Le socialisme introuvable de Marx
La question contemporaine du dépassement du capitalisme fait ressurgir la thématique du socialisme et de ses diverses variantes. Dans tous les cas, le terme de «socialisme» désigne la remise en cause du primat des critères marchands et associe la perspective de la socialisation des moyens de production à la promotion des besoins humains et sociaux comme critère alternatif. Un certain nombre de ces propositions s’inscrivent explicitement dans une tradition marxiste et font de Marx, et à juste titre, le premier théoricien d’un autre mode de production qui inclut et surtout combine refonte des rapports sociaux, démocratie et émancipation des individus. Pourtant, Marx nomme pour sa part «communisme» et non pas «socialisme» une telle invention postcapitaliste. Pour une part, cette question de dénomination renvoie à l’usage historique de ces termes à la fois au cours de sa vie et après sa mort: cet usage est multiple, complexe et leur promotion respective correspond à une structuration politique différenciée et conflictuelle du mouvement ouvrier, qui autorise les divers usages contemporains à se réclamer ou à se séparer d’usages antérieurs, chacun des termes véhiculant d’ailleurs, de ce point de vue, des connotations positives et négatives qui assurent à un tel débat sa postérité infinie.
Pour une autre part, et de façon plus cruciale, c’est-à-dire par-delà une simple question d’un choix terminologique qui peut dans tous les cas être argumenté de façon convaincante, il s’agit de la nature même de ce postcapitalisme et de ce qu’une référence non formelle à Marx peut alors avoir de décisif en la matière. La question porte alors tout autant sur les caractéristiques du mode de production à venir que sur les conditions et médiations de sa survenue, notamment du point de vue de leur dimension politique. L’urgence et la complexité d’une telle question, loin d’évacuer comme mineure – ou pire: comme scolastique– la référence à Marx, lui confèrent à l’inverse un rôle essentiel quant à l’articulation des dimensions économiques, sociales et politiques, et c’est ce qu’on s’efforcera de montrer. En ce sens, le débat autour des termes de «socialisme» ou de «communisme» a pour principal mérite de renvoyer aussitôt à la question des voies de passage et des modes de construction d’un monde non capitaliste, modes et voies à ce point inséparables de leurs finalités qu’on peut se risquer à inverser l’ordre éthico-politique habituel: les moyens ne sont pas une transition vers des fins distinctes qui en actualiseraient les promesses, ils sont des médiations coextensives à la détermination progressive de ces mêmes fins au cours du mouvement même de leur réalisation, au point d’en être l’origine et la matrice en même temps que la résultante. Pourtant, les affirmations présentées par Marx dans la Critique du programme de Gotha semblent être incompatibles avec cette conception et distinguer clairement deux phases d’un même processus, distinction qui fonde la définition classique du socialisme et du communisme en tant que moments successifs et associés. C’est précisément au sujet de ce texte célèbre que je voudrais présenter l’hypothèse suivante, qui bouscule les tenants et aboutissants de la lecture traditionnelle : Marx n’y propose en réalité aucune distinction de phase, son objet n’étant pas de définir le socialisme et le communisme, mais de présenter comme crucial le problème de la transition et des médiations politiques qui conduisent à l’abolition-dépassement du capitalisme.
La distinction entre socialisme et communisme s’autorise en effet d’un seul texte, la Critique du programme de Gotha, devenu texte canonique sous la plume de Lénine, dans L’État et la révolution, puis dans le cadre de la IIIe Internationale. Ce texte n’est cependant présenté par Marx lui-même que comme simples «gloses marginales» (Randglossen), qu’il adresse par lettre aux dirigeants de la social-démocratie allemande au moment de sa réunification, en 1875. La récente retraduction et réédition de ce texte par la GEME1, accompagné d’un appareil critique nouveau, proposé par Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange, permet d’entreprendre sa relecture sous un angle inédit. En effet, resitué précisément dans son contexte, ce texte apparaît nettement comme discussion serrée et tacticienne de Marx avec des thèses qui ne sont pas les siennes, mais qui ne sont pas de simples énoncés théoriques dans la mesure où elles structurent d’ores et déjà les partis ouvriers allemands en voie de réunification. En ce sens, le texte de Marx doit être lu en gardant à l’esprit qu’il constitue une intervention politico-théorique, c’est-à-dire qu’il inclut dans ses formulations mêmes les conditions et les visées précises de sa rédaction. Si Marx écrit ici aussi en théoricien, enrageant devant les naïvetés d’une plate-forme qui méconnaît et contredit ses propres analyses du capitalisme, il rédige ces gloses avant tout en militant, s’efforçant d’influer sur le texte programmatique du futur parti avant qu’il ne soit trop tard, dans des conditions très peu favorables et qu’il sait parfaitement être telles : c’est bien ce qui explique ses réticences à prendre le temps de rédiger ces quelques pages, dont témoigne la lettre d’accompagnement à Wilhelm Bracke2.
