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Le monde où nous vivons connaît une crise multiforme : économique, politique et écologique. Des centaines de millions de personnes ont vu leur niveau de vie se détériorer et les perspectives deviennent brumeuses, alors que d’autres centaines de millions de personnes connaissent les sécheresses, les inondations et d’autres impacts du changement climatique, qui ne se feront que s’aggraver avec le passage du temps.

Alors que les négociations climatiques internationales stagnent et que l’activisme climatique prédominant se désespère toujours plus, la nécessité d’un modèle de société différente et d’une stratégie politique pour y parvenir n’a jamais été aussi urgente. Mais quelles seraient concrètement leurs caractéristiques ? Autrice, sociologue et militante au Brésil, Sabina Fernandes développe ici ce que pourrait être une stratégie écosocialiste permettant de stopper la marche du capitalisme vers la catastrophe.

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Développer une stratégie effective pour un changement politique radical implique d’avoir une vision claire des antagonismes, des alternatives et des voies d’exécution. Si nous reconnaissons que les nombreuses crises actuelles sont les effets communs du projet capitaliste (et non des déviations de celui-ci), pour donner des réponses, nous devons nommer l’antagoniste d’une manière qui permette aux gens d’identifier le problème et de s’y opposer. Ce n’est pas facile, vu que l’hégémonie capitaliste est aussi liée à sa capacité à masquer la réalité, à promouvoir le consensus et à terroriser ceux qui s’avisent à mettre sur le banc des accusés ce qui est mal.

Ensuite, nous devons imaginer ce qui vient après. Il ne suffit pas de s’opposer à quelque chose si l’on n’offre pas une alternative qui soit à la fois attractive et possible. Si le capitalisme est le mal, que voulons-nous à sa place ? On a proposé de nombreuses options, dont certaines pourraient être pires que notre capitalisme actuel. Si le capitalisme détruit la planète, que dire d’une nouvelle ère de capitalisme colonial dans l’espace ? Des multimillionnaires ont utilisé cette vision pour stimuler l’imagination et susciter la foi dans des solutions technologiques comme manière de favoriser leurs propres intérêts d’entrepreneurs et attirer davantage d’investisseurs. D’autre part, des scientifiques et le mouvement de défense de l’environnement répondent en affirmant l’évidence : il n’y a pas de planète B !

Notre tâche consiste à démontrer qu’il ne suffit pas de remplacer le capitalisme, vu que ses succédanés peuvent être poser problème. Ce qui vient après doit aborder les failles du système actuel et être meilleur de différentes manières, afin de démontrer que le statu quo n’a simplement plus de sens. L’alternative doit faire que le capitalisme s’avère inadéquat, inutilisable et obsolète.

Le problème avec le comment réside dans le fait que souvent il est perçu comme une simple question de choix entre des mécanismes et des instruments disponibles dans un arsenal existant. Si nous voulons aller de la ville de México à Guadalaraja, nous pouvons choisir l’automobile, l’autocar, l’avion ou même les jambes. Une vision purement instrumentale du comment dépolitise les conditions et les conséquences des méthodes employées, et nous empêche d’évaluer continuellement la compatibilité entre une tactique adoptée et la stratégie générale.

Nos instruments sont soumis à des conditions politiques : temps et espace, chaînes de production et de distribution, disponibilité des ressources, engagement des acteur.trice.s, possibilité de déviation, question des ajustements dans le cours du processus de changement social… Cela signifie qu’une fois que nous identifions le capitalisme comme le problème principal et nous proposons en effet le socialisme comme la meilleure alternative, la manière d’y arriver implique non seulement un choix entre réforme ou révolution, mais détermine essentiellement les conditions nécessaires à créer pour prendre le pouvoir tout en le transformant, et le maintenir. Nous ne pouvons pas nous contenter de désirer la fin du capitalisme et de le remplacer par le socialisme.

Faire l’histoire, aujourd’hui et dans le futur

Karl Marx écrivait que « les hommes font leur propre histoire, mais… dans des conditions directement données et héritées du passé »[1]. Cela veut dire que nous ne devons pas accepter ces circonstances, ces conditions ou ces entraves, mais que notre tâche consiste à créer des conditions différentes pour en hériter dans le futur, des conditions qui nous offriront plus de possibilités d’implanter des éléments de notre stratégie.

Quand nous proposons le socialisme comme système qui nous sauvera du capitalisme, il ne suffit pas d’affirmer simplement que la révolution socialiste est nécessaire parce que sans elle la société ne survivra pas. Pour ceux et celles qui sont déjà convaincu.e.s de l’urgente nécessité de renverser le capitalisme, ces affirmations ne sont que des lapalissades utilisées pour confirmer nos propres positions radicales. Que cette réalité nous plaise ou non, nulle part nous avons à faire à l’imminence d’un soulèvement révolutionnaire et l’établissement d’alternatives socialistes à l’échelle globale. Dire cela n’est pas de l’anticommunisme défaitiste, mais c’est reconnaître simplement les conditions concrètes que nous a léguées le passé.

Assumer de manière critique nos déficiences nous mène à aborder les contradictions relatives aux temps de la construction du socialisme dans ce monde qui se réchauffe de manière accélérée. Cela nous met face au temps : le temps que nous avons perdu, le temps que nous consacrons maintenant et le temps que nous n’avons simplement pas. Si la révolution est le frein d’urgence du train emballé de l’Anthropocène, pour employer la métaphore de Walter Benjamin, nous avons aussi besoin d’un plan d’évacuation. La transition écologique passe par la manière dont nous prenons des mesures de sécurité pour nous préparer à l’impact de la révolution et pour nous équiper afin de débarquer dans un terrain inexploré.

