Les Soulèvements de la Terre : composition et stratégie de l’action de masse
La manifestation du 25 mars contre la méga-bassine de Sainte Soline est d’ores et déjà entrée dans l’histoire. Par son caractère de masse, sa détermination, la radicalité de son contenu politique et de ses formes d’action, elle a ouvert une nouvelle étape des luttes contre le saccage environnemental, la privatisation des biens communs et le modèle agrocapitaliste mortifère.
A n’en point douter, c’est le déploiement de cette force qui explique la sauvagerie inouïe de la répression dont elle a fait l’objet. Dans le contexte d’affrontement social de grande ampleur que vit le pays depuis près de trois mois, cette violence illustre la fuite en avant d’un pouvoir isolé, déterminé à briser les résistances populaires à n’importe quel prix. Mais le gouvernement, par la voix de son ministre de l’intérieur, a décidé d’aller encore plus loin, en annonçant son intention de dissoudre les Soulèvements de la Terre (SLT), le réseau militant qui a été au cœur de cette mobilisation.
Depuis l’annonce de la dissolution, plus de 50 000 personnes dont des centaines de personnalités, syndicalistes, artistes, scientifiques, élu·es et des dizaines d’organisations politiques, associatives et syndicales en France et à l’international ont affirmé leur solidarité au mouvement des Soulèvements de la Terre par un appel « Nous sommes Les Soulèvements de la Terre ».
Contretemps se joint pleinement à cet appel. Mais notre solidarité passe aussi par les moyens qui sont les nôtres en tant que « revue de critique communiste », à savoir ouvrir un débat sur les questions théoriques, pratiques et stratégiques que posent cette expérience militante avec celles et ceux qui en sont les act.eur.ices. C’est l’objectif de cet entretien que deux camarades de SLT, que nous désignons comme X. et Y., ont accordé à Stathis Kouvélakis, membre de la rédaction de Contretemps.
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Les Soulèvements de la Terre, un travail de composition de forces
Pour commencer vous pouvez situer les Soulèvements de la Terre comme espace d’initiative militante ? Plus précisément, quelles sont les diverses expériences que ce réseau a permis de mettre en commun et, surtout, se sont-elles se sont fécondées les unes les autres ? Il me semble en effet que c’est là que résident l’innovation et la spécificité de ce mouvement par rapport à d’autres qui sont intervenus, par le passé ou ailleurs, sur ce terrain.
X. L’assemblée fondatrice des Soulèvements de la Terre (SLT) s’est tenue il y a deux ans sur la ZAD de Notre Dame des Landes, après la série de séquences de confinement. En ce qui me concerne, je suis partie prenante de ce mouvement depuis l’expérience, en particulier, de la ZAD de Notre Dame des Landes. Pour une certaine génération et pour un certain nombre de mouvements, ce combat a installé l’idée que pour faire face à des projets destructeurs d’aménagement capitaliste du territoire, et pour y faire face victorieusement, il faut combiner des recours légaux, des manifestations de masse, un travail de conscientisation et d’engagement dans un ensemble de cercles sociaux très divers, mais aussi, face à la police et aux tractopelles, des capacités de résistance physique sur le terrain. En d’autres termes, des formes qui assument un certain niveau de conflit plutôt que de le neutraliser mais sans se laisser isoler politiquement. Et pour ne pas se trouver politiquement isolés, pour que l’action puisse être massive et massivement soutenue, on a besoin de certaines formes de composition, c’est-à-dire d’arriver à faire se tenir ensemble des outils, des cultures, des pratiques politiques, des formats qui puissent être divers.
L’expérience de Notre Dame des Landes a donc concrétisé la possibilité de réunir des associations citoyennes de masse, des organisations paysannes, des habitant.es des territoires directement menacé.es, des intellectuels, des syndicalistes, des jeunes autonomes anticapitalistes qui étaient prêts à occuper un terrain, à le défendre physiquement. Elle a également signalé qu’ au-delà de la capacité de résistance face à des projets destructeurs, on arrivait à produire matériellement, à habiter, à se lier de façon sensible à des zones, à des territoires. En même temps qu’on résistait, on démontrait ainsi qu’il était possible collectivement dans un même geste de construire d’autres formes de vie, d’organisations sociales, d’organisations matérielles. C’était quelque chose d’absolument essentiel et de fructueux, qui a permis la constitution d’une force politique qui, pour nous, a été marquante.
Cette lutte a mis fin au projet d’aéroport et elle a marqué le champ politique en favorisant l’éclosion d’un certain nombre de luttes territoriales aussi bien que d’un espoir dans le champ politique. Mais l’initiative de fondation de SLT ne venait pas seulement de groupes ancré sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Elle correspond à un moment où différentes personnes depuis leurs situations de confinement à différents endroits du pays se disent : « ce n’est plus possible de continuer comme avant, de ravager la planète de cette manière-là. Il faut que quelque chose se passe. Le monde de demain ne sera plus le monde d’avant. » En même temps, il y a un sentiment très fort d’impuissance politique, parce que les divers groupes se sont disloqués, ne se rencontrent plus et n’arrivent plus à agir ensemble. Les SLT, c’est une tentative de réponse à cette situation. Il s’agissait de reconstituer une puissance concrète en invitant un certain nombre d’acteurs à se rassembler et à tirer quelques constats communs, à prendre un fil politique qui pouvait avoir un impact et acquérir une consistance politique particulière.
Dans un premier temps, ces acteurs correspondent à quatre grands groupes politiques – même si par la suite le spectre s’est diversifié. D’un côté, il y a la « génération climat », qui, avant le Covid notamment, était descendue par dizaines de milliers dans la rue. Ces manifestations de masse ont exprimé la colère de la jeunesse face à l’état du monde laissé et entretenu par leurs aînés, son rejet des politiques qui ravagent le climat et soutiennent les lobbies qui en profitent. La « génération climat » se retrouve ainsi dans des actions de masse, ou dans des formes d’actions spectaculaires de type XR (Extinction Rebellion). Mais vient un moment où elle en perçoit les limites. Ces actions font exister un sujet, mais elles n’impactent pas réellement la situation puisque, d’une part, le gouvernement reste impassible et que, de l’autre, les actions simplement symboliques ou spectaculaires ne permettent pas directement de stopper des chantiers, de préserver des forêts, des terrains, des ressources en eau, etc. Il faut donc trouver d’autres formes.
