Hommage au théoricien éco-marxiste Paul Burkett
Cannelle Gignoux rend hommage dans ce texte au brillant théoricien éco-marxiste, membre de l’école de la rupture métabolique et saxophoniste professionnel, Paul Burkett, décédé le 7 janvier 2024 à l’âge de 67 ans.
C’est avec émotion que j’ai appris le décès de Paul Burkett. Son ouvrage majeur Marx and Nature, A Red and Green Perspective[1]publié en 1999 est largement reconnu comme une référence incontournable de l’écologie marxiste et pose l’un des premiers jalons de l’examen écologique de la pensée de Karl Marx. Contributeur prolifique à la revue Historical Materialism, et à la Monthly Review, auteur de trois importants ouvrages et d’une étude pionnière sur les transformations capitalistes de la Chine[2], sa vie aura été marquée par l’élaboration d’une perspective qui tend à réconcilier la tradition du socialisme et de l’écologie. Bien que souvent présenté comme l’associé de John Bellamy Foster, Burkett a influencé de nombreux auteurs éco-marxistes, y compris Foster lui-même. Dans la préface à son livre Marx’s Ecology[3], publié l’année suivante Marx and Nature, Foster reconnait la dette qu’il a envers le travail de Burkett, non seulement parce que l’ouvrage de Burkett fournit le contexte de rédaction de son propre livre mais également parce qu’une partie importante de l’écologie de Marx y est déjà exposée. Foster admet ainsi : « Si j’ai parfois négligé de développer pleinement les aspects politico-économiques de l’écologie de Marx, c’est parce que l’existence de cet ouvrage rend cela inutile et redondant[4] ». En ce sens, le travail de Burkett et de Foster sont complémentaires et constituent à eux deux la tentative la plus aboutie d’une reconstitution des aspects écologiques de l’œuvre de Marx.
La spécificité de Burkett vis-à-vis des autres éco-marxistes (J. B. Foster, Brett Clark, Rebecca Clausen) se situe certainement dans sa spécialisation dans le domaine de l’économie. Professeur d’économie de l’université d’Etat d’Indiana en Terre Haute, Burkett connaissait tant les approches traditionnelles de l’économie écologique que la critique de l’économie politique de Marx. Son engagement dans des polémiques à l’encontre de John P. Clark[5] ou Ted Benton[6] en 1989 marque le début de sa trajectoire éco-marxiste. Il développe alors une réfutation des accusations de productivisme, de prométhéisme ou d’anthropocentrisme énoncées à l’égard de l’œuvre de Marx et fournit les premières élaborations de son écologie sociale. Son hypothèse est « que le traitement des conditions naturelles par Marx présente une logique interne, une cohérence et une puissance analytique qui n’ont pas encore été reconnues, même dans la littérature écologique marxiste [7] ». Selon Burkett, de nombreux éléments dans la théorie de la valeur permettent de réfuter l’idée selon laquelle le développement de la pensée économique de Marx témoignerait de l’éloignement de son matérialisme originaire et serait aveugle à la contribution de la nature à la production capitaliste. En envisageant le procès de production comme un procès contradictoire où l’aspect social et l’aspect matériel sont indissolublement liés, Burkett soutient que Marx avait bien intégré la problématique des conditions naturelles à sa théorie de la valeur. Dans la deuxième polémique qu’il mène de front en compagnie de Foster contre l’environnementaliste J. P. Clark, Burkett s’emploie à défendre le caractère non-anthropocentrique de la théorie de la valeur. Comme il le souligne dans Marx and Nature, les critiques de Marx à l’égard de la nature devraient être réorientées vers le capitalisme car ce n’est pas Marx mais le capitalisme qui refuse d’attribuer une valeur à la nature[8].