Plus qu’aucune crise qui nous affecte aujourd’hui, la crise écologique altère radicalement notre sens de l’urgence, parce qu’elle comporte l’effondrement des conditions matérielles qui rendent la vie possible. Cette crise, comme les autres, est en majeure partie le produit du système capitaliste. Les facteurs de la grande accélération, qui va de l’augmentation des températures globales à la perte de la biodiversité, sont associés à l’aspect insoutenable du mode de production en vigueur. Cette grande accélération ne peut pas être arrêtée par des solutions capitalistes, parce que le capital requiert toujours plus de ressources naturelles pour que son cycle d’accumulation se poursuive.

En ce sens, le capitalisme vert suppose une menace supérieure au négationnisme climatique ordinaire, vu qu’il paraît reconnaître le consens scientifique sur le changement climatique, mais qu’il occulte le rôle du capitalisme dans la crise. Ses solutions développent quelques critiques, mais seulement dans la mesure où elles sont compatibles avec l’objectif ultime de générer des bénéfices futurs. Considérer le capitalisme comme un problème que l’on peut gérer sans changements drastiques du mode de production conduit à de fausses solutions, et rejoint par conséquent le négationnisme climatique.

Il ne suffit pas de changer la manière d’acheter des produits pour résoudre le problème. Les systèmes de compensation des émissions de carbone permettent aux grands pollueurs de maintenir leur niveau d’émissions de gaz à effet de serre, alors que d’autres entreprises s’efforcent de réduire une partie de leurs émissions. Il ne suffit pas d’envisager de nouvelles technologies, dont le développement sert surtout à faire grossir les portefeuilles d’actions de multimillionnaires du secteur de la géo-ingénierie, mais qui peuvent avoir de graves conséquences. Nous ne pouvons pas remplacer simplement la façon de fournir l’énergie à l’industrie et aux entreprises de biens et de services et de les orienter vers les renouvelables, parce que les ressources que nous avons sur la terre sont limitées. Nous devrons nous adapter qualitativement et quantitativement.

Le capitalisme doit disparaître pour que la vie puisse continuer, mais dans nos conditions politiques actuelles aucune solution ne semble être à la fois radicale et suffisamment rapide pour faire face à la crise écologique sans contradictions. Nous affrontons les menaces immédiates de la réorganisation des forces d’extrême droite et fascistes – y compris écofascistes – et la domination croissante du capitalisme vert. Pendant que nous nous organisons pour lutter contre ces menaces, notre travail consiste aussi à identifier et à nous engager dans les possibles lignes d’action qui permettent en même temps d’aborder de nombreuses choses.

Un programme de prévention qui peut commencer sous le capitalisme, comme le soutient David Schwartzman, est essentiel. Pour échapper au désastre écologique, nous devrons mettre en pratique des idées, des politiques, des microsystèmes, des réformes et d’autres accords sociopolitiques qui ralentissent le rythme de la crise tout en jetant en même temps les bases d’un pouvoir populaire capable de la dépasser et de soutenir un nouveau système.

Il s’agit d’une question de soutenabilité radicale. Nous avons besoin d’une stratégie qui opère dans deux dynamiques différentes, de manière à pouvoir rendre compte des contradictions auxquelles on doit faire face. La stratégie requiert que nous pensions simultanément à des questions à court, moyen et long terme, mais avec une flexibilité reconnaissant que l’histoire n’est pas une séquence linéaire d’événements ; de nouvelles contradictions surgissent à mesure que nous faisons l’histoire.

Jeter des bases soutenables pour une action plus radicale dans le futur, c’est créer des conditions qui poseront des problèmes auxquels nous ne sommes pas préparés ou dont nous ne sommes même pas conscients aujourd’hui. Si notre stratégie a du succès, nos problèmes ne consisteront pas simplement à différer la fin du monde, mais à s’occuper de ce que nous faisons réellement dans cette planète durant les siècles à venir, dans les millions d’années qui restent.

Identifier le sujet du changement

Qui peut appliquer cette stratégie ? Uniquement des secteurs de la population dont les intérêts réels résident dans la préservation des conditions de vie sur Terre, en désirant simultanément que cette vie mérite d’être vécue d’une manière inclusive et pacifique ; des personnes qui ont besoin de regagner le temps qui leur a été arraché par l’exploitation capitaliste afin de prolonger le temps de la société humaine sur la Terre.

Notre stratégie ne court pas le risque de rester impliquée dans le capitalisme vert, parce que notre sujet de changement est la majorité de la société exploitée par ce système : la classe travailleuse, les personnes migrantes et réfugiées, les groupes indigènes, les personnes handicapées, les majorités racisées, les femmes et les personnes LGBTQI+ marginalisées. Notre stratégie requiert la construction d’un pouvoir collectif démontrant à la majorité de la classe subalterne qu’il est possible de réorganiser la société et que les résultats de cette restructuration sont désirables.

Les objectifs désirables sont partie intégrante d’une stratégie juste. La vie doit s’améliorer dès le début de l’application d’un programme écosocialiste pour garantir l’appui soutenu à l’horizon socialiste et la viabilité de la rupture, spécialement quand celle-ci se trouve sous des menaces externes de répression, de sanctions et de guerre. Ces menaces doivent se prévoir, vu que notre stratégie défiera dès le début les foyers de l’hégémonie capitaliste et créera les conditions d’une action contre-hégémonique organisée, le plus près d’une conscience socialiste généralisée.

