Lire hors-ligne :

En prenant comme point de départ les discours se revendiquant de la transition (villes en transition, alternatives locales, etc.), Thomas Bolmain, dans ce texte rédigé en 2017, fait un détour par les sciences sociales pour pointer les limites et apories de la notion de transition. Les faiblesses dans l’analyse des structures sociales dans de telles approches conduit à des illusions quant aux capacités de transformation sociale, et condamnent dès lors la possibilité même d’une réelle transition qui s’inscrirait en rupture avec les modèles dominants.

Thomas Bolmain est l’auteur de Pierre Bourdieu Philosophe: Une critique socio-philosophique de la « condition étudiante ».

 

L’idée de la « transition » et la nécessité de sa critique

Un «  mouvement de la transition » ?

 On doit l’admettre, quelque chose comme un mouvement de la transition existe[1]. Quoiqu’il emprunte des « chemins divers », il se caractérise par une conscience de soi certaine et une unité idéologique réelle. Il dévoile d’ailleurs des ambitions politiques (« au sens noble du mot ») qui ne sont pas nulles : en ces temps d’« effondrement de notre civilisation », le mouvement prépare « le passage vers un autre monde ».

Convivialisme, simplicité volontaire ; ceinture alimentaire autour de Bruxelles ; consommation éco-citoyenne et responsable (« consomm’acteur ») ; slow-food (« acheter c’est voter ») ; mini-potagers en libre-service sur les berges de la Meuse (« innovation inspirante ») ; les films Demain et Qu’est-ce qu’on attend ? ; mobilité durable et circuits-courts ; colloques, entre recherche et action, consacrés au thème agro-écologique ; Pierre Rhabi, vigie de notre époque, Nicolas Hulot, ministre de la Transition Écologique et Solidaire… Ainsi que le relève le mpOC, nous sommes en présence d’une « nébuleuse très active », aux projets divers, mais qui tous peuvent être référés à l’idée – peut-être « imprécise », il est vrai – de transition. On assisterait à une déferlante, à une « lame de fond » qui, dès maintenant, fait passage entre le présent (« la société marchande qui nous fait une vie triste ») et l’avenir (« une autre manière de faire société »).

Quitte à l’exagérer, je vais d’abord décrire ce qui fait à mon sens l’unité du mouvement. Le changement, qui se doit d’être d’abord intérieur – c’est la « révolution des consciences » –, s’attestera dans une série de « petits gestes » révélateurs du pouvoir d’action qui est le nôtre en tant qu’individus et consommateurs. Les innovations de ce type, en leur nature exemplaire, doivent servir d’inspiration, se répandre de proche en proche et servir de levier à une « éco-transition » qui nous mènera sans heurts vers un monde plus juste et plus vert, davantage respectueux des humains, des non-humains et de leur milieu de vie. Cette manière de penser et cette façon d’agir se prolongent dans une certaine manière de sentir : parce qu’existent effectivement, ça et là, les signes d’un changement en marche, on nous exhorte à l’optimisme, à l’espoir, à la positivité – à bien y regarder, Demain, ce serait ici et maintenant. Comme y insiste les objecteurs de croissance, le mouvement de la transition revendique encore une dimension profondément politique (« militante ») ; mais, ne croyant plus ni à la « politique politicienne », ni à l’« insurrection populaire », il leur oppose, en toute « modestie », « la mise en place progressive d’alternatives de terrain à côté de la société de marchande » (c’est le mpOC qui souligne). Bref, la transition est faite d’« alternatives » concrètes, humbles et marginales, mais vraiment politiques, et dès lors destinées à changer le monde.

Ma conviction est autre[2]. Afin d’au moins tempérer l’optimisme des tenants de la transition, on procédera ici à la critique de cette manière de penser et de sentir, de vouloir et d’agir, et du style de vie qui s’en infère. Je soutiendrai en ce sens que l’idée qu’il faut « être soi-même le changement que l’on souhaite voir dans le monde » (Gandhi-le-colibri), comme le fait de développer des pratiques « éco-citoyennes », sont en fait infra-politiques. Raison pour laquelle le mouvement de la transition, fondé sur des idées et des pratiques de ce type, se révèlera malheureusement insuffisant au regard des ambitions qui sont les siennes. Et il en sera ainsi tant qu’il ne modifie pas : son fondement épistémologique (postulat individualiste) ; ses méthodes et ses objectifs (bien résumée par l’idée d’« alternatives » situées en marge, « à côté », qui laisse entendre que la transition aura lieu sans rencontrer d’opposition, que la coexistence se poursuivra sans jamais entrer en contradiction avec les modes de pensée et d’activité dominants, bref : que le passage (joyeux) d’un monde (triste) à un autre (pacifié) se fera insensiblement). Tant qu’il ne procède pas, enfin, à une réflexion critique et historique approfondie qui porterait sur ses propres conditions de possibilité et d’existence, sur les forces dont il dispose, sur le monde auquel malgré ses dénégations il appartient.

Brutalement dit, l’idée de « société en transition » m’apparaît comme le symptôme d’une conscience politique faible (largement répandue dans les pays occidentaux depuis une quarantaine d’années), comme une compensation à une impuissance politique radicale (une civilisation s’effondre, mais cela n’empêche pas de mener une vie responsable, de bien manger, et même de s’engager), comme un frein au développement d’une puissance politique consciente d’elle-même (inutile si la transition est déjà là, à notre portée). Plutôt que de s’enthousiasmer pour la transition, on proposera donc de la relativiser (de ne pas la penser « à côté », mais en fonction des rapports de force qui structurent la société en général) afin d’en venir aux seules questions qui sans doute importent : que vaut une transition qui se déploie pour son propre compte tandis que progresse autour d’elle la misère économique, sociale, culturelle et psychique ? le coût politique et anthropologique de sa généralisation n’est-il pas plus élevé que celui dont semblent prêts à s’acquitter la plupart de ses chantres ?

 

Une critique nécessaire (transparente transition…)

 L’idée que le système capitaliste laisserait subsister un quelconque « dehors », qu’il concéderait à ses marges la possibilité de mener une existence échappant à sa loi – la création et l’accumulation de la valeur – est un fantasme dont on s’étonne qu’il puisse encore bénéficier d’un quelconque crédit : on sait que de telles marges sont toujours l’objet soit  d’une prédation prochaine, soit d’une valorisation discrète (marché de niche). De même, on s’étonne que certains imaginent que l’État moderne – renonçant à la violence légitime dont, sauf erreur, il a le monopole – laisserait s’épanouir librement des manières de vivre et de penser qui hypothèquent effectivement son existence et sa reproduction. Ces convictions semblent pourtant largement partagées au sein du mouvement de la transition. Ce sont elles, sans doute, qui nourrissent le doux rêve qu’il sera possible de coexister pacifiquement avec la « civilisation » présente (« à côté » d’elle) jusqu’à ce que celle-ci, s’effondrant d’elle-même, à moins que ce ne soit sous les coups de boutoir de millions de « petits gestes » individuels, laisse place à « une autre manière de faire société ».

Reste que la transition coexiste actuellement sans faire de vague avec le monde qu’elle entend changer, et de cela on ne peut conclure qu’une chose : qu’elle ne se situe pas hors du système capitaliste, mais qu’elle en est un élément, et qu’elle ne contredit ni la logique marchande, ni la structure étatique – raison pour laquelle elle est facilement tolérée, même encouragée, parfois subsidiée. (On sait que l’illusion de l’indépendance est souvent preuve de docilité, quand l’exercice réel de la liberté est objet de répression). Pour l’heure et pour l’essentiel, la « transition » est d’une part un marché de niche (et souvent de riches), de l’autre un alibi théorique (sans autre consistance qu’idéologique). Si elle était autre chose, la coexistence de ces deux mondes (ou réputés tels) s’avérerait autrement difficile : on verrait surgir entre les deux termes une contradiction, la persévérance dans l’être social de l’un exigerait la destruction de l’autre.

L’ensemble des critiques que l’on peut adresser au mouvement de la transition – je les énumère avant de m’y attarder – découle de cette idée fausse (deux mondes coexistent, le passage de l’un à l’autre se fait et se fera insensiblement), qui fait aussi son impuissance.

Estimant se déployer hors du monde qu’il critique alors même qu’il ne s’en distingue pas de façon décisive (transparente transition…), le mouvement de la transition doit partager avec ce monde un ensemble d’attitudes et de présupposés importants, tout en s’en défendant. Ces présupposés et attitudes sont notamment les suivants : la volonté libre de l’individu est l’ultima ratio du social ; la transformation politique repose sur un accord mécanique et/ou magique desdites volontés individuelles (« main invisible » ou contagion, exemplarité, etc.) ; la société est compartimentée en sous-mondes séparés, qui peuvent croître et suivre leur intérêt tout en s’ignorant, sans jamais entrer en collision (dénégation de la violence) ; d’un point de vue affectif : tyrannie de l’optimisme sur fond, cependant, de menace d’un désastre imminent, bonne conscience (« on fait ce que l’on peut à son niveau ») et culpabilité (par exemple face à l’« extrême pauvreté ») ; recours constant à l’exhortation morale, mais refoulement d’une approche politique, de toute pensée usant de la distinction ami/ennemi et fondée sur une évaluation des forces en présence et de leurs rapports.

Il ne fait pas de doute que l’idée qu’il importe de multiplier les « initiatives de terrain » en marge d’une « société marchande » dont il suffit d’attendre l’effondrement ne favorise ni la propension du mouvement à l’autocritique, ni son intelligence stratégique. On sera peu enclins à s’interroger sur la force politique que l’on constitue éventuellement dans le monde de l’État et du Capital si l’on estime agir en-dehors de lui ; on se questionnera d’autant moins sur l’histoire et la structure de ce monde, les rapports de dominations qui s’y exercent, sa puissance et ses faiblesses, on pensera d’autant moins en termes d’occasions (à saisir) et d’organisation (à construire), que l’on se propose de « cultiver son jardin » jusqu’à ce que celui-ci, parcelle après parcelle, recouvre sans heurts la surface du monde.

