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Ursula K. Le Guin a utilisé la science-fiction pour explorer les échecs de la société capitaliste et les mondes alternatifs que nous pourrions construire à sa place.

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« Vous ne pouvez pas acheter la révolution. Vous ne pouvez pas faire la révolution. Vous pouvez seulement être la révolution. »

Tel est le cœur du message que l’anarchiste Shevek proclame à une manifestation de masse de travailleur.se.s  syndicalistes et socialistes réunis sur la Place du Capitole dans la ville de Nio Esseia sur la planète Urras dans le roman utopique classique d’Ursula K. Le Guin de 1974, Les Dépossédés.

À mon avis, plutôt que de tenter de décortiquer le mélange d’anarchisme, de taoïsme et de féminisme qui imprègne la vision du monde de Le Guin, il vaut mieux commencer par ce passage qui s’adresse directement au lecteur si l’on veut réfléchir à la pertinence actuelle de Le Guin pour les socialistes. L’accent n’est pas seulement mis ici sur la responsabilité morale personnelle, bien que ce soit un trait constant de la philosophie de Le Guin, mais sur la nécessité impérative d’intégrer les valeurs individuelles et collectives en refusant la facilité binaire des hiérarchies de pensée.

Loin d’être une célébration du monde anarchiste de Shevek, Anarres, Les Dépossédés est ce que le critique Tom Moylan a appelé une « utopie critique » qui explore à la fois les possibilités et les limites d’une telle société. L’une des façons dont le roman est capable d’élargir son cadre de référence au-delà d’une enquête interne sur un modèle possible de société anarchiste est l’intrigue parallèle du voyage de Shevek à Urras.

Lorsque Shevek demande aux socialistes de Nio Esseia ce que signifie pour eux Anarres, qu’ils considèrent comme leur « lune », ils répondent que chaque fois qu’ils regardent le ciel à la nuit tombée, cela leur rappelle qu’une société sans gouvernement, sans police et sans exploitation économique existe et qu’elle ne peut être considérée comme une simple utopie. En d’autres termes, tant Shevek que les lecteurs et les lectrices de Le Guin se rendent compte que la politique ne consiste pas seulement à adopter les bonnes pratiques mais qu’elle dépend aussi de la signification symbolique pour les autres.

Le Guin a connu une longue carrière et toute son œuvre mérite d’être lue mais les livres qui ont forgé sa réputation ont été écrits entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970, pendant une période d’anxiété liée à la guerre froide et de crise sociale et culturelle aiguë au sein des sociétés occidentales. Dans ce contexte, des romans tels que Les Dépossédés et La main gauche de la nuit (1969) furent immédiatement célébrés pour la clarté de la vision avec laquelle ils diagnostiquaient les maux de l’époque et offraient des visions de valeurs et de sociétés alternatives qui semblaient réalisables grâce à un travail acharné et à un sérieux examen de conscience. Ils furent rapidement considérés comme des classiques du genre ce qui n’est pas nécessairement un avantage aujourd’hui.

Dans son introduction à une récente réédition de La main gauche de la nuit, China Miéville note :

« Les livres les plus malchanceux sont ceux qui sont ignorés ou oubliés. Mais il faut aussi avoir une pensée pour ceux qui sont destinés à devenir des classiques. Un classique est trop souvent un ouvrage que tout le monde croit connaître. »

Existe-t-il un plus grand frein à la lecture d’un livre que de savoir qu’il est considéré comme une œuvre importante, novatrice pour l’époque ? Pour Miéville, la défamiliarisation du genre par le roman en fait indiscutablement un précurseur de l’altérité du genre et de la fluidité sexuelle de notre présent du vingt-et-unième siècle, mais cela laisse toujours ouverte l’idée que l’on ferait mieux de lire des livres plus récents.

Quoi qu’il en soit, comme il le reconnaît, La main gauche de la nuit n’a pas toujours été considéré sous un jour aussi radical. L’utilisation par Le Guin de pronoms masculins universels pour désigner une société sans division sexuelle permanente et donc sans division de genre a conduit Joanna Russ, entre autres, à reprocher au roman de ne contenir en pratique que des hommes. Pendant de nombreuses années, l’idée a persisté que les romans de Le Guin étaient sérieux et bien intentionnés mais qu’ils n’étaient pas à la pointe de la radicalité dans ce domaine.

Une façon de remettre en question cette perception résiduelle de Le Guin en tant qu’auteure de classiques importants mais ennuyeux est de considérer un de ses romans moins célèbres de la même période, L’autre côté du rêve (1971). Au lieu de l’approche nuancée et mesurée pour laquelle elle est généralement connue, ce livre est structuré dans le style fou et débridé de Philip K. Dick, comme une chevauchée sauvage à travers une séquence de réalités qui s’effondrent.