Les menaces augmenteront d’autant plus que nous nous transformerons aussi en une menace. Néanmoins, ces menaces ne doivent pas être utilisées pour justifier des renoncements. Les attaques limitent les lignes d’action, mais elles ne peuvent pas être une excuse pour prendre le chemin le plus facile, c’est-à-dire restreindre les libertés qui constituent le noyau du projet socialiste. Notre stratégie préparera la guerre, mais elle essaiera de l’éviter en jetant les bases de la paix.

En résumé, notre stratégie consiste en une transition écologique, qui rende possible la transition socialiste, pour passer d’une société profondément insoutenable à une société où le risque d’effondrement aura été retardé au moins pour quelques siècles.

Vu que l’effondrement planétaire est un risque réel dans ce siècle, comme l’évalue le rapport d’évaluation globale sur la réduction du risque de désastres de 2022[2], la transition écologique devrait se produire dans un court terme, dans les 20 ou 30 prochaines années. Ainsi, en supposant que le capitalisme soit le système dominant des prochaines décennies, la transition écologique se produira dans sa plus grande partie sous le système actuel. Cela n’est pas dû au fait que nous optons pour réaliser cette transition sous le capitalisme, mais au fait que si celle-ci n’intervient pas immédiatement, il n’y a pas de possibilité d’arriver au socialisme vu l’épuisement des conditions qui soutiennent la vie. Après tout, nous continuons dans le train.

La transition écologique constitue notre réponse initiale et, si elle se fait correctement, elle nous permettra d’appliquer les meilleurs plans à long terme. Bien sûr, une fois que se produit le passage du capitalisme au socialisme, on pourra réaliser des aspects bien plus radicaux de la transition écologique au sein d’une transition écosocialiste avec différents piliers de propriété et de pouvoir.

Vu que les réformes promues par les nombreux plans et accords de la transition écologique ne sont pas suffisants pour dépasser réellement le capitalisme, notre stratégie requiert la construction de puissants mouvements qui garantissent ces réformes, mais qui créent aussi les conditions de la rupture. André Gorz parlait de « réformes non-réformistes » par leur potentiel pour aider à cultiver des « contre-pouvoirs », le contraire du réformisme qui gère le système. Ainsi, une stratégie écosocialiste requiert une période de combinaison du travail d’organisation et avec un programme solide de transition écologique sous le capitalisme, pour que les fruits de ce labeur permettent, en dernière instance, de rompre avec le système et de construire une société écosocialiste.

Deux dynamiques politiques interagissent et se soutiennent mutuellement pour former une nouvelle stratégie.

Une dynamique entraîne une transition plus rapide du point A au point B, où nous gagnons du temps et nous offrons des lueurs d’une vie meilleure tandis que nous restons sous le capitalisme. La transition écologique implique une combinaison de plans de transitions et de pactes verts qui profitent du pouvoir limité des réformes dans un premier moment, en se centrant sur des réformes structurelles qui abordent la crise immédiate, renforcent le secteur et la gestion publics, suscitent la participation politique à divers niveaux, font un usage informé des campagnes et de la propagande pour créer de la conscience, préparent les organisations socialistes à gérer les problèmes à leur niveau, nationalisent les ressources, construisent des infrastructures qui favorisent un usage efficient de ces ressources et une vie plus collective et dépassent les frontières avec une perspective d’intégration régionale, de réparations et de solidarité internationale.

L’autre dynamique consiste à construire des mouvements, grâce auxquels nous renforçons la conscience de classe et les normes socialistes démocratiques qui construisent le pouvoir collectif pour une rupture plus radicale qui pointe tous les piliers de la propriété privée, du bénéfice et de l’accumulation dans ce qui sera la transition du capitalisme au socialisme. La construction de mouvement crée le sujet de la transition écologique, mais elle va au-delà, vu qu’elle génère les conditions pour le pouvoir socialiste. Une fois sous l’écosocialisme, la construction des mouvements est essentielle pour consolider le pouvoir populaire, vu qu’une marée implique l’autre et que notre stratégie continue à être réévaluée et réajustée.

Bien au-delà du GND (Green New Deal)

La profondeur de la crise écologique implique que si certaines conditions ne sont pas remplies il n’y a pas de possibilité de construire une société socialiste, bien que la classe ouvrière soit préparée au socialisme. Ainsi, une stratégie écosocialiste efficace se situe dans la connaissance et la matérialité de l’anthropocène, mais elle prétend raccourcir cette ère par des moyens écologiques.

Cette conclusion devrait guider les discussions sur les diverses demandes d’un nouveau pacte vert (Green New Deal, GND). En général, un GND est un ensemble de réformes, d’investissements et d’ajustement liés au frein et à l’adaptation au changement climatique, mais aussi à d’autres aspects de la crise écologique, qui doivent s’appliquer à court terme. Les GND doivent faire partie de notre stratégie, mais notre stratégie ne peut se résumer aux GND, vu qu’ils se résument à un ensemble de politiques publiques et qu’ils sont vulnérables aux changements de gouvernement.

De plus, les programmes nationaux de ce type doivent aussi se coordonner à travers des programmes régionaux et suivre une orientation globale plus générale. Les débats sur un GND présentés par les mouvements sociaux et les organisations de la société civile doivent ébaucher des principes et offrir des issues pour des accords internationaux et le renforcement des alliances. Après tout, la transition écologique requiert une action forte coordonnée pour atteindre des objectifs à court et à moyen terme.

On a présenté différentes versions du GND depuis que ce débat a resurgi aux USA après 2018[3], certaines plus capitalistes et d’autres plus radicales. Indépendamment des étiquettes utilisées, l’avantage d’intégrer des programmes similaires au GND dans une stratégie écosocialiste est double : ils incluent des changements qui peuvent s’appliquer aujourd’hui et ils peuvent être des outils de mobilisation.

