Syrie : le régime d’Assad survivra-t-il ?
Dans son dernier livre, Joseph Daher revient sur le soulèvement syrien contre le régime tyrannique d’Assad et analyse les raisons de sa défaite, marquée par une répression sanguinaire et des déplacements massifs de population. L’extrait que nous publions ici interroge le destin du régime face à ses contradictions et l’avenir des résistances au despotisme d’Assad.
Le régime survit, mais les problèmes demeurent
Le régime d’Assad a émergé de la guerre dans une version encore plus brutale, confessionnelle, patrimoniale et militarisée de lui-même. Le soulèvement qui s’est transformé en guerre a obligé Damas à reconfigurer sa base populaire et ses relations internationales, à ajuster ses modes de gouvernance économique et à réorganiser ses appareils militaires et de sécurité (Heydemann, 2013b : 60).
Sa répression s’est également poursuivie, ciblant les anciens combattants de l’opposition et les civils qui ont participé aux accords dits de réconciliation. Jamil Hassan, le féroce chef des services de renseignement de l’armée de l’air, a déclaré à l’été 2018 que plus de 3 millions de Syrien·nes étaient recherché·es par l’État et que leurs dossiers judiciaires étaient prêts, ajoutant : « Une Syrie avec 10 millions de personnes dignes de confiance obéissant aux dirigeants vaut mieux qu’une Syrie avec 30 millions de vandales » (cité dans The Syrian Reporter, 2018).
La question de la reconstruction constitue un défi important pour le régime. Depuis 2017, Damas a développé des plans de reconstruction, mais jusqu’à présent un seul grand projet immobilier allait de l’avant et de manière très limitée : le développement de Marota City, dans le district de Mazzeh, à Damas, où tous les investissements sur l’infrastructure provenaient de l’État et d’investisseurs privés, pour la plupart liés au régime.
L’absence de financement national, qu’il soit privé ou public, l’incertitude quant à l’ampleur du financement étranger et d’autres monarchies du Golfe susceptibles d’investir en Syrie, ainsi que les sanctions internationales empêchant la participation d’acteurs économiques importants, ont constitué de graves problèmes pour un pays dont les coûts de reconstruction sont estimés plusieurs centaines de milliards de dollars. À cela s’ajoutent la destruction des services de santé et d’éducation, les déplacements internes et externes de Syrien·nes à grande échelle, les énormes pertes de capital humain et la quasi-absence de réserves internationales
Dans le même temps, la question des réfugié·es et de la possibilité de leur retour est un facteur important de la reconstruction. De nombreux pays voisins, comme le Liban et la Turquie, n’ont pas reconnu la plupart des Syrien·nes qui y vivent comme des réfugié·es. Dans ces pays, la pression politique intérieure est de plus en plus forte pour que les Syrien·nes soient renvoyé·es de force en Syrie. Jusqu’à présent, les autorités syriennes n’ont accueilli que de faibles flux de rapatrié·es. Pour de nombreux·euses réfugié·es, le régime de Damas représente toujours une menace pour leur sécurité, ou du moins il pose des obstacles administratifs à leur retour dans leur foyer d’origine. De nombreux·euses réfugié·es viennent de zones qui ont été complètement détruites.
Un retour massif de réfugié·es constituerait un défi majeur pour le régime, tant sur le plan politique et économique qu’en termes d’infrastructures, surtout si un grand nombre d’entre eux et elles devaient rentrer dans un court laps de temps. En outre, les transferts de fonds envoyés par les Syrien·nes à leurs familles à l’intérieur du pays (comme mentionné dans le chapitre précédent) sont devenus l’une des plus importantes sources de revenu national, contribuant ainsi à stimuler la consommation interne.
En outre, les plans de reconstruction ne se limitent pas à la reconstruction des infrastructures. Les politiques socio-économiques et politiques du régime sont susceptibles d’exacerber les inégalités sociales, économiques et régionales dans tout le pays, aggravant les problèmes de développement qui existaient déjà avant 2011. Des exemples historiques, tels que ceux du Liban et de l’Irak, ont montré que même des niveaux adéquats de financement national ou international pouvaient ne pas garantir un processus de reconstruction efficace.
Plus généralement, l’approfondissement des politiques néolibérales, notamment la nouvelle stratégie économique de partenariat national et la loi PPP, présentées comme des mesures nécessaires et technocratiques par les gouvernements syriens successifs, doit être considéré comme un moyen de transformer les conditions générales d’accumulation du capital et de donner du pouvoir aux réseaux économiques liés au régime.
Comme le soutient Adam Hanieh (2018 : 201), les États capitalistes saisissent souvent les crises comme des moments d’opportunité pour restructurer et faire avancer le changement d’une manière qui était auparavant exclue et étendre de manière significative l’emprise du marché sur une série de secteurs économiques qui ont jusque-là été largement dominés par l’État. Avant la guerre, les PPP avaient déjà été considérés comme un instrument clé pour accélérer la mobilisation des capitaux privés, notamment dans le secteur de l’énergie.
Dans ce cadre, le plan de reconstruction du gouvernement syrien, qui est resté largement sous-développé jusqu’à présent, devrait probablement fortifier et renforcer le caractère patrimonial et despotique du régime et de ses réseaux, tout en étant utilisé comme un moyen de punir ou de discipliner les anciennes populations rebelles et de continuer à appauvrir les parties les plus défavorisées de la société syrienne.
Les officiels syriens ont également été confrontés à des frustrations croissantes de la part des populations considérées comme favorables au régime, ou du moins qui n’avaient pas rejoint le mouvement de protestation. Les critiques parmi la base populaire du régime à l’encontre des institutions et des dirigeants de l’État pour leur corruption ou leur inefficacité et les problèmes socio-économiques ont augmenté au cours de cette période. La frustration et la suspicion à l’égard du gouvernement et de son autorité ont été très importantes dans la province de Suwayda, qui a conservé une forme d’autonomie vis-à-vis de Damas sans rupture complète avec les institutions étatiques. Les menaces des groupes djihadistes tels que l’ÉI existent toujours dans le pays et ont augmenté depuis 2020, ainsi que leur capacité à créer de l’instabilité par divers moyens.
La résilience du régime n’a pas signifié la fin de ses contradictions ou des formes de dissidence. L’absence d’une opposition politique syrienne structurée et indépendante, démocratique et inclusive, qui fasse appel aux classes populaires et aux acteurs sociaux tels que les syndicats indépendants, rend cependant difficile l’union de divers secteurs des classes populaires pour défier le régime à l’échelle nationale.
Un processus révolutionnaire à long terme
Les conditions matérielles dans lesquelles le soulèvement a émergé permettent d’expliquer ses origines et son développement. Il s’agit d’une approche différente de celles et ceux qui affirment qu’il s’agit essentiellement d’un conflit confessionnel ou d’une conspiration menée par des acteurs étrangers, ou qui ignorent les systèmes socio-économiques et politiques en place. Ce livre a cherché à expliquer la trajectoire du soulèvement syrien, tout en analysant la résilience du régime.
La Syrie, ainsi que l’ensemble de la région, est le témoin d’un processus révolutionnaire. La mobilisation de larges pans de la population en opposition au régime d’Assad a remis en cause son autorité, et diverses nouvelles souverainetés sont apparues dans le but d’établir des formes de double pouvoir défiant celui de Damas.
Cependant, le mouvement de protestation a été confronté à de multiples formes de contre-révolution opposées à ses objectifs initiaux. Le premier acteur contre-révolutionnaire a été et est le régime d’Assad, qui a principalement écrasé le mouvement militairement. La création et l’essor d’organisations militaires fondamentalistes islamiques et djihadistes ont constitué la deuxième force contre-révolutionnaire, s’opposant aux revendications initiales de la rébellion, attaquant les éléments démocratiques du mouvement de protestation et cherchant à imposer un nouveau système politique autoritaire et exclusif.
Enfin, les puissances régionales et les États impérialistes internationaux ont agi de manière contre-révolutionnaire. Il s’agit notamment des alliés du régime, qui ont fourni l’aide militaire nécessaire et se sont battus aux côtés des forces du régime pour écraser le mouvement de protestation, et des prétendus « Amis de la Syrie » (Arabie saoudite, Qatar et Turquie), qui ont fait avancer leurs propres intérêts politiques en soutenant notamment les éléments les plus réactionnaires du soulèvement et les mouvements fondamentalistes islamiques et en essayant de transformer le soulèvement en une guerre confessionnelle pour empêcher l’avènement d’une Syrie démocratique. Le début du lent processus de réhabilitation et de normalisation du régime syrien à la fin de l’année 2018 et l’acceptation du maintien d’Assad au pouvoir par les anciens États qui avaient exigé son renversement ont également illustré cette situation.
Les multiples formes de cette contre-révolution ont ainsi empêché tout changement radical de la structure de classe et politique en Syrie et ont été des facteurs importants de la résilience du régime.
Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de prédire l’avenir de la Syrie, mais l’inachèvement du soulèvement signifie que le régime sera toujours confronté à des défis malgré la répression de l’opposition dans le pays. En effet, la résilience du régime a eu un coût très élevé, en plus de sa dépendance vis-à-vis des États et des acteurs étrangers. L’identité confessionnelle et alaouite de certaines institutions du régime a été renforcée, en particulier l’armée et les services de sécurité et, dans une moindre mesure, l’administration de l’État. La situation humanitaire et socio-économique catastrophique en Syrie pose également la question de savoir comment le régime va gérer une grande majorité de la population du pays qui souffre du chômage, de l’inflation galopante et de la dégradation des conditions de vie. Même les régions considérées comme loyalistes sont de plus en plus critiques à l’égard de Damas.
Les processus révolutionnaires sont des évènements de longue durée, caractérisés par différents niveaux de mobilisations en fonction du contexte. Ils peuvent même être caractérisés dans certaines périodes de défaites. En Syrie, les problèmes qui ont conduit au soulèvement sont toujours présents, et le régime est très loin de les avoir résolus ; en fait, il les a même aggravés. Des manifestations critiquant la situation socio-économique catastrophique du pays se sont multipliées depuis 2019.
Damas et d’autres capitales régionales pensent qu’elles peuvent maintenir à tout prix leur pouvoir et leur ordre despotique par l’utilisation continue de la violence massive contre leurs populations. Ce plan est voué à l’échec, et il faut s’attendre à de nouvelles explosions de colère populaire.
Cependant, ces conditions ne se traduisent pas nécessairement directement en opportunités politiques, notamment après plus de dix ans d’une guerre destructrice et meurtrière et la lassitude générale de la population, dont la majorité souhaite simplement un retour à la stabilité, même autoritaire, sous le règne d’Assad. Les signes de dissidence et les critiques restent également très ancrés au niveau local, dans des régions spécifiques, sans aucun lien entre elles.
Pour construire une nouvelle résistance, l’opposition doit combiner les luttes contre l’autocratie, l’exploitation et l’oppression. Si elle avait défendu les revendications démocratiques dans l’intérêt de tou·tes les travailleur·euses et celles pour l’autodétermination kurde et la libération des femmes, elle aurait été dans une position plus forte pour construire une solidarité beaucoup plus profonde et large parmi les forces sociales de la révolution syrienne.
Une autre insuffisance de l’opposition était le faible développement d’organisations de classe de masse et d’organisations politiques progressistes. Les révoltes en Tunisie et au Soudan démontrent l’importance des organisations syndicales de masse telles que l’UGTT tunisienne et les associations professionnelles soudanaises dans la cohérence d’une lutte de masse réussie.
De même, les organisations féministes de masse ont été particulièrement importantes en Tunisie et au Soudan pour promouvoir les droits des femmes et obtenir des droits démocratiques et socio-économiques, même s’ils restent fragiles et ne sont pas entièrement consolidés. Les révolutionnaires syrien·nes ne disposaient pas de ces forces organisées ou même d’organisations de masse, ce qui a affaibli le mouvement. Elles restent à construire pour les luttes futures.
Dans cette perspective, un facteur qui pourrait jouer un rôle dans le façonnement des évènements futurs est la documentation sans précédent du soulèvement, y compris les enregistrements vidéo, les témoignages et autres preuves. Dans les années 1970, la Syrie a connu une forte résistance populaire et démocratique, avec des grèves et des manifestations importantes dans tout le pays, mais cette histoire n’était pas connue de la nouvelle génération de manifestant·es. Le soulèvement révolutionnaire de 2011, cependant, avec ses vastes archives documentaires, restera dans la mémoire populaire et sera une ressource cruciale pour ceux et celles qui résisteront à l’avenir.
En conclusion, si la survie du régime a été quelque peu assurée, principalement grâce au soutien de ses alliés étrangers, le maintien d’une forme d’hégémonie passive sur de larges segments de la population ne l’est pas, ce qui nourrit une situation d’instabilité permanente, et qui perdurera.