En deuxième lieu, nous avons des groupes et syndicats paysans, comme la Confédération paysanne et des fermes qui sont en lien sensible, pratique, matériel avec les sols, avec la production, avec la préservation des sites. Pour eux, ce n’est pas simplement une visée politique sur le climat, c’est leur vie même est prise matériellement dans ce lien aux prairies, aux champs aux espèces qu’elles abritent. Certain.es se sentent encore historiquement les héritiers de mouvements comme celui des paysans travailleurs qui, dans les années 1970, se plaçaient dans une logique de lutte des classes et défendaient une vision conflictuelle et à tendance révolutionnaire ou disons radicale de la paysannerie. Mais, depuis le dernier grand mouvement populaire paysan, autour de figures comme René Riesel, José Bové et de la lutte contre les OGM, dans les années 2000, la gauche paysanne a eu tendance à se réenfermer dans des formes de corporatisme et cela au moment où on peut dire que la majorité de la population rejette en principe l’agriculture mise en pratique par la FNSEA, le modèle de l’agriculture intensive, fondé sur le recours aux pesticides qui empoisonnent les sols et les corps.
Pour autant, cette gauche paysanne, ou la paysannerie qui pratique l’agriculture que voudrait la population, est extrêmement minoritaire au sein des institutions du monde paysan phagocytées par la FNSEA. Il y a du coup, un besoin pour ces mouvements de retrouver un ancrage dans un mouvement écologiste et paysan de masse. De notre côté aussi, il nous semble absolument essentiel d’avoir dans un mouvement politique des gens qui de diverses manières sont pris directement dans des enjeux de productions matérielles reliés au combat mené.
Troisième acteur, les collectifs locaux éparpillés partout sur le territoire, et qui, face à telle forêt, telle zone humide, tel champ qui sont promis à l’artificialisation pour tel projet toxique se lancent dans des recours et des mobilisations. Ces gens assistent à la destruction de ces terres et ces forêts, et voient passer en force les politiques d’aménagement marchandes soutenues par le gouvernement et les diverses institutions locales. Ils représentent une force de terrain mais sont parfois trop isolés pour gagner, même s’ils obtiennent de plus en plus de succès dans divers endroits.
Quatrième force, la mouvance politique autonome anticapitaliste qui s’est recomposée dans les ZAD, dans les rues, dans les mouvements sociaux de ces dernières années, la loi travail, les retraites, ou aux côtés des Gilets jaunes. Cette mouvance perçoit, parfois, les limites d’affrontements isolés, de poussées qui tendent vers des formes insurrectionnelles à certains moments, mais qui n’aboutissent pas, retombent ou manquent de gains matériels et existentiels tangibles sur lesquels s’appuyer. A un moment, on en vient donc à chercher des ancrages de terrain, des victoires concrètes et aussi des formes d’alliance, de connexion, de composition avec d’autres forces.
Comment s’est construite la convergence entre ces forces ?
X. Ces acteurs se sont retrouvés au moment de l’assemblée fondatrice et ont tenté de penser un manifeste commun. L’idée qui émerge alors est que pour agir concrètement, on va se donner un champ d’action politique qui va être celui du foncier, la question des terres. Il y a deux problématiques particulières sur lesquelles il nous paraît nécessaire d’intervenir : d’une part, l’artificialisation continue des terres, leur destruction par la bétonisation, les terres qui disparaissent, de l’autre, celles qui gardent d’une certaine manière une vocation agricole, mais qui, par le mouvement constant d’agrandissement des fermes et de financiarisation du foncier se retrouvent prises dans le modèle agro-industriel. Un modèle qui conduit à la disparition de la paysannerie et à un rapport de force de plus en plus défavorable au sein du monde agricole.
On se donne trois formes d’action pour intervenir, ce qui ne veut pas dire que ce sont les seules valables et possibles. On continue à dire « il faut les actions de masse, il faut les recours juridiques, il faut le travail de terrain des syndicats au sein des instances agricoles. Mais quand ces formes ne suffisent pas, il faut des possibilités d’action directe collectives qui, à un moment, stoppent un chantier, sauvent une terre par son occupation, neutralisent une industrie dont chacun s’accorde à dire à l’instar de Monsanto ou Lafarge qu’elles produisent un ravage constant». Ces trois méthodes d’action sont donc l’occupation de terres pour les préserver, le blocage d’industries ou de chantier puis chemin faisant des formes d’intervention qui vont être qualifiées de « désarmements ». Une des premières actions de ce type qu’on mène est l’occupation simultanée par 600-700 personnes de trois centrales à béton dans le port de Gennevilliers, en banlieue parisienne, coorganisée par les SLT et des groupes XR qui, à ce moment-là, commencent à s’intégrer aux SLT. Et cette action va effectivement poser la question du désarmement.
Le « désarmement » : méthode, cibles et alliances de classe
Je crois qu’il faut s’attarder sur cette question du « désarmement », y compris sur le terme, qui signale une innovation importante. Le « désarmement » a été perçu, je pense notamment à la très instructive note du Service Central du Renseignement Territorial publiée dans Lundi Matin, comme un moyen de présenter des actions offensives en tant qu’ actions défensives et par là, d’accroître leur légitimité pour des milieux militants qui ne se situaient pas a priori sur ce terrain auparavant. Pourrais-tu préciser la pensée mise en œuvre dans l’élaboration de cette méthode d’action ?
X. L’action qui a matérialisé cette option du « désarmement », c’est cette occupation simultanée de trois centrales à béton. Elle avait été précédée par des actions menées par XR qui s’appelaient « Fins de chantier ». Il s’agissait d’occuper régulièrement des centrales à béton de Lafarge pendant une journée ou plus. Mais on est face à une industrie qui, malgré ses mises en cause du fait de sa collaboration avec Daech ou de son impact environnemental désastreux, dispose d’une énorme capacité politique et économique d’amortissement de ce type d’actions et peut se permettre de les passer sous silence et de continuer comme avant. Des militants XR entre autres se sont alors dit : « si on veut vraiment impacter Lafarge, il faut aller plus loin. Il ne suffit pas d’occuper les sites, et de repartir quelques heures ou quelques jours plus tard ; il faut aussi, pendant l’occupation, démonter les machines, détruire les sacs de ciment, modifier les infrastructures, jeter des ordinateurs au canal. Il faut des actes qui font que, le lendemain de l’occupation, les centrales à béton ne peuvent plus se remettre à fonctionner de la même manière ».
A ce moment-là, sort un communiqué que l’on relaie et qui dit : « Nous avons désarmé ces industries ». Ce qui revient à dire : « regardez, ce qu’on a démonté, ce sont des armes de destruction massive dirigées contre le vivant, la biodiversité, les populations, des armes climatiques de destruction massive ». Pourquoi est-il choisi, à ce moment, de dire « désarmement » plutôt que « sabotage » ? C’est que le terme de « désarmement » renvoie à un contexte d’urgence et à la violence que représentent ces infrastructures. L’explication du geste opère d’une manière différente qu’avec le terme de « sabotage ».
