
La signification de l’escalade israélienne
Le nouveau front ouvert par l’attaque israélienne contre l’Iran est un point de bascule de la situation régionale et des équilibres mondiaux, le franchissement d’un nouveau seuil dans la logique impérialiste d’une guerre sans fin.
Dans cet article, Eskandar Sadeghi-Boroujerdi, enseignant à l’université de York (Canada) et spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient et de l’Iran, dont il est originaire, analyse les objectifs conjoints d’Israël et des États-Unis dans cette offensive qui entraîne le monde vers un chaos sanglant. Il évalue également son impact sur la société iranienne, prise en tenaille entre un régime répressif et une attaque visant à démanteler non pas simplement le régime en place mais l’existence même du pays en tant qu’entité souveraine et indépendante.
Cet article a été écrit avant les bombardements étatsuniens, qui ont confirmé l’analyse qu’entreprend ici l’auteur.
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L’attaque israélienne contre l’Iran – lancée alors que le génocide contre le peuple palestinien se poursuit – suit un scénario sinistrement familier. Comme lors de ses précédentes offensives au Liban et à Gaza, Israël poursuit une stratégie de « décapitation », visant à éliminer les figures clés de l’establishment politique et sécuritaire du pays tout en terrorisant sa population civile. Bien que formulée dans le langage trompeur de la « frappe préemptive » ou de la « non-prolifération », l’escalade israélienne est le signe d’un projet bien plus vaste et ambitieux : il ne s’agit pas seulement d’arrêter le programme nucléaire iranien, mais de liquider l’Iran en tant qu’acteur régional souverain capable de résister à la domination américano-israélienne. Ce programme de changement de régime ne devrait pas surprendre quiconque connaît l’histoire récente de la région. Il a marqué de son empreinte dévastatrice l’Irak, la Libye, la Syrie, la Palestine et le Liban.
En une seule nuit, Israël a réussi à assassiner Hossein Salami, commandant en chef du CGRI [Corps des gardiens de la révolution], Mohammad Bagheri, chef d’état-major des forces armées iraniennes, Amir Ali Hajizadeh, commandant des forces aérospatiales du CGRI, Fereydoun Abbasi, ancien chef de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, et Mohammad Mehdi Tehranchi, président de l’Université islamique Azad. Ali Shamkhani, ancien secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale de l’Iran et conseiller principal du Guide suprême, qui avait joué un rôle central dans les récentes négociations avec les États-Unis, a d’abord été déclaré mort, mais on pense maintenant qu’il a survécu de justesse à la tentative d’assassinat. Outre les attaques contre les sites nucléaires et les installations militaires, Israël a fait lâché une pluie de bombes sur des immeubles résidentiels situés dans des zones densément peuplées, tuant 224 personnes et en blessant environ 1 200 autres au cours des trois premiers jours. Le fait qu’une opération d’un tel niveau ait pu se dérouler sans être détectée témoigne d’une défaillance majeure des services de sécurité iraniens en matière de renseignement – et indique probablement une pénétration profonde du Mossad, ainsi que des services de renseignement étatsuniens.
Ces attaques font suite à la reprise des négociations nucléaires entre Téhéran et Washington, qui ont débuté à la mi-avril. Cela fait presque exactement dix ans que l’administration Rouhani a signé le Plan global d’action conjoint (JCPOA), acceptant de limiter l’enrichissement de l’uranium en échange d’un allègement des sanctions. Cet accord a tenu jusqu’en 2018, lorsque Trump s’en est retiré unilatéralement et s’est tourné vers la stratégie dite de « pression maximale », imposant des sanctions conçues pour appauvrir la population iranienne et attiser l’agitation intérieure. Tout au long de cette période, l’Iran a continué à espérer en une voie diplomatique qui lui permettrait de préserver son droit à l’enrichissement à des fins civiles sous surveillance internationale. Il a été soumis à des pressions considérables – tant de la part des élites que de l’ensemble de la population – pour rétablir une certaine forme de règlement négocié. Ainsi, lorsque Trump est revenu à la Maison Blanche et a indiqué qu’un nouvel accord était peut-être à portée de main, le gouvernement Pezechkian en place a accepté, peut-être naïvement, d’entamer de nouveaux pourparlers. Il est désormais tout à fait clair que cette voie diplomatique n’a jamais été sérieuse. Pour les États-Unis, l’objectif n’était pas de parvenir à un accord, mais de forcer la capitulation.
