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Cet article a été publié le 7 mars 2017 sur le site Jacobin, et traduit par À L’Encontre. Kevin Murphy a publié, en 2007 chez Haymarket, Revolution and Counterrevolution: Class Struggle in a Moscow Metal Factory.  

 

Le fait que la plus importante grève de l’histoire mondiale ait été initiée par des travailleuses du textile à Petrograd le Jour international des femmes de 1917 (le 23 février selon l’ancien calendrier julien) ne relève pas du hasard. Travaillant jusqu’à 13 heures par jour alors que leurs maris et fils étaient sur le front [Première guerre mondiale], ces femmes portaient à elles seules le fardeau du soutien de leurs familles et faisaient la queue pendant des heures à des températures en dessous de zéro dans l’espoir de recevoir du pain. Ainsi que l’affirme Tsuyoshi Hasegawa dans son étude définitive de la révolution de février: «Aucune propagande n’a été nécessaire pour inciter ces femmes à agir.»

 

La Douma face à la grève

La crise sociale profonde que connaissait la Russie trouvait sa source dans l’incapacité du régime tsariste à mettre en place une quelconque réforme significative ainsi que dans le gouffre économique entre les riches et le reste de la société russe. La Russie était dominée par un autocrate, le tsar Nicolas II. Ce dernier a dissous à plusieurs reprises la Douma, un organe électoral sans pouvoir qui, de par la loi, était sous la coupe de propriétaires terriens.

A l’aube de la guerre, le niveau des grèves rivalisait avec celui de la révolution de 1905 et les travailleurs érigeaient des barricades dans les rues de la capitale. La guerre offrit un sursis temporaire au tsarisme, mais les défaites militaires de plus en plus nombreuses ainsi que les plus de sept millions de morts suscitèrent des accusations sans précédent, dirigées contre la corruption du régime, émises virtuellement par toutes les fractions de la société. La putréfaction du régime était telle que le futur premier ministre, le prince Lvov, fomenta une conspiration – sans toutefois passer à l’action – visant à expulser le tsar et à emprisonner la tsarine dans un monastère. Raspoutine, un moine charlatan qui avait gagné une influence énorme au sein de la cour du tsar, fut assassiné en décembre 1916 non par des anarchistes mais par des monarchistes.

A gauche, les bolchéviques constituaient la force dominante d’un milieu de révolutionnaires plus ample qui animait la plus grande vague de grève de l’histoire mondiale (les fractions socialistes modérées favorables à la guerre s’abstenaient souvent de participer à des grèves).

Depuis des années, les bolchéviques combattaient le tsarisme. Ils bravèrent les arrestations successives de la police secrète tsariste, l’Okhrana. Trente grèves politiques ont été lancées depuis le massacre, en 1912, de 270 travailleurs des mines d’or de la Léna en Sibérie. La répartition des révolutionnaires arrêtés en 1915 et 1916 enregistre la force relative de la gauche à Petrograd: 743 bolchéviques, 553 sans partis, 98 socialistes-révolutionnaires (SR), 79 menchéviques, 51 Mezhraionsty [interrayons, la tendance dirigée par Trotsky] et 39 anarchistes. Avec quelque 600 membres bolchéviques travaillant dans les usines métallurgiques, mécaniques et textiles de Vyborg, ce district industriel de Petrograd fut de loin le plus militant durant toute la durée de la guerre.

Le 9 janvier 1917, pour le douzième anniversaire du massacre du Dimanche sanglant qui initia la révolution de 1905, 142’000 travailleurs firent grève. Lorsque la Douma ouvrit, le 14 février, 84’000 travailleurs suspendirent le travail lors d’une action dirigée par des menchéviques favorables à la guerre. Les pénuries alimentaires croissantes amenèrent le gouvernement à réquisitionner des céréales à la campagne. Alors que les boulangeries fermaient et que les réserves de nourriture s’amenuisaient au point qu’il n’en restait plus que pour quelques semaines, les autorités tsaristes aggravèrent la crise en prétendant qu’il n’y avait pas de pénurie. L’Okhrana fit état de nombreux affrontements entre la police et les travailleuses autour des queues qui se formaient pour obtenir du pain. Les mères «qui regardent leurs enfants malades et affamés sont peut-être plus proche de la révolution que Messieurs Milioukov, Rodichev et compagnie; bien sûr, elles sont bien plus dangereuses.»