Parfois, les politiciens et les moyens de communication présentent le GND seulment comme une somme d’investissements nécessaires, mais c’est beaucoup plus que cela dans une stratégie écosocialiste. Le niveau d’investissements est important, surtout si nous tenons compte des énormes changements d’infrastructure que requiert la partie climatique de la transition. La seule conversion aux énergies renouvelables coûtera entre 30 et 60 billions de dollars supplémentaires d’ici 2050, selon différentes études. Rendre les habitations plus efficientes et construire de nouveaux logements confortables et respectueux du climat nécessite entre plus de financements. Changer le réseau des transports, développer les nouvelles technologies et cultiver nos aliments de manière efficiente, mais saine et soutenable, tout cela nécessiterait beaucoup plus d’investissements.

Actuellement, le secteur financier affirme pouvoir destiner plus de 100 billions de dollars en actifs pour financer la course vers les émissions zéro net. Mais c’est toujours dans la perspective de préserver le capital fossile, de conserver le paradigme capitaliste, en faisant le choix d’une diversification énergétique plutôt qu’une transition vers autre chose.

L’argument selon lequel la transition climatique peut générer beaucoup d’autres billions de croissance capitaliste attire les investisseurs et plaît aux politiciens prêts à incorporer l’agenda climatique dans leurs programmes, mais seulement s’ils peuvent en tirer profit. Les marchés financiers investiront dans la neutralité carbone de la même manière qu’ils évaluent les actions des entreprises. Ils ne se préoccupent pas de l’essentiel des problèmes écologiques provoqués par la Grande Accélération, parce que cela exigerait de remettre en question la logique de l’accumulation capitaliste dans son ensemble.

De plus, des éléments importants de la transition finissent par être minimisés quand les propositions du GND arrivent dans les programmes politiques généraux, comme cela est arrivé avec la loi de réduction de l’inflation (2022) de Joe Biden aux USA. Quand la politique est dictée davantage par l’investissement climatique que par la justice climatique, il n’y a pas de marge pour pousser les choses vers la gauche, mais le plus probable c’est que le capital fossile lutte pour sa part du gâteau.

Dans une stratégie écosocialiste, les programmes du GND promeuvent l’investissement afin de lutter contre de multiples crises et les combinent avec des initiatives qui impliquent les gouvernements, les communautés, les mouvements et les petites entreprises pour reconfigurer des aspects de la manière dont nous produisons, nous consommons et nous vivons. Un GND peut se centrer sur des objectifs accessibles rapidement et, vu que ces changements sont désirables, ils servent de pôle d’attraction pour réunir davantage de gens, ce qui favorise le bilan et contribue à présenter des demandes plus radicales.

Par exemple, quand on offre une garantie d’emploi vert, la mobilisation peut assurer que les postes de travail créés comportent des salaires dignes, des prestations sociales, des subventions de requalification et la syndicalisation. En combinant ces mesures, une plus grande pression d’en bas, cela peut donner lieu à un GND qui préconise une réduction de la journée de travail.

Lutter pour et contre le temps

La réduction de la journée de travail avec des taux de productivité stables altère le taux d’exploitation du travail, ce qui en fait une revendication anticapitaliste radicale. De fait, on a déjà obtenu des réductions significatives dans plusieurs États capitalistes centraux, appuyées par une longue histoire d’activité syndicale autour de cette question. L’Espagne a débuté récemment une expérience avec la semaine de travail de quatre jours. La France a passé à une semaine de travail de 35 heures en 2000, et les enquêtes indiquent que le nouveau temps libre est consacré à des activités comme la vie familiale, le repos et le sport.

Quand les taux de productivité sont déjà élevés, une semaine de travail plus courte peut même signifier plus d’efficience, ce qui est désirable dans certains secteurs par l’effet positif sur le bien-être de la classe travailleuse. Plus de temps libre entraîne des bénéfices pour la santé, moins de déplacements et ouvre des opportunités pour l’organisation politique, en alimentant les deux dynamiques de notre stratégie. De plus, cela peut aussi contribuer à une charge plus équitable du travail de reproduction sociale dans le foyer.

Ralentir le rythme de vie a des implications spécialement intéressantes au moment d’effectuer les investissements du GND pour les transports publics et les infrastructures ferroviaires.

Quand les gens se voient obligés de choisir entre voyager en train ou en avion, ils tiennent compte du coût, de la durée et du confort en général. La prolifération de lignes aériennes à bas coût a rendu les voyages plus accessibles, mais elle a aussi contribué dans une grande mesure au changement climatique. Le greenwashing de certaines lignes aériennes consiste à compenser leurs émissions carbone sur le marché des bons ou à permettre aux clients d’acheter leurs propres compensations carbone. D’autre part, la recherche sur les combustibles alternatifs dans l’aviation avance. Les technologies de conversion d’énergie solaire en combustible tendent à être plus efficientes que les biocombustibles, mais elles ont d’importantes répercussions dans l’utilisation de l’eau et du réseau solaire, et elles requièrent du CO2 capturé directement ou des options de capture et de stockage du carbone.

Cela signifie que, même si nous souhaitons que certaines technologies améliorent ainsi la transition énergétique en passant directement des énergies fossiles aux énergies renouvelables, les choses ne sont pas si simples. Une chose est de souhaiter la transition du secteur de l’aviation, ce qui implique aussi des changements dans sa dimension, et une autre très différente, c’est de préconiser le simple passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables, en passant par-dessus toutes les autres pressions écologiques associées à la chaîne de production et à la quantité de vols dans le monde entier, notamment dans les sociétés les plus riches.