Je ne crois pas du tout que ce soit là une critique envers l’héritage du mouvement ouvrier, ou celui de la Résistance notamment, qui représentent des héritages politiques extrêmement forts et dignes autour du sabotage. Mais il y a eu une telle stigmatisation des actions de sabotage depuis que ce mot en est venu à renvoyer pour une large partie de la population à des actions qui seraient isolées, entièrement condamnables et groupusculaires plutôt que d’utilité publique et nécessaires . Le renouvellement du terme permet de toute évidence à ce moment-là une possibilité de réappropriation massive et de modification de la manière dont il agit sur le champ politique.
L’accusation principale que nous adresse le gouvernement c’est précisément de populariser la possibilité de pratique d’action directe de masse, ce qui est effectivement, pour nous, une nécessité vitale. On n’ira pas prétendre le contraire. Notre objectif est effectivement à faire en sorte que lorsqu’on repart d’une manifestation, on puisse sentir que l’action collective a eu un impact concret, qu’une usine s’arrête de polluer quelques temps au moins, qu’une terre est remise en culture plutôt que bétonnée, qu’un chantier s’arrête.
Y. Le désarmement est vraiment, à nos yeux, un geste éminemment collectif.
Il y a la question de la méthode des formes ou du répertoire d’action comme disent les sociologues des mouvements sociaux mais non moins importante est celle des cibles des actions. Lors de son précédent passage à Paris, en juin 2021, Andreas Malm me disait que les actions de XR contre non pas contre les centrales à béton mais contre certains chantiers de construction étaient à ses yeux l’exemple de ce qu’il ne fallait pas faire – en termes de cibles, je précise, pas en termes de forme d’action. D’une part, parce que ces actions avaient été menées sans concertation avec les travailleurs de ces chantiers, qui peuvent prendre très mal le fait que des militants extérieurs viennent interrompre leur activité, avec des conséquences qui peuvent être graves pour eux. Surtout que dans le bâtiment, ce sont souvent des travailleurs extrêmement précarisés, parfois des travailleurs sans papier du fait du système de sous-traitance en cascade pour les travaux les plus durs et les plus pénibles.
D’un autre côté, les chantiers en question ne sont pas forcément ceux qui représentent les cibles les mieux choisies, les chantiers les plus inutiles socialement ou les plus nuisibles d’un point de vue environnemental. Lafarge ou Bouygues sont certes des géants du BTP, mais on peut faire appel à eux pour construire aussi des écoles, des installations sportives, des infrastructures qui peuvent être socialement utiles. Comment gérer cette contradiction ?
X. Pour te répondre, je commencerai par un petit détour par l’histoire du combat contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Lors de cette lutte, on s’est battus contre une énorme multinationale, la plus grande au niveau mondial pour les travaux d’infrastructure et d’aménagement du territoire, à savoir Vinci. Quand des gens viennent saboter les chantiers Vinci, faire des péages gratuits contre Vinci, la question en effet se pose de savoir à quel point les travailleurs de cette entreprise en pâtissent. Pourtant, pendant toutes ces années d’actions contre Vinci, je n’ai pas souvenir de travailleurs de cette entreprise qui soient venus nous le reprocher. Au contraire même, quand on rencontré des syndicalistes de Vinci, qui sont venus sur la ZAD, un tournant s’est opéré dans le mouvement, en tout cas sur le plan politique. Les syndicalistes ont été extrêmement touchés par ce qu’ils y ont vu, par les liens entre les gens, les formes créatives de la lutte, les fermes et les champs. Ce sont des gens qui avaient pour certains des parents paysans et qui travaillaient depuis des années dans cette entreprise. Ils ont sortis un texte qui a eu un retentissement important dans le monde syndical, et qui indiquait une évolution remarquable par rapport à la tradition historique du syndicalisme, notamment une certaine tradition de la CGT à l’époque.
La CGT représente bien sûr une tradition de combat de classe, de lutte contre l’exploitation des travailleurs, mais elle ne va pas forcément remettre en cause les grands travaux et, d’une façon générale, les logiques productivistes. Et pourtant, ces syndicalistes, dans un communiqué d’abord de la CGT de Vinci, dont le contenu est repris par la suite par la fédération de la CGT de la construction, ont déclaré : « Nous, travailleurs de ces entreprises, nous ne travaillerons pas pour le chantier de Notre Dame des Landes. Nous voulons bien effectivement construire des écoles. Nous voulons bien participer à des chantiers qui sont utiles aux populations. Nous nous arrêterons désormais de travailler pour des grands chantiers qui sont nuisibles à la population Et nous appelons désormais quiconque travaillant, soit pour Vinci, soit pour des entreprises prestataires de Vinci qui participeraient aux travaux, à faire appel à son droit de retrait et à refuser de travailler pour ce type de chantier ».
A ce moment-là, quelque chose d’historique se produit, dans le message en tout cas, y compris par rapport à des différents qu’on avait pu avoir avec la CGT et sa tradition productiviste, en particulier sur la question écologiste ou sur celle du nucléaire. C’est dû à l’élévation du niveau général de lucidité sur le niveau de ravage environnemental et le fait que pour ces travailleurs et ces syndicalistes, y compris ceux qui misent sur ces entreprises pour maintenir leur emploi et leurs conditions de vie, continuer à travailler pour des chantiers qui sont vus par tout un chacun comme éminemment toxiques, devient problématique.
Dans le cadre des SLT, je pense qu’on doit accorder de l’attention toutes les fois où ce sera possible aux travailleurs des industries concernées, ce qui ne doit pas empêcher, à mon sens, à des moments donnés d’arrêter l’activité de ces industries, quitte à se donner les moyens que le dialogue se fasse. Quand on a mis à l’arrêt la centrale à béton de Gennevilliers dont je parlais, les contacts qu’on a eus avec les travailleurs de la centrale durant l’action étaient très bons. On a plutôt eu de leur part des formes d’encouragement et de dialogue, voire de complicité.
Y. Davantage avec ceux qui étaient en bas de l’échelle, les plus précarisés, qu’avec les contremaîtres et ceux du haut de l’échelle.
X. Par ailleurs, on ne peut nier que, dans le béton produit dans ces usines, il y en ait une part qui aille à la construction de projets que tout un chacun pourrait juger utiles et nécessaires. Néanmoins, la destination principale de la production de béton en région parisienne, en particulier dans les centrales à béton de Gennevilliers, ce sont les travaux du Grand Paris, qui marquent une nouvelle étape dans le processus d’incessante gentrification sociale et de métropolisation de politiques de travaux publics absolument condamnables. C’était autour de ces enjeux qui régulent le niveau de production de ces centrales, qu’était notamment orienté l’action.
J’entends bien, mais je pense que tu seras d’accord pour dire que ce raisonnement n’apparaît pas comme une évidence à tout le monde. Il y a donc un travail préalable d’explication, de dialogue avec d’autres secteurs du mouvement social, avec les syndicats, avec le mouvement ouvrier si on veut éviter une division des forces qui ne peut que nuire au mouvement d’ensemble.