Pourtant, c’est en étant radicalement coupé de son contexte immédiat et de ces circonstances historiques que le texte sur la «société communiste» a été présenté comme théorisation autonome et aboutie de Marx sur la question, et cela d’autant plus qu’il n’en traite jamais de façon aussi précise qu’ici: au lieu d’être l’indice d’une singularité, qui devrait conduire à s’interroger sur le statut exact de ce texte, cette exceptionnalité a justifié sa sacralisation, et c’est précisément cette situation qui appelle une nouvelle exégèse critique. Ainsi, ce bref passage, sans équivalent dans le reste de l’œuvre marxienne, décrit selon deux phases le passage du capitalisme au communisme: la première remarque est que Marx y traite exclusivement de la question de la répartition des richesses, dont Lassalle, inspirateur des deux partis en voie de réunification, fait pour sa part la clé de la transformation politico-sociale. Le thème de la «répartition équitable» fait l’impasse sur les conditions capitalistes de la production, sur la dépendance foncière entre rapports de production et répartition ainsi que sur les luttes de classes et sur leurs perspectives politiques. Ces points sont à la fois cruciaux aux yeux de Marx et trop complexes pour être exposés par lui dans le détail: c’est tout Le Capital qu’il lui faudrait résumer pour dénoncer la façon dont Lassalle réduit la question du travail à une simple abstraction.
Or, dans le contexte du moment, et dans la perspective de simples projets d’amendement à un texte reçu très tardivement, Marx n’est aucunement en position d’imposer ses propres choix et il le sait bien: exilé à Londres depuis 1849, préoccupé par l’édition et la diffusion du Capital, Marx a opté pour un investissement militant du côté de la Ire Internationale après avoir hésité pendant un temps puis renoncé à prendre la direction de l’ADAV, l’Association générale des travailleurs allemands, après la mort de Lassalle en 1864 et sur la sollicitation de Wilhelm Liebknecht. N’étant pas associé à la rédaction du programme d’unification entre l’ADAV et le Parti social-démocrate des travailleurs, le SDAP, Marx réagit dans l’urgence à un projet de programme qui est déjà paru dans la presse allemande, le 7 mars 1875. C’est alors qu’il décide d’adresser à Wilhelm Bracke, son correspondant, ses «commentaires en marge du programme du parti ouvrier allemand» accompagnés d’une lettre expliquant ses motivations.
Ce rappel de ce contexte complexe et épineux oblige à lire le texte de Marx pour ce qu’il est, un ensemble de «notes marginales», qui ne prend sens qu’au titre de commentaire du programme déjà rédigé. Et ce programme déçoit grandement Marx par la pauvreté de son analyse du travail et des rapports de production capitalistes en même temps que par son indigence politique. Cette dernière critique est bien entendu et de loin la plus déterminante à ses yeux, dans une conjoncture comme celle de la fondation d’un parti ouvrier. Le programme de Gotha se concentre en effet sur la répartition équitable des richesses, tablant sur la formation d’associations aptes à réorienter le fonctionnement de l’État allemand en direction d’une telle répartition, plus égalitaire. C’est donc sous un angle strictement juridique que le programme de Gotha envisage la transformation sociale, faisant de la revendication de droits nouveaux des travailleurs le seul levier politique de ce qui apparaît alors comme un projet de socialisme d’État, sans rapport avec les thèses de Marx en la matière.
