle à la guerre civile, que se construit le langage stratégique du mouvement communiste au 20e siècle : parti révolutionnaire, hégémonie, front unique, gouvernement des travailleurs, objectifs transitoires, etc. Contre une certaine lecture « populiste de gauche », il faut d’ailleurs rappeler à quel point Gramsci s’inscrit de ce point de vue dans la continuité de la Révolution russe mais plus spécifiquement de Lénine. Ainsi chercha-t-il dans ses Cahiers de prison, donc dans les conditions extrêmement difficiles de son emprisonnement par le régime fasciste, à prolonger, développer et élaborer les intuitions développées par ce dernier concernant non seulement le rôle du parti communiste (le « Prince moderne » dans le langage des Cahiers de prison), sur la nécessité et les formes de l’alliance entre classes (prolétariat industriel et paysannerie dans le contexte d’alors), mais aussi sur les spécificités de la révolution socialiste en Occident, c’est-à-dire dans les vieux pays capitalistes ayant notamment une plus longue tradition de démocratie parlementaire.
De même doit-on insister sur l’importance qu’accorda Lénine à la question de l’impérialisme (et de la guerre), qu’il théorisa comme phénomène économico-politique bouleversant les coordonnées de l’action des masses à l’échelle mondiale. On doit se souvenir au passage des dures (et légitimes) critiques qu’il adressa aux jeunes partis communistes des puissances impérialistes, et rappeler que, dans les conditions d’intégration à l’Internationale communiste, figurait celle-ci :
« Tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de ”ses” impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux ».
Aujourd’hui, alors que les mots « catastrophe », « effondrement », voire « fin du monde », sont sur toutes les lèvres, comment oublier que Lénine fut aussi un stratège de « la catastrophe imminente » et des « moyens de la conjurer », qui sut saisir dans la tragique expérience de la guerre une occasion de réaliser un front décisif entre une classe ouvrière minoritaire et une paysannerie radicalisée par la violence des combats et de la famine ? Il importe enfin de rappeler, contre toute lecture économiciste, à quel point Lénine ne cessa de souligner la nécessité de mener la lutte politique sur tous les terrains, non simplement celui des lieux de travail (évidemment crucial pour toute politique communiste), mais partout où les antagonismes sociaux pouvaient s’exprimer et les contradictions se cristalliser, allumant ainsi l’étincelle de la révolte.
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