X. Tout à fait d’accord. Quand on s’engage dans la bataille des bassines, qui est une bataille qui apparaît comme très écologique et paysanne, très loin du terrain de production urbain, on a des syndicats – la CGT au niveau national et Solidaires –, chacun avec leur tradition de lutte et leurs sujets classiques d’intervention, qui signent l’appel à une manifestation d’action directe qui s’appelle « Pas une bassine de plus, fin de chantier ». Les termes choisis disent explicitement que l’objectif est de mettre fin à un chantier de construction d’une infrastructure d’accaparement d’eau. Ce que viennent nous dire les camarades de la CGT ou de Solidaires, c’est qu’en tant que syndicat une de leurs priorités à l’heure actuelle, c’est la préservation des biens communs et leur juste partage. Les projets de construction de bassines créent, certes, de l’emploi mais ce sont des projets de répartition inégale de la ressource en eau et de privatisation d’un bien commun. Dès lors, la CGT et Solidaires peuvent tout à fait se retrouver dans ce cadre d’intervention et sont prêts même à nous suivre, au-delà de manifestations classiques, pour des formes d’action qui vont jusqu’à l’interruption des chantiers, voir à des désarmements. D’ailleurs, après le démontage de la bassine de Cran-Chaban le 6 novembre 2021, le secrétaire nationale de la CGT signe avec beaucoup d’autres syndicalistes une tribune qui explique et légitime cette action.
Y. J’ajouterai ceci concernant la mobilisation contre les bassines. Le travail de composition mené par les SLT, la confédération paysanne et Bassines non merci a permis de constituer un front de 130 organisations, dont des syndicats comme la CGT, Solidaires et la FSU. Faire en sorte que ces organisations renouent, quand cela s’avère nécessaire, avec la digne tradition de sabotage du mouvement ouvrier constitue, pour moi, une avancée politique. Par ailleurs, sur la question du lien avec les travailleurs, il faut souligner que parmi les trois initiateurs du mouvement contre les bassines, il y a la Confédération paysanne, un syndicat qui assume, et c’est très difficile, le désarmement des infrastructures qui pourraient être vues par certaines comme des instruments de travail qui servent à des agriculteurs, à d’autres agriculteurs. Ce qui se joue à ce niveau est à mes yeux central. Et c’est extrêmement important de composer avec eux, de coller et s’adapter à leur rythme, pour venir déjouer le récit tout prêt de la FNSEA et du gouvernement des « écolos contre les travailleurs, écolos contre les paysans ». Porter ces gestes avec et dans le rythme de la Confédération paysanne, c’est au contraire un moyen de mettre à mal ce discours dans les faits et de travailler une contradiction fondamentale.
Bien sûr, mais la Confédération paysanne, tu y as fait référence tout à l’heure, hérite précisément de la tradition du mouvement des paysans travailleurs de Bernard Lambert. Dans cette perspective, clairement anticapitaliste, la paysannerie n’est pas vue comme un bloc homogène, elle est traversée elle-même par des luttes de classe. Le modèle de la FNSEA privilégie une fraction de la paysannerie, qui impulsé la restructuration capitaliste de l’agriculture, et bénéficie de celle-ci, au détriment du reste du monde agricole. Ce sont ces contradictions de classe que des mouvements comme celui-ci permettent justement de mettre en évidence.
X. C’est une situation assez compliquée. Ce que nous disons, avec la Confédération paysanne, dans la campagne « Pas une bassine de +», c’est que parmi les irrigants qui vont bénéficier d’une bassine, certains sont en effet davantage des agro-entrepreneurs multi-sociétaires que des agriculteurs à proprement parler. Dans ce cas, on a une figure qui incarne une forme de capitalisme agricole. Mais ce qu’on dit et répète, c’est aussi que les irrigants qui bénéficient des bassines ne sont pas nos ennemis. Ce n’est pas à eux qu’on s’attaque. Nous sommes à un moment où une grosse partie des paysans sont menacés de disparition au profit de conglomérats capitalistes – les petits bien sûr mais aussi certains plus gros qui s’en était sortis jusqu’ici… Ce conflit au sein même du monde paysan est extrêmement difficile à gérer parce que, pour survivre, tout une partie des paysans ont dû s’adapter. Pour eux, c’était l’adaptation ou la mort.
Ce à quoi on s’attaque, ce sont des infrastructures qui sont autant un outil privé qu’une infrastructure publique, financée à 80 % par de l’argent public. Notre adversaire commun ce sont les lobbies qui imposent aux agriculteurs une politique de maladaptation aux changements climatiques censée permettre de continuer à vendre un ensemble de produits de synthèse, d’engrais, de pesticides et de production agricole. Et si les agriculteurs n’acceptent pas de s’engager dans cette direction, ils n’ont pas d’autre choix que de disparaître car les politiques publiques dont ils dépendent financent précisément ce modèle là et pas les adaptations pour en sortir. C’est une tragédie, y compris pour un certain nombre d’irrigants. Ce qu’on leur dit, c’est qu’il faut s’allier avec les paysans de la Confédération paysanne et les autres pour faire face à ces lobbies et à l’imposition de ce modèle de production agricole là.
En deux ans, dans les Deux-Sèvres, on a vu les choses évoluer sensiblement sur ce plan. Grâce à des actions fortes, tout le monde s’est posé la question « est-ce que les bassines sont la bonne solution ? Quel est leur impact hydrologique ? Quelles sont les conséquences sur les nappes des habitants des bourgs voisins ?» etc. Il y a une pression sociale qui émerge, y compris pour les irrigants. Disons que tu es un agriculteur dans village ; si l’ensemble de tes voisins se mettent à s’interroger sur l’impact de ta production agricole sur la ressource commune en eau, il y a quelque chose qui devient beaucoup plus difficile à assumer socialement, vis-à-vis de ton entourage proche, de tes voisins, de tes enfants. Nous, on poussera pour renouer le dialogue, y compris avec ceux avec qui nous avons été en tension sur les bassines, pour dire « il ne faut pas se tromper d’ennemis, l’ennemi est commun, on peut aller ensemble vers un autre modèle agricole ».
Je précise que quand je parle de l’enjeu de classe, ce n’est pas simplement les gros contre les petits. C’est, en effet, plus compliqué que cela. C’est une économie politique qui, à l’intérieur même d’un groupe social différencié, instaure l’hégémonie des fractions les plus puissantes au détriment des autres, tout en proposant à celles-ci une issue, ou l’apparence d’une issue. C’est un modèle qui divise, entre ceux qui s’y opposent et les autres, mais aussi qui intègre ceux qui tentent d’en bénéficier à condition évidemment d’en accepter le principe, donc l’hégémonie de la fraction dominante, la plus liée à l’agro-industrie.