Coexistence pacifique, effondrement magique/mécanique : l’inverse de ce qu’une certaine modernité (marxienne) identifiait comme la condition même d’une transformation politique émancipatrice. Il aura fallu toute l’histoire récente du néolibéralisme pour faire admettre à des agents sociaux avides de changement que celui-ci viendra de l’extérieur de l’édifice social, et que cet édifice n’y résistera pas. Au vrai, il aura fallu détruire et la réalité du mouvement ouvrier comme force oppositionnelle et jusqu’à la mémoire de son existence. Il n’y a pas si longtemps, on savait que ceux qui étaient obligés pour survivre de marchandiser leur force de travail constituaient un point de contradiction interne au développement du capital, dont celui-ci avait impérieusement besoin, mais qui – à la condition que s’inventent les moyens d’une lutte organisée – représentaient aussi le lieu de son anéantissement possible. La mainmise progressive du néolibéralisme sur la vie économique et politique a coïncidé avec la destruction du travail entendu en ce sens (d’où sa dématérialisation tendancielle et son aptitude à se confondre avec la totalité de la vie du salarié), la redéfinition des missions de l’État (agent de l’ordre), mais aussi une régression idéologique considérable, dont la « transition » est un symptôme parmi d’autres. On va le voir, ce mouvement est fait de la même farine que ce qu’il dénonce et « à côté » de quoi il prospère.

 

Critique épistémologique. Un présupposé inutile et incertain : au fondement du social et de sa transformation, la libre volonté de l’individu

Au point de départ du changement de société qu’il appelle de ses vœux, le mouvement de la transition situe la liberté de l’individu : même d’ampleur, le changement semble avoir pour condition suffisante l’agglomération progressive de gestes subversifs posés par des individus libres. Loin de s’en démarquer, la pensée réputée « alternative » répète à cet égard les présupposés de la pensée dominante, notamment libérale : ici et là, la société correspond à la somme des individus qui la composent ; de part et d’autre, l’attribut essentiel de l’individu n’est autre que sa capacité à orienter rationnellement et librement sa volonté. Or le concept même de libre volonté individuelle relève bien de la pensée dominante, que l’on réfère celle-ci à l’histoire de la philosophie (on pense au destin du cartésianisme en Occident), aux sciences sociales (individualisme méthodologique) ou à l’économie libérale (fiction d’un Homo œconomicus) ; et l’on sait combien cette pensée est portée à faire de l’individu et des interactions entre individus empiriquement observables l’ultima ratio du social.

Si l’on veut rompre avec cette approche, il est nécessaire de s’appesantir sur un débat classique de l’histoire des sciences sociales. En fait, le problème est double. Il est d’abord épistémologique ou, si l’on veut, de méthode : si l’on veut penser la forme actuelle du monde social, doit-on étudier la multiplicité des comportement individuels qui le compose, et hors desquels le social n’aurait nulle existence, ou s’attachera-t-on plutôt à la forme de cette société considérée comme totalité préexistant à ce qui s’y rencontre ? Bref : individualisme ou holisme ? En termes scolaires : Weber ou Durkheim ? Reste ensuite à savoir – problème ontologique aux conséquences politiques – dans quelle mesure le changement, s’il est possible, trouve son levier dans la libre volonté de l’individu, pour autant que celle-ci existe – en d’autres termes : liberté ou déterminisme ? Ou, pour suivre à nouveau certaines oppositions convenues : Boudon ou Bourdieu ?

On montrera qu’en plus d’être incohérente – identique à ce qu’elle prétend combattre –, la position désignée ici du nom de « mouvement de la transition » est épistémologiquement fausse et politiquement faible. Aussi proposera-t-on une tout autre voie de réflexion ; j’insisterai d’abord sur l’aspect épistémologique du problème.

 

Contre l’« individu », la dialectique structures objectives/pratiques subjectives[3]

Nul besoin de réifier la société – elle serait une réalité substantielle existant par et en elle-même – si l’on veut soutenir qu’en elle s’indique tout de même plus et autre chose que la somme des individus qui la composent. Réciproquement, nier que l’individu soit l’alpha et l’oméga de la pensée du social n’implique pas de le tenir pour rien. En fait, les dimensions de l’« individuel » et du « social » ne peuvent être dissociées que par hypothèse. S’il fallait donner une image de leur rapport réel, on dirait que celui-ci est placé sous le signe de la circularité. Un individu, c’est toujours du social incarné, tandis que – circulairement – le social s’exprime en formant des individus et en déterminant la structure nécessaire de leurs rapports. Ce qui fait la spécificité d’une formation sociale, c’est la structure objective (indissociablement matérielle et symbolique ; transversale au social et à l’individu) des rapports dans lesquels les individus se trouvent engagés, structure sous condition de laquelle les individus deviennent sujets de cette formation sociale. Le sujet individuel n’est donc pas le principe explicatif du social : c’est la structure objective d’une société donnée qui rend compte et raison du fait que l’individu soit tel ou tel et qu’il engage avec lui-même, avec les autres et avec le monde, tel ou tel type de pratiques matérielles et symboliques (nonobstant ici le fait que l’institution sociale d’un individu donné s’indexe forcément sur une vie psychique singulière, objet d’investigation de la psychanalyse plutôt que de la sociologie). Dans cette mesure – mais dans cette mesure seulement –, l’individu peut être décrit comme l’effet de rapports structuraux objectifs, voire comme un épiphénomène de ceux-ci[4].

La pensée du social ne peut donc se résumer en une simple description des comportements individuels, au moins tant qu’elle ne renonce pas à la vocation explicative traditionnellement attribuée à la démarche scientifique. Et pourtant, elle ne peut davantage se réduire à une énumération vide de régularités objectives (par exemple de lois statistiquement établies), à une suite d’analyses structurales désincarnées qui négligeraient de rapporter ces structures aux pratiques humaines qu’elles in-forment, certes, mais au sein desquelles seules elles acquièrent quelque consistance. Le véritable enjeu est plutôt d’isoler à partir de l’observation de ces pratiques la structure des rapports typiques de la formation sociale envisagée. Mais sans jamais perdre de vue que si les individus n’accèdent à l’être social que par et dans cette formation qui, intériorisée, les détermine, cette même formation n’acquiert d’existence que si elle s’incarne, ou s’extériorise, dans et par les pratiques qui la produisent (et qui emportent nécessairement avec elles une marge d’indétermination). Sans jamais oublier, enfin, que la « structure » qui permet de conceptualiser « objectivement » les rapports de l’individu et de la société est le produit d’un acte de pensée, et d’un acte de pensée inachevable, d’une conceptualisation qui doit être perpétuellement précisée, en rapportant la « structure » aux pratiques et aux relations entre individus où elle s’enracine fatalement, quoiqu’elle seule permette de les penser (de les comprendre et de les expliquer).

Au vu de ce qui précède, on peut déjà conclure que l’individualisme méthodologique commun à la pensée libérale et au mouvement de la transition a pour lui les apparences du vrai – mais les apparences seulement. Il faut l’admettre, « la société » ne s’observe pas, au contraire des individus et de leurs pratiques ; et l’on ne trouve nulle trace dans la réalité de « structures sociales objectives ». Ce que nous rencontrons (en tout cas dans les sociétés occidentales modernes), ce sont des individus qui agissent et qui justifient plus ou moins rationnellement les motifs de leurs pratiques, quelquefois d’ailleurs en plaçant à leur origine un libre décret de leur volonté. Mais il faut aussi reconnaître que tant que l’on reste rivé à ce niveau qui semble le plus concret – et comme le plus « vrai », en ce qu’il est celui qui se présente immédiatement à la perception – on s’enlève en fait les moyens de rendre raison des pratiques qui ont cours dans la société considérée et, aussi bien, de la comprendre dans sa spécificité. C’est pourquoi il importe de s’abstraire de ce premier niveau, de rompre avec l’immédiatement concret (c’est l’idée d’une rupture épistémologique), afin de considérer ce qui se passe derrière la conscience réputée libre des individus, de mettre au jour les régularités objectives qui leur échappent et auxquelles ils obéissent cependant, etc.. Bref, comme dit plus haut : il faut faire apparaître et étudier la structure qui donne leur forme aux rapports interindividuels constituant « la société », mais en se souvenant toujours que cette structure elle-même n’existe pour ainsi dire qu’à l’état pratique : qu’elle est produite dans les pratiques des individus qui la mettent en jeu au moment où, tendanciellement, elle se joue d’eux[5].

Au final, l’opposition de l’individu et de la société apparaît épistémologiquement ruineuse. En réalité, ils sont indissociables : s’extériorisant en lui, la structure sociale fait exister l’individu, qui l’intériorise, et qui, par ses pratiques, la produit et la reproduit. Il n’y a pas de substance première, individuelle ou sociale : il y a des rapports structuraux typiques d’une société, dans lesquels cette dernière s’exprime et sous condition desquels se trouve placé celui qui, par et dans ses pratiques, ne cesse de les produire – soit l’« individu », en tant que sujet social. Toutefois, et c’est le point capital, les individus n’ont pas la maîtrise de ces structures qui déterminent les limites de leur pensée et de leur action, et dont ils ne sont, par définition, que très partiellement conscients. Aussi accordera-t-on qu’il y a dans cette mesure un nécessaire primat méthodologique de la structure « objective ». Par méthode, si l’on souhaite soumettre à l’explication une formation sociale, on se donnera pour objet, par un effort d’abstraction, les structures objectives qui sont au principe des rapports sociaux entre individus (mais hors desquels elles n’ont d’autre existence que conceptuelle). Les individus, leurs rapports à eux-mêmes, aux autres et au monde nous semblent le plus concret, mais il n’en est rien : ce n’est qu’à la condition de conceptualiser ce qui rend réellement possible et nécessaire la forme de ces rapports individuels qu’on les expliquera[6]. Durcissons l’opposition avec l’individualisme méthodologique et résumons les acquis de cette section : l’individu est le plus abstrait ; ce qui est vraiment concret, c’est ce produit théorique qu’est la structure objective (qui doit encore être pensée dans son historicité), dès lors qu’on la rapporte (et qu’on la rapporte perpétuellement) à son incarnation sociale dans des pratiques soutenues par des individus (eux-mêmes produits d’histoires singulières)[7]. Accorder méthodologiquement un primat au point de vue de la structure pourrait bien être l’unique façon de dégager le sens objectif et la signification vécue d’une formation sociale.