Derrière le discours de Trump sur la conclusion d’un accord se cachait une exigence maximaliste : l’Iran devait abandonner non seulement son programme nucléaire civil mais également démanteler son arsenal de missiles et ses alliances régionales. C’est ce que Benjamin Netanyahou a appelé à plusieurs reprises « l’option libyenne »[1]. Il ne s’agit pas d’une détente ou d’une normalisation, mais d’une capitulation totale, que Téhéran n’acceptera jamais. À la lumière de ce qui précède, la mise en scène de la prétendue « brouille » de Trump avec Netanyahou s’apparente à une manœuvre stratégique plutôt qu’une véritable divergence politique : un moyen de désorienter les Iraniens pendant que les préparatifs de guerre étaient en cours. Les frappes aériennes, les assassinats et les actes de sabotage d’Israël, qui visaient non seulement à dégrader les capacités défensives de l’ennemi, mais aussi à semer la peur et la confusion au sein de sa population, ont donc pris l’Iran au dépourvu. Ses dirigeants ont été lents à réagir, mais ils se sont progressivement adaptés à la nouvelle réalité.
La stratégie à long terme élaborée par Washington et Tel-Aviv a consisté à utiliser la guerre hybride comme moyen de désamorçage : il s’agit de vider l’État et la société iraniens de leur substance, de les isolant sur le plan diplomatique et de les rendre vulnérables aux incursions militaires de manière à renverser la République islamique. Israël a également eu recours à diverses méthodes de soft power, notamment en mettant en avant le fils en exil de l’ancien Shah – un personnage qui a peu de poids politique en Iran mais qui est néanmoins utile pour la propagande étrangère, mais qui apparait fréquemment dans les médias occidentaux pour annoncer que les Iraniens sont sur le point de se soulever pour renverser « le régime » et le remplacer par un régime aligné sur l’Occident.
Ce fantasme porte l’empreinte indéniable des néoconservateurs, dominants au début des années 2000 dans l’élaboration de la politique extérieure étatsunienne. Il s’agit d’une version réchauffée des mêmes illusions qui ont sous-tendu l’invasion américaine de l’Irak : un État brisé et fragmenté pourrait, avec l’assentiment ou même le soutien de sa population, être reconstitué comme un avant-poste docile pour le capital occidental, ouvert à la privatisation, au dépouillement des actifs et à la projection de puissance géostratégique. La tactique consistant à utiliser la désinformation pour obtenir le consentement à la guerre revient également à la mode, quand Netanyahou affirme que l’Iran était sur le point d’acquérir l’arme nucléaire et avait l’intention de la livrer aux Houthis yéménites. Nous sommes dans un terrain tellement fantaisiste que les allégations sur les « armes de destruction massive »[2] [supposément détenues par Saddam Hussein] semblent presque pittoresques en comparaison.
Pourtant, Netanyahou et Trump semblent avoir sous-estimé la résilience du nationalisme iranien sous ses diverses formes. Leurs attaques ont déjà eu un effet de rassemblement autour du drapeau. Même parmi celles et ceux qui ont perdu toute illusion sur la République islamique, y compris d’anciens prisonniers politiques, les appels à l’unité nationale et à la défense du pays ont rencontré un écho. Il est de plus en plus admis qu’il ne s’agit pas seulement d’une guerre contre la République islamique, mais contre l’Iran lui-même : une tentative de le transformer en une mosaïque d’enclaves ethniques, divisées à l’intérieur et trop faibles pour jouir d’un développement souverain, et encore moins pour poser un défi régional. Saddam Hussein avait déjà nourri des ambitions similaires, mais elles n’ont pas abouti. Israël, semble-t-il, espère réussir là où d’autres ont échoué.
Alors que le nombre de victimes civiles s’alourdit, les images des morts circulent largement : un jeune garçon en uniforme de taekwondo, une enfant ballerine en robe rouge, un patineur artistique de 16 ans, un graphiste affilié à un périodique de premier plan, une jeune femme poète. Le chagrin et l’indignation se sont répandus dans tout le pays alors qu’Israël a étendu sa campagne aux infrastructures civiles de l’Iran, y compris les dépôts de carburant et les aéroports, et qu’il a attaqué en direct sa chaîne de télévision nationale. Le gouvernement a répondu à l’agression en lançant des frappes sur Tel Aviv et Haïfa, montrant ainsi sa capacité à infliger des coûts auparavant impensables pour Israël. Mais l’asymétrie reste profonde. L’Iran n’a pas de parapluie nucléaire, pas d’alliances permanentes, pas d’appui de l’OTAN ; Israël est soutenu inconditionnellement par les États-Unis, avec des défenses aériennes avancées, un partage du renseignement en temps réel et une impunité diplomatique quasi-totale. L’Iran se bat pour la dissuasion, Israël pour une domination sans contrôle.