Dans la lettre à Wilhelm Bracke qui accompagne ces gloses, Marx se décrit comme piégé par une situation qui lui pèse, contraint de donner son avis à distance et contre son gré, mais contraint de le faire justement parce qu’il se trouve en désaccord complet avec ce texte, «absolument condamnable» et qui « démoralise le parti »3. S’engageant ensuite dans la lecture suivie du programme, il commente longuement les premiers paragraphes qui affirment la valeur du travail «utile» sans rien préciser de sa nature et défendent une «répartition équitable» de son «apport». C’est bien – et à tort selon Marx – sur le terrain du droit et de la morale que se situe le texte, évacuant la question des rapports de production et des classes, question centrale pour séparer un parti ouvrier des partis simplement démocrates et des « sectes socialistes »4. C’est ici que prend place le fameux texte sur les deux phases :
« Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste : elle porte encore les taches de naissance de la vieille société capitaliste du sein de laquelle elle est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels »5.
La tournure affirmative et l’emploi du présent de l’indicatif semblent accréditer la thèse que Marx endosse effectivement la description qui suit et l’intègre à un projet plus vaste, le sien. Le socialisme est alors, à l’évidence, la première étape du communisme.
Pourtant, pour plusieurs raisons, cette lecture se révèle intenable. La première est la lettre à Bracke et la condamnation, deux fois réitérées, de la totalité de ce programme, sur le fond et sans que Marx ne fasse la moindre concession. La deuxième raison est l’absence de toute autre description analogue ou même apparentée dans le reste de son œuvre : en dépit de son inachèvement, si la thèse de Marx présentée ici de façon extrêmement claire et succincte lui semblait si politiquement opportune et importante, il est difficile de comprendre qu’il ne la reprenne nulle part. La troisième raison est tout simplement fournie par la suite de son texte si l’on s’avise qu’il est stratégiquement structuré, à la mesure de sa nature d’intervention visant quelques effets modestes sur ses destinataires. En effet, l’axe juridique est selon Marx inepte avant tout parce qu’il interdit que l’on conçoive comme tels les rapports d’exploitation. S’il semble en adopter un instant l’angle de vue qu’il condamne, c’est pour mieux souligner les aberrations auxquelles conduisent les thèses lassaliennes. Ainsi: à supposer que «chaque producteur pris séparément» reçoive son «quantum de travail individuel», le principe de la répartition reste fondamentalement celui de l’échange marchand entre individus propriétaires, un échange de «valeurs égales» donc, qu’elles soient mesurées par le temps de travail ou par les prix de marché. C’est pourquoi Marx en conclut que «le droit égal reste toujours en son principe le droit bourgeois», la revendication d’équité n’entamant en rien les principes mêmes du capitalisme, mais les masquant un peu plus: et c’est précisément ce qu’il avait objecté dès 1846 à la proposition de Proudhon de remplacer la monnaie par des bons-heures.
En effet, cette question de la valeur et de sa mesure, qui recoupe celle des fonctions de la monnaie, court à travers toute l’œuvre de Marx, des textes des années 1845 au Capital. Dans Misère de la philosophie, Marx reprochait à Proudhon de ne pas comprendre la nature de la monnaie et le range dans la descendance du mercantilisme du XVIIIe siècle, tradition déjà réfutée en son temps par Boisguilbert6. La monnaie « n’est pas une chose, mais un rapport social »7 : la monnaie sous la forme d’or et d’argent est d’abord une marchandise, résultant des rapports sociaux qui sélectionnent ces deux métaux précieux pour assumer la fonction de représentants de la valeur. Et c’est bien la formation même de la valeur et l’organisation capitaliste de la production qui sont les vraies questions, questions que Marx développera dans Le Capital. Si la réfutation théorique est aisée, l’importance du problème est à ses yeux de nature politique et c’est en tant que proposition de réforme que Marx y revient à plusieurs reprises.