 

Du changement social à la subjectivation politique

J’en viens au second problème évoqué au début de ce paragraphe. Il ne s’agit plus de savoir si l’individu explique le social ou si c’est l’inverse qui est vrai ; la question devient celle des conditions d’intelligibilité du changement social : convient-il d’y voir le produit des décisions d’individus libres ? À moins que ceux-ci, écrasés par la structure objective qui les détermine, n’aient nulle part au changement, qui pourrait alors demeurer inexplicable…

On voit en effet la difficulté à laquelle risque d’aboutir la section précédente. Poser un primat, même méthodologique, de la structure objective, revient à s’inscrire dans une perspective résolument déterministe et à minorer d’autant l’importance accordée à la volonté libre de l’individu. On retrouverait une objection (au reste peu informée) souvent faite à Bourdieu : si l’agent social, plutôt que liberté, est d’abord habitus – i. e. un ensemble de structures sociales héritées faites corps voué à reproduire ce qui l’a produit –, comment échapperait-il à son destin social[8] ? L’ajustement entre dispositions subjectives et position objective ne semble guère pouvoir connaître de ratés… Et la difficulté n’est pas levée dès lors que l’on pose le problème, non plus des transformations qui affectent un destin social individué, mais une formation sociale donnée : il est de notoriété publique, paraît-il, que Bourdieu ne peut expliquer ni les unes ni les autres. Bref, la question serait de savoir s’il est encore possible de rendre compte du changement dès lors que l’on nie que l’ultima ratio du social soit cet individu-substance dont le principal attribut serait la volonté libre.

On tentera d’y répondre en multipliant les points de vue. Posons, d’une façon générale, que si les conditions structurelles qui, dans telle formation sociale, définissent ce qu’il est possible de dire et de voir, de vouloir et de penser, etc., ne sont certes pas le produit de décisions individuelles, pas plus que leur modification, cela ne signifie pour autant pas qu’elles soient intangibles, ni qu’elles déterminent intégralement les comportements sociaux. Le point précédent l’a suggéré : parce que les structures objectives caractéristiques d’une formation sociale sont continuellement produites par et dans les pratiques des agents qu’elles déterminent, et que ces pratiques, loin d’être une sorte d’application mécanique d’un modèle structural, enveloppent par définition un halo d’indétermination, il est facile de voir qu’une structure ne se reproduit pas sans provoquer jeu, ratés et incertitude, si bien que les individus peuvent toujours trouver une occasion d’y employer leur volonté, d’y faire usage de leur faculté de juger et de raisonner, en un mot : d’y faire la preuve de leur liberté relative. On sait du reste d’expérience que les formations sociales sont régulièrement traversées par des crises et des événements objectifs débouchant quelquefois sur leur transformation radicale.  En développant maintenant ces intuitions, je voudrais montrer que refuser d’envisager la liberté comme l’attribut essentiel d’une substance première (l’individu) n’impose ni d’opter pour un strict déterminisme ni de renoncer à expliquer la possibilité du changement.

Je commencerai par proposer une sorte de modèle général d’intelligibilité de la transformation sociale qui s’inspirera d’une part de Bourdieu – parce que cela est tout à fait possible ! –, d’autre part de Castoriadis. Ce sera du reste l’occasion d’à nouveau faire sa part au niveau réputé « individuel » en insistant, en particulier, sur l’idée d’une nécessaire co-implication des transformations « objectives » (des structures sociales déterminantes) et des changements « subjectifs » (des systèmes de disposition incorporés définitoires de l’individu en tant que sujet social). Ici comme précédemment, c’est la figure du cercle qui s’impose : ces deux transformations s’impliquent et se supposent réciproquement. Comment une transformation dans et de l’ordre des choses pourrait-elle devenir effective –  et plus encore, on y reviendra : durable – si elle ne trouvait à se prolonger dans la vie matérielle et psychique des individus impliqués, si elle ne bouleversait leur manière de penser, de sentir, de vouloir et finalement de vivre, bref : l’ensemble de leurs mœurs ? Une transformation ne transforme rien du tout si elle se borne à remplacer un certain régime politico-économique par un autre, ou bien si elle décrète une réorientation idéologique sans rencontrer et modifier en conséquence les aspirations réelles des membres de la société concernée. Mais – et réciproquement, ou circulairement – tant que rien ne change « objectivement », les individus n’ont que peu de possibilité et d’intérêt à modifier de façon significative leur vie subjective : il leur faut une occasion à saisir, sans quoi le changement risque bien de seulement concerner la « vie intérieure » individuelle (selon le modèle stoïcien)[9]. On peut dire à peu près la même chose dans une terminologie différente : une transformation sociale radicale est toujours le produit de la rencontre, dans une conjoncture favorable, d’une crise objective d’ampleur (lorsqu’un certain seuil critique est dépassé en un même temps dans un grand nombre de champs sociaux constitutifs de la formation sociale considérée) et d’une disposition collective à s’en saisir (disposition collective dont l’émergence est sans doute hâtée par la multiplication de ce que Bourdieu appellerait des habitus « clivés », « déchirés », désajustés par rapport aux structures déterminantes de ladite formation sociale)[10]. Seuls des agents bien disposés, c’est-à-dire déjà engagé dans un rapport critique à l’endroit de leur monde, entendront l’écho d’une crise objective qui suppose et qui implique, c’est son effectivité qui en dépend, un travail critique de transformation de soi de la part de ces agents.

On peut même faire un pas de plus. Si l’on interroge maintenant les conditions, non plus d’effectivité, mais de durabilité du changement social, on retrouve, porté à un autre niveau, ce rapport de détermination réciproque (de circularité) des transformations subjectives et objectives : car sans doute convient-il que le changement objectif commence de s’instituer (par exemple juridiquement) pour que la modification subjective – forcée, en quelque sorte, de continuer à y voir son intérêt – s’inscrive dans la durée. On retrouverait de la sorte l’aporie rousseauiste de la « dictature de la liberté », à moins, précisément, que celle-ci ne soit envisagée comme circularité vertueuse : à la condition de voir en même temps que ces institutions, produits du changement social, ne peuvent être durablement soutenue dans l’existence qu’à s’incarner dans un bouleversement des mœurs mêmes du peuple impliqué. D’un mot : seule une transformation subjective rend effective une transformation objective, quoique cette dernière rende d’abord possible, et puis durablement nécessaire, la première.

Reste à éclaircir un dernier point : dès lors que l’on a montré que le changement social implique la co-implication des transformations objectives et subjectives, il faut encore déterminer ce qui dans ce processus relève de l’individu et de sa liberté. Plusieurs attitudes sont possibles. Je ne m’attarderai guère ici sur la voie très radicale, que l’on peut qualifier de « passive » – elle n’est pas sans rappeler Blanchot et Deleuze –, préconisée par F. Lordon dans l’ouvrage cité plus haut, La Société des affects. Il s’agit de penser le changement politique à partir du déterminisme, en faisant l’économie et du concept de sujet et de celui de liberté. Dans le sillage des trois premiers livres de l’Éthique de Spinoza, cette perspective envisage l’homme non comme individu rationnel, mais comme être désirant, pour se restreindre au domaine de la « causalité passionnelle ». Affectivement déterminés à agir de telle façon, à agir, par exemple, au service de la reproduction de la structure sociale (que cela soit par crainte ou par espoir, etc.), il peut aussi arriver que la rencontre d’autres manières d’être affectés (notamment l’indignation), plus puissantes, nous pousse à vouloir nécessairement autre chose que la reproduction de l’ordre : nous nous transformons alors nous-mêmes (l’expérience de ces affects nous rend moins passifs, plus puissants), tout comme l’ordre en question, mais sans jamais qu’interviennent ni la raison, ni un prétendu libre-arbitre. Nous nous découvrons plutôt passionnellement déterminés à vouloir autre chose[11].

Mais on peut aussi opter pour une perspective plus « active », en réintroduisant l’idée d’un sujet relativement libre, sans pour autant faire du sujet ou de la liberté une substance primordiale[12]. À la condition de se défaire de la vision scolaire que l’on se fait régulièrement de cet auteur, on retrouverait alors un certain nombre de propositions de Sartre, qui n’a jamais cédé ni sur le concept de sujet ni, évidemment, sur celui de liberté, quoique sans introduire dans sa réflexion le moindre postulat essentialiste/substantialiste.

Selon Sartre, la liberté n’est pas une propriété que l’on postule, elle est une pratique qui s’éprouve et qui se prouve dans une pratique. La liberté s’avère dans l’acte par lequel une conscience située, et comme telle limitée dans ses possibilités, s’emploie à transformer sa situation, c’est-à-dire ses propres limites. Elle ne préexiste donc pas à l’expérience d’une libération, qui découvre à la conscience que son être n’est pas substance, mais pratique : pratique qui consiste à assumer en la dévoilant activement la situation qui lui est faite (c’est l’engagement) et à refuser par une perpétuelle fuite en avant les déterminations qui pèsent sur elle de ce fait (c’est la libération) – ce que Sartre appelle « existence authentique ». Quant au sujet, il est cette conscience qui se fait et se défait au fur et à mesure de son engagement renouvelé dans une situation au sein de laquelle elle ne s’englue que pour s’en libérer, qu’elle reconnaît comme sienne dans le but de la défaire et de faire autre chose d’elle-même[13].