Le 22 février, le bolchévique Kaiurov s’adressait à une réunion de femmes du district de Vyborg, insistant pour que les femmes ne fassent pas grève lors de la Journée internationale des femmes et à ce qu’elles suivent les «instructions du parti». Au grand dam de Kaiurov – il écrira plus tard qu’il était «indigné» que les femmes bolchéviques ignorent les directives du parti – cinq usines textiles firent grève le jour suivant [voir à ce propos l’ouvrage de Jane Mc Dermid and Anna Hillyar, Midwives of the Revolution. Female Bolsheviks and Women Workers in 1917, UCL Press, London, 1999]

Les femmes qui initièrent la grève aux usines de filetage [pour l’armement] de la Neva crièrent: «sortez dans les rues! Arrêtez! Nous en avons assez!», ouvrirent les portes et conduisirent des centaines de femmes venant des ateliers voisins de la métallurgie et de la mécanique. Bombardant l’usine mécanique Nobel de boules de neige, une foule de femmes convainquirent les travailleuses de les rejoindre, agitant leurs bras et criant «sortez! Arrêtez de travailler!» Les femmes se dirigèrent également vers les ateliers Erikson, où Kaiurov et d’autres bolchéviques se réunirent brièvement avec des militants d’usine SR (socialistes révolutionnaires) et menchéviques; il fut unanimement décidé de tenter de convaincre d’autres travailleurs de rejoindre la grève.

 

Au centre : la revendication pour du pain et la haine de la police

La police rapporta que des foules de femmes et de jeunes travailleurs revendiquaient «du pain» et chantaient des chants révolutionnaires. Des femmes arrachèrent aux hommes des banderoles rouges au cours de la manifestation: «c’est notre fête! Nous porterons les banderoles.» Sur le pont Liteïny, malgré les charges répétées des manifestants, la police les bloqua et les empêcha de rejoindre le centre-ville. A la fin de l’après-midi, des centaines de travailleurs traversèrent le fleuve sur la glace et furent attaqués par la police. Dans le centre-ville, «un millier de personnes, majoritairement des femmes et des jeunes»atteignirent la Perspective Nevski mais elles furent dispersées. L’Okhrana rapporta que les manifestations étaient si provoquantes qu’il fut «nécessaire de renforcer partout les détachements policiers».

60’000 des 78’000 grévistes venaient du district de Vyborg. Bien que des slogans contre la guerre et contre le tsar furent lancés, la revendication principale portait sur le pain. En effet, les autorités tsaristes considérèrent que ce n’était qu’une émeute alimentaire supplémentaire, bien qu’elles furent alarmées devant les hésitations de leurs troupes cosaques, considérées comme sûres, à charger les manifestants. Au cours de cette nuit, les bolchéviques de Vyborg se réunirent et votèrent en faveur de l’organisation d’une grève générale de trois jours accompagnée de défilés en direction de la Perspective Nevski.

Le jour suivant, le mouvement de grève doubla pour atteindre 158’000 grévistes, ce qui en faisait la plus grande grève politique de la guerre. 75’000 travailleurs de Vyborg firent grève ainsi que 20’000 chacun dans les districts de Vassilevski et Moscou, auxquels s’ajoutaient 9000 grévistes de Narva. Les jeunes travailleurs combattants de rue prirent la tête, se battant contre la police et les troupes sur les ponts ainsi que pour le contrôle de la Perspective Nevski dans le centre-ville.

A l’usine Aviaz, des orateurs menchéviques et SR revendiquèrent la destitution du gouvernement et demandèrent aux travailleurs de ne pas participer à des actes irresponsables. Ils insistèrent également à ce que les travailleurs défilent vers le palais de Tauride, où les membres de la Douma tentaient désespérément de persuader le tsarisme de faire des concessions. Les bolchéviques à l’usine Erikson implorèrent les travailleurs de marcher en direction de la place Kazan et de s’armer de couteaux, de quincaillerie et de glace pour les batailles imminentes avec la police.