Ainsi, sur ce même point, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, c’est sur un autre auteur qu’il s’arrête: John Gray, socialiste utopique dans la descendance d’Owen, cherche à éliminer les perturbations monétaires de l’économie bourgeoise et imagine une mise en relation immédiate des marchandises entre elles sans l’intermédiaire de la monnaie. Absurde, explique Marx: pour Gray, «les produits doivent être fabriqués comme marchandises, mais non être échangés comme marchandises»8. Il se trouve que John Gray proposera sa réforme au gouvernement français provisoire issu de février 1848 et c’est à lui que Proudhon emprunte sans le dire ses thèses. Le terme de «socialisme» apparaît sous la plume de Marx pour caractériser ce projet inconséquent ou, plus exactement, pour souligner qu’un certain socialisme se trouve désormais caractérisé par une telle proposition : «Il était réservé à M. Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la dégradation de l’argent et l’apothéose de la marchandise comme étant l’essence même du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une méconnaissance élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et l’argent.»9.
Au moment même où le terme de «socialisme» se trouve marqué négativement par ces élucubrations, l’optique proudhonienne des associations révèle son incompatibilité avec un projet communiste tel que Marx le conçoit, manifestant la divergence foncière entre une voie d’inspiration saint-simonienne d’un côté et un projet de révolution politique de l’autre. Du côté des sources françaises de cette option socialiste, c’est Buchez, saint-simonien évoluant vers le socialisme chrétien, qui, avant Proudhon, est le promoteur d’associations ouvrières aidées par l’État Or dans une lettre de 1869 à Ludlow, Marx attribue également à Lassalle un pareil emprunt et il les oppose expressément à la tradition du communisme français10. Si l’on ajoute que ce «communisme français» est notamment représenté par des penseurs politiques situés dans la descendance du babouvisme, et qui ont précisément pour originalité d’associer la perspective d’une prise de pouvoir politique à celle d’une abolition de la propriété privée des moyens de production, l’hypothèse que la théorie des deux phases serait endossée comme telle par Marx en 1875 devient franchement incohérente. Pour sa part, Marx n’a jamais cessé de penser que les sociétés coopératives sont un leurre, qui constitue une impasse du mouvement ouvrier en même temps qu’elles se fondent sur une économie politique inconsistante.
En outre, et pour des raisons de fond sur lesquelles il ne variera jamais, Marx ne cesse de condamner toute programmation détaillée et par avance d’un mouvement politique qui à ses yeux ne saurait se plier à un scénario préconçu. On peut par exemple songer à sa lettre de 1881 à Nieuwenhuis, quelques années donc après la rédaction des gloses. Alors que son correspondant lui demande quelles mesures politiques doivent, à ses yeux, être inscrites dans le programme du parti socialiste néerlandais, Marx répond, non par la reprise d’une distinction de phases, mais bien plutôt par sa condamnation, en se référant à la Révolution française et à l’absence de toute représentation a priori chez ses acteurs :
«L’anticipation doctrinale et nécessairement imaginaire du programme d’action d’une révolution future ne fait que détourner du combat présent.»11
Or l’héritage revendiqué de la Révolution française, incluant la question de la violence et de la soudaineté de l’explosion révolutionnaire, est précisément l’un des éléments qui distinguent la tradition communiste de la tradition socialiste12. Il ajoute que «concernant le moment de l’explosion d’une révolution réellement prolétarienne, les conditions de son modus operandi immédiat, proche (lequel, c’est vrai, ne sera sûrement pas idyllique) seront données en même temps». C’est bien, une fois encore, la dimension politique de la question qui prime: si l’on peut distinguer des moments, c’est donc seulement sous cet angle, en tant que médiations politiques à inventer en cours de route et non comme étapes socio-économiques prédéfinies.
