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Quelle est la situation de la planète quelques mois avant la Conférence des Nations Unies à Copenhagen sur le Changement Climatique ? Premier constat : tout s’accélère bien plus vite que prévu. L’accumulation de gaz carbonique, la montée de la température, la fonte des glaciers polaires et des « neiges éternelles », la désertification des terres, les sécheresses, les inondations : tout se précipite, et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se revèlent trop optimistes. On penche maintenant, de plus en plus, pour les fourchettes les plus élevées, dans les prévisions pour l’avenir prochain. On ne parle plus – ou de moins en moins – de ce qui va se passer à la fin du siècle, ou dans un demi-siècle, mais dans les dix, vingt, trente prochaines années. Il n’est plus seulement question de la planète que nous laisserons à nos enfants et petits-enfants, mais de l’avenir de cette génération-ci.

Un exemple, assez inquiétant : si la glace du Groenland fondait, le niveau de la mer pourrait monter de six mètres : cela veut dire l’inondation, non seulement de Dacca et autres villes maritimes asiatiques, mais aussi de…New York, Amsterdam et Londres. Or des études récentes montrent que la surface de la calotte glaciaire du Groenland au dessus de 2000 mètres ayant fondu est supérieure de 150% à la moyenne mesurée entre 1988 et 2006[1]. Selon Richard Alley, glaciologue de la Penn State University, la fusion de la calotte du Groenland, qu’on avait l’habitude de calculer en centaines d’années, pourrait se produire en quelques décennies[2].

Cette accélération s’explique, entre autres, par des effets de rétroaction (feed-back). Quelques exemples : 1) la fonte des glaciers de l’Arctique – déjà bien entamée- en réduisant l’albedo, c’est à dire le degré de réflexion du rayonnement solaire (il est maximal pour les surfaces blanches) – ne peut qu’augmenter la quantité de chaleur qui est absorbée par le sol ; des scientifiques ont calculé que la réduction de 10% de l’albedo de la planète aurait l’effet équivalent d’une augmentation de cinq fois du volume de CO2 dans l’atmosphère[3]. 2) la montée de la température de la mer transforme des surfaces immenses des océans en déserts sans plancton ni poissons, ce qui réduit leur capacité à absorber le CO2. Ce phénomène s’est accéléré, selon une étude récente menée par des océanographes du National Atmospheric and Oceanic Administration, quinze fois plus vite que prévu dans les modèles existants[4].

D’autres possibilités de rétroaction existent, encore plus dangereuses. Jusqu’ici peu étudiées, elles ne sont pas incluses dans les modèles du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), mais risquent de provoquer un saut qualitatif dans l’effet de serre : 1) les 400 milliards de tonnes de carbone pour le moment emprisonnées dans le perglisol (permafrost), cette toundra congelée qui s’étend du Canada à la Sibérie. Si les glaciers commencent à fondre, pourquoi le perglisol ne fondrait pas lui-aussi ? En se décomposant, ce carbone se transforme en méthane, dont l’effet de serre est bien plus puissant que le CO2. 2) Des quantités astronomiques de méthane se trouvent aussi dans les profondeurs des océans : au moins un trillion de tonnes, sous forme de clathrates de méthane. Si les océans se réchauffent, il est possible que ce méthane soit libéré dans l’atmosphère, provoquant un saut dans le changement climatique. Par ailleurs, ce gaz est inflammable : des chercheurs Russes ont observé, dans la Mer Caspienne, des émissions de méthane sous forme de torches enflammées qui montent à des centaines de mètres[5]. Selon l’ingénieur chimiste Gregory Ryskin, une éruption majeure du méthane océanique pourrait générer une force explosive 10 mille fois plus importante que ce que produirait l’ensemble du stock d’armes nucléaires de la planète[6]. Mark Lynas, qui cite cette source, tire la conclusion qu’une planète avec six degrés de plus serait bien pire que l’Enfer décrit par Dante dans la Divine Comédie… Ajoutons que, selon le dernier rapport du GIEC, la montée de la température pourrait dépasser les six degrés, considérés jusqu’ici comme le maximum prévisible.