Plutôt que relativiser certains préjugés scolaires (et, en l’occurrence, réconcilier jusqu’à un certain point le « déterminisme » spinozo-bourdieusien et la « liberté » sartrienne), on voulait surtout suggérer, après F. Lordon, que l’intelligibilité du changement est à la portée d’une approche strictement déterministe mettant entre parenthèses jusqu’au concept de sujet libre et rationnel, mais également, cette fois avec Sartre, que l’on peut aussi bien, suivant le même dessein, réintroduire ce dernier concept sans cependant verser dans le substantialisme subjectiviste commun à la pensée libérale et au mouvement de la transition. Il suffit, à la suite de Sartre, mais aussi de Spinoza, de comprendre le sujet, non comme forme d’un individu-substance, mais comme la courbe d’un devenir et d’un faire, une pratique de subjectivation.

 

De l’épistémologie à la politique : la question du sujet

Mais il faut aller plus loin et comme concrétiser l’analyse précédente. La conversion épistémologique du regard doit en effet permettre de s’approprier une perspective politique dont le mouvement de la transition, quoiqu’il en ait, s’est à mon sens méthodiquement coupé.

Dire – en particulier avec Sartre – que le sujet n’est jamais auto-centré, mais toujours déjà en proie au monde et à d’autres consciences, qu’il est d’avance inscrit dans une situation donnée, où il s’aliène fatalement, c’est aussitôt affirmer qu’il ne peut ni se libérer seul ni se libérer partiellement. Au vrai, il y a pour lui une seule forme possible de liberté, qui correspond à la transformation totale et radicale de sa situation et à la libération de l’ensemble des consciences en elle impliquées[14]. Il n’y a donc pas à réclamer une « révolution des consciences » : il y a à réfléchir et à inventer les conditions matérielles d’un devenir-révolutionnaire de consciences qui ne se définiraient par aucune qualité ou attribut, mais par leur seule tentative d’exister librement, par l’essai qu’elles font de se libérer de ce qu’on leur fait. On n’espère donc plus s’assurer du salut par une série de gestes individuels à consonance morale : la subjectivation doit se faire politique au sens le plus fort du terme. Or, la politique : ne commence pas avant la critique pratique de ce qui est au principe de l’aliénation partagée par une collectivité donnée ; se signale par l’apparition d’un type nouveau de subjectivité, par essence collectif (« masses », « peuple », etc.). Car c’est ce qui fait la loi même de la situation commune qui est la cible d’une transformation politique, autrement dit la structure « objective » déterminant les rapports sociaux et leur forme typique, donc le principe d’individuation qui spécifie la formation sociale considérée et sous lequel seul on devient sujet de celle-ci (disons sa « signification imaginaire sociale nucléaire »).

J’y insiste : on quitte alors le registre de l’éthique (même au sens spinoziste), pour rejoindre celui de la politique proprement dite. Mais il n’est décidément plus possible de faire l’économie de la notion de sujet ni, partant, de celles de décision rationnelle et de volonté concertée[15]. La politique est toujours affrontement de puissances, rapport entre forces. Il n’y a de politique que là où quelque chose veut la puissance, est apte à imposer la sienne et éventuellement à détruire ce qui s’y oppose, enfin se montre capable de la maintenir dans le temps. Et que serait un tel « quelque chose », sinon ce que la philosophie et l’histoire nous ont appris à réfléchir et à reconnaître comme un sujet politique ? Un sujet politique, c’est ce qui soutient la critique en acte d’une situation objective donnée et du principe d’individuation qui la spécifie : il émerge lorsqu’il se décide à entamer une telle critique, il s’avère dès lors que, organisé en conséquence, il la mène à bien, il se survit, enfin, pour autant qu’il institue de façon durable les résultats de la critique transformatrice.

C’est en somme un tout autre rapport théorique et pratique au monde que celui que prône, parfois explicitement, le plus souvent implicitement, le mouvement de la transition. On estime désormais devoir penser ce qui fait la structure et l’histoire objectives d’une formation sociale donnée, la loi de la situation, mais aussi pouvoir agir sur elle afin de la transformer dans une direction librement, rationnellement et collectivement choisie. Certes, une transformation objective sans incarnation subjective n’a nulle consistance. Mais ce dont il faut encore et surtout se convaincre, c’est qu’il n’y a pas de transformation politique qui ne soit structurelle ;  or, une telle mutation structurelle ne se fait pas « toute seule », par hasard ou par miracle, ni –en tout cas parvenue à un certain degré de maturité – sans conflit. C’est pourquoi elle nécessite une décision (il faut la vouloir, et la vouloir dans ses conséquences), de l’organisation (il y faut l’invention de procédures réglées rationnellement réfléchies : de la stratégie) et, sans doute, une réflexion relative aux conditions de son institution possible (parce qu’aucune transformation subjective ne peut « tenir » à moins que les sujets concernés ne soient durablement déterminés, par une structuration objective des rapports sociaux d’une nouvelle sorte, à vouloir autre chose et à penser autrement).

Prenons les choses par un autre bout et concluons. Il n’y a pas d’un côté la contrainte sociale (la « société marchande »), de l’autre la liberté de l’individu. En régime libéral, la structure objective des rapports sociaux détermine ses sujets à se vivre et à se penser comme individus libres. Mais la liberté n’existe nulle part avant l’acte par lequel ce principe d’individuation est brisé ; elle ne préexiste pas à l’émergence d’un sujet collectif, ou politique, qui ne persistera dans l’existence que s’il est capable de décider aussi rationnellement que possible d’une autre modalité de structuration objective des rapports sociaux. On n’attendra donc pas que le changement s’infère de l’ajustement mécanique des bonnes volontés ou d’une propagation magique des comportements vertueux dont la source est à trouver dans quelques individus exemplaires. Bonne volonté et liberté native sont du reste des illusions produites par une structure sociale spécifique. Avant ou hors la destruction de celle-ci, la « subjectivité libre » n’est rien. Elle n’est quelque chose qu’en tant que mode d’existence d’un sujet politique qui en éprouve la réalité et les limites dans l’essai concerté de sa généralisation.

Par politique, on entendra donc finalement ceci : la tentative d’inscrire dans la durée, en la civilisant, une transformation émancipatrice impliquant matériellement et symboliquement l’immense majorité d’un peuple, une transformation radicale et globale visant la généralisation et la maximisation de l’égalité et de la liberté et donc, d’abord, l’interruption d’un monde dont la loi demeure la négation tendancielle de celles-ci[16].

 

Critique politique. L’oubli de la contradiction, du changement qualitatif, d’une réflexion stratégique et auto-critique

L’unité contradictoire du monde social et la nécessité d’un changement qualitatif

Le paragraphe précédent a envisagé l’être-au-monde de l’individu comme être-dans-le-monde social et structurellement déterminé par lui – à rebours du fantasme d’une liberté sauvage se déployant « à côté » du monde. Il s’est aussi essayé à penser autrement l’idée de liberté subjective : non point comme propriété originaire d’un individu substantiel et condition a priori du changement social, mais comme ce qui ne s’atteste que dans la transformation de la structure objective des rapports sociaux. La liberté devient le mode d’existence du sujet collectif qui s’induit de cette transformation ; sa consistance éventuelle dépend de la faculté de ce même sujet à persister dans l’existence. Tel est le fondement nécessaire d’une pensée du changement social non pas morale, mais politique.

Lorsque le mouvement de la transition estime agir « à côté » du monde, posant par là qu’il existe au moins deux mondes, le monde dominant soumis au principe d’inertie et le monde en transition, il répète en fait l’une des idées (fausses) les plus répandues aujourd’hui. C’est ainsi que dans le discours médiatique, la planète se voit compartimentée en différents sous-mondes heureusement séparés. Il y a d’abord le « monde occidental » et puis tout le reste : le monde où circule la richesse et l’esprit démocratique, le monde de la pauvreté et de l’obscurantisme ; entre les deux, la frontière se doit d’être aussi étanche que possible (quoique le premier doive se montrer charitable envers le second s’il veut cultiver sa bonne conscience). Mais « notre » monde obéit à une loi identique. Outre le fait que tout y organisé pour que les différentes classes sociales ne s’y rencontrent jamais (sinon sur le mode même de la séparation : c’est l’exemple du clochard dans les centres urbains), l’idée dominante est que le monde social  est constitué d’un ensemble de sous-secteurs indépendants dotés d’intérêts propres dont la satisfaction particulière doit assurer celle de tous. Considérez n’importe quelle grève dite sectorielle : tout s’y passe toujours comme si les revendications des cheminots, par exemple, par définition relatives à leur monde particulier, ne pouvaient en aucun cas concerner les usagers des transports en commun ; de même qu’une grève des transporteurs routiers n’entretiendrait aucun rapport avec les revendications issues du monde agricole, etc. Chaque secteur renverrait à un monde clôturé sur lui-même et soumis à ses propres lois. Ainsi devient-il loisible de les opposer entre eux. Tant que chaque secteur vaque à ses occupations, cela est réputé profiter à l’intérêt général ; mais dès que l’on tente de mettre en question ce à quoi tout un chacun a vraiment intérêt, et que l’on s’organise en conséquence, on est taxé d’« irresponsable » et dûment mis en contradiction avec les intérêts immédiats des uns et des autres (c’est le salarié pris « en otage » sur son trajet de travail, etc.). L’idée que les divers secteurs d’activité appartiendraient en vérité à un même monde, tendanciellement unifié par un « équivalent général » (l’argent), par un ensemble de lois (et d’abord la loi du profit), et soumis à une même modalité de structuration des rapports sociaux (la marchandisation, la valorisation indéfinie de la valeur), n’apparaît pour ainsi dire jamais.