La suite des gloses pourra alors adopter un ton plus rude, supposant atteint le but de cette ouverture critique qui procède en effet, elle, par étapes. Mais ces étapes de l’argumentation ne sont pas celles du réel. De fait, considéré hors contexte, comme une affirmation pleinement endossée par Marx, l’énoncé de la phase socialiste s’autodétruit: «Mais ces dysfonctionnements sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’organisation économique et que le développement civilisationnel qui y correspond.»13 Si l’on s’y arrête, il apparaît en effet que la seconde phrase annule en partie la première: si le droit est un simple écho sans effectivité, la réforme des conditions de l’échange et des modalités de la répartition est nécessairement sans conséquence. Elle est en outre tout simplement impossible puisqu’elle implique une décision politique portée par un mouvement révolutionnaire en cours, auquel le programme de Gotha ne fait pas la moindre allusion, désignant pour sa part un processus strictement électoral et juridique. Par suite, une stratégie politique qui se donne la réforme du droit pour moyen (et en l’occurrence ici, pour fin) ne saurait produire la moindre transformation réelle radicale puisqu’elle suppose acquis ce qu’en réalité elle vise, la conquête du pouvoir politique, ici conservé dans sa nature d’État
Dans ces conditions, il semble décidément bien plus cohérent de renverser l’interprétation habituelle: la première phase correspond à un stade politico-théorique premier et immature de l’analyse, à la bévue des socialistes allemands, à laquelle Marx pense judicieux de concéder en apparence et de façon très ambiguë une relative pertinence, en tant que premier temps de la compréhension, préjugé et opinion mal dégrossie qui reconduit désastreusement aux étapes qui furent celles du socialisme depuis le XVIIIe siècle et qu’on aurait pu espérer dépassées. Il ne s’agit par contre en aucun cas de décrire un moment historiquement premier, d’autant plus essentiel au sein d’une dynamique révolutionnaire qu’il a pour fonction d’être ce qui enclenche une abolition réelle des rapports de production capitalistes. Toute son œuvre, dès les textes de jeunesse dont il retrouve ici les thématiques, dément une option dont il a depuis longtemps condamné les illusions. Il faut en conclure que la «première phase» ne désigne alors ni le «socialisme», ni même une quelconque «socialisation des moyens de production» (dont les mentions sont remarquablement absentes, à la fois du texte de Marx et du programme de Gotha), mais une illusion à corriger, celle d’un droit équitable comme fer de lance d’un renversement du capitalisme ou même comme simple moyen de son amélioration en vue de la justice sociale (le programme de Gotha revendiquant pour sa part «l’abolition du système salarié» et «l’élimination de toute inégalité sociale et politique»14). Sur ce plan, l’effort de Marx est sans grand résultat: outre que sa lettre ne sera pas diffusée par Wilhelm Liebknecht et qu’elle reste inconnue de Bebel lui-même, la nouvelle rédaction du programme ajoutera simplement le qualificatif de «socialiste» à la mention des «coopératives de production», sans autre précision15. Difficile de dire si les remarques de Marx y sont pour quoi que ce soit.
Si elle ne désigne aucun socialisme, ni passé ni futur, l’expression de «première phase» possède en fait trois fonctions combinées, qui rendent la lecture de ce texte particulièrement malaisée. D’abord, elle caractérise un moment de l’analyse politique, anachronique en 1875, qui conduit à des solutions socialistes déjà expérimentées et vouées à l’échec. Par ailleurs, elle préserve la possibilité d’un dialogue avec les dirigeants de la social-démocratie allemande, au moment même du congrès de réunification, mais aussi après celui-ci. Enfin, elle pointe vers une question bien réelle pour Marx, celle des transitions, mais qu’il pense pour sa part politiquement et que vise partiellement la suite du texte, consacrée à cet aspect et à la dictature du prolétariat. Ainsi, la question du socialisme, si l’on entend par là la question de la transition politique, mais aussi, et inséparablement, économique et sociale n’est ni décrite ni répudiée par ce texte: elle n’est tout simplement pas abordée dans la Critique du programme de Gotha en dépit de toutes les lectures!