Une masse de 40’000 manifestants se battit avec la police et les soldats sur le pont Liteïny, mais ils furent une fois de plus repoussés. 2’500 travailleurs de l’usine Erikson se heurtèrent aux cosaques sur la Perspective Sampsonievsky. Les agents chargèrent la foule alors que les cosaques s’engouffraient prudemment dans le corridor qui venait d’être ouvert par les agents. «Certains d’entre eux souriaient», se souvient Kaiurov, «et l’un d’entre eux fit un clin d’œil bienveillant aux travailleurs». En de nombreux endroits, les femmes prirent l’initiative: «Nous avons des maris, des pères et des frères au front… et vous aussi avez des mères, des épouses, des sœurs et des enfants. Nous exigeons du pain et la fin de la guerre.»

Les manifestants ne firent aucune tentative pour fraterniser avec la police haïe. Les jeunes arrêtèrent les véhicules, chantèrent des chants révolutionnaires et jetèrent de la glace et des boulons sur la police. Une fois que plusieurs milliers de travailleurs franchirent le fleuve sur la glace, de violentes batailles firent rage entre les manifestants et la police pour le contrôle de la Perspective Nevski. Au même moment, des travailleurs parvinrent à tenir des rassemblements sur les lieux révolutionnaires traditionnels qu’était la place Kazan ainsi que devant la fameuse statue «hippopotame» d’Alexandre III sur la place Znamenskaïa. Les revendications devinrent plus politiques lorsque les orateurs non seulement revendiquèrent du pain mais dénoncèrent la guerre et l’autocratie.

Le 25 février, la grève fut générale lorsque les plus de 240’000 ouvriers furent rejoints par des employés, des enseignants, des serveurs, des étudiants et même des élèves de lycée. Les conducteurs de taxi s’engagèrent à ne transporter que les «dirigeants» de la révolte.

Une fois de plus, les travailleurs se réunirent devant leurs usines. Lors d’une réunion agitée à l’usine Parvianen du district de Vyborg, les orateurs bolchévique, menchévique et SR exhortèrent les travailleurs à marcher vers la Perspective Nevski. Un orateur termina son discours par ce verset révolutionnaire: «Libère la voie, monde obsolète, pourri de pied en cap. La jeune Russie est en marche!»

Les manifestants participèrent à 17 affrontements violents avec la police. Des soldats et des travailleurs parvinrent à libérer des camarades arrêtés par la police. Les rebelles prirent le dessus, débordant les forces tsaristes sur de nombreux points ou traversant le fleuve gelé en direction du centre. Après avoir pris le contrôle de la Perspective Nevski, les manifestants se rassemblèrent à nouveau sur la place Znamenskaïa. La police et les cosaques fouettèrent la foule, mais lorsque le commissaire chargea, il fut tranché… par un sabre de cosaque. Une fois de plus, les travailleuses jouèrent un rôle crucial: «Bas les baïonnettes», exhortèrent-elles. «Rejoignez-nous». 

Dans la soirée, Vyborg était sous le contrôle des rebelles. Les manifestants pillèrent les postes de police, se saisirent de revolvers et de sabres arrachés aux sentinelles tsaristes et obligèrent la police et la gendarmerie à fuir.

 

L’échec de la répression

La rébellion poussa le tsar Nicolas II au bord du précipice. «J’exige que les désordres de la capitale se terminent demain», proclama-t-il. Il exigea que le commandant de la garnison de Petrograd, Khabalov, disperse les foules en faisant feu. Khabalov se montra sceptique («comment pourront-ils être arrêtés demain?»), mais il accepta l’ordre. A la mairie, le ministre de l’intérieur, Protopopov, exhortait les défenseurs de l’autocratie à réprimer les désordres: «Priez et espérez pour la victoire», déclara-t-il. Tôt, le matin suivant, des proclamations interdisant les manifestations et prévenant que le décret serait appliqué par les armes furent affichées.

Tôt dimanche 26, la police arrêta le noyau du comité bolchévique de Petrograd ainsi que d’autres socialistes. Les usines furent fermées, les ponts levés et le centre-ville transformé en camp armé. Khabalov télégraphia à l’Etat-major: «Depuis ce matin, la ville est tranquille». Peu après ce rapport, des milliers de travailleurs traversèrent le fleuve gelé et apparurent sur la Perspective Nevski en chantant des chants révolutionnaires et en scandant des slogans, mais les soldats tirèrent systématiquement.