Le protagoniste de L’autre côté du rêve, George Orr, au nom évocateur, fait des rêves indésirables qui modifient la réalité. Son psychiatre, William Haber, ne cherche pas à le guérir, mais à utiliser ce pouvoir par procuration pour transformer le monde au profit de l’humanité. Bien sûr, chaque tentative de changement pour le bien est toujours accompagnée d’une conséquence monstrueuse inattendue.

Lorsque, par exemple, pour résoudre le problème de la surpopulation, Haber demande à Orr de rêver d’un monde plein d’espace pour se déplacer, ce dernier rêve d’une pandémie et se réveille pour découvrir qu’il a « réduit » la population mondiale de six milliards de vies. Comme Haber finit par le comprendre, Orr ne peut rêver que de « concepts utopiques bon marché ou peut-être de concepts anti-utopiques cyniques. »

D’une certaine manière, il s’agit d’une blague aux dépens de l’homonyme d’Orr, George Orwell : dans l’une des nombreuses histoires alternatives de 1984 la Constitution étatsunienne est réécrite pour créer un État policier. Cependant, il y a quelque chose de précieux dans la résistance d’Orr à la volonté de pouvoir de Haber. Lorsque ce dernier exige la paix dans le monde, Orr rêve que des extraterrestres ont atterri sur la lune, unissant ainsi les habitants de la Terre dans l’opposition. Puis, lorsqu’on lui ordonne de rêver que les extraterrestres quittent la lune, Orr rêve qu’ils envahissent la Terre.

Les extraterrestres télépathes apprennent à Orr que « tout rêve », même les pierres, et donc que la seule façon de vivre en harmonie avec ce qui serait autrement le chaos est de s’accorder consciemment avec le tout. Le roman se termine par une résolution digne de Philip D. Dick, dans laquelle Orr, qui n’est plus tourmenté par ses rêves efficaces, est maintenant heureux de travailler pour un extraterrestre qui conçoit des ustensiles de cuisine. Il est difficile de ne pas voir dans cette fin une allusion amusante sur l’idée de « travail aliéné » : ce serait une sorte de « négation de la négation » si le travail était effectué pour un bénéfice mutuel avec des extraterrestres avec lesquels le travailleur serait en phase de manière télépathique.

L’autre côté du rêve illustre l’importance de penser les livres de manière esthétique et également de les juger de manière idéologique. Comme l’a souligné le critique Fredric Jameson, le roman pourrait être lu comme l’expression de l’anxiété libérale face à la transformation révolutionnaire mais, sur le plan esthétique, il s’intéresse à son propre processus de production.

En d’autres termes, les tentatives infructueuses d’Orr de rêver l’utopie reflètent les tentatives de Le Guin d’écrire l’utopie, un processus qui est ainsi reconnu comme impossible. Cependant, de la manière même dont le roman explore les contradictions de la tentative de produire une utopie, le récit s’écrit et une version de l’utopie est néanmoins produite.

Bien que ni Les Dépossédés ni La Main gauche de la nuit ne soient conçus comme de simples satires légères, leur comparaison avec L’autre côté du rêve ouvre certaines possibilités pour les considérer comme plus que de simples classiques de leur époque. Par exemple, nous pourrions considérer l’utilisation apparemment incongrue de pronoms masculins universels dans La Main gauche de la nuit comme une expression délibérée de l’impossibilité de raconter le genre en dehors du binaire auquel notre langage nous a souvent limité.

De la même manière, Les Dépossédés met spécifiquement en avant l’impossibilité temporelle de penser le futur à partir de l’état d’esprit du présent. Dans un autre moment clé de l’adresse à la deuxième personne qui s’adresse directement au lecteur, Shevek dit à l’ambassadeur terrien à Urras : « Vous ne comprenez pas ce qu’est le temps ».

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Ce que nous vivons comme le présent n’est pas réel ou stable : il est le produit d’un changement constant. Seule la réalité du passé et du futur, conservée dans la mémoire et l’intention humaines, rend le présent réel. La fiction de Le Guin ne symbolise donc pas seulement la possibilité d’un changement pour les lecteurs et les lectrices socialistes ; elle donne également une idée de l’ampleur du travail mental nécessaire pour que nous comprenions la différence radicale qu’impliquerait ce changement.

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Cet article a d’abord été publié en anglais par Jacobinet traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Nick Hubble est professeur d’anglais moderne et contemporain à l’Université Brunel. Son dernier ouvrage, Growing Old with the Welfare State, est publié par Bloomsbury.

Photo : Marian Wood Kolisch / Wikimedia Commons.

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