C’est certainement dans ces premiers débats que l’on peut déjà distinguer l’originalité de la pensée de Burkett vis-à-vis de son compagnon de route. Sa critique radicale de l’usage du concept de « limites naturelles » [9], qu’il attribue à la méthode malthusienne, le conduit à critiquer toute tentative d’objectivation de la nature et à dénoncer le risque du dualisme auquel succomberaient certains ‘éco-socialistes de la première heure[10]’. Dans un article critique[11] envers la thèse d’Alfred Schmidt[12], Burkett dénonce également le déterminisme naturaliste qu’il attribue au marxisme orthodoxe. L’objectif de Burkett est d’éviter le piège du naturalisme d’un côté et du constructivisme de l’autre. Bien que son esprit de polémiste le conduise parfois à commettre des erreurs, notamment en identifiant Alfred Schmidt au marxisme orthodoxe[13], ou en négligeant la puissance théorique du concept de « limites naturelles »[14], son attention soutenue à la dimension ontologique des approches de la nature lui permet de développer une approche hétérodoxe[15]. Alors que Foster inscrivait son projet dans la continuité de la dialectique de la nature d’Engels[16], revendiquant l’importance d’une conception de l’extériorité de la nature, Burkett s’adonnait à la critique du dualisme scientifique de Lukacs. Cette originalité sera reconnue par Jason Moore qui souligne dans Le capitalisme dans la toile de la vie[17]que le travail de Burkett constitue un renouveau de la pensée relationnelle de la valeur, à savoir une méthode qui repose sur une compréhension non dualiste de la loi de la valeur.
Dans les années 2000 Burkett poursuit son travail d’élaboration d’une approche marxiste de la crise écologique focalisant ses réflexions sur la défense de l’approche économique marxienne avec un livre intitulé Marxism and Ecological Economics. Toward a Red and Green Political Economy [Marxisme et économie écologique. Vers une économie politique rouge et verte][18]. En 2017, il publie, en collaboration avec Foster, Marx and the Earth, An Anti-Critique [Marx et la Terre. Une anti-critique][19], un ouvrage qu’Andreas Malm considère comme le stade le plus développé de l’éco-marxologie. Dans cet ouvrage Foster et Burkett « déploient des efforts considérables pour faire de Marx un prophète vert, contre tous ceux qui l’ont critiqué (et qui, par extension, ont critiqué Foster et Burkett eux-mêmes) au nom de ses lacunes et angles morts »[20]. Le sous-titre de cet ouvrage, « An Anti-Critique », exprime bien l’attitude apologétique de Burkett, qui s’applique à la défense inconditionnelle de la pensée de Marx. Si cette déification du père a pu le conduire à négliger certains enjeux écologiques, son étude minutieuse des œuvres de Marx a également permis d’éviter les travers de nombreux théoriciens de l’environnement qui critiquaient la théorie de la valeur sur la base d’une confusion entre la valeur intrinsèque de la nature et la valeur des marchandises. Selon Burkett, l’intégration de la nature à la théorie de la valeur de Marx ne signifie pas que celle-ci doit être reformulée au profit d’une ontologie plate qui attribue de la valeur à toute chose[21]. De concert avec Foster, Burkett considère qu’une analyse de la contribution de la nature à la production capitaliste doit se fonder sur la théorie de la valeur et du travail abstrait telles qu’ils sont élaborés par Marx.
La vision écologique d’une société communiste constitue également une idée phare chez Burkett. Contrairement aux partisans d’une critique prométhéenne qui dénoncent la valorisation marxiste des tendances productivistes de la société capitalistes, Burkett révèle que ce sont les conflits écologiques émergeant dans la crise actuelle du capitalisme qui constitue la base de l’élaboration du communisme. Burkett reconnaît que « Marx lui-même n’a pas fait le lien entre les crises écologiques et la crise historique du capitalisme, même s’il a analysé l’antagonisme du capitalisme envers la nature ainsi que la soutenabilité environnementale qui devrait être intégrée à toute élaboration d’un communisme digne de ce nom »[22]. Pour autant, le communisme ne peut désormais être envisagé que comme un processus de régulation rationnelle, par les producteurs associés, du métabolisme entre l’humanité et la nature telle que le revendique l’école de la « rupture métabolique ». Bien que la question de savoir si ce communisme présente déjà des caractéristiques écologiques chez Marx reste ouverte[23], la perspective d’un communisme écologique demeure notre seule issue. C’est dans cette voie qu’en tant qu’héritière de la pensée de Burkett, il me semble nécessaire de poursuivre nos réflexions et nos luttes.
Bibliographie de Paul Burkett
Articles en ligne en accès libre
« Marx’s Vision of Sustainable Human Development », Monthly Review, octobre 2005.
« Capital and Nature: An Interview », Climate & Capitalism, avril 2007.