Des détachements du régiment Volynsky furent chargés d’empêcher les rassemblements sur la place Znamenskaïa. Des patrouilles montées fouettèrent la foule, mais ne parvinrent pas à la disperser. Le commandant ordonna alors à la troupe d’ouvrir le feu. Bien que certains soldats tirassent en l’air, cinquante manifestants furent tués dans et autour de la place Znamenskaïa. Les travailleurs, dispersés, se cachèrent dans des maisons et se précipitèrent dans les cafés. La plus grande partie du massacre fut réalisée par des unités loyalistes de choc, formées des sous-officiers entraînés.  

La saignée n’écrasa toutefois pas la rébellion.

Un rapport de police décrit ainsi le degré stupéfiant de résilience et de sacrifice des rebelles :

«Au cours des désordres, il a été observé un phénomène général: les foules émeutières ont fait preuve d’une défiance extrême envers les patrouilles militaires contre lesquelles, après qu’on leur eut demandé de se disperser, lancèrent des pierres et des morceaux de glace arrachés aux rues. Lorsqu’une salve d’avertissement fut tirée en l’air, la foule non seulement ne se dispersa pas mais elle répondit à ces salves par des rires. Ce n’est que lorsque des cartouches chargées furent tirées au cœur même de la foule qu’il fut découvert qu’il était possible de disperser la foule, les participants […] se dissimulaient alors dans les cours de maisons des alentours et aussitôt que les tirs s’arrêtaient, ils revenaient dans les rues.»

Les travailleurs appelèrent les soldats à baisser leurs armes, tentèrent d’entrer en conversation pour atteindre le cœur même des soldats. Ainsi que le remarqua Trotsky :

«dans ces violentes prises de contact entre les travailleurs, les travailleuses et les soldats, sous les continuelles détonations des fusils et des mitrailleuses, se décidaient les destins du pouvoir, de la guerre et du pays.»

Dans la soirée du 26, les dirigeants bolchéviques de Vyborg se rencontrèrent dans un jardin potager à la périphérie de la ville. Nombre d’entre eux suggérèrent qu’il était temps d’annuler la révolte; ils furent mis en minorité. Il fut découvert plus tard que le partisan le plus véhément de la poursuite de la bataille était un agent de l’Okhrana. D’un point de vue militaire, la révolution aurait dû cesser après le 26. Mais la police ne pouvait pas écraser la rébellion sans le soutien de milliers de soldats.

 

Les soldats se mutinent

L’après-midi précédent, les travailleurs s’étaient approchés de la caserne Pavlosvsky: «Dites à vos camarades que les Pavlosvsky, eux aussi, nous tirent dessus – nous avons vu des soldats avec votre uniforme sur la Perspective Nevski». Tous les soldats «semblaient bouleversés et pâles». Des appels similaires résonnèrent devant les casernes d’autres régiments. Ce même soir, les soldats de la caserne Pavlosvsky furent les premiers à rejoindre les rebelles (bien que, se rendant compte qu’ils étaient isolés, ils retournèrent à leur caserne et 39 meneurs furent rapidement arrêtés).

Tôt le 27 février, la révolte atteignit le régimant Volynsky, dont l’unité d’entraînement avait tiré contre les manifestants sur la place Znamenskaïa. 400 d’entre eux se mutinèrent, déclarant à leur lieutenant: «nous ne tirerons plus et nous ne voulons pas non plus verser vainement le sang de notre frère». Lorsque l’officier leur répondit en lisant l’ordre du tsar exigeant la répression de la rébellion, il fut sommairement exécuté. D’autres soldats de Volynsky rejoignirent la rébellion et se dirigèrent ensuite vers les casernes voisines des régiments Préobrajensky et lituaniens, qui se mutinèrent également.