Depuis des décennies, les experts avertissent que traiter la diplomatie comme un piège et les négociations comme une couverture pour la coercition forcerait l’Iran à opter pour la dissuasion nucléaire. Nous approchons à présent de ce seuil. À l’heure où nous écrivons ces lignes, rien n’indique que l’Iran ait décidé de se doter d’une arme nucléaire et il continue de coopérer, bien que sous une pression croissante, avec ce que beaucoup considèrent comme une Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) politiquement compromise. Néanmoins, de plus en plus de voix iraniennes – tant parmi les élites politiques que dans l’opinion publique – affirment que si l’Iran avait franchi cette étape il y a longtemps, il ne se serait pas retrouvé dans une situation aussi précaire. La Corée du Nord, observent-elles, a mieux compris la logique de la puissance étatsunienne et a agi en conséquence. L’opinion qui prévaut dans ces cercles est que si l’Iran possède toujours la capacité technique, le moment est venu de l’utiliser.
Entre-temps, la question centrale est de savoir si l’Iran peut maintenir sa campagne de représailles actuelle. S’il n’impose pas un coût suffisamment élevé à Israël, il risque d’enhardir son ennemi et d’accroître l’intensité de nouvelles frappes. Les planificateurs iraniens sont probablement en train d’évaluer s’ils peuvent mettre leur base industrielle existante sur un pied de guerre, en suivant le modèle russe. Il s’agit d’une tâche ardue pour un État affaibli depuis longtemps par la corruption et une mauvaise gestion endémique, mais la nécessité pourrait s’avérer la mère de l’invention. Des décennies de sanctions ont forcé l’Iran à cultiver un complexe militaro-industriel national naissant, qui est loin d’être parfait, mais qui reste capable d’une dissuasion asymétrique au prix d’un lourd tribut humain.
On ne sait pas non plus si la stratégie de décapitation d’Israël entraînera une fragmentation et une paralysie du côté iranien, ou si elle donnera naissance à une nouvelle génération de gardiens de la révolution, moins prudents et plus enclins à l’escalade. Bien qu’un changement de régime à grande échelle soit peu probable, une guerre de cette ampleur remodèlera presque certainement la République islamique. Elle pourrait accentuer la militarisation de l’État et de la société et ancrer davantage le CGRI au cœur de la vie politique et économique. Comme l’a fait remarquer le sociologue et historien Charles Tilly, « la guerre a fait l’État, et l’État a fait la guerre ». L’idée qu’une force démocratique robuste ou un mouvement social progressiste puisse s’épanouir dans de telles conditions semble fantaisiste. Au contraire, la tournure prise par les événements risque de faire reculer de plusieurs décennies la lutte pour les droits civiques et un système plus démocratique.
L’Iran dispose également d’une option de dernier recours pour se défendre : la fermeture du détroit d’Ormuz – un goulet stratégique par lequel transitent chaque jour environ 21 millions de barils de pétrole, représentant près de 20 % de la consommation mondiale, ainsi qu’environ 20 % du gaz naturel liquéfié. Les marchés sont déjà inquiets à la perspective d’une telle action. Bien qu’il s’agisse d’une escalade extrême, l’Iran pourrait la juger nécessaire si les États- Unis décidaient d’intervenir militairement au nom d’Israël. À ce moment-là, nous entrerions dans un terrain inédit et périlleux.
L’État-armée israélien a clairement fait savoir qu’il ne se contentait pas d’une supériorité militaire régionale écrasante, mais qu’il cherchait également à obtenir l’impuissance permanente de ses voisins. Israël et son protecteur étatsunien ne toléreront pas un Iran souverain et indépendant capable de limiter, même modestement, leur liberté d’action. Il ne s’agit donc pas d’un échec diplomatique mais d’une forclusion calculée de la diplomatie. Il ne s’agit pas d’un écart par rapport à la politique standard, mais de l’aboutissement logique d’un consensus de plusieurs décennies à Washington et à Tel-Aviv : aucune puissance indépendante au Moyen-Orient ne devrait pouvoir échapper à l’architecture de la subordination.
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Cet article est initialement paru le 17 juin 2025 dans Sidecar, le blog de la New Left Review. Traduit pour Contretemps par Stathis Kouvélakis, avec l’autorisation de la NLR. Les notes de bas de page sont du traducteur.
Photo : Wikimedia Commons.
Notes
[1] Le terme fait référence au modèle de dénucléarisation de la Libye sous Kadhafi, au début des années 2000. Suite à des négociations informelle avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, la Libye acceptait de démanteler intégralement son programme nucléaire sous supervision et contrôle étatsunien et de l’AIEA.
[2] En 2003, les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient prétendu que l’Irak de Saddam Hussein détenaient des « armes de destruction massive », constituées de stocks d’armes chimiques et bactériologiques interdites et d’un programme d’acquisition de l’arme nucléaire. Le discours de Colin Powell, alors secrétaire d’État étatsunien devant le Conseil de sécurité de l’ONU le 5 février 2003 est resté dans les annales. Powell appuyait sa « démonstration » d’images satellites, de fioles contenant des échantillons des substances en questions etc.