« An Eco-Revolutionary Tipping Point ? », Monthly Review, mai 2017.
« Value Isn’t Everything », avec John Bellamy Foster, International Socialism, n° 160, octobre 2018.
Ouvrages et articles principaux
« A critique of Neo-malthusian Marxism. Society, Nature and Population », Historical Materialism, Vol 2., n°1, 1998.
China and Socialism : Market Reforms and class struggle, avec Martin Hart-Landsberg, Monthly Review Press, New York, 2005.
Marxism and Ecological Economics. Toward a Red and Green Political Economy, Haymarket, Chicago, 2006.
Marx and the Earth, An anti-critique, avec John Bellamy Foster, Haymarket, Chicago, 2e edition, 2017.
Marx and Nature, Haymarket, Chicago, 2e edition, 2019.
Notes
[1] Paul Burkett, Marx and Nature, Haymarket, Chicago, réédition 2019.
[2] Paul Burkett et Martin Hart-Landsberg, China and Socialism : Market Reforms and class struggle, Monthly Review Press, New York, 2005.
[3] John Bellamy Foster, Marx’s Ecology: Materialism and Nature, Monthly Review Press, 2000.
[4] Ibid, Préface p. ix. Toutes les traductions depuis l’anglais ont été réalisées par moi-même.
[5] John P. Clarke, « Marx’s Inorganic Body », Environnmental Ethics, n°3, 198ç ; John Bellamy Foster et Paul Burkett, « The dialectic of organic and inorganic relations : Marx and the hegelian philosophy of nature, Organisation and Environment, Vol. 13, Issue 4, 2000.
[6] Ted Benton, « Marxism and natural limits : An Ecological Critique and Reconstruction », New Left Review, n° 178, 1989 ; Paul Burkett, « Labour, Ecoregulation and Value. A Response to Benton’s Ecological Critique of Marx », Historical Materialism, vol 3, n°1, 1998; Paul Burkett, « A critique of Neo-Malthusian Marxism. Society, Nature and Population. Historical Materialism, vol 2., n°1, 1998; Paul Burkett, « Marxism and Natural Limits: A Rejoinder », Historical Materialism, vol. 8, n°1, 2001.
[7] Paul Burkett, Marx and Nature, op. cit., p. 1.
[8] Ibid., Chap 8, p. 199.
[9] Voir note 6.
[10] John Bellamy Foster, « Marx and Nature, Fifteen Yeras After », Monthly Review, vol 66, n°7, 2014.
[11] Paul Burkett, « Nature in Marx reconsidered : A Silver Anniversary Assessment of Alfred Schmidt’s « Concept of Nature in Marx », Organization & Environment, vol. 10, No. 2, 1997., p. 164-183.
[12] Alfred Schmidt, Le concept de nature chez K. Marx, Trad. par Jacqueline Bois, Presses Universitaires de France, Paris, 1994.
[13] Carl Cassegard, Toward a critical theory of marxism, Capital, Ecology and Dialectics, Blommbury, 2021., chap. 4.
[14] Timothée Haug, La rupture métabolique dans l’œuvre de Marx, Analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production, Thèse de doctorat en philosophie soutenue à l’Université de Nanterre, 2022 [en ligne]
[15] Kohei Saito, Marx in the Anthropocene, Toward the Idea of Degrowth Communism, Cambridge University Press, Cambrigde, réimprimé en 2023. p. 27.
[16] John Bellamy Foster, Marx’s Ecology, op. Cit., preface, p. vii.
[17] Jason Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie, Asymétrie, Toulouse, 2020.
[18] Paul Burkett, Marxism and ecological economics. Toward a red and green political economy, Historical Materialism Brill, Londres, 2006.
[19] John Bellamy Foster and Paul Burkett, Marx and the Earth, An anti-critique, Haymarket Books, Chicago, ré-édition 2017.
[20] Andreas Malm, « [Guide de lecture] Le marxisme écologique », Périodes, [en ligne]
[21] Paul Burkett et John Bellamy Foster, « Value Isn’t Everything », Monthly Review, vol 70, n°6, 2018.
[22] Paul Burkett, Marx and Nature, op. cit., p. 176.
[23] Kohei Saito, Slow Down, How Degrowth Communism Can Save the Earth, W&N, Londres, 2024.