Cette représentation se dément pourtant elle-même chaque fois qu’un bateau d’immigrés fait naufrage en Méditerranée, ou mieux (pour le propos qui est ici le mien) : dès qu’éclate une grève générale. C’est le propre des moments critiques de ce genre de rapprocher des lieux qui pour appartenir au même espace social semblaient jusqu’alors éloignés. On l’a vu en Mai 68 : il a suffit que le pétrole vienne à manquer pour que des individus séparés, qui s’ignoraient, fassent en masse l’expérience de la solidarité de fait des différents sous-mondes auxquels ils participaient et, par suite, l’expérience qualitative de l’unité du monde.

Donner un sens politique à l’idée qu’« un autre monde est possible » suppose d’admettre qu’il n’y a qu’un seul monde, qui nous affecte certes de façon différentes, mais dans lequel nous sommes tous inscrits et par lequel nous sommes tous également concernés[17] – quoique les diverses classes sociales qui le constituent n’aient pas toutes également intérêt à ce qu’il soit transformé dans le sens d’une généralisation maximale de l’égalité et de la liberté. Il n’y a pas de « dehors », mais un seul et unique monde à la structure duquel on participe fatalement, qu’on le veuille ou non. Toutefois, « unité » ne signifie pas « homogénéité ». Le monde est unité, mais de différences réelles et de dissensions possibles (ce pourquoi son unité est seulement tendancielle). Il n’est pas douce uniformité, confusion heureuse.

C’est dire que l’on peut être soumis à la loi dominante du monde, mais constituer par rapport à celle-ci un point d’opposition interne et un point de fuite virtuel. Ce qui se découvre alors, ce n’est pas seulement que la coexistence de deux mondes se développant en sens opposés est une idée absurde : c’est surtout que tout désir de faire monde autrement, en tant qu’il se déploie à l’intérieur de la loi du monde dominant (et où se déploierait-il sinon ?), ne pourra s’actualiser, devenir effectif, sans entrer en contradiction réelle avec cette loi. Si l’on est « tous dans le même bateau », il n’est plus possible de faire sécession à quelques-uns (c’est du reste le sens politique du film Titanic, J. Cameron, 1998). Soit cette sécession est réelle, mais elle implique alors la re-structuration du monde sous l’effet d’autres lois, qui elle-même suppose (et implique, circulairement) l’auto-transformation de la collectivité concernée, soit elle n’existe pas, sinon comme idée ou fantasme éventuellement partagé par une minorité. En somme, la contradiction réelle est ce qui abolit les coexistences rêvées. C’est toute la différence entre activités politique et onirique : celle-ci se satisfait de la coexistence des contraires, de leur permutation indéfinie ; celle-là sait que le développement d’un des termes impliqués dans la contradiction signifiera la destruction de l’autre et de la structure même au sein de laquelle on a pu un temps croire à la possibilité de leur coexistence pacifique.

C’est ce que les dialecticiens nomment changement qualitatif, à leurs yeux la loi même du développement des formations sociales, de leur déploiement dans et par le temps. Dans cette perspective, trois choses semblent impossibles : revenir à un état antérieur de l’histoire de la formation considérée ; maintenir éternellement celle-ci dans un état d’homéostasie ; parvenir progressivement à exclure du champ social toute contradiction, tout conflit. La politique commence avec la reconnaissance de ce principe : elle est la pratique humaine collective vouée à faire advenir et à maintenir en vie le changement qualitatif dans l’espace social. Elle vise donc à venir au terme d’une contradiction – libérant par là la possibilité de nouveaux conflits –, c’est-à-dire à transformer la structure même au sein de laquelle coexistaient les termes opposés et qui, pour un moment, a donné sa loi au monde comme aux rapports entre humains qui s’y déroulaient[18]. C’est pourquoi la politique concerne toujours les masses et porte sur les moyens et les fins de mutations structurelles.

Si les « transitions » vers d’« autres manières de faire société » s’effectuaient pacifiquement (sans entrer en contradiction avec la manière dominante de faire monde) et automatiquement (sans réclamer d’évaluations et de décisions relatives aux forces contradictoires en présence), il n’y aurait tout simplement pas besoin de politique. Or c’est bien ce qui semble s’induire des positions du mouvement de la transition. Une vision infra-politique du monde social se reconnaît à ceci que l’idée de conflit (réel et nécessaire, ou même latent et possible) y est systématiquement écartée ; on s’y refuse à penser en termes d’amis et d’ennemis, on fait comme si (ainsi que le veut la logique enfantine) les idées d’autonomie radicale, de liberté et d’égalité généralisées, allaient insensiblement contaminer et transformer un régime qui, pour sa part, reconnaît surtout comme fin dernière de la vie la valorisation de tout ce qui existe, et la confiscation par quelques uns du profit généré par là ; par suite, la question de la violence fait l’objet, non d’une problématisation inquiète, mais d’une dénégation. Une approche politique du monde social et du changement sait pour sa part qu’aucun régime économique ou aucune formation historique ne s’est effondrée d’elle-même, sans résistance. Elle sait – pour paraphraser Spinoza – que celles-ci s’écroulent seulement sous la pression d’une puissance qui lui est au moins égale ou supérieure[19]. C’est finalement ce qui différencie l’activité politique de l’exhortation morale. L’une discourt, tandis que l’autre se voue à l’évaluation des rapports de force en présence, estime l’intensité et la qualité de ces rapports, la puissance relative des amis et des ennemis, bref : la structure du conflit qui fait la matière actuelle du champ social, lequel ne trouvera de résolution qu’à la condition de sa transformation radicale, d’où s’infèrera des formes nouvelles de conflictualités.

 

Approche stratégique et réflexion autocritique

La position théorique et pratique du mouvement de la transition a pour elle sa cohérence. Refuser d’admettre qu’il n’y a qu’un seul monde, au sein duquel la vie des masses humaines est tendanciellement unifiée par un même ensemble de lois, qu’elle est dès lors déterminée par une même structure sociale, c’est s’autoriser à penser que l’on pourra vivre « à côté » de ce monde et croître majestueusement jusqu’à le transformer, mais sans jamais le heurter ni se mesurer à lui. Le refus de toute réflexion structurelle conduit logiquement à l’idée que le changement émergera d’une somme d’initiatives individuelles. Ne pas reconnaître l’existence d’un déterminisme structurel pesant sur les rapports sociaux et les modes de pensée afférents, c’est sans doute se condamner à répéter, mais sans le savoir, ces mêmes modes de pensée, cette même vision des rapports sociaux (on l’a vu avec le problème de la liberté individuelle). C’est enfin restreindre son intelligence critique et stratégique (relative à l’histoire et la structure actuelle de la formation sociale que l’on désire transformer) et son aptitude à l’autocritique (on n’en voit guère l’utilité, dès lors que le changement doit advenir de lui-même, à la condition que ceux qui ont su révolutionner leur conscience demeurent en marge et se consacrent à l’invention et à la propagation de gestes subversifs).

La cohérence du mouvement a pour revers son impuissance. C’est dans l’idée d’y remédier que l’on rappellera que l’activité politique au sens défini dans le paragraphe précédent n’est pas dissociable d’une pensée historique et stratégique[20]. Contre un anti-intellectualisme lui aussi commun à la pensée dominante et à certains courants du mouvement de la transition, il faut redire que comprendre et agir sont deux activités qui loin de s’opposer se complètent : l’enjeu est, pour chaque situation donnée, d’inventer la manière juste de les articuler afin qu’elles se relancent et s’éclairent mutuellement. Contre les discours autotéliques de la « recherche-action », on notera qu’il est ici fait allusion à une connaissance des structures objectives au principe des rapports sociaux, fondement indispensable de tout savoir stratégique et conjoncturel, et moyen d’une activité politique portant sur ces structures mêmes – très au-delà, donc, d’une approche strictement « locale ». Pour autant, il faut aussi admettre qu’il est faux de penser que les humains n’agissent que lorsqu’ils ont fait le compte de tout ce qui les détermine, de même que l’on peut conjoncturellement agir, et même agir avec justesse, sans avoir compris grand chose de la structure du monde ambiant – comme le savait bien Spinoza, il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie…

Reste qu’il est possible et souhaitable de développer à propos de l’objet que l’on entend transformer ce que Spinoza, encore lui, aurait appelé des « idées adéquates ». Pour parler concret, rien n’empêche par exemple d’actualiser la critique de l’économie politique marxienne, c’est-à-dire de passer au filtre d’une analyse historique et critique ce que l’on nous présente comme fatalité naturelle et impersonnelle (les « lois du marché », etc.) et qui, en attendant, donne leur forme concrète aux rapports sociaux et définit par effet de structure ce qu’il est possible de faire, de vouloir et de penser dans la formation historique qui est la nôtre – à moins d’y faire la douloureuse expérience de la mort sociale. Rien ne l’empêche, sinon peut-être une certaine paresse théorique, et le culte de l’action immédiate, idée décidément centrale de la doxa contemporaine[21]… D’une façon générale, la collecte et l’échange d’informations stratégiquement pertinentes relatives à ce que l’on s’autorisera désormais à nommer « l’ennemi » est un enjeu majeur de toute activité politique authentique. Quelle est l’histoire et la structure présente de ce monde auquel nous n’appartenons pas sans décider d’y porter la contradiction ? Quelles sont ses faiblesses récurrentes, ses failles occasionnelles ? Quelles alliances y nouer ? Par quelles rapports de force est-il traversé ? Quelles sont les figures actuelles de la domination ? Quelle est la vigueur de la domination de classe qui, forcément, s’y déroule ? etc. On en profite pour le rappeler en passant, la lutte de classes est toujours à l’ordre du jour, et seuls ceux qui l’ont perdue semblent l’ignorer : il n’y a qu’à écouter les discours des puissants pour savoir qu’eux, en tout cas, poursuivent le combat…

Ce type de questions – et les savoirs stratégiques qui y répondent – doivent aussi être appliqués à celui-là même qui s’autorise à les poser : il est en effet possible et souhaitable de former des « idées adéquates » à propos de soi-même. Il s’agit alors d’évaluer sa propre puissance, autrement dit de savoir si l’on constitue une force au moins égale ou supérieure à la puissance que l’on souhaite anéantir. Un tel savoir stratégique de soi, qui peut comporter son lot de désillusions, et parfois impliquer de remettre à plus tard telle action qui semblait à portée de main, mais dont on sait désormais qu’elle est néfaste d’un autre point de vue, remplacera avantageusement l’auto-célébration de ces « résistances » qui, à force de sous-estimer un ennemi qu’elles sont à peine capables de nommer, n’ont guère modifié l’état du monde. Suivant cette voie, on sera amené à s’interroger sur la capacité dont on dispose pour organiser – comme le dirait Deleuze à propos de Spinoza – de « bonnes rencontres », c’est-à-dire pour se mettre en relation avec des éléments du monde social qui accroissent notre propre puissance[22]. C’est à cette condition d’une autocritique radicale – qui enveloppe aussi ce que l’on a pu appeler une « écologie des pratiques collectives »[23] – que pourront enfin être posées de façon pertinente des questions qui semblent plus concrètes : comment articuler initiative locale et transformation globale ?, comment s’orienter, non en fonction d’un programme global décidé ailleurs, mais relativement à des finalités toujours situées, et elles-mêmes appelées à redevenir des moyens dans le cadre d’un mouvement qui va en s’élargissant ?, etc. En tout cas, on n’espère plus que les micro-transformations se propageront par la mécanique de l’exemple ou la magie de la contiguïté. On propose plutôt de faire usage autant que faire se peut de sa faculté de juger et de raisonner afin de comprendre sa puissance propre, celle à laquelle on s’oppose, et de s’organiser en conséquence. C’est redire toute l’importance du savoir et de la réflexion critiques, mais dans la conviction de son insuffisance et de son nécessaire inachèvement : livré à eux-mêmes, leur pouvoir, toujours partiel, est nul, et tout le problème est d’inventer les conditions pratiques sous lesquelles en user de façon utile.

 

L’idée d’une mutation anthropologico-politique

Une pensée politique est toujours stratégique et elle ne répugne pas à l’autocritique. Dans le cas du mouvement de la transition, cette dernière paraît spécialement urgente et nécessaire,  au moins s’il souhaite un jour se montrer à la hauteur des ambitions qu’il affiche.

Je le suggérais en commençant, la question qui importe au fond est de savoir ce que vaut une transition qui se déploie pour son propre compte tandis que progresse autour d’elle la misère économique, sociale, culturelle et psychique. Qui, finalement, est réellement concerné par cette transition dont on nous rabat les oreilles ? En quels lieux de l’espace géographique et social se déploie-t-elle en fait ? À la façon dont se raconte le mouvement de la transition, on pourrait le soupçonner d’une certaine propension au « sociocentrisme » (comme le souligne notamment F. Lordon) et à l’auto-congratulation. Mais est-on vraiment certain que les multiples « initiatives inspirantes » qu’il promeut aient actuellement un poids politique quelconque, qu’elles constituent déjà les bases d’une « autre manière de faire société » ? Ou bien ne forment-elles somme toute qu’un nouveau marché, bien en phase avec des manières de produire, d’échanger et de consommer valorisées par le capitalisme tardif/cognitif, un marché concernant après tout assez peu de monde, et pas n’importe qui ? On peut penser que le fait de volontiers fonctionner « en réseau » (autre signifiant-maître partagé avec la pensée dominante), entre « partenaires privilégiés », favorise finalement une existence en vase clos. On a parfois le sentiment que les usagers des circuits-courts circulent surtout dans des réseaux et des lieux coupés de la réalité sociale, tant ils semblent être peu préoccupés par les formes de violences matérielles et symboliques qui, ailleurs, continuent de s’exercer sur le plus grand nombre. Quitte à forcer le trait, disons qu’ils donnent parfois l’impression d’appartenir à une caste privilégiée, bien adaptée aux exigences du monde contemporain – en l’occurrence celles du « capitalisme vert »[24] –, tout à la fois intégrés, voire subventionnés, et critiques, sinon « subversifs ». Dans ses figures les plus caricaturales, le mouvement de la transition, qui n’est pas sans accointances avec le phénomène de la gentrification, et qui est sans doute passible des mêmes critiques, évoque irrésistiblement l’idée avancée par le sociologue critique Z. Bauman d’une « sécession des satisfaits » typiquement postmoderne[25].

Mais sans doute vaut-il mieux évoluer en vase clos social et géographique si l’on veut demeurer optimiste et sauvegarder l’idée que la transition est décidément en marche, ici et maintenant, à la portée de tous. Ce qui frappe et déçoit alors, c’est le désintérêt récurrent pour un problème qui semble pourtant fondamental : comment se rapporter à ceux qui, pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons, ou sans aucune raison d’ailleurs, ne sont pas actuellement « en transition » vers un autre monde ? Où l’on retrouve la nécessaire dimension stratégique évoquée précédemment… Mais on ne fait plus seulement allusion au problème du rapport de forces qui, tôt ou tard, doit opposer ceux qui souhaitent qu’advienne « une autre manière de faire société » et ceux qui ont au contraire intérêt à maintenir les choses en l’état. Je pense plutôt aux agents sociaux qui, pour des raisons cognitives et/ou matérielles, sont pour l’heure exclus de la transition, de ses réseaux et de ses circuits. Ce serait une autre manière pour le mouvement de procéder à son autocritique – en posant sans faux-semblant des question du type : quelle attitude pratique adopter face aux résistances que suscite aussi la transition, aux effets d’inertie – parfois relatifs à ce que Bourdieu appelait hystérésis – qu’il provoque ? Et quid des affects qui s’en induisent, rejet, moquerie, énervement dans certains cas, culpabilisation dans d’autres ? Que signifient-ils, que faire avec cela ? – vaste champ d’investigation, dont on peut regretter qu’il soit encore en friche. Car l’explorer honnêtement, sans céder trop vite à un optimisme aux bases finalement assez fragiles, ce serait peut-être aussi se donner les moyens d’enfin ne pas faire le bonheur des gens malgré eux…

Comment remédier à l’inégale répartition des moyens d’accès à la « transition » ? Quelles sont in fine les conditions concrètes d’un accès généralisé à celle-ci ? Quel serait le prix à payer, d’un point de vue politique et anthropologique, si tout un chacun devait en bénéficier ? Autant le dire nettement, il se peut qu’à mettre au centre de la réflexion ce type d’interrogation on doive renoncer à l’exigence d’optimisme qui domine généralement en ces lieux (et qui caractérise d’ailleurs aussi la pensée dominante). Les conditions réelles de cette généralisation restent en effet entièrement à créer ; mais ce qui paraît clair, déjà, c’est qu’elle ne s’accommodera ni du régime économique, social et politique que nous connaissons, ni du type anthropologique que celui-ci produit. La généralisation de la transition implique et suppose une révolution politique corrélée à une mutation anthropologique – sans quoi elle n’aura d’autres significations que marchande (marché de niche) et idéologique (alibi théorique). C’est toujours à cette exigence ultime que chaque initiative concrète doit se mesurer, quitte à en rabattre et à faire l’expérience d’une certaine déception : une telle mise à l’épreuve est nécessaire si elle ne veut pas se révéler soluble dans le « capitalisme vert ». Pour autant, il n’y a pas à attendre que cette exigence soit miraculeusement satisfaite : toute initiative est bonne à prendre, mais c’est à la condition qu’elle reste consciente de ses limites, insatisfaite au regard du but à atteindre, qu’elle constituera une étape significative dans la longue marche qui y mène. On proposera donc au total de renoncer à la tyrannie de l’optimisme régnant tant sur la pensée dominante que sur les pensées réputées « alternatives » afin de cultiver un désespoir actif, analytique et lucide – ce que Benjamin, à la suite de Naville, désignait il y a longtemps déjà comme l’« organisation du pessimisme »[26].

Par « révolution politique », on entendra un changement qualitatif au sens exploré plus haut : la conséquence d’une contradiction ayant atteint son point d’éclatement, où l’un des deux termes en présence est détruit, comme est anéantie la structure sociale objective sur fond de laquelle ils coexistaient. Quand on sait que cette structure donne toujours lieu à des rapports sociaux spécifiques, et par suite à des types anthropologiques concrets, on comprend qu’une rupture radicale qui se produit à ce niveau structurel implique forcément (circulairement) une mutation anthropologique. C’est l’apparition d’une tout autre manière de devenir sujet, sous l’effet d’un principe d’individuation nouveau (de nouvelles significations imaginaires), en rapport avec un régime d’affects inédit. Un autre style de vie. Soit dit en passant, on s’étonne que nombre des chantres de la transition témoignent par leur style d’existence même que cette rupture n’a certes pas eu lieu : à ce que l’on sait, la « transition » s’avère encore régulièrement compatible avec des vies réfléchies en termes de « carrière », de concurrence et de compétitivité, avec l’éparpillement médiatique et une fascination naïve pour les « nouvelles technologies », avec le culte du travail ou la dictature du keep smiling, revers obligé de consciences angoissées et culpabilisées, mais volontaires…

Au-delà des propositions précédentes – nécessité d’une analyse critique et historique, stratégique et autocritique, désespérée mais active –, on peut encore suggérer, plus concrètement, que l’enjeu immédiat est sans doute de créer des manières de vivre capables d’entrer en tension avec la « vie triste », de la déserter mais comme de l’intérieur, bref : qui ne s’y soustraient pas sans tenter de l’affronter (c’est l’idée d’une contradiction interne). Il ne s’agit ni de céder à la nostalgie (le retour à un état antérieur, pré-moderne, plus simple peut-être) ni à l’utopie (un avenir déserté par tout conflit, toute négativité)[27], il ne s’agit pas non plus d’expérimenter cet « autre monde » qui serait déjà là, mais, tout simplement, de façon plus déceptive aussi, de délégitimer celui au sein duquel nous évoluons en faisant la preuve au présent qu’il est possible d’y faire l’expérience d’un autre régime d’affect. On tenterait alors – c’est un exemple, mais privilégié – d’assumer de façon active la tristesse inexpugnable impliquée dans la reconnaissance du fait que cette autre manière de désirer est largement minoritaire et que nous ignorons, à cette heure, comment procéder à son universalisation.