Notre stratégie doit susciter la recherche et l’innovation dans de meilleures technologies avec des émissions de carbone basses ou nulles, en reconnaissant simultanément que les avancées technologiques ne résoudront pas en soi nos problèmes. Les enjeux liés à l’exploitation des minerais stratégiques nous aident à comprendre qu’il existe des limites intrinsèques au développement du secteur des transports.

Thea Riofrancos a démontré comme le rôle central du lithium dans les projections sur les énergies renouvelables fait partie d’un délicat « lien sécurité-soutenabilité » influencé par les attentes de croissance, en introduisant un chapitre vert dans la longue histoire des zones sacrifiées créées par l’extractivisme, normalement concentrées dans le Sud global ou dans des territoires racialisés du Nord global. Il est simplement absurde d’espérer que nous devions ouvrir toujours plus de mines pour extraire les matériaux nécessaires à produire mille millions de véhicules électriques (VE).

Néanmoins, cette logique a été complètement normalisée par les actuels paradigmes de l’investissement vert, avec des gouvernements au Canada, en Norvège et dans d’autres pays qui optent pour concéder des subventions aux clients, aux concessionnaires et aux fabricants d’automobiles afin de développer la vente de VE aux passagers, au lieu d’étendre massivement les transports publics.

Notre stratégie doit établir des priorités claires. Une manière de le faire consiste à aligner les intérêts des personnes avec les infrastructures nécessaires. Si nous devons réduire le nombre d’avions dans le ciel, comment pouvons-nous offrir aux gens des moyens alternatifs de transport sur des longues distances, qui s’avèrent attractifs en termes de coût, de durée et de confort ? Nous pouvons, par exemple, offrir aux gens davantage de trains à grande vitesse à la place de certaines routes aériennes, profiter des gares situées dans des lieux centraux et baisser les prix, peut-être déclarer le transport gratuit !

La crise énergétique et du coût de la vie qui a frappé l’Europe en 2022 a mené l’Allemagne et l’Espagne à expérimenter des subventions temporaires pour les trains régionaux et le transport de proximité. Si l’on prend au sérieux la crise climatique, les pays et les régions peuvent investir dans des programmes similaires au GND et changer la manière dont les gens utilisent les transports. En ajoutant des infrastructures, on produit d’autres effets positifs, comme la réduction de la congestion et des accidents routiers.

Même si un train à grande vitesse n’est pas aussi rapide qu’un avion, quand nous ralentissons le rythme de vie en donnant plus de temps libre aux gens, la compensation peut ne pas paraître si mauvaise. Le confort de monter simplement dans un train au lieu de passer par le système d’enregistrement d’un aéroport, ou de prendre un autobus gratuit sans passer par des tourniquets et acheter des billets, aide à modifier les comportements et à gagner le consentement de la population.

Quand le capitalisme offre un avantage, celui-ci comporte un prix, tant pour la clientèle que pour l’environnement. Les salades pré-coupées s’avèrent commodes dans un monde où nous avons peu de temps pour les tâches domestiques, mais elles coûtent davantage et comportent un excès d’emballages en plastic. Une stratégie écosocialiste crée des avantages de nature différente, en fournissant une infrastructure publique verte rendant la vie plus facile et meilleure marché pour les travailleur.euse.s, en conciliant les besoins des personnes et de la nature dans la transition écologique.

Vu que nous devons freiner et nous adapter rapidement, la transition écologique gagnera seulement cette course contre le temps si elle génère aussi du temps par la réorganisation de la production et de l’environnement dans lequel nous vivons.

Certaines choses viennent d’abord

Notre stratégie est aussi inégale et combinée. Nous comprenons que le capitalisme a impulsé l’inégalité sur la planète et que le colonialisme continue d’influencer l’avance industrielle et la division internationale du travail. Le sous-développement du Sud global se combine avec l’avance du Nord global.

Quand le sociologue brésilien Florestan Fernandes explique ce phénomène, il souligne que la persistance du capitalisme dépendant dans les pays de la périphérie fait partie d’un calcul capitaliste : le développement du capitalisme dans les marges finit par être dissocié des structures démocratiques et favorise l’établissement d’autocraties. L’intervention impérialiste contribue à tirer profit du déficit démocratique au profit des intérêts d’États plus puissants, s’il convient d’installer des dictatures, comme cela a été la routine en Amérique latine, ainsi qu’en Afrique et au Moyen Orient.

Cette division centre-périphérie a aussi de profondes implications écologiques. Le Climate Action Tracker calcule que le monde atteindra les 2.7° de réchauffement à la fin du siècle en cas de maintien des politiques actuelles. Le pacte pour le climat (Glasgow) de 2021 a échoué une fois de plus dans ses promesses et ses coupes plus radicales. Les politiques actuelles ne sont pas seulement diluées, mais il existe aussi une brèche dans leur application qui conduira à des résultants bien pires et inégaux.

L’Anthropocène peut être considérée comme le fruit de l’intervention humaine, mais de manière asymétrique. Les pays les plus riches ont davantage de responsabilité historique dans le changement climatique que les pays moins développés. Our World in Data calcule que les USA, le Royaume Uni et les 27 membres de l’Union européenne émettent 47 % des émissions mondiales. De plus, bien que le changement climatique affecte toute la planète, les pays les plus pauvres sont moins préparés pour s’adapter à ses effets.

Raison pour laquelle les pays les plus riches devraient assumer la plus grande partie des coûts de la transition écologique. Les programmes nationaux de GND doivent se financer par des fonds publics et les plus riches devraient payer davantage d’impôts. Les menaces de licenciements, de réduction d’effectifs et de tentatives de transférer la charge sur les consommateurs doivent être combattus grâce à une alliance solide entre les organisations de travailleur.euse.s et le mouvement écologique.