Il faut aborder à présent le passage du texte le plus problématique par rapport au choix interprétatif choisi, car Marx écrit bien: «dans une phase supérieure». Le style affirmatif et la tournure descriptive du passage donnent de nouveau fortement à penser qu’on rencontre bien et enfin ici la désignation adéquate du stade ultime de la transformation révolutionnaire du capitalisme. Mais l’anonymat du processus doit pourtant alerter tout lecteur averti: «quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel, etc. ». Quand «aura disparu»? Et par quel miracle? Aucune lutte, aucun moment politique ici. Qui peut penser que Marx croie aux effets induits et automatiques qu’initierait une réforme de caractère juridique, par ailleurs infaisableet dont il affirme quelques lignes plus haut le caractère constitutivement «bourgeois»? Comment, en outre, penser que Marx a soudain oublié la remise en cause de la propriété capitaliste, celle des moyens de production, dont il faut souligner qu’elle n’est pas mentionnée ici alors qu’elle est précisément pour Marx, en tant que visée immédiate, le lieu de la connexion du juridique, du politique et de l’économique? L’équitable répartition et ses visées confuses, son projet indéfini car indéfinissable, seraient la source d’une transformation radicale: autant rayer d’un trait de plume tous les textes antérieurs, y compris le Manifeste, pourtant le plus marqué par l’optimisme historique quant à une révolution victorieuse imminente, pourtant mentionné ici quelques lignes plus loin, et qui ne prête aucune linéarité simple à cette dernière. C’est le télescopage du niveau individuel et du niveau politique qui frappe ici, tant manque la médiation des luttes sociales : si l’on adopte la lecture orthodoxe de cette œuvre, la Critique du programme de Gotha serait alors le texte de Marx le plus impolitique qui soit, et cela alors même qu’il se veut une intervention éminemment partisane dans le cadre de la constitution de l’un des premiers partis ouvriers européens! Réciproquement, cette relecture critique interdit tout aussi bien de condamner en général des mesures de réappropriation collectives ou une transformation de la répartition des richesses comme étape première d’un processus de dépassement du capitalisme, ce texte n’en traitant à aucun moment. Et c’est précisément la question cruciale de leurs conditions et de leur instauration qui reste en suspens, question par essence politique à laquelle Marx fait allusion dans la dernière partie de ce texte, lorsqu’il aborde les questions de l’État et de la dictature du prolétariat, qu’on ne pourra aborder ici.
La suite du passage, après le paragraphe consacré à la «phase supérieure de la société communiste», poursuit la critique entamée du juridisme et de l’étatisme: Marx reprend les expressions de «droit égal» et de «répartition équitable» soulignant alors «l’ignominie que l’on commet quand, d’une part, on veut imposer en guise de dogmes à notre parti des représentations qui ont eu du sens à une certaine époque, mais qui sont devenues un vieux fatras de mots»16. Quant à l’autre aspect, il réside pour Marx dans ce qu’il nomme «l’idéologie juridique et le reste des bobards familiers aux démocrates et aux socialistes français». Difficile de considérer qu’une «idéologie», des «bobards» et un propos au total «ignominieux» soient adéquats à la description de la première étape du communisme. On peut juger incomplète une telle phase initiale, mais on voit mal comment des conceptions condamnées en ces termes violents et méprisants pourraient décrire et inspirer un moment constitutif du procès historique d’émancipation humaine, dont Marx pense qu’il doit être l’effort le plus gigantesque de la compréhension et de l’action collectives. Comme si cela ne suffisait pas, le texte qui suit reprend en détail la critique de la thématique de la répartition, référée au «socialisme vulgaire» et rappelle les conditions élémentaires d’une analyse du capitalisme comme mode de production.