La tristesse ne paie pas, au contraire de la transition. Pourtant, tout semble indiquer que la tristesse vécue et pensée exige davantage l’anéantissement de « la vie triste » et de la structure sociale qui la soutient, et y conduit plus directement, qu’une transition qui, tout bien considéré, et en dépit de ses qualités (savoir-faire retrouvés, autonomie relative à l’égard de l’agro-business, etc.), ne s’en arrange pas trop mal. Échange de bons procédés dans un cas, possible montée aux extrêmes dans l’autre, morale ou politique, et peut-être bien : vies réussies ou ratées (au regard des normes socialement dominantes)… Chacun fera son choix.

Le choix de la politique, lui, parie moins sur « la mise en place progressive d’alternatives de terrain à côté de la société de marchande » que sur la convergence de « la politique politicienne » et de « l’insurrection populaire », celle-là désormais placée sous condition de celle-ci et réciproquement. Il est drôle de noter que ceux qui méprisent « la politique politicienne » ne sont pas les derniers à quémander des subventions publiques, ou encore que ceux qui répugnent à parler du peuple – ou pire : des masses – n’aient à la bouche que le mot, devenu creux, de citoyenneté… À dire vrai, la politique est toujours politicienne, c’est-à-dire gestionnaire, même si sa vérité est d’être négative, c’est-à-dire d’interrompre la loi d’un monde, d’une situation globale[28]. La politique est toujours politicienne car elle n’est pas moralisme : parce que son problème est d’assumer les conséquences d’un changement qualitatif, de le civiliser et de le maintenir vivant, en dépit du temps, et par le temps. Mais la politique n’est pas que politicienne, parce qu’elle est d’abord changement qualitatif, irruption potentiellement insurrectionnelle de ceux qui, jusque-là, jusqu’à l’interruption, ne comptaient pour rien. La politique n’a que faire des exhortations morales et des formules magiques. Elle est la dialectique rationnellement pensée et activement vécue de l’apparition interruptrice des masses et de leur pouvoir infini de transformation et de l’auto-limitation de ce pouvoir à travers des procédures (représentation, etc.) qui assument, au moment où elles la désignent, la finitude essentielle de la politique[29]. Mais il n’y a pas toujours et partout de la politique ; savoir le reconnaître, c’est parfois en hâter l’émergence.

Liège, été 2017.

 

Notes

[1] J’ai pris prétexte du « Message bimestriel des Objecteurs de Croissance » (mpOC) de juin 2017. Il aurait été possible de se reporter à d’autres documents, mais celui-ci a semblé exemplaire. Sur cette base, j’ai esquissé une sorte de portrait idéaltypique du « mouvement de la transition », démarche dont on connaît les avantages (identification d’une tendance générale à l’œuvre dans le monde social), mais aussi les défauts (on pourra toujours objecter que tel ou tel groupe particulier échappe à telle ou telle des critiques avancées ici).

[2] P. Bitoun, Y. Dupont, Le Sacrifice des paysans, Paris, L’échappée, 2016, fait état d’une lettre critique adressée à Pierre Rhabi (p. 144-147) dont on prolonge ici l’intention (sur la notion d’« alternative », voir p. 289, où est rappelé « l’ancien sens du mot alternative, qui s’est largement perdu et [qui] désignait l’obligation ou la possibilité de choisir entre deux solutions » – bref : contradiction plutôt que coexistence). Quant au sens même du mot « transition », on trouvera sur le net un bon article : « Transition : la révolution sous sédatif ».

[3] Dans son intention polémique, cette section prolonge F. Lordon, La Société des affects, Paris, Seuil, 2013 (chap. 8, « Les imbéciles heureux »). On se souviendra aussi des analyses des modes d’« institution sociale de l’individu » inlassablement reprises par C. Castoriadis à partir de L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 (voir le chap. 6). On peut surtout penser que, ici comme ailleurs, la lecture vraiment attentive des classiques dispenserait de débats oiseux : sur le point qui nous occupe, on peut pour un moment au moins suivre la Préface à la seconde édition de E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1993.

[4] C’est ce qu’indiquait exemplairement L. Althusser et al., Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1965.

[5] L’exemple du Capital de Marx suffira. Pour comprendre le mode de fonctionnement et de transformation d’une formation sociale de type capitaliste, on ne se limitera pas à la conscience qu’en prennent ses différents sujets, capitalistes ou  prolétaires, ni à ce qu’en dit la science économique classique. Il faut s’en abstraire et décrire ce qui, pour ne se voir nulle part, est pourtant au principe de ce qui est faisable et infaisable, visible et invisible, etc. dans une formation sociale de ce type – et c’est ainsi que l’on formera, comme Marx, les concepts à valeur structurale  de « valeur d’échange », de « force de travail », etc. Bref, « le capital » n’existe que dans Le Capital, mais les concepts de ce livre, notamment celui de capital, rendent compte de la réalité en régime capitaliste. Le livre de Marx, du reste, ne néglige pas de décrire les pratiques concrètes dont ces concepts permettent de saisir la vérité (par exemple l’organisation temporelle de la journée de travail, etc.). À cet égard, on peut tenir, contre certaines formulations excessives d’Althusser, que l’approche structurale de Marx n’ignore pas que les structures mises au jour par son analyse sont elles-mêmes continuellement produites par et dans des rapports pratiques qu’il faut pourtant envisager d’un point de vue structural si l’on veut en saisir la signification objective.

[6] En dépit de leurs différences et des critiques qu’on peut individuellement leur adresser, c’est un point sur lequel s’accordent des auteurs aussi divers que Spinoza, Hegel, Marx, Durkheim, Freud, Althusser, Foucault ou Bourdieu : qu’on le veuille ou non, il s’agit d’un acquis définitif de la pensée moderne et critique. On peut supposer qu’il y va d’un point de départ nécessaire dès lors que l’on se propose de comprendre et d’expliquer les faits et les actes sociaux – bref, de faire de la sociologie. Y renoncer – selon une proposition actuellement en vogue –, c’est renoncer à la vocation explicative des sciences sociales et, finalement, à la sociologie elle-même.

[7] On l’a compris, dès lors que la présente analyse s’est séparée d’Althusser, elle a fait sienne les présupposés de l’approche « praxéologique » défendue – notamment contre le « réalisme de la structure » et l’hyper-objectivisme qu’il attribue à Althusser – par le Bourdieu de l’Esquisse d’une théorie de la pratique : le lieu de l’incarnation « subjective » des structures « objectives », c’est tout simplement l’habitus. Entendant dépasser, en en intégrant les acquis, le structuralisme « dur » (disons Lévi-Strauss), sans pour autant retomber dans les ornières du subjectivisme, d’une pensée de l’intentionnalité librement créatrice du sens de son action (selon Bourdieu : Sartre), il écrit notamment que « la construction des structures objectives […] est ce qui permet de poser la question des mécanismes par lesquels s’établit la relation entre les structures et les pratiques » ; pour autant, « l’affirmation fondée du primat des relations objectives » ne doit pas inciter « à accorder à ces produits de l’action humaine que sont les structures le pouvoir de se développer selon leurs propres lois » (Esquisse d’une théorie de la pratique suivi de Trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Seuil, 2000, p. 237, 279). Ainsi qu’il le précisait ailleurs auparavant, il est nécessaire de « réintroduire l’expérience des agents dans une description objective ». Bref, le projet d’une « anthropologie totale » repose sur l’idée d’un interminable va-et-vient entre « l’expérience des agents » et les « structures objectives », entendu que celles-ci déterminent celle-là, et que leur construction par concepts est la seule façon de saisir le sens objectif de cette expérience, quoique ces structures elles-mêmes n’aient pas d’autre lieu d’existence que les pratiques qui les produisent et les reproduisent d’une façon qui, elle, n’est jamais totalement pré-déterminée : « Le point recule en effet indéfiniment à partir duquel le sociologue pourrait embrasser, dans l’unité d’une appréhension totale, les relations objectives qu’il ne peut saisir qu’au prix d’une construction abstraite et l’expérience où ces relations s’enracinent et se signifient » (P. Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1993, p. 17-18). Sans affirmer que Bourdieu ait mené à bien cet ambitieux projet, ni même qu’il y soit constamment resté fidèle, on est en droit de se demander, à la lecture de tels textes, pourquoi domine depuis vingt ans dans le champ des sciences sociales l’image d’un auteur strictement « holiste » et « déterministe »…

[8] Les définitions classiques du concept d’habitus se trouvent dans P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980 : elles ont donné lieu à une littérature abondante. On se reportera au grand ouvrage de « philosophie négative » de l’auteur, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, pour des reformulations tardives prenant en compte diverses objections, notamment autour d’un ajustement réputé automatique des dispositions subjectives et des chances objectives, bref autour du problème du déterminisme (chap. 4, « La connaissance par corps »).

