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Lundi 30 mars, The Guardian publiait un article à propos de l’appel lancé par Hans Ulrich Obrist au gouvernement britannique pour venir en aide aux artistes et aux institutions culturelles face à la crise du Covid-19. L’actuel directeur de la Serpentine Gallery et membre du core group de la Fondation Luma plaide en faveur d’un grand programme gouvernemental de commandes d’œuvres d’art destinées à l’espace public. Sans donner plus de détails sur la nature de ce programme, Hans Ulrich Obrist établit néanmoins un parallèle troublant entre cette proposition et le Public Works of Art Project (PWAP) de 1933 et le Work Projects Administration (WPA) de 1935.

Ces programmes mis sur pied durant la Grande Dépression avaient alors permis d’accorder à quelques rares artistes un salaire versé par le gouvernement fédéral américain. Ce paiement rétribuait la production d’œuvres (peintures murales, bas-reliefs, tapisseries) à la gloire de la nation américaine au profit de bâtiments publics tels que des écoles, des orphelinats, des bibliothèques, des parcs ou même la Maison Blanche. Cette référence au PWAP et au WPA – pour faire court des programmes de domestication des artistes paupérisé·e·s au service d’une propagande d’État – est intéressante en ce qu’elle révèle les liens entre art, État et fabrication d’un nationalisme de crise.

Greenbelt Community Center Preamble to the Constitution of the US, 1937, Leonore Thomas Strauss pour le WPA.
The Timber Bucker, 1934, Ernest Ralph Norling pour le PWAP. 
Abstract #2, 1934, Paul Kelpe pour le PWAP.

Parallèlement à cette proposition et depuis l’officialisation de la crise sanitaire, plusieurs mécènes et autres acteur·rice·s de l’économie de l’art organisent des opérations caritatives au profit des organismes de santé et des soigant·e·s. La galerie Hauser and Wirth redistribue 10 % de ses ventes en ligne au profit de l’OMS. Les usines Louis Vuitton, de la fondation d’art du même nom, produisent du gel hydroalcoolique pour répondre à la pénurie. Laurent Dumas, PDG du groupe Emerige et président du Palais de Tokyo organise une vente aux enchères aux profits du collectif #ProtegeTonSoignant.

Toutes ces initiatives, souvent dérisoires à l’échelle du problème épidémique, contribuent à entretenir le mythe d’une philanthropie privée venant au secours des services publics ruinés – que les philanthropes ont pourtant souvent eux·elles-mêmes contribué à casser en échappant à l’impôt et en apportant un soutien actif aux politiques néolibérales. Ces initiatives sont d’autant plus problématiques qu’elles s’appuient souvent sur l’art pour porter leur idéologie prônant la disparition des services publics au profit d’une charité individuelle avec l’appui des bras armés de l’État comme ce fut le cas en France au cours des dernières années. Ce phénomène met ainsi en exergue les liens intrinsèques entre art et libéralisme autoritaire.

Cette réponse prévisible des entités de pouvoir du champ de l’art à la crise sanitaire a pour effet de consolider des croyances à propos de l’art et de ses institutions qui me semblent réactionnaires. Cette réaffirmation est d’autant plus dommageable que les années qui ont précédé la pandémie mondiale ont vu naître dans le monde de l’art plusieurs luttes visant à questionner la légitimité des institutions culturelles et leur rôle dans la consolidation des inégalités et des effondrements à venir.

En cette période trouble, j’aimerais m’interroger sur la formulation de ces nombreux appels ici et là à « sauver l’art » et/ou lui conférant une vertu salvatrice. En effet, au prisme d’une approche historique et matérialiste des conditions de production de l’art occidental, ces sollicitations m’apparaissent aussi choquantes que les appels au sauvetage des banques au lendemain de la crise des subprimes de 2008. En tant qu’intervenant occasionnel du champ de l’art, ces récits dissonent avec mes expériences de ce milieu et la violence qui s’y développe.