Y. C’est ce que j’allais dire. Pour revenir à Andreas Malm, ce qu’il soulignait auprès de nous après la manifestation, à très juste titre, c’est que le caractère novateur de cette mobilisation, c’est qu’il s’agit moins d’une lutte contre le réchauffement climatique en tant que tel que d’un combat contre les choix politiques qui sont faits à ce sujet. Le point fort de cette lutte c’est le travail qui fait apparaître son caractère éminemment politique. Les bassines, contrairement à ce que raconte la FNSEA, ne sont pas le seul moyen pour continuer à produire. De la même manière qu’on ne s’oppose pas à l’extraction de sable en soi, ou au fait de construire des bâtiments, notre objectif est de faire ressortir le caractère éminemment politique qui sous-tend les choix qui sont faits. Faire apparaître l’enjeu politique, c’est faire apparaître un clivage, donc la possibilité d’une lutte, et, à partir de là, mener un travail pour conquérir l’hégémonie dont tu parles et imposer d’autres choix.
La bataille de Sainte Soline : éléments de bilan
On en vient ainsi tout naturellement à la lutte contre la méga-bassine de Sainte-Soline. Sans refaire tout le film, on peut dire très rapidement que la manifestation du 25 mars survient après d’autres mobilisations, mais qu’elle représente un saut à la fois quantitatif et qualitatif. De surcroît, elle intervient dans un contexte politique tout à fait particulier. Comment est-ce que cette action a-t-elle été préparée ?
X. Je crois qu’il faut commencer par dire qu’en tant que SLT nos actions ne se limitent pas à la lutte contre les méga-bassines. Elles se déploient dans différents champs d’intervention, mobilisent différents répertoires et, à chaque fois, agrègent collectifs et créent une force collective. Nous sommes ainsi intervenus pour défendre les jardins populaires de Besançon en occupant des terres et en y installant du maraîchage pirate, pour vendanger les vignes d’un propriétaire milliardaire, faire du jus de raisin et le redistribuer, pour bloquer un projet d’extension d’une zone industrielle dans le Sud de la France, en s’attaquant au chantier lancé par un maire aux pratiques maffieuses et en y lançant un carnaval, on a bloqué des carrières de sable qui dévorent un bocage en Loire-Atlantique, construit des cabanes sur des terres convoitées par une projet routier en Haute-Loire ou assailli par centaines un site de Bayer-Monsanto pour le fermer.
En ce qui concerne la lutte des Bassines, on a commencé par s’allier à un collectif local des Deux-Sèvres, Bassines Non merci, qui existe depuis un certain temps. En fait, c’est eux qui sont venus nous chercher parce que, face à un gouvernement avait choisi de démarrer concrètement des chantiers annoncés depuis des années, leurs actions (recours, manifs) avaient rencontré leurs propres limites. Lorsque les chantiers démarrent, en septembre 2021, on intervient, avec la Confédération paysanne, et on montre que puisqu’ils passent en force, alors nous aussi. On marque concrètement et clairement notre volonté d’interrompre les chantiers par un premier envahissement, malgré le dispositif policier qui cherchait à nous en empêcher.
On envahit les chantiers avec 30 tracteurs, ce qui signale que, contrairement au récit présenté politiquement et médiatiquement par nos adversaires, ce n’est pas un combat entre écologistes d’un côté et agriculteurs de l’autre mais aussi un combat entre deux modèles agricoles au sein du monde paysan. En un an et demi, on organise quatre actions qui à chaque fois vont croissant en termes de nombre de personnes et aussi en termes d’intensité des mobilisations et de gestes impactants.
Le 29 et 30 octobre dernier, l’appel à la manifestation a pour la première fois été lancé par un spectre aussi large, soit une centaine d’organisations qui assument que l’objectif soit une forme d’action directe, de désobéissance de masse. Cette manifestation des 29 et 30 octobre a été une réussite, au sens où malgré son interdiction par la préfecture, 10 000 personnes y participent, malgré de très nombreux barrages de police. Quelques jours auparavant, nous avions réussi à établir un campement en pleine zone rouge grâce à l’aide d’un agriculteur qui est un irrigant repenti et aussi un type incroyablement courageux. Et lors de la manif, trois cortèges réussissent à déjouer les dispositifs, à percer leurs lignes et à envahir la bassine en construction. L’arrachement des grilles et le démontage de point d’alimentation amène ce jour-là une interruption effective du chantier.
Quand on arrive pour une seconde mobilisation à Sainte Soline, le 25 mars dernier, on a déjà réussi à faire que le modèle agro-industriel et de l’appropriation de l’eau devienne, à travers la question des méga-bassines, une controverse nationale à partir de laquelle toute une partie des courants écologistes, mais aussi syndicaux, posent la question des biens communs, de la répartition des richesses, de l’eau, du modèle agricole. Pour l’instant, les projets de méga-bassines concernent les Deux-Sèvres, mais on sait que c’est un territoire test et que ces projets vont se répandre un peu partout s’ils parviennent à se mettre en place dans ce département. Tout un chacun se sent ainsi concerné par cette possibilité concrète de voir ces infrastructures s’installer sur son propre territoire.
Cette manifestation du 25 mars survient dans un contexte particulier. On avait lancé un ultimatum au gouvernement en répétant « Il faut arrêter les chantiers, et rouvrir un dialogue sur un juste partage de l’eau. » La seule réponse gouvernementale avait été de reprendre le chantier et d’annoncer 30 nouvelles bassines dans le département voisin de la Vienne. Avec Macron, nous avons vu ce durcissement autoritaire face à un mouvement social à l’œuvre de manière constante.
Y. Le moment est évidemment aussi très particulier parce que se joue un bras de fer avec le mouvement social contre la réforme des retraites, que Borne annonce le recours au 49.3 le 16 mars. La manifestation s’inscrit immédiatement dans cette séquence, il y a un lien évident entre le refus de concertation sur la réforme des retraites et celui sur les projets de bassines.
Le lien est tout aussi évident avec le tournant répressif à l’encontre du mouvement social, qui prend lui-même une forme nouvelle après le 49.3. A la « gilet jaunisation », comme on a pu le dire, du mouvement, répond aussitôt la « gilet jaunisation » de sa répression dont on a vu, en 2018-19, quel niveau de sauvagerie et de violence elle pouvait atteindre. Le niveau de répression auquel se heurterait la manifestation du 25 mars était donc annoncé de façon tout à fait explicite. La veille, Darmanin avait déclaré sur CNews que « les Français vont voir de nouvelles images extrêmement violentes ». Comment est-ce que vous avez pensé affronter cette situation ? Quels étaient les objectifs et les moyens pour les atteindre, en deux mots, le plan stratégique que vous avez mis en œuvre ?