Plus tard, un participant décrivit la scène ainsi: «une camionnette remplie de soldats, les armes à la main, écarta la foule alors qu’il fonçait le long de Sampsonievsky. Des drapeaux rouges s’agitaient le long des baïonnettes fixées aux fusils, une chose qui n’avait encore jamais été vue… la nouvelle amenée par la camionnette – que les troupes s’étaient mutinées – se répandit comme une traînée de poudre.»Alors que le détachement punitif dirigé par le général Kutepov agissait de manière frénétique – tirant sur les manifestants et les camionnettes remplies de travailleurs – il écrivit, au soir, «qu’une grande partie de mon unité s’est mélangée à la foule».

Au matin de cette même journée, le général Khabalov se pavanait d’une caserne à l’autre en menaçant les soldats de la peine de mort s’ils se rebellaient. Dans la soirée, le général Ivanov, dont les troupes étaient en mouvement pour soutenir les forces loyales au tsar, télégraphia à Khabanov pour évaluer la situation:

«Ivanov: dans quels quartiers de la ville l’ordre est-il préservé?

Khabalov: toute la ville est aux mains des révolutionnaires.

Ivanov: les ministères fonctionnent-ils normalement?

Khabalov: les ministères ont été arrêtés par les révolutionnaires.

Ivanov: quelles sont les forces de police actuellement à votre disposition?

Khabalov: absolument aucune.

Ivanov: quelles sont les institutions techniques et de ravitaillement du Département de la guerre actuellement sous votre contrôle?

Khabalov: aucune»

Informé de la situation, le général Ivanov décida de battre en retraite. La phase militaire de la révolution était terminée.

 

Le paradoxe de la révolution de février

Le paradoxe de la révolution de février est le suivant: alors qu’elle s’est débarrassée du tsarisme, elle l’a remplacé par un gouvernement de libéraux non élus qui étaient horrifiés par la révolution même qui les avait mis au pouvoir. Le 27, «des soupirs se sont fait entendre… Elle est arrivée, ou de franches expressions d’une peur pour sa vie», écrivit un député libéral à la Douma. Les soupirs furent interrompus brièvement par les nouvelles joyeuses, mais infondées, que «Les désordres seront bientôt réprimés». Un autre observateur nota qu’«ils étaient horrifiés, ils frémissaient, ils avaient le sentiment d’être captifs, dans les mains d’événements hostiles voyageant le long d’une route inconnue.» 

Au cours de la révolution, «la position de la bourgeoisie était assez claire; elle gardait, d’un côté, ses distances envers la révolution et la trahissait vis-à-vis du tsarisme et, de l’autre, elle l’exploitait pour ses propres intérêts». C’est là l’analyse de Soukhanov [voir son ouvrage La Révolution Russe de 1917, réédité en 1966], un dirigeant du soviet de Petrograd sympathisant des menchéviques et qui jouera un rôle crucial dans le transfert du pouvoir aux libéraux.

Des socialistes plus modérés lui fourniront une aide importante. Le dirigeant menchévique Skobelev approcha Rodzianko, président de la quatrième Douma, afin d’obtenir une salle du palais Tauride. Son objectif: organiser un soviet de députés des travailleurs afin de maintenir l’ordre. Kerenski apaisa les craintes de Rodzianko qui craignait que le soviet puisse être dangereux, lui déclarant: «quelqu’un doit prendre en charge les travailleurs». 

A la différence des soviets de travailleurs de 1905 qui émergèrent en tant qu’instruments de la lutte de classes, le soviet créé le 27 février fut établi après la révolte et ses membres de premier plan étaient presque exclusivement des intellectuels qui n’avaient pas participé activement à la révolution.

D’autres lacunes s’ajoutent à cela: les représentants des 150’000 soldats de Petrograd étaient largement surreprésentés dans ce soviet de travailleurs et de soldats. Il était massivement composé d’hommes, la poignée de déléguées parmi les 1200 délégués (près de 3000 plus tard) tristement sous-représentée. Le soviet ne discuta même pas de la manifestation en faveur du suffrage féminin, le 19 mars, à laquelle 25’000 personnes participèrent, dont des milliers de femmes de la classe laborieuse.