[9] C. Castoriadis, « Héritage et révolution », in Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe – 6, Paris, Seuil, 1999 a clairement énoncé le problème : « Pour donner des institutions à un peuple, il faut d’abord changer les mœurs, les Sitten, les façons d’être de ce peuple. Sans un tel changement, les nouvelles institutions sont inutiles et ne peuvent même pas fonctionner. Mais c’est précisément pour modifier ces façons d’être, ces mœurs, que les nouvelles institutions sont nécessaires » ; il faut donc assumer « que le peuple se transforme en transformant les circonstances », et qu’« il s’agit bien d’un cercle mais qui n’est pas « vicieux » car c’est le cercle de la création historique » (p. 163, 166). Cette idée d’une nécessaire circularité, que l’on espère vertueuse, des transformations objectives et subjectives, Castoriadis la fait à juste titre remonter à Platon et à Rousseau : d’un point de vue concret, elle soulève dans tous les cas la question capitale de l’éducation, ainsi que Marx, en particulier, le notait (« l’éducateur doit lui-même être éduqué »). Dans ses formulations extrêmes, la circularité assumée peut cependant déboucher sur l’aporie, peut-être mortelle, d’une dictature de la liberté en faveur de laquelle un Marcuse – à la suite, lui aussi, de Rousseau –, par exemple, a pu sembler succomber (voir « L’éthique et la révolution », in Culture et société, Paris, Minuit, 1969) : on lira la critique constructive de L. Goldmann, « Réflexions sur Herbert Marcuse », in Marxisme et sciences humaines, Paris, UGE, 1970.

[10] Quoiqu’on en dise, Bourdieu a en fait très tôt proposé un modèle d’intelligibilité du changement social, dans l’Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 277 sq. ; il a ensuite affiné et éprouvé le modèle, sur l’exemple de Mai 68, dans Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.

[11] Cette perspective a le mérite de rompre avec l’idée que l’humain serait naturellement bon, mais malheureusement empêché d’exercer sa vertu par un ordre social corrompu. C’est en suivant son seul intérêt passionnel d’être désirant, non en se soumettant à une idée morale (le « Bien »), que l’individu devient agent éventuel du changement. Et ce n’est pas par vertu qu’il continue à vouloir la liberté, mais à la condition que la structure sociale, elle-même transformée, parvienne à l’obliger en ce sens. Au total, il n’y a même plus besoin de postuler que l’humain soit doté d’une nature quelconque, bonne ou mauvaise : mais seulement qu’il est un être de désir, déterminé à persister dans son existence par tous les moyens, et qu’il est capable de juger et de choisir par lui-même des affects, des objets et des sujets aptes à le soutenir dans cette entreprise.

[12] Possibilité que F. Lordon indique d’ailleurs – bien qu’il ne la développe pas – quand il note qu’il conviendrait aussi de prendre en compte « une trajectoire d’affections par laquelle l’individu se trouve déterminé à développer sa raison, [à] enrichir le contenu en idées rationnelles de ses pensées, et par là à augmenter la part de sa nécessité propre dans ce qui lui arrive » (La Société des affects, op. cit., p. 136).

[13] L’Être et le néant (1943) est-il à la fin vraiment incompatible avec Spinoza ? Pour ce dernier aussi, la liberté n’est évidemment rien, sinon une pratique de libération ; dans les deux cas, la liberté est bien d’abord et avant tout l’assomption transformatrice de la nécessité… L’idée d’« augmenter la part de sa nécessité propre dans ce qui arrive » n’est ainsi pas étrangère au concept sartrien de conscience engagée ; l’assomption-dévoilement de la situation chez Sartre peut sans doute être comprise en rapport avec la notion spinoziste d’« idées adéquates » ; et comment l’existence authentique ne serait-elle pas productrice de ce que Spinoza nomme « affects actifs » ?

[14] Plus qu’à L’Être et le néant, on pense à certaines formules de J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, en particulier autour de l’idée d’une « morale concrète » ou « logique de l’action effective ».

[15] De l’épistémologie à la politique, autour de la question du sujet, voir, à nouveau, Bourdieu : la Préface du Sens pratique, op. cit., se concluait on le sait sur l’idée que la sociologie, la « conscience des déterminations », contribue « à la construction, autrement abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet ».

[16] Outre Marx, on pense à différents auteurs pour lesquels le lieu conceptuel de la politique d’émancipation n’a cessé de poser problème, au moment où la nécessité de son émergence sur le plan pratique, elle, ne faisait pas question. On pense d’abord au problème révolutionnaire tel que la notion sartrienne d’un « groupe en fusion » immanquablement destiné à retomber dans l’inertie en a fixé les coordonnées dès la Critique de la raison dialectique. Tome 1 : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960 : le problème est en substance le même que celui finalement pointé, avec le concept de « subjectivation politique », par J. Rancière, dans La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 2000. Dans une perspective également post-althussérienne, c’est-à-dire faisant toute sa place à la question du sujet, la question a été prolongée tant par A. Badiou (qui insiste sur le fait que le problème capital posé par un événement transformant la loi d’un monde est celui de ses conséquences subjectives, voir Logiques des mondes. L’être et l’événement 2, Paris, Seuil, 2006) que par É. Balibar (et l’articulation fine des concepts d’émancipation, de transformation et de civilité définitoires de la politique selon La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 2006).

[17] J’élargis ici le propos du chapitre 4 d’A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Lignes, 2008.

[18] Quoique daté, le petit livre d’A Badiou, Théorie de la contradiction, Paris, Maspéro, 1975 comporte sur cette question d’intéressantes indications (voir surtout le chapitre 3). Mais on peut se borner à répercuter l’analyse d’un bon hégélien : « Ce qui manque de contradiction interne, est mort. C’est dire que la résolution de la contradiction qui le spécifiait et le maintenait dans sa détermination relative l’a fait passer, comme élément ou comme moment, en une réalité d’un autre ordre, habitée désormais elle-même par sa propre contradiction spécifique et qui, elle aussi, à son tour, disparaîtra. Sauf accident, la contradiction ne se maintient pas en équilibre. Son destin est de s’aiguiser jusqu’à l’éclatement final » (J. D’Hondt, « Le moment de la destruction dans la dialectique historique de Hegel », in Revue internationale de philosophie, 36/139-140, p. 127).

[19] On lira É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985. Voir aussi, du même auteur, plus récemment, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010 : j’y reviendrai en conclusion.

[20] Pour un exemple du manque de conscience historique du mouvement critiqué ici, voir la manière dont le réchauffement climatique est régulièrement pensé, non comme la conséquence, depuis deux siècles, du capitalisme industriel, mais comme l’aboutissement d’un corps à corps ayant toutes les apparences de la tragédie entre un « monde » sans épaisseur historique et une « espèce » (Homo Sapiens) semble-t-il toujours semblable à elle-même. Michel Serres a malheureusement contribué à accréditer cette vision des choses auquel l’usage non-critique du concept d’« anthropocène » a conféré un fondement d’allure scientifique (voir, sur ce dernier point, C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2016).

[21] On pense au texte tardif de T. W. Adorno, « Résignations », in Tumultes, n°17-18, 2002.

[22] Sur tout ceci, on se reportera au petit livre de G. Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, Paris, Minuit, 2009.

[23] Voir le livre (d’inspiration deleuzo-spinoziste) de D. Vercauteren, Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, Forcalquier, HB Éditions, 2007.

[24] Voir D. Tanuro, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2012.

[25] Voir Z. Bauman, La Vie liquide, trad. C. Rosson, Paris, Fayard, 2013, p. 230.

[26] W. Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », trad. M. de Gandillac, in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 132 (citant La Révolution et les intellectuels, de P. Naville, en 1926).

[27] L’idée de nostalgie, mais de nostalgie critique, peut pourtant revêtir un sens politique, comme celle d’utopie, mais d’une utopie que l’on dira alors concrète : on lira respectivement M. Löwy, R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992 et l’épilogue de B. Charbonneau, Tristes campagnes, Paris, Denoël, 1973. La lecture de cet auteur dispensera avantageusement de celle de P. Rhabi.

[28] On vérifiera sur un cas concret la pertinence de la critique adressée ici à l’idéaltype de la transition : dans Imagine (sept.-oct. 2017/n°83), O. De Schutter exprime au nom du Laboratoire de la Transition (UCL) la conviction qu’« il faut donner aux gens la conscience qu’ils sont eux-mêmes responsables de leur destin », tandis que l’État jouera son rôle de « facilitateur » dans la construction d’« une société plus durable et résiliente ».

[29] Comme l’écrit É. Balibar, notamment dans Violence et civilité, op. cit., « l’idée d’action politique semble devoir demeurer étroitement liée à celle de constitution d’un acteur collectif » : il y faut « des collectifs agissants, ou des praxis collectives, au sens traditionnel en philosophie d’une action qui ne transforme pas seulement une certaine matière, mais qui « forme » aussi les agents eux-mêmes » : processus qui ont à inventer « des formes d’organisation, ou des institutions », comme « ils requièrent des investissements affectifs »  (p. 321) à même de conjurer « le risque de perversion » et de violence qu’emporte forcément avec elle l’activité politique du peuple. Mais « le risque de la perversion de la révolte n’est jamais une raison suffisante pour ne pas se révolter » : il est un problème, peut-être tragique, à assumer comme tel, en théorie et en pratique (p. 416). Auparavant, l’auteur notait que si la politique émancipatrice demeure sans doute bien «  pratique de masse », et qu’il importe « d’inclure dans toute réflexion sur la citoyenneté démocratique la problématique « insurrectionnelle » », c’est pour mieux poser la question des conditions de possibilité d’une auto-limitation démocratique (« civilité ») des pratiques insurrectionnelles (« La contradiction infinie », in Lignes, n°32, 1997/3).

Lire hors-ligne :