Sous le sable, le capitalisme
La presse n’a pas ignoré ces dernières années la question de la surexploitation du sable et ses conséquences. Mais comme le montre Grégory Salle dans cet article, les médias esquivent consciencieusement la cause fondamentale de cette surexploitation : les dynamiques de pillage inhérentes au capitalisme.
***
Il devient difficile aujourd’hui de plaider sérieusement l’ignorance quant à la situation inquiétante engendrée par la surexploitation du sable à l’échelle mondiale. Révélée au grand public il y a une dizaine d’années par un documentaire saisissant de Denis Delestrac, puis soulevée officiellement à l’échelle internationale par un rapport tamponné par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), elle a, depuis, fait d’objet d’un relais médiatique non négligeable. Pour ne donner que quelques exemples, limités à la sphère francophone, on a pu, ces dernières années, être sensibilisé·e à cette question en écoutant « La Terre au carré » sur France Inter ou « Entendez-vous l’éco ? » sur France Culture, en lisant un article paru aussi bien dans Les Échos ou Slate que dans The Conversation (sans compter des médias notoirement sensibles aux enjeux environnementaux, comme Basta !, Reporterre, ou tout récemment Socialter), en visionnant un montage vidéo concocté par la chaîne DataGueule ou bien un reportage diffusé sur ARTE.
On peut certes soutenir à juste titre que, somme toute, le traitement médiatique de cette question est resté trop sporadique pour qu’elle prenne une véritable consistance, faisant de la gestion du sable un « enjeu de société » et un « problème public » dûment constitué. Mais si l’on pouvait encore, il y a peu, parler du sable comme de la « crise environnementale mondiale dont vous n’avez probablement jamais entendu parler » (pour reprendre le titre d’un article du journaliste Vince Beiser paru dans The Guardian en février 20171 et repris ou imité ailleurs, du Stockholm Resilience Centre jusqu’au sein du Forum économique mondial), il faut désormais faire l’autruche pour n’être pas un tant soit peu affranchi sur le sujet. Longtemps valable, l’argument du manque de recherches empiriques devient lui-même caduc. Bien sûr, des travaux approfondis sur tel ou aspect ou sur telle ou telle région sont toujours les bienvenus. On a cependant accumulé suffisamment de données à présent pour être assez au clair sur la façon dont le problème se pose ou, plutôt, devrait être posé. Autrement dit, ce sont désormais moins les données qui font défaut (il existe même désormais un Observatoire mondial du sable) que l’interprétation – du moins l’interprétation (nettement) dominante.
Le sens de l’esquive
De ce point de vue, la couverture médiatique ne nous aide pas beaucoup. Peinant à s’émanciper de l’étroitesse du cadrage officiel opéré par les organisations internationales (on reviendra sur ce point), elle n’offre en effet qu’une représentation partielle, sinon tronquée, du problème. Un exemple assez récent, mais nullement isolé, est révélateur à cet égard. Pour celles et ceux qui auraient manqué les épisodes précédents, Le Monde a publié en septembre dernier une grande enquête en plusieurs volets sur l’ « exploitation effrénée d’une ressource stratégique » qui n’est pas sans rappeler, dans le format comme dans l’approche, celle que le quotidien avait publiée sur le thème de l’écocide en 2015. Les six épisodes de cette séance de rattrapage nous conduisent de la Floride à l’Inde en passant par le Groenland, sans oublier de signaler, à travers le cas du « Grand Paris », qu’il n’est pas besoin de faire le tour du monde pour prendre conscience de la gravité des enjeux. Les cas retenus ne sont pas toujours originaux (le cas du Cap Vert, par exemple, avait déjà fait l’objet d’un reportage de Marine Courtade pour ARTE intitulé « Les forçats du sable », dix ans après un autre sur le même sujet dans l’émission télévisée « Thalassa »), mais le tableau qui est brossé n’en demeure pas moins marquant. Après l’avoir vu, on ne peut plus continuer à croire au caractère inépuisable d’un matériau dilapidé comme d’autres « ressources » naturelles ni, surtout, feindre d’ignorer les dégâts causés par l’exploitation du sable sur le vivant – double problème classique de la déplétion et de la pollution.