X. La veille de la manifestation, on remporte deux succès par rapport au dispositif des forces de l’ordre. Le premier est que nous sommes arrivés une nouvelle fois à atteindre la zone rouge, malgré une nouvelle interdiction, et à y établir, par surprise, un campement. Puis, les paysans mobilisés avec la Confédération paysanne sont parvenus à rallier la manifestation avec leurs tracteurs. S’établit ainsi une forme de complémentarité tactique entre les paysans et celles et eux qui sont déjà sur le terrain et qui vont bloquer la ligne à grande vitesse qui empêchait les paysans d’arriver jusqu’au campement. Le dispositif policier est mis en échec, ce qui est une humiliation de plus pour la Préfète, qui, une demi-heure auparavant avait twitté « La situation est sous contrôle. Regardez, les paysans sont entourés par une escorte policière, ils n’arriveront jamais au camp. »
La manifestation elle-même s’était donnée trois grands objectifs : d’abord, porter des gestes paysans qui montrent un rapport constructif alternatif aux territoires (plantation de haies, construction de serres pour y installer un maraîcher). Puis, montrer que la bassine, ce n’est pas seulement le trou de la bassine mais aussi tout un ensemble de canalisations, une pieuvre de points d’alimentation qui viennent puiser dans la nappe. L’objectif complémentaire porté par la coalition d’organisations était aussi de démonter ces points d’alimentation comme on l’avait fait lors de précédentes manifestations. Le troisième geste, c’était d’encercler le chantier de la bassine et si possible d’aller à l’intérieur pour l’interrompre de nouveau.
Malgré les blocages des convois et les contrôles policiers, 30 000 personnes partent du campement. On le souligne parce que c’est absolument inédit dans l’histoire de cette pour l’eau et que cela reste parmis tout un tas d’autres gestes forts un élément marquant du week-end. Chemin faisant, on se rend compte que le déploiement policier a changé par rapport aux fois précédentes. Maintenant, 3 000 policiers et gendarmes sont concentrés purement et simplement dans la bassine, dans un dispositif qu’on peut juger comme absolument criminogène. Les gendarmes sont acculés face à un mur, à savoir la digue qui entoure la bassine, et ils se préparent à réprimer des gens que le gouvernement leur a présentés comme extrêmement violents. Comme le rapport de la Ligue des droits de l’Homme l’a très bien expliqué, les consignes des autorités étaient très claires : empêcher les manifestants d’atteindre les grilles et le chantier, quel que soit le coût humain.
Les forces de l’ordre se sont donc immédiatement déchaînées dès l’arrivée des manifestants, alors que certains cortèges qui étaient dans une modalité d’action de type chaîne humaine autour de la bassine, tandis que d’autres ont essayé de manière plus dynamique et offensive de rejoindre le chantier. Une pluie de grenades s’est donc abattue sur l’ensemble des cortèges. Pas moins 5 000 grenades ont été tirées en deux heures, pas seulement des lacrymogènes mais aussi des grenades de désencerclement, accompagnées de tirs de LBD. L’objectif du gouvernement était de mater la contestation grandissante sur les retraites et de laver l’affront que représentaient l’action des SLT et du mouvement écologiste, et les humiliations qu’avaient subies les dispositifs policiers lors des précédentes manifestations. L’objectif était de terrifier le mouvement, dans les chairs, quitte à mutiler, à obstruer l’arrivée des secours, à prendre le risque de tuer. C’est ce à quoi nous avons assisté pendant les deux heures d’affrontements. Dans notre histoire politique, on n’avait jamais vu autant de blessés en aussi peu de temps.
Néanmoins, compte tenu du contexte que nous avons évoqué et du précédent des Gilets jaunes, on pouvait s’attendre à un déchaînement de cet ordre.
X. Il y a une colère, une tristesse mais, oui, il n’y a effectivement malheureusement pas de surprise à proprement parler sur ce que ce gouvernement est capable de faire. Il y a évidemment pour nous des leçons à tirer pour les prochaines mobilisations sur le fait de ne pas se laisser enfermer dans un dispositif frontal et d’arriver à le contourner.
A ce propos justement, je voudrais vous lire un extrait d’un texte publié il y a quelques jours dans Lundi Matin : « dans les discussions à chaud, l’une des questions qui revient est « Pourquoi être allé aussi directement à l’affrontement sans prendre le temps d’interroger la tactique des gendarmes ? » La prise en compte de cette question est cruciale pour la suite, car elle met en jeu la stratégie de composition des SLT qui a fait ses preuves jusqu’ici. » Quelle est votre réponse à cette question ?
Y. Il faut d’abord dire qu’évidemment, quand on parle de personnes dans le coma, entre la vie et la mort, il est impossible de tirer un bilan globalement, uniformément, positif sur ce qui s’est passé. Il est impossible de pas avoir d’amers regrets pour ne pas avoir su inventer un geste qui permette, comme la dernière fois, de déjouer ou traverser le dispositif policier, en mettant en œuvre une diversité des pratiques mais en mettant moins en jeu nos vies. Les personnes réunies, nous-même, sommes prêts à prendre des risques pour des enjeux que l’on estime urgents, vitaux, à faire face courageusement à la brutalité policière mais personne ne veux de martyre, personnes ne veux accumuler les blessés.
Il faut à ce titre souligner que le choix politique du gouvernement a consisté à défendre à tout prix un cratère vide et pas les seuls éléments de chantier dont on avait annoncé publiquement qu’on allait les désarmer, les seuls qui avaient avancé depuis la dernière fois, c’est à dire les canalisations et points d’alimentation. La réalité, c’est que, tel qu’il était, le dispositif policier nous a permis de désarmer partiellement ces éléments canalisation. De ce point de vue là, nous avons réussi à leur faire de nouveau perdre du temps et à retarder autant que possible ce jour là le chantier. Même si cela vient difficilement contrebalancer le reste.
X. L’idée n’est pas de se dédouaner en tant qu’organisateurs, on a bien sûr une part de responsabilité dans l’élaboration d’une stratégie globale. Comme lors de toutes les mobilisations précédentes, plutôt majoritairement victorieuses, il y a eu une élaboration collective avec un ensemble d’autres organisations. Certes, cette fois, celle-ci n’a pas suffi à déborder le dispositif policier, ni à empêcher que des gens soient grièvement blessés. On doit aussi reconnaître que dans un mouvement aussi large, surviennent aussi des choses qui te dépassent. Il y a une inertie de la masse de gens réunies au-delà d’un certain seuil, des mouvements aux logiques parfois contradictoires en son sein, qui font qu’entre le moment où l’on éprouve l’agencement du dispositif adverse, le niveau brutalité qu’il est prêt à mettre dans sa réponse et la possibilité concrète de s’en extirper, il y a aussi un décalage, une lenteur, ce jour là en tout cas, dans notre capacité à appréhender la situation et à s’en protéger de manière adéquate.