De plus, les mécanismes internationaux doivent garantir aux pays les plus pauvres l’accès aux fonds, aux exemptions de brevets pour des technologies clés et l’appui technique pour leur propre ensemble de programmes. Nous devons aller au-delà du financement vert et des promesses faites à l’ONU, vu que leur caractère volontaire a donné lieu jusqu’ici à un degré d’application décevant.

Lors de la COP15 à Copenhague, les pays riches se sont engagés à fournir 100.000 millions de dollars par an pour financer des projets pour freiner et s’adapter au changement climatique dans le Sud global, mais chaque année ces financements stagnent. Pour empirer les choses, une partie significative de ces milliers de millions promis ont consisté en prêts. Le Japon et la France ont assumé plus de la moitié de leurs engagements, spécialement par rapport aux USA, mais le gros de leur contribution a consisté dans des prêts remboursables.

Cela aide à expliquer le déséquilibre du financement, où l’on privilégie souvent les initiatives de ralentissement des changements climatiques sur les projets d’adaptation qui ne génèrent pas de bénéficies, ce qui s’ajoute à l’endettement dévastateur qui étrangle les économies des nations les plus pauvres. Dans son discours d’investiture, le nouveau président (de gauche) de la Colombie, Gustavo Petro, a relevé comment la dette est un obstacle à la transition dans le Sud global.

Des auteurs comme Olúfémi O. Táiwò ont réclamé un paradigme de réparations climatiques et de remise de la dette permettant aux nations les plus pauvres d’aborder le legs négatif de l’esclavage et de la colonisation comme partie de leur transition écologique. Les réparations sont inclues dans les deux dynamiques de notre stratégie, allant bien au-delà du transfert d’argent et offrant un cadre de transition juste qui confère un caractère politique aux conditions actuelles et passées.

La forêt amazonienne s’étend sur neuf pays, et bien que ces États aient sans doute le droit d’améliorer la vie de leurs citoyen.ne.s, ils partagent aussi la responsabilité de soigner l’Amazonie comme ne l’ont pas fait les pays du Nord global pour leurs propres écosystèmes. La mentalité selon laquelle « ils l’ont fait d’abord, ainsi nous pouvons aussi le faire », imprégnant certains discours développementistes dans la région, est aussi dangereuse qu’insensée. Les organisations socialistes dans les pays de la périphérie doivent exiger des réparations, mais la crédibilité de cette action dépend du fait qu’elles assument leur propre responsabilité pour explorer des voies de développement alternatives. La stratégie écosocialiste reconnaît que les États du Sud global ont des responsabilités sur les écosystèmes, mais à moins que les pays compensent leurs responsabilités historiques, le reste du monde sera matériellement incapable de réaliser la transition.

Même aujourd’hui, un certain courant anti-impérialiste soutient que le changement climatique est une tromperie élaborée par les pays impérialistes pour retarder le développement du Sud global. Bien qu’il s’agisse d’une position marginale, certaines variantes de cet argument sont invoquées dans les propositions de gauche sur la crise climatique.

Le pétrole est un bon exemple. Le Venezuela a 300.000 millions de barils en réserves de cru, les plus grandes du monde, et beaucoup affirment que sa souveraineté en dépend. Le développement et l’exportation de pétrole garantissent une affluence massive de capital étranger pour appuyer les investissements dans les services publics et les infrastructures, comme cela se produisit dans les meilleures années de la présidence de Hugo Chávez. Néanmoins, le capitalisme dépendant fait que le Venezuela ne peut pas être un producteur de pétrole autosuffisant. Il lui manque l’infrastructure et les ressources financières nécessaires pour le raffinage, et il est en même temps l’objet d’interventions étrangères qui déstabilisent son économie et détériorent le niveau de vie, créant ainsi une crise permanente.

Néanmoins, même si les socialistes vénézuéliens faisaient tout le nécessaire pour utiliser toutes leurs réserves de pétrole, la souveraineté si désirée resterait hors de portée, vu que le niveau d’émissions que celle-ci nécessiterait rendrait inhabitable la planète, et il n’y a pas de souveraineté sans vie. Ce qui subsisterait, ce serait l’éco-apartheid et les forces éco-fascistes alignées sur les entreprises, ratissant ce qui reste de la Terre à la recherche de résidus et condamnant la majorité des humains à lutter pour la survie.

Réduire les émissions de combustibles fossiles n’est pas une option, mais une nécessité. Il faut faire différents ajustements selon les niveaux de développement pour que les pays de la périphérie ne se voient pas excessivement pénalisés. Néanmoins, l’augmentation de la production du pétrole vénézuélien dépendrait sans doute des ventes aux mêmes pays du Nord global qui doivent avant tout éliminer leur dépendance au pétrole. La nécessité de la transition écologique signifie que le Venezuela ne pourrait pas non plus dépendre du marché du Sud global.

Néanmoins, la bonne nouvelle, c’est que les pays restés stagnants dans les marges du développement n’ont pas besoin de passer par une étape linéaire de plus grande dépendance au pétrole, au charbon et au gaz. Fournir l’électricité aux communautés pauvres pour la première fois peut être une mesure plus propre, en passant directement de l’absence d’énergie à un réseau électrique utilisant des sources renouvelables mixtes et tenant compte des impacts écologiques et communautaires. Il n’y aura pas besoin d’une étape de combustibles fossiles alors que fait partie de notre stratégie un mécanisme de réparations centré sur la démocratie énergétique.