Mais peut-on s’en faire une représentation pleine et entière ? Il est permis d’en douter. Non pas que l’enjeu soit sous-estimé ou minimisé. Le ton général est bien celui de l’alerte. Lisons et écoutons la façon dont l’enquête du Monde est présentée. En parlant d’une « exploitation titanesque hors de contrôle », le titre ne lésine pas sur l’effet de dramatisation – il y a d’ailleurs de fort bonnes raisons d’y recourir. Le contenu du propos ne manque pas, quant à lui, de déplorer la nocivité de l’exploitation frénétique du sable sur les populations et leur environnement, si tant est qu’il faille accepter une telle distinction. Et l’assertion avancée par le photographe Mathias Depardon selon laquelle l’extraction du sable serait la moins réglementée et la plus corrompue du genre est tout à fait crédible, en l’absence d’accord international de référence sur le sujet. Il n’empêche : alors même que l’enquête a pour titre général « Les marchands de sable », ce caractère de marchandise, précisément, n’est guère évoqué et encore moins développé. La marchandisation, puisqu’il s’agit d’un processus, n’est pas traitée comme telle, et encore moins le tandem que forment « marchandisation universelle » et « production du capital »2.
Ici, il faut tendre l’oreille, car il est vrai que l’on frôle par deux fois la cible – mais sans la toucher. Il est bien question, dans cette présentation, de « nos modes de production et de consommation ». La première fois après avoir désigné à juste titre le sable comme « une sorte de particule élémentaire de nos sociétés » : si une chose est claire désormais, c’est bien que nos sociétés industrialisées, urbanisées et numérisées sont, littéralement, constituées de sable, des plus petits composants informatiques jusqu’aux plus hauts immeubles. La seconde fois au moment d’envisager des solutions, le mot d’ordre de la sobriété invitant à « réfléchir à nos modes de production et de consommation ». Une sobriété certes mentionnée en premier lieu, mais dont l’évocation laisse vite place à des développements plus nourris sur les moyens de substitution, un expédient tout désigné pour que l’organisation socio-économique et sa fétichisation de la croissance, fût-elle verdie, ne soient pas mises en cause. Ce n’est pas ici que l’on pourra rencontrer l’argument (que l’on choisisse ou non de l’épouser) selon lequel « la véritable sobriété, c’est la décroissance » et à plus forte raison celui d’une « décroissance écosocialiste »… Si bien qu’on ne perçoit guère de différence avec la manière dont le magazine Forbes, porte-voix des milieux d’affaires, s’empare de la question.
Tout se passe comme si parler de manière vague de « nos modes » de production et de consommation, au pluriel, permettait de passer sous silence le mode de production, au singulier. Ici comme ailleurs, le mode de production capitaliste, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est en effet le grand absent du discours. Le fait même qu’il ne soit pas mentionné, ne serait-ce qu’une seule fois et/ou de manière allusive, apparaît comme une telle prouesse que l’on se demande si l’on n’assiste pas à un jeu, à la manière de « Taboo » (« le jeu des mots interdits »), ou simplement du bon vieux « ni oui ni non » – à ceci près qu’ici il faut, tacitement, tout faire pour éviter de prononcer « capital » ou « capitalisme »3. Et avec eux, par souci de cohérence sans doute, des termes comme « extractivisme », « productivisme » ou « impérialisme », ou encore un vocable comme « classes sociales ». Le tout en ayant une fâcheuse tendance à faire porter l’essentiel du poids du « pillage » de sable sur des mafias et autres réseaux criminels commodément rejetés dans l’altérité (là où il faudrait plutôt parler, avec Immanuel Wallerstein, du « versant mafieux de l’activité entrepreneuriale capitaliste »4), ou bien sur la trajectoire de développement prise par des pays du Sud global ayant l’impudence de s’urbaniser eux aussi, quand ce n’est pas sur des populations qui, dépossédées de tout, trouvent là l’un des seuls moyens de subsistance à leur portée.
Le pillage, parlons-en. Il ne faut certainement pas craindre d’utiliser le mot, mais alors à condition de changer d’échelle et de perspective. Pour ce faire, la récente traduction française du livre de John Bellamy Foster et Brett Clark sous le titre Le pillage de la nature tombe à point nommé5. Ici, ce n’est que formellement que pillage rime avec dérapage (la surexploitation du sable perçue comme une dérive ne remettant pas en cause les principes directeurs de l’organisation socio-économique) et avec apanage (l’opprobre se focalisant sur les voies illégales et parfois criminelles d’entités informelles tirant profit du sable). Sur le fond, en effet, il n’en est rien. Plus que des « marchands de sable » aisément identifiables, c’est la logique marchande elle-même qui est au principe du pillage de la nature, lequel sape dans le même temps les « bases physiques de l’existence humaine ». Autrement dit, ce sont les principes mêmes du système socio-économique légal et normal, et non quelque regrettable excès, qui entraînent une « rupture écologique ». Par conséquent, l’exploitation incontrôlée du sable n’est qu’une manifestation parmi d’autres – qu’on pense par exemple au ciment, avec lequel il constitue le béton, « arme de construction massive du capitalisme » – d’une tendance générale à l’« expropriation de la nature » inscrite dans le mode de production capitaliste.
Point de vue familier, voire carrément convenu ? Pas pour tout le monde, tant s’en faut. Force est de constater qu’il est loin d’être au cœur des discours autorisés sur le sable, qu’ils soient médiatiques, politiques ou même scientifiques.
Vous avez dit « capitalisme(s) » ?
« On pourrait dire, en paraphrasant une célèbre phrase de Max Horkheimer, que celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire sur la défense de l’environnement. » Voici comment, il y a vingt ans, débutait l’introduction d’un volume consacré aux rapports entre capital et nature dans lequel les coordonnées essentielles du problème étaient posées6. Est-ce à dire qu’il faut se contenter d’ânonner que la surexploitation du sable, c’est « la faute au capitalisme », et voilà tout ? Évidemment pas. Une telle objection – pour malintentionnée qu’elle puisse être – ne doit d’ailleurs pas être purement et simplement évacuée. Elle n’est pas infondée : il est vrai que la référence au capitalisme peut aussi fonctionner comme un prêt-à-penser plus ou moins stérile qui, comme le veut l’adage, trop embrasse et mal étreint.
Dans un texte fameux, mais qui mérite d’être redécouvert, feu Hans Magnus Enzensberger l’exprimait déjà à sa manière il y a un demi-siècle. Soutenant que « la théorie marxiste elle aussi peut devenir une fausse conscience », il affirmait notamment, avec son ironie habituelle :
« Ceux qui veulent priver le marxisme de son pouvoir critique, subversif, et le transformer en doctrine positiviste, s’enterrent généralement sous toute une série d’affirmations stéréotypées, qui dans leur généralité abstraite sont aussi irréfutables que stériles. On peut prendre exemple de la proclamation que l’on trouve dans les pages de n’importe quel magazine, selon laquelle « le capitalisme est responsable », qu’il s’agisse de discuter de la syphilis, d’un tremblement de terre ou d’une invasion de sauterelles ! […] Le capitalisme, si fréquemment dénoncé, devient une sorte d’éther social, omniprésent et intangible, une cause quasi naturelle de ruine et de destruction, dont l’exorcisme peut avoir un effet positivement neutralisant. Puisque l’on peut, sans analyse précise de ses causes exactes, rapporter le problème concret considéré – psychose, manque de jardins d’enfants, rivières moribondes, catastrophes aériennes – à la situation globale, on donne l’impression que toute intervention spécifique, ici et maintenant, est inutile. De la même manière, la référence à la nécessité de la révolution devient une formule creuse, l’alibi idéologique de la passivité. »
Une telle réflexion – l’auteur critiquait alors les limites ou les facilités du camp politique dont il était le plus proche – sert de garde-fou à double titre. Elle invite, d’une part, à faire l’effort de déplier la trame des médiations reliant l’organisation socio-économique générale à tel ou tel problème spécifique, sans sauter directement de l’un à l’autre, et d’une part à ne pas prendre prétexte du caractère fondamental ou surplombant de ladite organisation pour renoncer d’emblée à toute tentative de résolution ou d’atténuation des problèmes soulevés. L’avertissement vaut toujours aujourd’hui, tant ce double écueil n’est pas toujours facile à éviter, a fortiori lorsqu’il faut réintroduire le capitalisme dans la discussion après qu’il en eut été chassé.
Pour autant, avertir contre les facilités de l’incantation ne signifiait en aucun cas pour l’auteur, surtout étant donné le contexte dans lequel il écrivait, faire l’impasse sur les tenants et aboutissants du mode de production capitaliste. « Une définition sociale générale du problème écologique devrait partir du mode de production », écrivait-il ainsi dans la conclusion du même article, non sans avoir esquissé auparavant un « programme de crise » en vue d’une « restructuration globale nécessaire de la société ». Un programme qui commence par – devinez quoi – la nécessité d’un « rationnement mondial des combustibles fossiles »7… En somme, quelque chose comme une planification écologique avant l’heure. Une planification qui, concernant le sable, paraît aussi inatteignable qu’indispensable, tant les projections officielles sont alarmantes.
Dans cette perspective, pointer du doigt la rareté voire l’absence de toute référence au capitalisme – comme d’ailleurs d’une planification écologique nommée comme telle, sans méconnaître la malléabilité politique d’une expression récupérée par les gouvernants – dans la formulation dominante de la « crise du sable » ne signifie pas refermer d’emblée la discussion, mais au contraire la déplier entièrement, en empêchant simplement qu’elle soit posée de manière irréaliste. Une fois pris en compte le risque d’une invocation irréfléchie ou automatique du capitalisme, plusieurs voies restent ouvertes, ne serait-ce qu’en raison de l’existence de définitions rivales ou inégalement exigeantes de celui-ci. Ce ne sont pas, en effet, les points de discussion, voire les lignes de clivage qui manquent ! Qu’on songe par exemple…
… au débat sur l’unité et/ou la diversité du capitalisme ou des capitalismes : est-il pertinent de parler du capitalisme au singulier, ou faut-il plutôt, en s’inspirant notamment de la théorie de la régulation8, insister sur les spécificités de chacune de ses configurations dans le temps et dans l’espace, le cas échéant pour montrer que leurs répercussions écologiques ne sont pas identiques et qu’à tout prendre, dans le cas du sable comme dans celui d’autres éléments naturels, mieux vaut tel régime d’accumulation ou telle régulation institutionnelle plutôt qu’un(e) autre ?
… au débat sur la construction/destruction de la nature par le capital, autour de l’idée que le capital ne fait pas que détruire la nature mais, d’une certaine manière, la « construit » aussi pour mieux en tirer profit9, et de toutes les considérations afférentes portant sur les contradictions du mode de production capitaliste, qu’elles soient internes (autorisant donc des logiques secondaires, des limites endogènes, des contre-tendances, etc.) ou externes (ainsi l’idée d’une contradiction essentielle entre le capitalisme d’un côté et la nature de l’autre, selon l’idée prêtée, parfois hâtivement, à James O’Connor10). Un débat que peut nourrir la mise au point éventuelle de techniques susceptibles, tout en faisant l’objet d’un commerce, de protéger ou de restaurer avec un tant soit peu d’efficacité tel ou tel milieu ou telle ou telle espèce (mais avec quelle efficacité réelle, etc.).
… au débat sur la « décroissance », dont l’origine commence à dater maintenant, mais qui n’a rien perdu de sa vivacité, et qui porte autant sur la cohérence doctrinale ou intellectuelle de la perspective désignée sous ce terme (peut-on envisager une décroissance qui ne signifie pas une récession et, si oui, à quelles conditions ?) que sur son pouvoir d’attraction en tant que mot d’ordre et sa capacité (ou non) à souder autour de lui une base sociale minimale, revenue des mirages de la prétendue « croissance verte ». Le langage de la décroissance « manque parfois de finesse », regrette Nancy Fraser, qui doute de l’opportunité de produire moins ; le livre de Timothée Parrique a pourtant bien des arguments pour convaincre du contraire.
… au débat sur la validité, donc les limites, du concept de « Capitalocène11 », pour dépasser celui d’ « Anthropocène », avec par exemple la possibilité de renverser le rapport du tout et des parties pour subsumer le capitalisme sous la catégorie plus large de productivisme, dont le capitalisme ne serait alors qu’une variante (particulièrement vorace), manière entre autres ne pas avoir l’air d’exonérer les systèmes politiques ayant eu le malheur de se présenter comme « socialistes » et/ou « communistes » de leur bilan écologique calamiteux.
… au débat sur la pertinence de définir le capitalisme lui-même non seulement comme un système économique, ou même plus généralement comme un type de société, mais, à la manière de Jason Moore, comme une écologie, c’est-à-dire « une certaine façon d’organiser la nature », et même une « écologie-monde », « coproduite par le capital, le pouvoir et la nature », en tenant compte des efforts ultérieurs pour mettre au travail et rendre sensible les conséquences théoriques et pratiques d’une telle conception12.
… au débat sur les vertus et vices comparés de perspectives politiques organisées respectivement, par opposition au capitalisme, autour du mot « écosocialisme » ou du mot « communisme », y compris sous l’espèce d’un « communisme du vivant », ou d’un « communisme interspécifique », avec toutes les connotations contrastées qui s’y rattachent et des tentatives de les dépasser.
Liste non exhaustive, qui d’ailleurs n’entre pas dans les enjeux ontologiques (nature/société : séparation ou hybridation ?) ou conceptuels (effondrement au singulier ou basculements au pluriel ?) les plus généraux.
À la limite, on peut même s’échiner, au risque de sévères contorsions, à défendre l’ « impossible capitalisme vert » comme voie de sortie, en matière de gestion du sable comme dans d’autres domaines. Mais pas effacer purement et simplement le capitalisme du tableau, en vertu de la redoutable opération consistant à le « naturaliser » en ne le nommant pas, comme s’il allait de soi – meilleur moyen de ne laisser aucune chance à la « part sauvage du monde ».
De la nécessité d’enfoncer des portes (pas complètement) ouvertes (pour tout le monde)
On pourra légitimement soupçonner qu’un tel rappel enfonce des portes ouvertes. Rapporter, d’une manière ou d’une autre, la surexploitation du sable au mode de production capitaliste, c’est-à-dire à l’organisation socio-économique de la production matérielle, n’est-ce pas là une évidence ? Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ?
Précisément, le problème est que, si l’on en est rendu à flirter avec le truisme, c’est que « faire autrement » n’est pas l’exception mais la norme, largement dominante qui plus est dans le débat public. Les comptes rendus médiatiques évoqués plus haut ne font en cela que refléter – mais aussi réverbérer – le cadrage dominant du problème, œillères comprises. Cela fait bientôt une dizaine d’années en effet que, les uns après les autres, les rapports validés par le PNUE, y compris le dernier en date, évitent soigneusement toute mention explicite du capitalisme. Si l’on y croise, et encore au compte-gouttes, le terme de « capital », ce n’est qu’en un sens descriptif pauvrement conforme à la théorie économique standard et/ou pour former l’expression fort problématique de « capital naturel », en tandem avec la valorisation (tout aussi problématique) des « services écosystémiques ». De décroissance, même comme scénario parmi d’autres, il n’est pas question. Escamotage attendu, sans doute ; escamotage quand même.
Et ce d’autant qu’il n’épargne nullement le champ scientifique, en particulier dans les sciences naturelles. Des contributions publiées dans les revues scientifiques les plus reconnues, de Nature à Science, l’évacuent tout autant, pour mettre volontiers l’accent sur la hausse démographique (non sans parfois des accents néo-malthusiens fort discutables), l’urbanisation ou le rôle du trafic, en se gardant bien de s’attarder – parfois même en les passant sous silence ou peu s’en faut – sur les soubassements socio-économiques d’une « soutenabilité » dont la mention incantatoire n’a rien à envier à celle du capitalisme évoquée plus haut. Discours scientifique à l’appui, il est alors monnaie courante de déplorer la crise mondiale du sable ou d’avancer des prévisions chiffrées spectaculaires sans un mot pour l’extractivisme (un extractivisme ordinaire à tous points de vue, y compris en France, quitte à dissimuler les carrières, comme l’explique très bien Nelo Magalhães en prenant le contrepied de la tendance médiatique à l’ « exotisation »), le capitalisme ou la logique marchande. Et il en va ainsi du sable comme plus généralement, dans la mesure où même des bilans circonstanciés – et à bien des égards effrayants – visant à établir scientifiquement l’idée d’un « pillage » (qui est en même temps un gaspillage) des « ressources naturelles » de la planète, à commencer par les combustibles fossiles, tombent dans le même travers, quitte à multiplier les vocables de substitution (« système industriel mondial », etc.)13.
Résultat : alors même que les bilans descriptifs disponibles illustrent à merveille le double mouvement distingué par Alain Bihr, « devenir-monde du capital » et « devenir-capital du monde », la déconnexion règne dans les discours les plus visibles et les plus légitimes. On ne peut certes pas écarter totalement l’hypothèse selon laquelle, dans certains cas, ce mutisme serait tactique : éviter le mot qui fâche serait le prix à payer pour faire avancer la cause au sein des institutions officielles. Dans ce cas, vu l’ampleur et l’urgence du problème, il est plus que temps de dévoiler son jeu. Ce n’est qu’à cette condition que peut se formuler le défi que Léna Balaud et Antoine Chopot proposent de relever, qui s’applique à notre rapport au sable comme à bien d’autres enjeux : trouver le « plan intégrateur » permettant de tenir ensemble la critique du capitalisme et une manière renouvelée de nous rapporter au vivant, prendre au sérieux le « tournant non humain » sans nullement délaisser les luttes de classe.
*
Crédit photo : Wioletta Płonkowska sur Unsplash.
à voir aussi
références
⇧1 | Pour une critique du livre de l’auteur sur le sujet, intitulé A World in a Grain, je me permets de renvoyer à « Du grain de sable à la mégamachine », AOC, 1er février 2022, dont le présent texte est un prolongement. |
---|---|
⇧2 | Allusion à Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, La Découverte, 2011 [1985], chap. 1. |
⇧3 | Sans vouloir rouvrir le débat autour du texte « Pleurnicher le vivant », on ne peut s’empêcher de penser aux remarques de Frédéric Lordon à propos des effets de titraille sans conséquence : en l’occurrence, on est bien ici dans ce cas de figure. |
⇧4 | Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2009 [2006], p. 88. |
⇧5 | John Bellamy Foster, Brett Clark, Le pillage de la nature. Capitalisme et rupture écologique, Paris, Éditions Critiques, 2022. En première approche, chez le même éditeur, on peut commencer par Fred Magdoff et John Bellamy Foster, Ce que tout écologiste doit savoir à propos du capitalisme, Paris, Éditions Critiques, 2017 |
⇧6 | Jean-Marie Harribey et Michael Löwy, « Marxisme et écologique : retour aux sources et rencontre », in Capital contre nature, Paris, PUF (« Actuel Marx Confrontation »), 2003, p. 5. La « paraphrase » fait allusion au fait que la phrase originelle de Max Horkheimer, tirée d’un essai de 1939, parlait du fascisme. |
⇧7 | Un rationnement dont il faut dire à la fois qu’il existe déjà, mais par les prix (c’est l’argument de Timothée Parrique), et qu’il peut et doit être conçu comme un outil convivial au sens d’I. Illich (c’est l’argument de Mathilde Szuba). |
⇧8 | Voir p. ex. Bruno Amable, Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Paris, Seuil, 2005. |
⇧9 | Voir la conclusion de Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, Zones/La Découverte, 2014, p. 197-201. Extrait du livre ici même. |
⇧10 | La « seconde contradiction du capitalisme » telle qu’il la formule est en effet avant tout une question de coûts pour le capital, la contradiction se logeant dans le hiatus entre décision individuelle et logique sociale plutôt qu’entre capitalisme et nature en tant que tels : voir James O’Connor, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », in J-M. Harribey et M. Löwy (dir.), Capital contre nature, op. cit., p. 57-66 (en particulier p. 65). De sorte que l’opposition exprimée dans le texte suivant du même volume (« Nous n’adhérons pas à la thèse de la “seconde contradiction” ») paraît simplifier outre mesure la thèse visée (voir François Chesnais et Claude Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in Ibid., p. 72). |
⇧11 | Voir Armel Campagne, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris, Divergences, 2017. Voir par exemple la position de Daniel Tanuro dans Trop tard pour être pessimistes ! Écosocialisme ou effondrement, Paris, Textuel, 2020, p. 72 sq. Extrait du livre disponible ici même. |
⇧12 | Jason Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie. Écologie et accumulation du capital, Toulouse, L’Asymétrie, 2020, pp. 17 et 27. Celles et ceux que la prose de Jason Moore refroidit liront un stimulant prolongement, sur le double plan de l’intelligibilité et de la sensibilité, dans Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021 (notamment p. 20-22, p. 55-56 et p. 109 sq.). |
⇧13 | C’est l’un des éléments (manquants) qui frappent à la lecture du livre, tiré d’un rapport pour le Club de Rome et à ce titre placé sous le sceau de l’expertise scientifique, d’Ugo Bardi (épaulé par une quinzaine de contributeurs), Le grand pillage. Comment nous épuisons les ressources de la planète, Paris, Les petits matins/Institut Veblen, 2015. |