Tous ces processus commencent de façon très graduelle, mais à partir d’un certain moment, ils peuvent se développer par sauts qualitatifs. La menace la plus inquiétante, de plus en plus envisagée par les chercheurs, est donc celle d’un runaway climate change, d’un glissement rapide et incontrôlable du réchauffement. Il existe peu de scénarios du pire, c’est-à-dire dans le cas où l’augmentation de la température dépasse les 2°-3° degrés : les scientifiques évitent de dresser des tableaux catastrophiques, mais on sait déjà les risques encourus. A partir d’un certain niveau de température, la terre sera-t-elle encore habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de rechange dans l’univers connu des astronomes…

La discussion de ces « scénarios du pire » n’est pas un vain exercice apocalyptique : il s’agit de réels dangers, dont il faut prendre toute la mesure. Ce n’est pas non plus du fatalisme : les jeux ne sont pas encore faits, et il est encore temps d’agir pour inverser le cours des événéments. Mais il nous faut le pessimisme de la raison, avant de laisser toute sa place à l’optimisme de la volonté.

 

 

Les solutions des élites dirigeantes


Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? Ce sont les êtres humains, nous répondent les scientifiques. La réponse est juste, mais un peu courte : les êtres humains habitent sur Terre depuis des millénaires, la concentration de CO2 a commencé à devenir un danger depuis quelques décennies seulement. En tant que marxistes, nous répondons ceci : la responsabilité en incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et myope d’expansion et accumulation à l’infini, à son productivisme irrationnel obsédé par la recherche du profit. En effet, tout l’appareil productif capitaliste est fondé sur l’utilisation des énergies fossiles – pétrole, charbon – émettrices de gaz à effet de serre ; le même vaut pour le système de transports routiers, surtout au cours des dernières décennies, et pour la voiture individuelle.

 

Quelles sont donc les propositions, les solutions, les alternatives proposées par les « responsables », les élites capitalistes dirigeantes ? C’est peu de dire qu’elles ne sont pas à la hauteur du défi. On peut ranger leurs positions en trois grands groupes :

 

1) Les autruches : ceux qui prétendent que la terre est plate et que le changement climatique n’a pas de source « anthropique », n’est pas lié aux activités humaines : ce serait par exemple le résultat des tâches du soleil, ou autres explications farfelues. C’était, il n’y a pas longtemps, la position de l’administration Bush. Elle a été défendue par un certain nombre – décroissant – de scientifiques, certains lourdement subventionnés par l’industrie pétrolière[7]. On a tenté de silencier l’opinion de scientifiques « gênants » comme James Hansen, le responsable climatique de la NASA. Cette cécité climatique est une bataille d’arrière garde, en perte de vitesse.

 

2) Les partisans du « business as usual » : certes, le problème existe, mais il peut être résolu par le volontariat des entreprises, et par des mesures techniques, sans qu’il soit nécessaire de prendre des décisions contraignantes chiffrées. Cette posture peut se combiner avec une sorte d’ « opportunisme » affairiste : puisque le réchauffement global est inévitable, essayons d’en tirer le mieux pour nos affaires.

Un exemple est éclairant : la fonte de la banquise arctique en été. Le phénomène se produit bien plus vite que prévu : selon les dernières observations scientifiques (février 2008), on prévoit sa complète dissolution non plus vers 2050 mais vers 2013 ! Comment expliquer cet emballement ? Selon le scientifique Jean Claude Gascard, coordonnateur du programme européen d’étude de l’Arctique, il est essentiellement dû à la baisse de l’albédo : l’océan absorbe plus de chaleur que la glace, qui le réfléchit comme un miroir. Par un effet de rétroaction, cette fonte provoque donc une nouvelle montée de la temperature de l’océan. Les choses bougent donc beaucoup plus vite que ce que tous les modèles avaient prévu. Nous vivons ce qui devait se produire dans trente ou quarante ans. Tout le monde est au travail pour comprendre pourquoi  les modèles ne suivent pas [8].

Or, que font les gouvernements limitrophes de la région, USA, Russie et Canada ? Ils se disputent, à coups d’expéditions militaires patriotiques, le tracé des zones respectives de souveraineté, en vue de la future exploitation du pétrole qui gît actuellement sous les glaciers…

Un autre exemple intéressant, qui concerne cette fois la Commission Européenne : un rapport confidentiel[8] attirait l’attention sur le danger d’une inondation de certains pays, tels que la Hollande, comme résultat probable de l’élévation du niveau de la mer. Ce rapport considérait l’hypothèse d’un déménagement massif de la population concernée, ce qui créerait des opportunités extraordinaires pour l’industrie du bâtiment…