Un pays sous-développé ne peut pas baser sa souveraineté sur les combustibles fossiles, car cela fait du développement de ces énergies un objectif en soi. En même temps, son degré de développement n’est pas le fruit du destin, mais le résultat d’une politique économique internationale historiquement construite. Dès lors, la suppression de la dépendance aux combustibles fossiles est une tâche des pays riches comme des pays pauvres. Un traité de non-prolifération des combustibles fossiles dans un cadre de transition juste pourrait contribuer à gérer ce processus de manière équitable.

Pour un internationalisme soutenable

La stratégie écosocialiste exige un redimensionnement de la souveraineté en termes de soutenabilité radicale. La transition énergique en elle-même nous fait gagner du temps et, si elle se centre sur les nécessités basiques, elle contribue aussi à nous organiser autour des services publics, du logement, de la planification communautaire, de l’impact technologique et d’un paradigme minier post-extractiviste.

La transition écologique sera différente dans chaque pays, selon les responsabilités historiques, mais elle doit se combiner avec la planification du commerce et du développement pour optimiser la manière dont les nations abordent leurs responsabilités écosystémiques. L’histoire nous a enseigné que les pays puissants ne sacrifieront pas volontairement leurs intérêts économiques pour un bien supérieur. Ce type d’impérialisme écologique va de pair avec l’impérialisme politico-militaire et avec sa propre contribution à l’extinction et à la barbarie. Les programmes de transition écologique requièrent la participation de la classe travailleuse pour aligner ses intérêts entre les nations les plus riches et les plus pauvres et exercer une pression commune sur les gouvernements et les institutions internationales.

La consommation d’énergie des pays de l’OCDE est quasiment dix fois supérieure à celle des pays à bas revenus. Bien que les ajustements de l’efficience réduiront cette brèche, les règles de consommation et le mode de vie générale des sociétés les plus riches doivent aussi changer. Ceci dit, le monde développé est aussi déchiré par l’inégalité et de nombreux.ses travailleur.euse.s ne participent pas à ce que Ulrich Brand et Markus Wissen appellent le « mode de vie impérial ». Ce mode de vie exerce une forte pression écologique sur la Terre et il est lié à l’extractivisme industriel touchant les communautés locales du Nord et transformant des régions entières du Sud en zones sacrifiées.

Les ressources minières nécessaires pour alimenter l’appétit capitaliste et soutenir un mode de vie promettant les grandes voitures, les grandes maisons, la viande abondante et les voyages en avion bon marché seront aussi problématiques, même s’ils s’alimentent en énergies renouvelables. Par conséquent, une stratégie écosocialiste doit impliquer de même une décroissance inégale et combinée.

La décroissance sélective concerne les secteurs économiques, les frontières et le territoire. Certaines régions auront besoin de niveaux beaucoup plus élevés d’investissement pour permettre aux gens de jouir pour la première fois d’une bonne alimentation, de logements, de transports et d’emplois stables.

D’autres régions, spécialement dans les pays à hauts revenus, investiront aussi dans des secteurs stratégiques et les feront croître, en même temps qu’ils dépendront des transferts pour construire des infrastructures inclusives et convenables pour les travailleur.euse.s confronté.e.s à des coûts élevés de la vie et aux emplois précaires. Ceci requiert le contrôle populaire des ressources – un thème actuellement à l’ordre du jour au Mexique, en Bolivie, au Chili, en Colombie et dans d’autres lieux – et des alternatives au modèle extractiviste hégémonique.

La lutte de classes dans la politique climatique se produit, de fait, entre le travail et le capital, comme le soutient Matt Huber, mais cela ne devrait pas empêcher de comprendre que la classe travailleuse et le capital sont organisés de manière souvent contradictoires dans tout le Nord global et le Sud global, comme l’ont ébauché les auteurs de la décroissance, de l’écosocialisme et de la théorie marxiste de la dépendance. Les contradictions politiques et économiques confondent souvent les intérêts de la classe travailleuse de différents pays, mais les reconnaître dûment nous aide à identifier où coïncident les intérêts de classe. Notre stratégie fonctionnera seulement si nous nous consacrons à l’éducation politique critique dans le travail syndical et au sein des mouvements, de manière à ce que la pratique transformatrice contrecarre l’influence de l’idéologie capitaliste.

Il est possible de reconnaître l’existence d’un mode de vie impérial, ainsi que sa distribution inégale. Parfois, l’image d’un Nord global et d’un Sud global peut supposer un obstacle analytique, vu qu’elle implique des lignes de conflit géographiques au lieu de processus historiques de production et de distribution des ressources, y compris de main d’œuvre. Les travailleur.euse.s de l’industrie automobile d’Allemagne et du Brésil affrontent des réalités différentes en matière d’infrastructures, de salaires, de droits et de géopolitique, mais dans leurs sociétés respectives ils/elles sont sujets à des antagonismes de classe similaires et affrontent les mêmes défis.

La transition écologique doit avoir un sens pour la classe travailleuse du monde entier. L’impératif conventionnel de la croissance économique a débouché sur l’emploi précaire et les taux élevés d’exploitation. Cela signifie qu’un débat sur la décroissance inégale et combinée peut améliorer réellement les demandes d’emplois écologiques socialement nécessaires et de qualité, ainsi que le type des conditions de vie que les communautés peuvent désirer, si nous centrons notre stratégie dans des cadres alternatifs de suffisance, de solidarité et de justice, comme le suggère Bengi Akbulut.