Il me semble donc utile de se livrer à un exercice de démantèlement sémantique de ces discours en se posant la question de savoir ce qu’on désigne précisément lorsqu’on prononce le mot « art » en relation avec l’art contemporain à l’aune de l’accélération conservatrice en cours (sauvetage de l’économie capitaliste, intensification de l’état pénal et policier, démantèlement du droit du travail, etc.). S’il est évidemment urgent de plaider pour une réponse de gauche à la crise dans le milieu de l’art en soutien aux travailleur·euse·s les plus précaires, mais surtout les plus exploité·e·s par les institutions (vacataires, gardien·ne·s de salle, agent·e·s de nettoyage, stagiaires, volontaires en service civique, travailleur·euse·s non ou peu rémunéré·e·s…), il me semble aussi primordial de ne pas le faire au nom de l’art.

Cette réflexion vise à questionner la valeur positive que l’on attribue encore couramment à l’art, une notion relativement abstraite, mais qui s’inscrit depuis toujours dans des traditions et des systèmes d’oppression institués et concrets. Ce sera l’occasion d’évoquer des exemples de nouvelles approches théoriques et pratiques qui conçoivent le champ de l’art non plus comme un espace de libération, mais comme un terrain de lutte en soi, permettant de dépasser les traditionnelles catégories discursives à propos de l’art et de la politique.

 

Les rhétoriques de l’amour de l’art et les conditions matérielles de sa production 

Derrière l’art se cachent toujours des systèmes d’oppression. Depuis l’antiquité, la culture occidentale vit sous l’empire de l’art – un paradigme culturel totalisant qui n’admet les écarts que pour autant qu’ils ramènent les dissident·e·s à reconnaître, par ce moyen, son incontestable hégémonie et ses règles. Aujourd’hui, les institutions d’art contemporain, prisonnières d’un univers de pensée valorisant l’ordre, l’essentialisme et l’universalisme, et malgré leurs discours progressistes, amplifient encore des phénomènes inégalitaires et d’élimination des corps politiques dominés.

Ce que l’on nomme art a su au cours de son histoire s’imposer dans le discours dominant à travers différents récits en tant que pratique source de progrès social, de libération et créatrice de lien social. Science du beau, outil d’émancipation ou encore plus récemment art engagé, l’ensemble de ces récits ont au fil du temps permis d’instituer l’art comme un bien commun. En droit français l’art est reconnu d’intérêt général légitimant l’attribution de fonds issus de l’impôt au même titre que l’éducation ou encore la santé. Plus récemment cette notion juridique soumise à de très larges interprétations a notamment été utilisée pour légaliser des dispositifs de défiscalisation au profit de mécènes privés disposé·e·s à investir dans le champ artistique, un investissement reconnu d’utilité publique.

Or les idées selon laquelle l’art existerait comme contre-espace à la violence, au conformisme du monde et pour le bien de tou·te·s m’apparaissent non seulement fausses et dangereuses, mais, par ailleurs, comme des réponses à une logique de dissimulation de la violence produite par les institutions culturelles.

En 1966, dans un ouvrage intitulé L’amour de l’art, les musées d’art européens et leurs publics, Pierre Bourdieu et Alain Darbel avançaient des données sociologiques pour mettre en évidence l’inadéquation entre le discours institutionnel inscrivant l’art comme bien commun et les conditions sociales nécessaires de l’accession aux pratiques artistiques. Toutefois cette sociologie de l’art qui théorise la domination sans forcément penser l’émancipation apparaît insuffisante au regard de l’étendue des liens qui existent entre art et oppression et s’agissant des possibilités de les déconstruire.

En un sens, la sociologie de l’art développée par Pierre Bourdieu dans son célèbre cours au Collège de France intitulé « Manet. Une révolution symbolique » opère à la manière d’un hommage à l’art occidental et à ses métamorphoses endogènes. En s’appuyant sur le cas d’Édouard Manet, le concept de révolution symbolique se limite à décrypter les bouleversements des ordres esthétiques internes au champ de l’art sans forcément proposer une réflexion critique à propos de l’art en tant que fait civilisationnel. Son approbation subjective de ce qu’il perçoit comme une peinture hérétique et subversive chez Édouard Manet, tend à consolider des croyances en la peinture, au format de l’exposition, ou en la figure de l’artiste propres aux sociétés européennes sans s’aventurer dans une mise en question plus globale à propos de la valeur de l’art dans la société coloniale, patriarcale, hétéronormée et capitaliste de l’époque.

En outre l’une des légataires de ce courant de pensée les plus établi·e·s et les plus académiques, Nathalie Heinich, s’est illustrée par des prises de position réactionnaires révélant les nombreux présupposés et les impensés auxquels peut parfois mener cette méthode sociologique. Face à ces constats d’autres approches relevant plutôt du matérialisme historique peuvent quant à elles s’avérer fortes utiles dans la perspective d’un démantèlement progressif des institutions culturelles.