Quelles sont les mesures techniques pouvant faire front à la menace ? On trouve ici une grande diversité de propositions. Certains relèvent de la « géo-ingénierie » la plus délirante : semer des fertilisants sur les océans, pour favoriser l’essor du plancton ; diffuser dans la stratosphère des myriades de fragments de miroirs, pour réfléchir la chaleur solaire… L’imagination technocratique est assez fertile. Une autre voie, plus classique, consiste à proposer l’énergie nucléaire, qui est censée ne pas produire pas d’émissions, comme alternative. Sauf que, pour remplacer l’ensemble des énergies fossiles, il faudrait construire des centaines de centrales nucléaires, avec un nombre inévitable d’accidents – un, deux, trois, plusieurs Tchernobyls ? – et une masse astronomique de déchets radioactifs – certains avec une durée de milliers d’années – dont personne ne sait que faire. Sans parler du risque majeur de prolifération militaire des armes atomiques.

Mentionnons aussi le dernier remède miracle, parrainé par les USA et le Brésil, mais qui intéresse aussi l’Europe : remplacer le pétrole -de toute façon destiné à s’épuiser- par les biocarburants. Les céréales ou le maïs, plutôt que de nourrir les peuples affamés du Tiers Monde, rempliront les tanks des voitures des pays riches. Selon la FAO (Food and Agriculture Organisation) des Nations Unies, les prix des céréales ont déjà considérablement augmenté, en partie à cause de la forte demande de biocarburants, vouant à la faim des millions de personnes des pays pauvres[10]. Ajoutons que, selon un nombre grandissant de scientifiques, le bilan carbone de la plupart de ces agro-carburants n’est pas vraiment favorable, leur production générant – par les fertilisants, les transports, etc – autant d’émissions qu’ils sont censés économiser (par rapport au pétrole). Sans parler de la déforestation que la production agro-capitaliste de ces carburants est en train de provoquer, déjà, au Brésil et en Indonésie. Ce n’est encore qu’une tentative, assez vaine, de sauver un système de transport irrationnel fondé sur la voiture et le camion.

La plus intéressante de ces solutions-miracle techniques est la capture et séquestration du carbone, qui concerne surtout les centrales électriques. Reste que pour le moment on ne connaît que quelques rares expériences locales, et beaucoup d’experts mettent en doute l’efficacité de la méthode.

 

3) Les accords internationaux contraignants. C’est le cas de Kyoto, portée notamment par les gouvernements européens. Kyoto représente, à certains égards, une vraie avancée, par le principe même d’accords internationaux avec des objectifs chiffrés et des pénalités. Cela dit, son dispositif central, le « Marché des Droits d’Emission » s’est révélé bien décevant : l’Europe, c’est-à-dire le groupe de pays le plus engagé, n’a réussi, pendant dix ans, à réduire les émissions que de 2% ; on voit mal comment elle pourra atteindre en 2012 l’objectif déclaré de 8%, un objectif si modeste qu’il n’aurait pratiquement aucune incidence sur l’effet de serre[11]. Cet échec n’est pas un hasard : les quotas d’émission distribués par les « responsables » étaient tellement généreux, que tous les pays ont fini l’année 2006 avec des grands excédents de « droits d’émission ». Résultat : le prix de la tonne de CO2 s’est effondré de 20 euros en 2006 à moins d’un euro en 2007…. L’autre dispositif de Kyoto, les « Mécanismes de Développement Durable » – échange entre droits d’émission au Nord et investissements « propres » dans les pays du Sud – n’a, de l’avis général, qu’une portée limitée, parce qu’il est invérifiable et sert à couvrir toutes sortes de combines et abus[12].

Une des vertus de Kyoto cependant consiste à porter la question du changement climatique sur le terrain politique. Voici une bonne nouvelle : l’ex dirigeant du gouvernement conservateur d’Australie, John Howard, un ami de Georges Bush et un négateur obstiné du réchauffement de la planète – vient de perdre les élections au profit de son adversaire travailliste qui s’est engagé à signer les accords de Kyoto : c’est la première fois dans l’histoire d’un pays que la question du changement climatique joue un rôle important dans une élection.

En décembre 2009 aura lieu à Copenhagen la Conférence des Nations Unies sur le Changement Climatique. Peut-on attendre un réveil tardif de la part des oligarchies dominantes ? Rien n’est à exclure, mais toutes les propositions officielles jusqu’ici – le rapport Stern(13] en est un exemple éclairant – sont parfaitement incapables de renverser le cours des choses, parce que obstinément enfermées dans la logique de l’économie de marché capitaliste. Comme le constate Hervé Kampf, journaliste au quotidien Le Monde, dans son intéressant ouvrage Comment les riches détruisent la planète : « le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse » [14].