En revanche, le soviet de Petrograd approuva le fameux Ordre numéro 1 – qui attribuait aux soldats le pouvoir d’élire leurs propres comités afin de diriger leurs unités et enjoignait une obéissance aux ordres des officiers et du gouvernement provisoire qui si elles n’allaient pas à l’encontre de celles du soviet – mais cet ordre fut promulgué à l’initiative des soldats radicaux eux-mêmes.

La formation du soviet força pourtant les libéraux et leur allié SR Kerenski à agir. Rodzianko affirma que«si nous ne prenons pas le pouvoir, d’autres le feront», car «un certain type de canaille» était déjà «élu dans les usines». «A moins que nous ne formions immédiatement un gouvernement provisoire», écrivit Kerenski, «le soviet se proclamera lui-même autorité suprême de la révolution». D’après ce plan, un groupe qui se baptisa Comité provisoire devait agir comme contrepoids au soviet. Les conspirateurs n’avaient toutefois pas grande confiance en leur propre plan; ils laissèrent les dirigeants menchéviques et SR du soviet faire le sale travail.

L’algèbre menchévique de la révolution ordonnait que le «gouvernement qui remplacerait le tsarisme doit être exclusivement bourgeois», écrivait Soukhanov. «L’ensemble de la machinerie d’Etat… ne peut obéir qu’à Milioukov.» 

Des négociations entre l’exécutif du soviet et les dirigeants libéraux non élus se déroulèrent le 1er mars.«Milioukov comprenait parfaitement que le comité exécutif était parfaitement en position de donner ou non le pouvoir au gouvernement bourgeois», mais, ajoutait Sukhanov, «le pouvoir destiné à remplacer le tsarisme doit être uniquement un pouvoir bourgeois… Nous devons maintenir le cap sur ce principe. Sans cela, le soulèvement ne réussira pas et la révolution s’écroulera.» 

Les dirigeants du soviet étaient même disposés à abandonner le programme des «trois baleines» sur lequel s’accordaient tous les groupes révolutionnaires (la journée de huit heures, la confiscation des grands domaines et une république démocratique) si seulement les libéraux prenaient le pouvoir. Effrayé par la perspective d’avoir à gouverner, Milioukov insista obstinément sur la nécessité d’une ultime tentative visant à sauver la monarchie.

De manière étonnante, les socialistes acceptèrent et permirent au frère du tsar, Michel, de décider lui-même s’il voulait gouverner. En l’absence de toute assurance concernant sa sécurité personnelle, le grand-duc refusa poliment. Ces négociations de coulisse étaient, bien sûr, menées dans le dos des travailleurs et des soldats.

Le «double pouvoir» qui émergea de ces discussions – d’un côté le soviet, de l’autre le gouvernement provisoire non élu – durera huit mois.

L’historienne Ziva Galilia décrivit ces négociations comme «l’heure de gloire des menchéviques». Trotski considérait qu’il s’agissait d’un vaudeville divisé en deux: «d’un côté les révolutionnaires suppliaient les libéraux de sauver la révolution; de l’autre, les libéraux suppliaient la monarchie de sauver le libéralisme.»

 

Une grève générale prématurée ? Quel rôle pour le gouvernement provisoire ?

Pourquoi donc les travailleurs et les soldats, qui avaient combattu si vaillamment pour renverser le tsarisme, permirent au soviet de remettre le pouvoir à un nouveau gouvernement qui représentait les hommes de propriété? Pour commencer, la plupart des travailleurs devaient encore prendre connaissance pratiquement de la différence entre les orientations politiques des divers partis socialistes. En outre, les bolchéviques eux-mêmes n’avaient pas une vision claire de pour quoi ils luttaient, en partie parce qu’ils avaient maintenu une vision (rapidement datée) de la révolution comme étant bourgeoise-démocratique, dans laquelle un gouvernement provisoire révolutionnaire gouvernerait. Ce que cela signifiait en pratique, en particulier après la formation du gouvernement provisoire, restait ouvert aux interprétations les plus diverses.

Bien que nombre de militants bolchéviques jouassent un rôle central tout au long des journées révolutionnaires, ils le firent souvent malgré leurs dirigeants. Les travailleuses du textile firent grève en février contre les objections des dirigeants du parti qui considéraient que le moment pour une action militante «n’était pas mûr».