Dans ces conditions et si l’on adopte l’hypothèse de lecture qui fait de la description de la phase première une simple concession rhétorique permettant de développer par ailleurs une condamnation vigoureuse du socialisme vulgaire, c’est encore une fois le paragraphe sur le communisme proprement dit qui soulève un problème considérable: suite du processus, bifurcation entre socialisme et communisme, ou opération plus complexe encore ? De quoi parle Marx, au juste, et selon quelle modalité ? Relisons ce texte:
«Dans une phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais sera devenu le premier besoin vital; quand avec le développement des individus à tous égards leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux: « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !»17
Si le texte correspond mieux aux thèses qui sont effectivement celles de Marx en la matière, on peut être frappé cependant par deux choses: la première est le caractère incomplet et succinct de cette description, qui a pour conclusion la seule exigence de dépassement du droit bourgeois, qu’on admette ou non que son maintien caractérise effectivement la première phase. Comme si l’argumentaire marxien gardait ici encore sa visée polémique et pédagogique à l’intention de ceux qui pensent avant tout en termes de droit et en termes de travail, l’un comme l’autre conçus abstraitement, Marx ajustant à leurs catégories une suggestion de correction des articles incriminés. Rectifiant du même mouvement l’abstraction du «travail utile» en introduisant la question de la division capitaliste du travail et celle de forces productives incluant les individus, Marx met l’accent sur ce qui serait un progrès de l’analyse, bien plus qu’un progrès historique concret, une phase logique plus qu’une phase réelle. Compte tenu des insuffisances qu’il déplore, son but ne saurait être de conduire le parti allemand au raffinement d’un processus en deux temps, très étranger à la réflexion de ses promoteurs autant qu’à ses propres options et, qui plus est, se révèle peu opportun s’il s’agit de formuler synthétiquement, pour les militants et les destinataires de ce programme, une visée politique définissant de façon aussi exacte que possible l’identité politique de la nouvelle formation.
On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit pour Marx, de façon encore une fois relativement diplomatique, d’insister sur ce que devrait proposer a minima ce programme en matière de perspective politique: le projet de l’abolition des rapports de production capitalistes, de la division du travail qui en est indissociable et d’un dépassement démocratique radical de la vision juridique qui contamine jusqu’aux traditions socialistes les plus politiques: ce qu’il nomme explicitement quelques pages plus loin le «processus révolutionnaire de transformation de la société »18. En effet, outre la référence tacite à Proudhon rencontrée précédemment, le paragraphe se conclut par la formule empruntée à Louis Blanc : «de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins», formule qui désigne à nouveau un simple principe de répartition individuelle des richesses. Si le socialisme n’est pas nommé, c’est bien à cette tradition politique née en France que songe ici Marx, sous l’angle de ses limites constitutives et de ses insuffisances criantes, même si et précisément parce qu’il en connaît la fonction historique décisive. De fait, la proposition politique centrale de Louis Blanc était aussi la création d’ateliers nationaux subventionnés par l’État, conception dont hérite le programme de Gotha. Indépendamment même de ce que Marx peut penser sur le fond d’un tel énoncé lapidaire, ou lui faire dire, puisqu’il peut à l’évidence être acclimaté à une visée politique mieux construite, il est bien placé pour savoir que la formule relaie une conception étatiste des associations ouvrières comme voie politique de sortie du capitalisme ou de réforme de celui-ci. La conception de Louis Blanc lui semblant probablement un peu plus avancée et souple que celle de Lassalle, il en suggère un mot d’ordre à la fois conforme à l’esprit des rédacteurs du programme et relativement apte à se colorer d’une dimension véritablement révolutionnaire.
On peut donc, une fois encore, affirmer qu’il est impossible de lire ce paragraphe comme l’expression la plus aboutie des conceptions originales de Marx en la matière, lui qui pense le communisme sous le double angle d’une abolition des rapports capitalistes et comme résultat d’un processus politique non étatique, de mobilisation populaire révolutionnaire et qui peut à l’occasion utiliser le suffrage universel, processus totalement absent ici en tant que tel. La définition de la société communiste ne peut être, en effet, pour Marx qu’une définition en acte, selon un mouvement de démocratisation expansive et sans modèle préconçu, inséparable d’un processus historique concret d’émancipation et d’invention, qui ne saurait pour cette raison être par avance décrit de façon programmatique même si ses visées globales sont définies. Et la suite des gloses marginales va ensuite aborder la question du pouvoir, en la séparant artificiellement des considérations anticipées qu’on rencontre ici: cet ordre d’exposition, qui prend à revers l’ordre historique et désarticule son unité concrète, n’est pas celui de Marx, mais il lui est imposé par le texte qu’il commente, qu’il tente de faire modifier, conscient du caractère forcément marginal et limité des modifications qui pourront être ainsi obtenues. En un sens, cet ordre du commentaire, imposé par le texte commenté, tombe bien : il permet de passer à la vraie question de la transition, telle que Marx la conçoit, c’est-à-dire comme transition politique, en la séparant des propositions inopportunes antérieures.