Pour affronter les enjeux du changement climatique, et de la crise écologique générale, dont les exemples que nous avons exposé sont l’expression la plus menaçante – il faut un changement radical et structurel, qui touche aux fondements du système capitaliste : une transformation non seulement des rapports de production (la propriété privée des moyens de production) mais aussi des forces productives (les moyens techniques et les savoir-faire humains servant à produire). Cela implique tout d’abord une véritable révolution du système énergétique, du système des transports et des modes de consommation actuels, fondés sur le gaspillage et la consommation ostentatoire, induits par la publicité. Bref, il s’agit d’un changement du paradigme de civilisation, et de la transition vers une nouvelle société, où la production sera démocratiquement planifiée par la population ; c’est à dire, où les grandes décisions sur les priorités de la production et de la consommation ne seront plus décidées par une poignée d’exploiteurs, ou par les forces aveugles du marché, ni par une oligarchie de bureaucrates et d’experts, mais par les travailleurs et les consommateurs, bref, par la population, après un débat démocratique et contradictoire entre différentes propositions. C’est ce que nous désignons par le terme ecosocialisme.

 

L’alternative écosocialiste

 

Qu’est-ce donc l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme – tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit – de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le « socialisme réel » – sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système, et pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique.

L’éco-socialisme s’est dévéloppé surtout au cours des trente dernières années, grâce aux travaux de penseurs de la taille de Manuel Sacristan, Raymond Williams, Rudolf Bahro (dans ses prémiers écrits) et André Gorz (idem), ainsi que des précieuses contributions de James O’Connor, Barry Commoner, John Bellamy Foster, Joel Kovel (USA), Juan Martinez Allier, Francisco Fernandez Buey, Jorge Riechman (Espagne), Jean-Paul Déléage, Jean-Marie Harribey, Pierre Rousset (France), Elmar Altvater, Frieder Otto Wolf (Allemagne), et beaucoup d’autres, qui s’expriment dans un réseau de revues telles que Capitalism, Nature and Socialism, Ecologia Politica, etc.

Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses répresentants partage certains thèmes communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès – dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique – et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de la nature, il représente une tentative originale d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les acquis de la critique écologique.

James O’Connor définit comme ecosocialistes les théories et les mouvements qui aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage[15], en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur but, un socialisme écologique, serait une société écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale, et la prédominance de la valeur d’usage[16]. J’ajouterais que : a) cette société suppose la propriété collective des moyens de production, une planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces productives ; b) l’écosocialisme serait un système basé non seulement sur la satisfaction des besoins humains démocratiquement déterminés mais aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de matières avec l’environnement, en respectant les ecosystèmes.

L’écosocialisme développe donc une critique de la thèse de la « neutralité » des forces productives qui a prédominé dans la gauche du 20ème siècle, dans ses deux versants, social-démocrate et communiste soviétique. Cette critique, pourrait s’inspirer, à mon avis, des remarques de Marx sur la Commune de Paris : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’Etat capitaliste et le mettre à fonctionner à leur service. Ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre, de nature totalement distincte, une forme non-étatique et démocratique de pouvoir politique.

Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa nature, et sa structure, il n’est pas neutre, mais au service de l’accumulation du capital et de l’expansion illimitée du marché. Il est en contradiction avec les impératifs de sauvegarde de l’environnement et de santé de la force de travail. Il faut dont le « révolutionnariser », en le transformant radicalement. Cela peut signifier, pour certaines branches de la production – les centrales nucléaires par exemple – de les « briser ». En tout cas, les forces productives elles-mêmes doivent être profondément modifiées. Certes, des nombreux acquis scientifiques et technologiques du passé sont précieux, mais l’ensemble du système productif doit être mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les exigences vitales de préservation des équilibres écologiques.

Cela signifie tout d’abord une révolution énergétique : le remplacement des énergies non-renouvelables et responsables de la pollution, l’empoisonnement de l’environnement et le réchauffement de la planète – charbon, pétrole et nucléaire – par des énergies « douces » « propres » et renouvelables  (eau, vent, soleil) ainsi que la réduction drastique de la consommation d’énergie (et donc des émissions de CO2).