Pour réussir la transition écologique, la classe travailleuse mondiale devra ajuster ses attentes. Nous devons rejeter le style de vie consumériste du capitalisme et tenir compte des limitations énergétiques et matérielles à l’heure de planifier une vie digne. Ces impératifs génèrent des conflits autour de qui peut utiliser une ressource et dans quelle quantité, des problèmes qui ne pourront pas toujours se résoudre avec des technologies améliorées.

De fait, ce sont parfois les technologies les plus anciennes qui peuvent nous sauver, comme le retour à l’agro-écologie, l’usage du sol le plus efficient et sa contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La réforme agraire et un processus juste de délimitation des terres indigènes sont les conditions nécessaires pour que la classe travailleuse rurale bénéficie de la transition écologique en dépassant la pauvreté et en changeant notre manière d’alimenter le monde.

Vu qu’il n’existe pas de transition juste sans souveraineté indigène, notre compréhension de quoi va où – que ce soit des turbines éoliennes ou des forêts repeuplées – exige d’améliorer notre approche des droits territoriaux et des formes de vie. La classe travailleuse urbaine du monde entier doit sortir gagnante et doit coordonner la demande de manière à ce que l’exploitation des ressources ne conduise pas à la création de nouvelles zones sacrifiées.

Nous devons aussi être sincères sur le fait que de nombreux emplois promis durant la transition sont temporaires, vu qu’ils sont liés à la construction de nouvelles infrastructures. Dépasser l’obsolescence programmée signifiera aussi une production plus efficiente. Certains emplois peuvent être reconvertis des secteurs sales aux secteurs propres, tandis que d’autres devront disparaître complètement, comme l’industrie d’armements. Être sincères sur ce point aidera à approfondir la dynamique organisationnelle dans les syndicats, les associations et les mouvements sociaux en général, pour ne laisser personne en arrière. Ce type de calcul se produira au sein et hors des frontières, peut-être à de nombreuses reprises au quotidien. Le succès de notre stratégie écosocialiste dépend de la qualité de la construction du mouvement internationaliste et de notre capacité à coordonner la planification.

La classe travailleuse est très diverse. Elle inclut les travailleur.euse.s industriel.le.s auprès desquel.le.s les syndicats jouent un rôle important. Elle comprend aussi la nombreuse main-d’œuvre informelle. Selon l’Organisation internationale du travail, en 2019 il y avait 2.000 millions de travailleur.euse.s informel.les dans le monde entier. Certains d’entre eux – comme ceux qui ont des emplois temporaires dans les fermes et les pêcheries – affrontent des risques spécialement élevés de perte d’emploi et des problèmes de santé à mesure qu’avance le changement climatique. Nous devrions aussi considérer ces emplois comme des emplois climatiques, et pas seulement ceux des entreprises pour la production de panneaux solaires ou de batteries de lithium.

Les femmes qui effectuent des travaux de soins sont aussi cruciales pour la transition, et pas seulement en raison du rôle stratégique du secteur des soins pour améliorer la vie des personnes avec de basses émissions de carbone. Les femmes ont tendance à être en première ligne dans la résistance aux entreprises du capital fossile, dans la revendication de la réduction du temps de travail et de leur double charge horaire, et elles peuvent aider à tendre des ponts entre les classes travailleuses du Nord et du Sud au travers du mouvement féministe.

L’organisation de tous ces secteurs est vitale pour une véritable transition juste et internationaliste, et elle peut renforcer les campagnes de pression sur les gouvernements en faveur des programmes dont nous avons besoin. Plus elles auront de succès, plus il sera probable que s’y joignent des millions de personnes, non seulement la classe travailleuse la plus conscientisée par rapport aux problèmes écologiques et les activistes engagés, mais aussi les mouvements sociaux nés des zones de sacrifices qui ont participé à des luttes séculaires pour la terre, l’eau, les forêts et une vie digne dans le monde entier. Ce mouvement internationaliste se base sur la classe travailleuse en raison de son rôle dans la critique du capitalisme, source de nos crises actuelles, mais il est peuplé des divers groupes subalternes qui peuvent tout perdre si le fascisme fossile ou écologique finit par s’en sortir.

Ainsi, la dynamique de construction des mouvements dans notre stratégie s’occupera des questions pressantes de la transition écologique, mais elle doit aussi planifier la rupture comme conséquence de la nature profondément insoutenable de la machinerie capitaliste.

Aujourd’hui, notre stratégie requiert une action audacieuse, orientée par l’utopie qui peut nous guider de ce siècle vers le suivant pour construire une société plus juste.

Notre stratégie va au-delà de la survie. Il s’agit de la vie – une vie meilleure – et cela nous différencie déjà en soi des capitalistes et des tragédies qu’ils provoquent. Le long chemin de la transition est plein de contradiction et présentera plus de défis que ceux que le mouvement socialiste a jamais affronté. Le temps est essentiel et nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à le perdre, car notre objectif final consiste à atteindre une société émancipée capable de se maintenir durant les prochains siècles.

*

Sabrina Fernandes est activiste socialiste brésilienne et présentatrice du populaire canal marxiste de YouTube, Tese Onze. Actuellement, elle est chercheuse à l’International Research Group on Antiauthoritarianism and Counter-Strategies de la Fondation Rosa Luxemburg.

Cet article a été publié initialement par la revue espagnole Viento Sur.

Traduction du castillan : Hans-Peter Renk

Illustration : Suwa Kanenori, Fukagawa Garbage Incinerator, 1930

Notes

[1] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, chapitre 1 (1851).

[2] Du Bureau des Nations Unies pour la réduction du risque de désastres.

[3] A l’occasion de la proposition de la députée de New York à la Chambre des représentants des États-Unis, Alexandria Ocasio Cortez [NdT].

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