Y. La première chose à dire c’est, bien entendu, que la responsabilité des blessés incombe d’abord à la police. Et que c’est une responsabilité que l’on va continuer a attaquer politiquement par tous les moyens. La deuxième chose, c’est, en effet, qu’on ne peut pas se dédouaner du fait qu’on a, avec d’autres organisations, contribué à l’élaboration d’un choix qui, tactiquement, s’est heurté à un mur. Toutes les composantes organisées qui ont participé à la manifestation vont devoir en tirer des leçons pour l’avenir, les Soulèvements y compris. Mais il faut aussi voir que, parmi les éléments positifs du 25 mars, il y a la massification et l’internationalisation du mouvement. Et aussi, certain nombre de gestes qui, sur un mode tout à fait différent de la fois précédente, ont fait que la composition a tenu bon.
En octobre dernier, toute les fois précédentes, il y avait une sorte de joie collective à avoir assumé ensemble un ensemble de gestes qui nous avait rendu forts. Là, je ne sais pas comment le dire exactement, il y a, d’un côté, un sentiment assez lourd, mais aussi, de l’autre, une émotion partagée qui fait tenir ensemble l’ensemble des composantes du mouvement. Il y a accord à la fois sur le fait que c’est la police qu’il faut blâmer et que surtout, il ne faut pas se laisser enfermer dans le discours militaire gouvernemental sur la violence et sur nos mouvements, et qu’il faut tenir bon sur la lutte, sur ce qui l’anime profondément. Il est évident qu’il y a quelque chose autour de la forme manifestation de masse qu’il va falloir de notre côté réussir à réinventer pour continuer à porter des gestes d’actions impactantes de la manière le plus collective possible, mais en faisant en sorte de laisser personne sur le carreau, et c’est une question qui nous travaille aujourd’hui. On ne veux pourtant pas douter que l’on puisse retrouver cette joie, cette force, qu’elles étaient la aussi le 25 mars et qu’elle ne quitteront pas ce mouvement.
Plus largement, sur la question du bilan, il y a un enjeu à ne pas se laisser entraîner dans de pures considérations tactiques, mais tenter d’en tirer un bilan plus largement politique sur le temps long. À l’heure où le gouvernement passe en force sur les retraites, refuse toute forme de médiation ou de concertations sur les bassines, déploie des dispositifs policiers monstrueux pour mater les formes de contestations croissantes que cela suscite et criminalise les diverses formes de résistance (antiracisme, antifascisme, luttes écolos) qui s’y opposent, il y a une question posée non seulement aux SLT mais à l’ensemble de notre camp : comment renouer avec les possibilités de victoires dans ces conditions-là ?
X. Pour nous, ce qui persiste à donner une force à cette mobilisation, au-delà du nombre considérable de participant.e.s et malgré sa part d’échec, c’est la solidarité, la détermination face à l’adversité. C’est ce qui la précédé et ce qui va suivre. L’une des démonstrations les plus fortes de cette solidarité, c’est qu’il n’y avait pas moins de 400 organisations qui ont appelé aux 200 rassemblements contre des violences policières et en soutien aux blessés jeudi 30 mars. J’ai pris part au rassemblement parisien, et j’ai été extrêmement ému par la vibration de la foule, des prises de parole successives. Deuxième indice allant dans le même sens, au moment où le gouvernement, après avoir blessé et mutilé les corps, entreprend la manœuvre classique de désigner un coupable comme responsable de l’affront, dans la journée qui suit, 40 000 personnes, dont des élus, des représentants syndicaux et une centaine d’organisations représentant un très large spectre politique disent « L’organisation que vous tentez de dissoudre, c’est nous. C’est nous tous et toutes et il n’y a aucun moyen que nous vous laissions la dissoudre ni que les mobilisations qui sont prévues dans le cadre de ce mouvement s’arrêtent. » Ce sont deux réponses qui, à mes yeux, sont extrêmement fortes politiquement et qui augurent d’un bras de fer dont je ne connais pas l’issue à l’heure actuelle, mais qui, au-delà de ce que représente cet enjeu précis, est quand même le signe d’une vitalité politique puissante.
Quelle stratégie pour quelle victoire ?
La question que je voulais vous poser en guise de conclusion nous ramène à ce qui avait été dit au début de notre entretien, lorsque vous avez défini un peu la vision globale sous-tend votre lutte. J’y vois une sorte de guérilla, qui engage des actions qui ont une importance politique considérable et qui obtiennent des résultats. On a constaté le changement de l’atmosphère politique autour de ces questions, la capacité de les politiser, de mobiliser et d’élargir le spectre des forces qui sont impliquées, d’obtenir quelques succès concrets. Tout ceci extrêmement important, mais en face il y a un système qui avance comme un rouleau compresseur.
La question du foncier, qui définit votre terrain d’intervention, est inhérente au fonctionnement même du capitalisme. Le capitalisme ne cesse de transformer et refaçonner l’espace, que ce soit celui des villes, ou de ce qu’on appelle, sans doute à tort, les campagnes ou les aires rurales. Les projets d’aménagement, de travaux d’infrastructure, de construction se comptent par milliers sur tout le territoire. Il me semble que même en choisissant stratégiquement les cibles – et il faut un niveau très élevé de concentration de forces pour obtenir des résultats sur quelques chantiers – , il est illusoire de penser qu’avec ces méthodes on parvienne arrêter l’ensemble des projets destructeurs. A ce niveau, il faut une rupture qui est d’ordre systémique. Si tel est bien le cas, comment l’envisagez-vous ?
X. Question compliquée, à l’évidence. Compte tenu de l’état du champ politique à l’heure actuelle, pour ne pas sombrer d’avance dans le nihilisme, on a besoin de trouver des prises. Il faut bien choisir un fil d’une pelote et le tirer. A ce niveau, les bassines peuvent paraître comme un enjeu relativement spécifique. Pourtant, ce dont on s’est rendu compte, c’est que si on arrive à arrêter les méga-bassines, cela peut conduire logiquement à une remise en cause de la forme de production industrielle. Si on pousse le conflit assez loin, on peut conclure qu’en bloquant cette mauvaise solution, on force à un changement plus global.
Mais le modèle de l’agriculture capitaliste, qui est ici en cause, se situe à une tout autre échelle.
X. Dans les SLT, on ne prétend pas que le changement de modèle agricole ne se fera qu’à travers des occupations de terre ou des démantèlements de chantiers. La lutte sur la réforme de la PAC ou la réforme des institutions que mène par ailleurs la Confédération paysanne, nous semble, en l’état actuel des choses, et à défaut d’une poussée révolutionnaire, tout à fait nécessaire, et on les accompagnera dans ce combat.
Je voudrais revenir sur deux exemples historiques qui peuvent en partie répondre à ta question. Mon premier engagement politique, c’était dans le mouvement des road protests, en Angleterre, dans les années 1990. C’était un mouvement extrêmement inventif, créatif, porté par un sentiment d’urgence écologique qui est précurseur, une sensibilité anglosaxonne particulière, certainement en avance par rapport à la France à la même époque. Face à un ensemble de projets routiers décidés par l’État britannique, le mouvement se met à occuper des forêts, à creuser des tunnels, à protéger les arbres.