Vers la fin des années 1960, une nouvelle génération de dirigeant·e·s d’institutions ayant en partie assimilé (souvent à contresens) la critique bourdieusienne de l’art a progressivement fabriqué de nouveaux cadres discursifs de légitimation des structures du champ de l’art autour de l’idée d’une nécessaire démocratisation des pratiques artistiques. Cette tendance s’est renforcée en France à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand.

Parallèlement et en contradiction avec l’évolution de ce discours institutionnel, les mouvements des droits civiques aux États-Unis, les luttes décoloniales d’inspiration tiers-mondistes, les mouvements féministes et lgbtqia+ d’inspiration marxiste ont permis de donner naissance à de nouveaux cadres de pensée critique. Ces luttes et les nouveaux outils qu’elles ont engendrés ont notamment conduit à dévoiler l’aspiration universaliste et essentialiste de l’hégémonie occidentale et sa vocation à contraindre l’ensemble des corps aux formats du capitalisme blanc hétéro patriarcal érigé en système-monde. Frantz Fanon, Édouard Glissant, Edward Saïd, Angela Davis, Silvia Federici, et toutes celles et ceux anonymes ou non qui ont façonné ces bouleversements paradigmatiques ont aussi contribué indirectement à pousser la question de l’art et de l’esthétique dans ses retranchements.

Dès lors ce ne sont plus seulement les inégalités d’accès à l’art et à la culture légitime qui posent question, mais bien tous ses systèmes hiérarchiques de pouvoir et de savoir, ses institutions, ses discours et ses régimes de représentation.

À titre d’exemple, il m’est arrivé récemment d’intervenir auprès d’élèves d’une classe ULIS1 dans le cadre d’ateliers organisés par une association. Cet organisme invite chaque année des artistes à produire des « œuvres collectives » avec les élèves. Dans le cadre de ce projet, seul·e·s les artistes sont rémunéré·e·s pour le travail effectué en vue de la production de ces œuvres dite « collectives », déniant aux élèves leur droit à revendiquer la valeur de leur travail. De ce rapport inégalitaire donnant lieu à du travail gratuit découle un rapport d’autorité au profit de l’artiste, une stature renforcée par les récits mystificateurs des institutions détentrices des moyens de production du projet (l’association et les financeurs publics et privés) à propos de l’art : une activité prétendument créatrice de lien social.

Les archives de l’association montrent très bien comment tou·te·s les artistes finissent plus ou moins par imposer la forme de l’œuvre produite en fonction de leurs obsessions personnelles, obéissant généralement aux attentes du monde de l’art contemporain, elles-mêmes subordonnées à celles des collectionneur·euse·s, des mécènes et des institutions publiques. Très vite je faisais l’expérience d’un projet qui ne pouvait qu’aboutir à un processus civilisationniste d’occultation de l’hétérogénéité des sentiments et des sensibilités des élèves. Malgré des bons moments passés avec les élèves et mes tentatives de faire infuser des outils d’autogestion autour du budget alloué au projet, la puissance du cadre institutionnel nous condamnait tou·te·s à partager un temps contraint par le travail pour moi (nécessité de gagner ma vie) et par le régime disciplinaire du collège pour les élèves (les élèves n’avaient pas le choix de participer ou non à cet atelier) entretenant des rapports sociaux de classe, de race, de genre, de sexe déjà lourdement à l’œuvre dans la classe.

Le récit fictif sur les vertus émancipatrices de l’art formulé par l’association en réponse aux attentes de ses financeurs (État, entreprises privées), l’univers carcéral du collège, les attentes des élèves eux·elles-mêmes à propos de l’art inculquées par les artistes des ateliers précédents, ma propre appréhension du contexte ont finalement conduit à ce que chacun·e soit assigné·e à son rôle social dans la reproduction des rapports de domination : subventionneur publics et sponsors privés sur l’association, association employeuse sur l’artiste employé, le collège sur l’artiste employé, l’artiste sur les élèves, tout cela sur fond de validisme, sexisme, homophobie et racisme structurel.

Il me semble que la totalité des contextes institutionnels dans lesquels je suis intervenu dans le monde de l’art, souvent pour des raisons alimentaires, est gouvernée par de tels récits mystificateurs. Ces systèmes de croyances prédéterminent les agent·e·s de l’art à agir dans le déni des enchevêtrements qui se tissent entre les conditions de production de leur art, la classe, la race, le sexe et le genre, un déni omniprésent dans le cadre de pratiques artistiques formalistes valorisant la forme pour la forme.

Mais est-il tout de même envisageable que certaines expositions de sculpture, de peinture, de dessin, d’installation, de vidéo, de performance disposé·e·s entre le sol et le mur d’un espace entièrement peint en blanc, généralement nettoyé et gardé par des personnes non blanches, financé par l’État ou des grandes entreprises, participent à des processus d’émancipation ?

 

La figure de l’artiste engagé et la critique institutionnelle : des positions conservatrices contre des stratégies effectives de lutte

Depuis les années 1980, les mécanismes de domination du champ de l’art et l’idéologie qui les sous-tend ont connu très peu de bouleversements. Il n’y a pas eu de confrontations radicales des sphères de pouvoir de l’art à des critiques structurelles s’attaquant à leurs racines oppressives. Bien au contraire, les différentes vagues de privatisation du champ de l’art ont plutôt eu tendance à favoriser des phénomènes de restauration des discours les plus stéréotypés sur l’art se focalisant presque uniquement sur la question des représentations.

Des formes relevant d’une esthétique ayant assimilé la théorie post-moderne ont toutefois vu le jour. Je pense notamment à la critique institutionnelle, qui est un courant artistique souhaitant révéler les mécanismes de domination du monde de l’art par le système de l’art. Hans Haacke, Andrea Fraser, Fred Wilson ou encore Adrian Piper sont autant d’artistes qui ont contribué à l’émergence de formes autoréflexives sur les mécanismes de domination du champ de l’art.

Bien avant l’émergence de la critique institutionnelle, à partir du XIXe siècle et en réponse à des périodes politiquement mouvementées, les structures de l’art occidental ont donné naissance à la figure de l’artiste engagé. Cette notion désigne un art qui contiendrait en lui-même une connotation politique contestataire par sa représentation. D’Eugène Delacroix à Ai Weiwei en passant par Pablo Picasso ou Thomas Hirschhorn, ces artistes, portent à travers leurs œuvres des messages en lien avec des luttes politiques. À la différence d’un·e militant·e, il·elle·s opèrent la plupart du temps hors de toute forme d’organisation collective et en leur propre nom dans le but de changer les comportements et les mentalités de leurs contemporain·e·s ou de faire pression sur des corps politiques.

L’histoire des luttes a prouvé à maintes reprises en quoi ces stratégies – la critique institutionnelle et l’art engagé – sont vouées à l’échec et intensifient des mécanismes de reproduction et de reconfiguration des rapports de domination. De fait, les régimes de représentation du champ de l’art s’adressent principalement aux personnes privilégiées et à leurs régimes d’affects, limitant le spectre des publics pouvant accéder à leur message.

De surcroît, ces pratiques artistiques sont presque toujours instrumentalisées au profit de processus de pacification et d’assimilation contre des stratégies de lutte plus radicales. À limite, pour les tenant·e·s de ces positions, il sera aisé de communier en faveur de l’art engagé avec des institutions avec lesquelles on n’est en accord sur rien, voire dont on pense l’activité foncièrement conservatrice et oppressive. Ces dispositifs peuvent s’avérer particulièrement violents lorsqu’ils donnent lieu à des gestes d’appropriation culturelle ou de capitalisation individuelle sur des luttes collectives ou sur la souffrance d’autrui.

Ce fut le cas récemment d’une installation de l’artiste Andrea Browers présentée lors de la foire Art Basel 2019. Dans le contexte de #metoo, l’artiste avait utilisé des images issues du compte Twitter de la journaliste Helen Donahue documentant des traces d’abus sexuel infligé par le journaliste Michael Hafford. Suite aux plaintes publiques de la victime, l’œuvre fut finalement retirée de l’installation.

Dans le même registre, lors de la Whitney Biennale de 2017, l’artiste-peintre, blanche, Dana Schutz avait présenté une peinture inspirée d’une photographie des funérailles d’Emmett Till un jeune homme noir victime d’un crime raciste ultra-violent dans le Mississippi. Ce geste avait suscité de nombreuses réactions visant à dénoncer cette représentation et son usage par une personne privilégiée dans une stratégie de capitalisation individuelle dont les bénéfices ne revenaient assurément pas aux personnes concernées par ces violences.

L’artiste Suisse Christoph Büchel, lors de la précédente Biennale de Venise exposait quant à lui l’épave d’un chalutier ayant fait naufrage avec à son bord des centaines de migrant.e.s ayant péri en mer. Dans ces trois exemples, on perçoit comment ces œuvres pleines de bonnes intentions participent de fait à des processus de capitalisation individuelle (légitimation institutionnelle, ventes sur le marché) à travers des gestes dépourvus de toute portée politique se refusant d’engager un rapport de force avec les responsables des violences représentées, qui sont souvent les mêmes qui financent ces expositions ou bien achètent ces œuvres.

Aujourd’hui ces démarches sont d’ailleurs largement soutenues et encouragées par les institutions artistiques qui se décrivent elles-mêmes comme des acteur·rice·s sociaux « engagé·e·s ». Emerige par exemple, un grand groupe immobilier français, désigne son activité de mécénat comme une action « militante ». Pourtant en parallèle de cette activité, Emerige gère des projets immobiliers inscrits dans d’intenses processus de gentrification et de ségrégation sociale. Luma, une immense fondation d’art implantée à Arles prétend s’intéresser « aux relations directes entre l’art, la culture, les droits humains, les questions liées à l’environnement ». Or la Fondation Luma, une initiative de Maja Hoffman de privatisation de la ville d’Arles au nom de l’art est liée au groupe Roche, une entreprise pharmaceutique maintes fois condamnée pour l’organisation de cartels d’entente sur le prix des médicaments.

Ces opérations d’artwashing sont aujourd’hui la norme s’agissant des montages financiers nécessaires à la production des expositions ; des biennales, des triennales ou des Manifesta et des Documenta, des projets souvent très coûteux et polluants. Il est courant lors de ces événements d’apercevoir les logos de Total, BNP, Deutsche Bank, Roederer, Nestlé, Volkswagen, Rolex, BP, Lafayette, Ricard, Hermès, Cartier, Kering, LVMH, Samsung…

Leur implantation massive dans le champ de l’art n’est évidemment pas le fruit d’un hasard. Elle est intimement liée aux récits progressistes sur lesquels s’appuient les projets artistiques, leur permettant ainsi de valoriser leur image en dissimulant la nature réelle de leurs activités destructrices des corps et de l’environnement. Ce mécanisme joue littéralement contre les luttes puisqu’il contribue à donner l’illusion d’une prise de conscience chez ces acteur·rice·s (voir la brillante analyse à propos du défilé Dior ft. Judy Chicago publiée par documentations).

Il est important de rappeler que ces processus de dévoiement du langage de l’émancipation brandi à la façon d’étendards n’ont jamais produit de réels changements structurels et ne se basent sur aucune feuille de route en vue d’agir concrètement contre l’oppression. Cette appropriation des formes de la contestation tend au contraire à invisibiliser et freiner les groupes investis dans des luttes plus radicales en leur déniant le droit de protester au prétexte que le changement serait déjà en cours et pris en charge par les institutions elles-mêmes.

Le prix Montblanc de la Culture récompense chaque année des mécènes, des philanthropes ou encore des collectioneur·se·s pour leur engagement dans le milieu de l’art et de la culture. Le prix récompense notamment des philanthropes investis dans des « causes humanitaires ». Ici le PDG de Louis Roederer, lauréat du prix en 2016, pose pour la photo avec le jury. Le prix Montblanc de la culture a été décerné, entre autres, à Maja Hoffman (fondation Luma), Laurent Dumas (Emerige), Antoine de Galbert (fondation Antoine de Galbert), Sandra Mulliez (Sam Art projects), Sandra Terdjman (fondation Kadist), Édouard Carmignac (fondation d’art contemporain Carmignac).

Après l’art, il y a la totalité de ce dont l’art a signé la mort

Par-delà la traditionnelle dichotomie public/privé, il me semble évident que l’art contemporain, ses institutions et ses acteurs·rice·s jouent contre l’émancipation. Pour échapper à cette réalité et au cadre normatif de l’art contemporain, il est tentant pour eux·elles de revendiquer une posture d’avant-garde en affirmant l’avènement d’un art nouveau, d’un art anti-capitaliste, d’un art de gauche ou encore d’un art post-colonial.

Ces positions s’élaborent dans le déni du fait que ce ne sont pas certaines des formes de l’art, mais sa structure même qui se fonde sur des systèmes d’oppressions. D’autres initiatives souvent issues de collectifs, semblent préférer assumer que l’art et ses institutions n’ont et n’auront sans doute jamais rien à voir avec la construction des luttes pour l’émancipation. C’est par ce biais que les luttes les plus innovantes dans le monde de l’art ont vu le jour au cours des dernières années en bannissant toute référence à l’art de leur ethos militant. Cette rupture sémantique a amorcé des ruptures stratégiques essentielles au sein de ces groupes – qui étaient pourtant composés d’artistes – et a facilité un glissement vers des formes d’actions directes contre l’art et ses institutions qui aboutiront à des résultats concrets.

Dans un article paru dans la revue October intitulé « From institutionnal Critique to Insititutional Liberation? A decolonial perspective on the Crises of Contemporary Art », Nitasha Dhillon et Amin Husain offrent une lecture particulièrement instructive s’agissant des récents phénomènes de politisation du champ de l’art aux États-Unis. Les auteur·e·s reviennent d’abord sur le caractère auto-limitant des artistes de la critique institutionnelle pointant leur dépendance vis-à-vis du système de l’art qui les condamne par essence à la préservation des privilèges qu’il·elle·s y ont conquis (économie de l’exposition, carrière en école d’art et dans le champ académique, domestication, assimilation et marchandisation de la critique, etc.).

Dans un second temps ce texte énumère les luttes qui ont opté pour des stratégies confrontationnelles en rupture nette avec le système en procédant à des sabotages de vernissages, des occupations, des grèves, des actions, des boycotts, des campagnes de shaming et de callout à l’instar du collectif Decolonize This Place. Les deux auteur·e·s font remarquer que ces tactiques engageant des rapports de force réels avec les institutions sont particulièrement fertiles parce qu’elles se construisent en convergence avec des luttes exogènes au milieu de l’art (anti-racisme, anti-sexisme, anti-classisme). Ces alliances leur évitent généralement de se constituer dans l’impensé de la violence intrinsèque du secteur dans lequel elles agissent – comme c’est souvent le cas s’agissant des luttes pour la rémunération des artistes.

À la lecture de cet article on comprend également que leur efficacité tient beaucoup au fait qu’elles pointent habilement le talon d’Achille des institutions culturelles, à savoir la respectabilité de leur image publique et les récits mystificateurs sur lesquelles elles se fondent à travers une cible précise : l’embarrassant Warren Kanders, CEO (PDG) de Safariland, une entreprise produisant des gaz lacrymogènes vendus aux forces de l’ordre du monde entier en vue de réprimer des révoltes sociales et vice président du board du prestigieux Whitney Museum, le très problématique mécénat de la famille Sackler de Purdue Pharma, principal responsable de la crise des opioïdes, etc. En prenant pour point de départ un cas concret reflétant un problème structurel en lien avec une institution, ces actions génèrent d’intenses débats qui invitent à se questionner sur l’art qui y est présenté, les artistes et leurs pratiques (à ce sujet, lire l’article d’Aria Dean à propos des effets des actions ayant conduit à la démission de Warren Kanders du conseil d’administration du Whitney Museum).

L’intensification des liens entre l’action politique et le milieu de l’art permet également d’offrir à ce dernier des perspectives plus ambitieuses de remise en question qu’une simple lutte statutaire aveugle à l’oppression des autres. L’élaboration de ces imaginaires tient notamment au fait que la politique tend à historiciser les cadres institutionnels dans lesquels nous évoluons et à démystifier leur immuabilité.

À bien y regarder, les institutions d’art contemporain sont relativement récentes, et face aux défis auxquels elles sont confrontées, leur survie semble précaire. La grande majorité des fondations d’art contemporain a vu le jour au cours des vingt dernières années seulement. Le Palais de Tokyo a ouvert ses portes en 2002. La plupart des centres d’art ont été créés dans les années 2000. Les Frac ont été institués en 1982. Le Centre Pompidou a été inauguré en 1977. Les écoles d’art tel que nous les connaissons aujourd’hui sont le fruit de réformes datant des années 1970 et on situe l’invention du marché de l’art vers le début du XIXe siècle.

Il y a d’ailleurs des exemples récents de morts institutionnelles rapides comme ce fut le cas s’agissant des musées d’ethnologie. Dans l’article « Démantèlements, reconversions, créations, contribution à l’analyse du changement institutionnel », Camille Mazé, Frédéric Poulard et Christelle Ventura reviennent sur l’effondrement progressif de ces institutions au cours des trente dernières années. L’article s’appuie sur l’analyse des différentes crises auxquelles ont été confrontés les musées d’ethnologie (crises budgétaires, crise politique, crise épistémologique, crise de sens, crise organisationnelle) ayant abouti à des processus de reconversion de leur usage, de transferts de leurs collections ou bien tout simplement à leur fermeture.

Leur présence dans le monde social devenant insupportable culturellement, les institutions du champ ethnographique et leurs acteur·rice·s ont été contraint·e·s d’opérer un basculement paradigmatique d’une logique de conservation vers une logique de réinvention et de démantèlement. Ces transformations irréversibles tiennent notamment à des vagues successives de politisation et à des chaînes de coopération entre acteur·rice·s sociaux (militant·e·s, scientifiques, employé·e·s des institutions). Ces processus interviennent généralement lorsque, peu à peu, ces institutions ne peuvent plus compter ni sur leurs publics ni sur le service qu’elles proposent pour maintenir en vie les récits qui légitiment leur existence.

En raison de leur interconnexion, le premier écroulement de l’une d’entre elles est susceptible d’entraîner des répercussions sur les autres. Malgré quelques années d’écart et aux vues des nombreuses crises en cours dans le champ de l’art contemporain, une telle destinée institutionnelle apparaît fort probable, ou du moins souhaitable. Ce phénomène est d’ailleurs déjà plus ou moins en puissance s’agissant des grands événements internationaux de l’art contemporain à l’instar des biennales.

Dans le cadre de ce cycle favorable aux dynamiques de changement institutionnel, et à travers la notion de productive withdrawal, le sociologue Kuba Szreder analyse plusieurs alternatives qui s’offrent aux agent·e·s du champ de l’art. Les grèves, les boycotts et les occupations sont autant de phénomènes qu’il place sous le signe de l’exode et de la suspension des formes politiquement et intrinsèquement corrompues de l’art.

En un sens, on pourrait dire que la temporalité normale de la dernière Whitney Biennale a été suspendue par les temporalités des luttes qui l’attaquaient. Ce temps suspendu opère sous la forme d’un processus de démystification chez la plupart des participant·e·s à ces actions, mettant en question le sens de leur contribution au champ de l’art. Néanmoins ces prises de conscience ne suscitent pas pour autant un renoncement nihiliste individuel, ce retrait implique au contraire des actes de contestations desquels se dégage une énergie collective.

Cette énergie est souvent accompagnée d’une conscience des difficultés de réformer des appareils institutionnels de l’intérieur, générant un abandon progressif des institutions traditionnelles privées et publiques. Le retrait productif vise alors à mettre en place des nouvelles institutions auto-organisées hybrides entre l’institution et un mouvement de contestation prenant la place des institutions traditionnelles dans les zones les plus ravagées par elles. On trouve notamment des exemples de telles formes hybrides dans le domaine de l’éducation populaire, des médias indépendants, des coopératives anarchistes, ou même dans le domaine de la santé.

D’après Kuba Szreder ces expérimentations sont généralement le catalyseur de la refonte progressive des institutions, encourageant la naissance de nouveaux formats par assimilation ou bien en marquant des ruptures brutales donnant naissance à des institutions s’appuyant sur une nouvelle philosophie politique. Un détail important dans son analyse consiste à faire remarquer que ces transitions ne s’opèrent jamais grâce à la charité des classes privilégiées, mais seulement en raison de la détermination et aux luttes de la base du champ concerné.

Pour la première fois en France, j’ai le sentiment que de telles conditions sont potentiellement réunies autour du mouvement Art en Grève qui a vu le jour au lendemain de l’appel à la grève contre la réforme des retraites le 5 décembre 2019. Si, au commencement ce mouvement a pris la forme d’une lutte sectorielle très référencée à l’art, progressivement de nouvelles composantes au sein du mouvement ont permis de déborder largement son cadre initial.

À Paris, le rapprochement inédit entre militant·e·s issu·e·s de différents champs culturels (Décoloniser les arts, 343 racisé·e·s, La Permanence, L’Œuvrière, La Buse et· des militant·e·s n’appartenant à aucun collectifs issu·e·s des milieux de la danse, du théâtre, des arts visuels, de la musique, de la littérature, du cinéma, de la photographie, des étudiant·e·s en école d’art et des vacataires de musées) a notamment permis d’élargir le spectre des revendications et des cultures politiques. Très vite des alliances avec des groupes exogènes au milieu de l’art (Collectif place des fêtes, Comité de libération et d’autonomie queer et d’autres formations du cortège de tête) ont coupé court à des revendications endogènes tournées exclusivement vers les institutions culturelles, ont donné naissance à la formation de nouvelles entités (Art en gouine, la coordination décoloniale) et à des soutiens à d’autres luttes (comme ce fut le cas auprès des femmes de chambre en grève de l’hôtel Ibis Clichy-Batignolles).

Pratique des assemblées, appels au boycott, cortèges de manif, sabotages de vernissage, auto-enquêtes, groupes de travail et d’autodéfense, tous les ingrédients sont aujourd’hui rassemblés au sein de ce mouvement pour envisager une mutation vers un retrait productif et la constitution d’institutions hybrides. Et si la mutation n’opère pas cette fois-ci, il est désormais évident que la contestation et le retrait des institutions culturelles s’organisent, se densifie en France et c’est une excellente nouvelle !

Action menée en janvier 2020 par les artistes en lutte du 69e salon Jeune Création et Art en grève Paris-Banlieue lors du vernissage du salon. Cette action visait à dénoncer les conditions de travail des participant·e·s au salon (travail gratuit), et les liens entre Jeune Création et la fondation Fiminco, un groupe immobilier en charge de la gentrification de Romainville.

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Pour conclure, je souhaiterais insister sur le fait que je ne cherche pas ici à articuler un énième jugement à propos d’un bon art versus un mauvais art, ou bien d’un art nouveau contre un art ancien en ayant recours à des critères fictifs et arbitraires propres aux systèmes de valeur de l’art. Il ne s’agit pas non plus de viser une forme de pureté morale hors de portée. Quelles que soient les raisons qui incitent chacun·e à participer au champ de l’art, il est plutôt question de réfléchir à la manière d’habiter nos contradictions en luttant plus consciemment et à la hauteur des luttes internationales contre les institutions culturelles.

Ce texte est donc une tentative d’articuler des propositions théoriques et tactiques qui ont émergé au cours des dernières années pour s’émanciper de l’art contemporain en lien avec mes expériences subjectives des injonctions de ce milieu et plus récemment de ma participation enthousiaste au mouvement Art en grève Paris-Banlieues. Et en cette période de choc, il me semble possible, pour ne pas dire nécessaire de porter collectivement, comme ce fut le cas au cours des derniers mois, un regard lucide sur la réalité des conditions de production de l’art, et donc celle de ses institutions, de ses artistes et de ses modes de représentation.

De ce point de vue et au-delà des cas individuels, l’art est aujourd’hui un problème majeur au sens où il contribue activement à stabiliser l’ordre établi du monde. Toute position visant à relativiser cet état de fait agit sous la forme d’un discours éminemment réactionnaire contre la vérité de la généalogie politique de l’art, notamment lorsqu’elle émane d’un·e directeur·rice d’institution, d’un·e mécène ou encore d’un·e artiste ou d’un·e commissaire d’exposition qui tirent des privilèges de ce système. Plutôt que d’alimenter des conversations propres à leurs récits au sujet des conditions de la survie de leurs institutions, il me semble plus stimulant de commencer à discuter des modalités de leurs démantèlements progressifs.

Et lorsque nous sortirons peu à peu du cadre liberticide et répressif de l’état d’urgence sanitaire, que nous reprendrons le cours de nos luttes contre des adversaires sortis renforcés de cette crise, il ne faudra pas oublier de se poser la question de savoir ce que, concrètement, il reste à sauver de l’art.

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Image bandeau : Christopher Wool @AIC.

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1 Les unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS), sont des dispositifs pour la scolarisation des élèves en situation de handicap dans le premier et le second degrés.