Mais c’est l’ensemble du mode de production et de consommation – fondé par exemple sur la voiture individuelle et d’autres produits de ce type – qui doit être transformé, avec la suppression des rapports de production capitalistes et le début d’une transition au socialisme. J’entends par socialisme l’idée originaire, commune à Marx et aux socialistes libertaires, qui n’a pas grand chose à voir avec les prétendus régimes « socialistes » qui se sont écroulés à partir de 1989 : il s’agit de « l’utopie concrète » – pour utiliser le concept d’Ernst Bloch – d’une société sans classes et sans domination, où les principaux moyens de production appartiennent à la collectivité, et les grandes décisions sur les investissements, la production et la distribution ne sont pas abandonnées aux lois aveugles du marché, à une élite de propriétaires, ou à une clique bureaucratique, mais prises, après un large débat démocratique et pluraliste, par l’ensemble de la population. L’enjeu planétaire de ce processus de transformation radicale des rapports des humains entre eux et avec la nature est un changement de paradigme civilisationnel, qui concerne non seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation, mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie.

Quel sera l’avenir des forces productives dans cette transition au socialisme – un processus historique qui ne se compte pas en mois ou années ?

Deux écoles s’affrontent au sein de ce qu’on pourrait appeller la gauche écologique :

1) L’école optimiste, selon laquelle, grâce au progrès technologique et aux énergies douces, le développement des forces productives socialistes peut connaître une expansion illimitée, visant à satisfaire « chacun selon ses besoins ». Cette école ne prend pas en compte les limites naturelles de la planète, et finit par reproduire, sous l’étiquette « développement durable » le modèle socialiste ancien.

2) L’école pessimiste qui, partant de ces limites naturelles, considère qu’il faut limiter, de façon draconienne, la croissance démographique et le niveau de vie des populations. Il faudrait prendre la voie de la décroissance, au prix du renoncement aux maisons individuelles, au chauffage, etc. Comme ces mesures sont fort impopulaires, cette école caresse, parfois, le rêve d’une « dictature écologique éclairée ».

Il me semble que ces deux écoles partagent une conception purement quantitative de la « croissance »  ou du développement des forces productives. Il y a une troisième position, qui me paraît plus appropriée, dont l’hypothèse principale est le changement qualitatif du développement. Il s’agit de mettre fin au monstrueux gaspillage de ressources par le capitalisme, fondé sur la production, en grande échelle, de produits inutiles ou nuisibles : l’industrie d’armement est un exemple évident. Il s’agit donc d’orienter la production vers la satisfaction des besoins authentiques, à commencer par ceux qu’on peut désigner comme « bibliques » : l’eau, la nourriture, le vêtement, le logement – auxquelles il faut ajouter, bien entendu, la santé, l’éducation et la culture.

Comment distinguer les besoins authentiques de ceux artificiels et factices ? Ces derniers sont induits par le système de manipulation mentale qui s’appelle « publicité ». Pièce indispensable au fonctionnement du marché capitaliste, la publicité est vouée à disparaître dans une société de transition au socialisme, pour être remplacé par l’information fournie par les associations de consommateurs. Le critère pour distinguer un besoin authentique d’un autre artificiel, c’est sa persistance après la suppression de la publicité…

La voiture individuelle, par contre, répond à un besoin réel, mais dans un projet ecosocialiste, fondé sur l’abondance des transports publics gratuits, celle-ci aura un rôle bien plus réduit que dans la société bourgeoise, où elle est devenue un fétiche marchand, un signe de prestige, et le centre de la vie sociale des individus.

Certes, répondront les pessimistes, mais les individus sont mus par des désirs et des aspirations infinies, qu’il faut contrôler et refouler. Or, l’écosocialisme est fondé sur un pari, qui était déjà celui de Marx : la prédominance, dans une société sans classes, de l’ « être » sur « l’avoir », c’est à dire la réalisation personnelle, par des activités culturelles, ludiques, érotiques, sportives, artistiques, politiques, plutôt que le désir d’accumulation à l’infini de biens et de produits. Ce dernier est induit par le fétichisme de la marchandise inhérent au système capitaliste, par l’idéologie dominante et par la publicité : rien n’indique qu’il constitue une « nature humaine éternelle ».

Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de conflits, entre les exigences de la protection de l’environnement et les besoins sociaux, entre les impératifs écologiques et les nécessités du développement, notamment dans les pays pauvres. C’est à la démocratie socialiste, libérée des impératifs du capital et du « marché », de résoudre ces contradictions.

Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie, mais en attendant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mesure de réglementation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.

Le combat pour des réformes eco-sociales peut être porteur d’une dynamique de changement, à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des interêts dominants, au nom des "règles du marché", de la "competitivité" ou de la "modernisation".

Certaines demandes immédiates sont déjà, ou peuvent rapidement devenir, le lieu d’une convergence entre mouvements sociaux et mouvements écologistes, syndicats et défenseurs de l’environnement, "rouges" et "verts". Ce sont des demandes qui souvent « préfigurent » ce que pourrait être une société éco-socialiste :

– le remplacement progressif des énergies fossiles par des sources d’énergie « propres », notamment le solaire ;

– la promotion de transports publics – trains, métros, bus, trams – bon-marché ou gratuits comme alternative à l’étouffement et la pollution des villes et des campagnes par la voiture individuelle et par le système des transport routiers.

– la lutte contre le système de la dette et les "ajustements" ultra-libéraux imposé par le FMI et la Banque Mondiale aux pays du Sud, aux conséquences sociales et écologiques dramatiques : chômage massif, destruction des protections sociales et des cultures vivrières, destruction des ressources naturelles pour l’exportation.

défense de la santé publique, contre la pollution de l’air, de l’eau (nappes phréatiques) ou de la nourriture par l’avidité des grandes entreprises capitalistes.

développement subventionné de l’agriculture biologique, à la place de l’agro-industrie.

– la réduction du temps de travail comme réponse au chômage et comme vision de la société privilégiant le temps libre par rapport à l’accumulation de biens.[17]

La liste des mesures nécessaires existe, mais elle est difficilement compatible avec le néo-libéralisme et la soumission aux interêts du capital… Chaque victoire partielle est importante, à condition de ne pas se limiter aux acquis, mais mobiliser immédiatement pour un objectif supérieur, dans une dynamique de radicalisation croissante. Chaque gain dans cette bataille est précieux, non seulement parce qu’il ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’ils permet aux individus, hommes et femmes, notamment aux travailleurs et aux communautés locales, plus particulièrement paysannes et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat, de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.

 

 

 

1 Travaux de Marco Tedesco, de la NASA, cités dans Le Monde du 14.12.2007.

2 Cité par Fred Pearce, The Last Generation, Reading, Eden project books, 2006, pp.83,90.

3 Calculs d’experts du Scripps Institution of Oceanography de San Diego, Californie, cités par Fred Pearce, The Last Generation, p. 168.

4 Le Monde, 5.2.2008, p.8

5 Cités par Fred Pearce, op.cit. p.157.

6 Cité par Mark Lynas, Six Degrees. Our Future on a Hotter Planet, London, Fourth Estate, 2007, p.251.

7 On trouve un chapitre éloquent au sujet de cette climate change denial industry dans le livre de Georges Monbiot, Heat : how to stop the planet bruning, London, Allen Lane, 2006

8 Le Monde, 23.2.2008, p.7

9 « Changement Climatique et Sécurité Internationale », rapport réalisé par Javier Solana et la commission européenne, présenté au Conseil le 13 mars 2008.

10 FAO, La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2008, p 98 ftp://ftp.fao.org/docrep/fao/011/i0100f/i0100f06.pdf

11 Cf. Le Monde, 7.12.07, p.7.

12 Sur les limites de Kyoto et, en général, sur la crise du changement climatique, je renvoie à l’excellent dossier rédigé et organisé pour la revue Inprecorr (n° 525, mars 2007) par Daniel Tanuro, sous le titre « Le capitalisme contre le climat ».

13 Rapport sur l’économie du changement climatique rédigé par l’économiste Nicholas Stern pour le gouvernement britannique en 2006. En Anglais : http://www.hm-treasury.gov.uk/stern_review_report.htm, résumé en français : http://www.hm-treasury.gov.uk/d/stern_longsummary_french.pdf

14 Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007, p. 8.

15 La valeur d’usage d’une marchandise correspond à son utilité, sa capacité à satisfaire un besoin, alors que sa valeur d’échange est représentée par son prix relatif.

16 James O’Connor, Natural Causes. Essays in Ecological Marxism, New York, The Guilford Press, 1998, pp. 278, 331.

17Voir Pierre Rousset, "Convergence de combats. L’écologique et le social", Rouge, 16 mai 1996, pp. 8-9.

 

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