Si l’on admet les tenants et aboutissants de cette lecture fort peu orthodoxe, le texte de Marx change radicalement de nature: loin d’être ce bréviaire de la révolution qu’il s’est toujours refusé à fournir, il ne s’agit que d’une intervention de circonstance, destinée à faire accepter quelques corrections, réparant au moins les pires bévues dont ce programme est truffé aux yeux de Marx. Ainsi la «première phase» est-elle la désignation euphémisée d’une tradition socialiste qui reste immature et étatiste, tandis que la seconde cherche à conduire par la main les rédacteurs pour qu’ils admettent de faire un pas de plus en direction de ce qu’on leur présente comme n’étant rien d’autre, au fond, que leurs propres thèses, sous la prudente et peu compromettante caution d’un Louis Blanc. Mais cette seconde formulation reste elle-même en décalage radical avec la conception marxienne du communisme, développée par ailleurs même si elle ne donne jamais lieu chez Marx à une description précise, incompatible avec sa définition d’un processus politique qui a pour vraie définition de créer à mesure ses présuppositions en même temps qu’il se corrige et se réoriente sans cesse.
Ce qui importe à Marx n’est donc pas la détermination de phases par avance définies voire prescrites mais la réflexion sur un processus de transition, associant en permanence mobilisation politique, fonctionnement démocratique, transformation économique et sociale et redistribution égalitaire. Ce processus présente néanmoins deux faces: d’un côté, il consiste dans cette mobilisation politique qui définit à mesure ses buts et échappe à tout séquençage préalable. De l’autre, il désigne d’emblée un fonctionnement alternatif, dont il reste à définir les conditions de cohérence et de viabilité. Transition et hypothèses de fonctionnement : si l’on nomme socialisme cette démarche de nature à la fois épistémologique et politique, le terme n’y perd nullement sa pertinence précisément parce qu’il cesse d’être réduit à son sens d’étape figée. Bref, il faut affirmer que si le terme de socialisme n’a pas perdu sa validité c’est dans la mesure où il se situe du côté de l’expérience réelle, compte tenu de toutes les limites qui sont les siennes, mais aussi de sa valeur irremplaçable. Contre l’idée que le communisme ou plus vaguement encore, l’émancipation, devraient rompre leurs amarres théoriques et historiques avec un passé complexe, à la fois fondateur et tragique, c’est sous l’angle de leurs enjeux présents, persistants et renaissants, qu’on peut aborder les tentatives et les modèles socialistes du XXIe siècle pour autant qu’ils visent clairement une sortie du capitalisme.
Cet article est paru dans le numéro 3 (juin 2009) de la revue Contretemps.
à voir aussi
références
⇧1 | Karl Marx, Critique du programme de Gotha, GEME-Éditions sociales, trad. S. Dayan-Herzbrun, 2008. |
---|---|
⇧2 | Ibid., p. 45-48. |
⇧3 | Ibid., p. 46. |
⇧4 | Ibid., p. 54. |
⇧5 | Ibid., p. 57. |
⇧6 | Karl Marx, Misère de la philosophie, Éditions sociales, 1977, p. 99. |
⇧7 | Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 57. |
⇧8 | Karl Marx, Misère de la philosophie, Éditions sociales, 1977. |
⇧9 | Ibid, p. 57. |
⇧10 | Karl Marx, Friedrich Engels, Lettres sur Le Capital, trad. G. Badia, J. Chabbert, P. Meier, Paris, Éditions sociales, 1964, Lettre à John Malcolm Ludlow du 10 avril 1869, p. 242. |
⇧11 | Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la révolution française, Paris, Éditions sociales, 1985, p. 220. |
⇧12 | Claude Willard, Socialisme et communisme français, Paris, Armand Colin, 1967, p. 24. |
⇧13 | Karl Marx, Critique du programme de Gotha, op. cit., p. 59. |
⇧14 | Ibid., p. 42. |
⇧15 | Ibid., p. 82. |
⇧16 | Ibid., p. 60. |
⇧17 | Ibid., p. 60. |
⇧18 | Ibid., p. 70. |