La direction du bureau bolchévique (Chliapnikov, Molotov et Zalutsky) était elle aussi déficiente. Même après la grève du 23 février, Chliapnikov affirma qu’il était prématuré d’appeler à la grève générale. Le bureau ne parvint pas même à produire un tract à distribuer aux troupes et rejeta les revendications d’armement des travailleurs en vue des batailles à venir.

La plupart des initiatives vinrent soit du comité de district de Vyborg, qui fit office de direction de factode l’organisation du parti de Petrograd, ou des membres de base – en particulier au cours de la première journée, lorsque les femmes ignorèrent les dirigeants du parti et jouèrent un rôle décisif en lançant le mouvement de grève.

Tout au long du mois de mars, la confusion et la division agitèrent les bolchéviques. Lorsque le soviet de Petrograd transféra le pouvoir politique à la bourgeoisie le 1er mars, pas un seul des onze membres bolchéviques du comité exécutif [du soviet] ne s’y opposa. Lorsque des délégués bolchéviques de gauche du soviet présentèrent une motion appelant le soviet à former un gouvernement, seuls 19 votèrent pour et de nombreux bolchéviques contre. Le 5 mars, le comité de Petersburg soutint l’appel du soviet priant les travailleurs de reprendre le travail, même si la journée de huit heures, l’une des principales revendications du mouvement révolutionnaire, devait encore être instaurée.

Le bureau du parti, sous la direction de Chliapnikov, se rapprocha des radicaux de Vyborg, qui lançaient des appels en faveur d’un gouvernement du soviet. Mais lorsque Kamenev, Staline et Muranov revinrent de leur exil sibérien et prirent en main le bureau, le 12 mars, les politiques du parti changèrent fortement de cap, en direction de la droite – pour le plus grand délice des dirigeants menchéviques et SR et à la colère de nombreux militants du parti dans les usines, dont certains exhortèrent à l’expulsion du nouveau triumvirat.

Lénine figurait parmi les personnes en colère. Le 7 mars, il écrivait de Suisse: «ce nouveau gouvernement, très précisément, est déjà ligoté par le capital impérialiste, par la politique impérialiste de guerre et de rapine.» Kamenev, au contraire, affirmait dans la Pravda du 15 mars que les «gens libres» se «maintiendraient fermement à leurs postes, ils répondront balle pour balle, obus pour obus». Et, fin mars, Staline s’exprima en faveur de l’unification avec les menchéviques et affirma que le gouvernement provisoire «a pris le rôle de défenseur des conquêtes de la révolution.»

Lénine était si préoccupé par le virage à droite de la direction qu’il écrivit, le 30 mars, qu’il préférait une«rupture immédiate avec quiconque au sein de notre parti, qui que ce soit, à faire des concessions au social-patriotisme des Kerenski et compagnie.» Aucun avocat ne devait être appelé en renfort pour clarifier les paroles de Lénine ou qui il visait. «Kamenev doit réaliser qu’il porte sur lui une responsabilité historique d’importance mondiale».

L’essence du léninisme depuis 1905 insistait sur une méfiance totale envers le libéralisme en tant que force contre-révolutionnaire ainsi que sur une critique tranchante des socialistes qui tentaient à tout prix de les apaiser. Pourtant, la formulation même de Lénine en 1905, qui appelait à la constitution d’un gouvernement provisoire révolutionnaire afin de mener une révolution bourgeoise, contrastait avec ce qu’il baptisa «les idées absurdes et à moitié anarchistes» de Trotski qui, lui, exhortait à une «révolution socialiste». Lénine lui-même allait désormais au-delà de cette idée absurde du socialisme [en Russie] alors que des vieux bolchéviques conservateurs l’accusaient de manière compréhensible de «trotskisme».

De bien des façons, le coup d’Etat de début mars était typique de ceux qui se sont produits au long du siècle passé: une petite clique non élue usurpant le pouvoir pour ses propres objectifs de classe aux dépens d’un mouvement qui l’avait mis au pouvoir. Il y avait toutefois deux grandes différences. La première résidait dans l’existence d’un parti des masses laborieuses qui se battra sans relâche pour ses propres intérêts. Et la deuxième, en l’existence des soviets.

La révolution russe ne faisait que commencer.

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