Il y a des expulsions retentissantes et, dans un premier temps, l’État gagne. Certains projets voient le jour. Mais, à un moment, on atteint un seuil critique en termes de coûts économiques et politiques de ces expulsions. Au mitan des années 1990, 80 % du programme routier qui avait été annoncé est abandonné, suite à ce mouvement d’action directe. Pour ma part, je crois à l’importance de ce seuil critique.
Deuxième exemple, ce qu’on a vécu sur la ZAD de Notre Dame des Landes. A partir du moment où, en 2012, on met pour la première fois en échec l’État, en faisant dérailler de façon très spectaculaire l’opération César, six ans se passent, entre 2012 et 2018, pendant lesquels le gouvernement s’accroche envers et contre tout parce qu’il ne peut pas se résoudre à baisser la tête face à cet affront, mais, au bout du compte, il finit par abandonner le projet.
Bien sûr, mais quand tu vois les chiffres de l’artificialisation des sols en France, il n’y a aucun ralentissement.
X. En effet, il n’y a pas de ralentissement. D’un certain point de vue à Notre-Dame-des-Landes nous avons seulement sauvé 2 000 hectares, ce n’est rien à une certaine échelle, mais on a aussi permis de poser de nouveau la question de la victoire. Il n’y a pas de fatalité à reculer face aux tractopelles et à la police. Le pari des SLT, c’est que de dire ce qui s’est produit, à un moment donné, sur 2 000 hectares doit se prolonger dans une forme d’élan national, de réseau de résistance globale. Il faut que ce qui s’est produit à Notre Dame des Landes, et à certains autres endroits depuis, devienne massif, que tout projet de bassine à tout endroit en France soit mis en déroute par ce même type d’action. Il y a effectivement un danger à concentrer ses forces, mais on a affaire à des cycles de mobilisation. Pour parvenir à cet effet de masse, il faut créer à un moment donné, des gestes emblématiques. Je pense que c’est en partie ce qu’on est en train de faire avec la lutte contre les bassines qui a, pendant la dernière année et demi, participé à redonner confiance à tout un chacun. Elle peut aider à ce que partout ailleurs sur le territoire, ce niveau de rapport de force, de conflictualité effective, devient possible. Et c’est précisément pourquoi le gouvernement a cherché à l’écraser le 25 mars.
Je reformule ma question de façon plus directe. Ne penses-tu pas qu’au-delà de la généralisation de cette forme d’action, quand on se heurte à des logiques qui sont d’ordre systémique et qui agissent à des échelles incomparables, celles d’un mode de production et de la domination de classe qui l’accompagne, c’est bien la question du pouvoir en tant que tel qui se pose ?
X. Si, évidemment. Après, il y a différentes formes de paris politiques sur la question du pouvoir. Celle d’Andreas Malm ou de Frédéric Lordon n’est pas forcément la nôtre, mais, comme beaucoup de gens au sein des SLT, je pense qu’il est très important que ces différentes positions soient mises en débat. Je ne suis pas certain que notre position soit la bonne. On pense que ce débat est important. Qui prétend avoir la solution aujourd’hui ferait preuve d’une arrogance qui doit être questionnée.
De notre côté, on fait le pari de la diffusion à l’échelle nationale d’un ensemble de poches de résistance, de lieux de production, de lieux de vie autres. Un territoire de lutte, comme les Deux-Sèvres, n’est pas une ZAD, c’est forme de soulèvement à l’échelle d’un département. Dans le bras de fer qu’on a depuis une semaine avec le pouvoir, au-delà de la défense de Sainte Soline, de telle ou telle terre ou du soutien aux blessé.es, la question qui se pose c’est la manière dont l’ensemble de la population se met à se dire « En fait, quand même, ce qu’il faudrait, c’est dissoudre ce gouvernement et au-delà de ça, peut-être, cette manière de gouverner les populations contre leurs intérêts. » Je pense qu’à un certain niveau de rapport de force, sur des terrains concrets, si on est un peu conséquent, on aboutit forcément à ce que la question du pouvoir se pose.
Y. J’ajouterais que pour prendre au sérieux le caractère un peu terrifiant de la question, il faudrait préciser que la question du pouvoir ne peut pas se poser sans la question de la massification et de la circulation de gestes forts à une échelle de mouvement de masse. Pour revenir au moment fondateur, il y avait évidemment le contexte de confinement, mais il y a aussi le contexte singulier d’une séquence de lutte extraordinaire qui débute en France dans les années 2010. Elle se caractérise par le renouvellement de formes de lutte, l’irruption du cortège de tête, les Gilets jaunes, etc. mais aussi par un cycle de défaites ininterrompu qui laisse des marques. Pour une partie de ma génération, il y a des éléments de bilan de cette séquence qui nous conduisent à participer aux SLT : parvenir à sortir d’un rythme dicté par les attaques du gouvernement et repartir à l’offensive en décidant de nos batailles et de leurs temporalités, mener un travail de composition et d’alliances en rupture avec les phénomènes sectaires propres aux temps de défaites, renouer avec la victoire, fusse-t-elle, bien évidemment, relative.
On assiste donc de manière générale à l’émergence de pratiques de contestation sociale extrêmement riches, mais qui ont néanmoins toutes en commun d’être plus ou moins défaites et de s’accompagner du délitement progressif d’à peu près toutes les organisations. Maintenant, il se joue peut-être quelque chose autour de la NUPES et de LFI qui viendrait contrecarrer ce schéma-là. Mais la réalité c’est qu’on ne peut se poser la question du pouvoir qu’à condition toutefois de reconnaître qu’on en est loin. Que d’autres se la posent, très bien, et je ne pense pas qu’il y ait forcément de contradiction insurmontable.
Notre place et les gestes que nous créons aujourd’hui me semblent nécessaires. Ils consistent à entraîner autour de luttes concrètes un ensemble de forces, à engager un travail de composition qui inclut des gens qui se posent la question du pouvoir, LFI par exemple, qui se la pose plus concrètement que nous. Notre objectif c’est donc d’entraîner ces forces-là, et d’autres, à savoir celles qui ont animé les luttes sociales des dernières années, dans un travail politique de conflictualisation des questions écologiques et leurs connexions directes aux questions sociales qu’on se prend en pleine figure et qui vont être déterminantes dans les prochaines années.
C’est uniquement à partir de ce travail, j’emploie tes mots, qu’une lutte pour la « conquête de l’hégémonie » peut être menée. La question du pouvoir ne se posera pas sans mouvement de masse capable de désarmer un certain nombre d’infrastructures absolument mortifères. Ce ne sera sans doute pas suffisant, à tes yeux, pour mettre fin au processus d’ensemble et aux logiques qu’on vise, mais il est impensable d’y arriver sans cela.
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Illustration : Skimel, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons.