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David Harvey vient de publier Seventeen Contradictions and the End of Capitalism (Profile Press et Oxford University Press). Dans le texte ci-dessous, initialement paru en anglais sur son blog, il propose un compte rendu critique du livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, complémentaire du texte de Michel Husson que nous avions publié dans nos colonnes il y a quelques mois.

 

Thomas Piketty est l’auteur d’un livre intitulé Le capital au XXIème siècle qui a récemment fait grand bruit. Il y plaide pour des impôts progressifs et une taxe globale sur la richesse, qu’il présente comme la seule voie permettant d’inverser la tendance menant à la constitution d’une forme « patrimoniale » de capitalisme caractérisé par des inégalités de richesse et de revenu qu’il qualifie de « terrifiantes ». Il décrit par ailleurs, avec un luxe de détails éprouvant qui rend difficile de le réfuter, la manière dont cette double inégalité sociale de richesse et de revenu a évolué au cours des deux derniers siècles, avec une insistance particulière sur le rôle du patrimoine.

Il démolit ainsi la vision répandue selon laquelle le capitalisme fondé sur le marché libre diffuserait la richesse et constituerait le principal rempart assurant la défense des libertés individuelles. En l’absence d’interventions actives de la part de l’État pour redistribuer les richesses, Piketty montre que le capitalisme de libre marché produit des oligarchies anti-démocratiques. Cette démonstration a au moins autant nourri l’indignation progressiste que provoqué la rage du Wall Street Journal.

Le livre a souvent été présenté comme un substitut, ajusté au 21ème siècle, du travail portant le même titre et accompli au 19ème siècle par Karl Marx. Piketty nie en réalité que c’était là son intention, ce qui est juste de sa part dans la mesure où son livre ne porte pas du tout sur le capital. Il ne nous dit ni pourquoi le krach de 2008 a eu lieu, ni pourquoi il est si long pour autant de gens de se libérer du double fardeau du chômage prolongé et de logements qui ont fait l’objet de saisies immobilières (lost to foreclosure). Il ne nous aide pas à comprendre pour quelles raisons la croissance est actuellement si molle aux États-Unis en comparaison de la Chine et pourquoi l’Europe est prisonnière d’une politique d’austérité et d’une économie en état de stagnation.

Ce que Piketty montre statistiquement (et nous lui devons beaucoup ainsi qu’à ses collègues pour cela), c’est que le capital a eu tendance, tout au long de son histoire, à produire des niveaux d’inégalités toujours croissants. Pour beaucoup d’entre nous, ce n’est pas là une découverte. Il s’agissait de surcroît de la conclusion théorique exacte à laquelle Marx avait abouti dans le volume 1 de son Capital. Piketty néglige cela, ce qui n’a rien de surprenant puisque, face à aux accusations de la droite faisant de lui un marxiste déguisé, il a depuis affirmé ne pas avoir lu le Capital de Marx.

Piketty rassemble beaucoup de données pour appuyer son argumentation et son explication des différences entre revenu et richesse est aussi utile que convaincante. Il se livre par ailleurs à une défense réfléchie des impôts sur l’héritage, des impôts progressifs et d’une taxe globale en tant qu’antidotes possibles – quoiqu’on puisse douter de leur caractère politiquement viable – à une concentration accrue de la richesse et du pouvoir.

Mais comment expliquer cette tendance à l’inégalité croissante au fil du temps ? À partir de ses données, agrémentées d’allusions littéraires soignées à Jane Austen et Balzac, Piketty dérive une loi mathématique afin d’expliquer ce qui se joue : l’accumulation toujours croissante de la richesse du côté des fameux 1% – un terme popularisé grâce au mouvement « Occupy » – dérive du fait simple que le rendement du capital (r) excède toujours le taux de croissance du revenu (g). D’après Piketty, cela constitue et a toujours constitué « la contradiction centrale » du capital.

Mais une régularité statistique de ce type peut difficilement fonder une explication adéquate, et encore moins une loi. Quelles forces produisent et maintiennent une telle contradiction ? Piketty n’en dit rien. La loi est la loi et les choses ne sauraient être autrement. Marx aurait évidemment attribué l’existence d’une telle loi à l’asymétrie de pouvoir entre capital et travail, et cette explication est encore valable. Le déclin régulier de la part des salaires dans le revenu national depuis les années 1970 a procédé de l’affaiblissement politique et économique des travailleurs alors que le capital mobilisait technologies, chômage, délocalisations et politique anti-salariés – pensons à celles mises en œuvre par Margaret Thatcher et Ronald Reagan – pour écraser toute opposition.

Comme l’a avoué dans un moment d’égarement Alan Budd, un conseiller économique de Margaret Thatcher, les politiques anti-inflation des années 1980 se sont révélées « un très bon moyen d’accroître le chômage, et accroître le chômage était un moyen extrêmement séduisant d’affaiblir les classes populaires… Ce qui a été planifié ici, en termes marxistes, c’est une crise du capitalisme qui a recréé une armée de réserve de travailleurs et a permis aux capitalistes de réaliser des profits importants depuis lors ». Les inégalités de rémunération entre les travailleurs moyens et les dirigeants de grandes entreprises s’établissaient à 1 pour 30 en 1970. Elles se situent aujourd’hui bien au-dessus 1 pour 300, et dans le cas de MacDonalds à 1 pour 1200.

Mais dans le volume 2 du Capital de Marx (que Piketty n’a pas lu non plus bien qu’il se permette de le rejeter joyeusement), Marx pointe le fait que la tendance du capital à abaisser les salaires aurait à terme pour effet de restreindre la capacité du marché à absorber les produits du capital. Henry Ford reconnut ce dilemme il y a fort longtemps, lorsqu’il fixa à 5 dollars le salaire pour une journée de travail de 8 heures afin, comme il le dit alors, d’accroître la consommation. Beaucoup ont d’ailleurs pensé que la faiblesse de la demande solvable avait sous-tendu la Grande Dépression des années 1930.

Cela inspira des politiques keynésiennes expansionnistes après la Seconde Guerre mondiale et aboutit à une baisse des inégalités de revenus (mais guère des inégalités de richesse), dans le contexte d’une croissance forte tirée par la demande. Néanmoins, cette solution reposait sur l’accroissement relatif du pouvoir des travailleurs et sur la construction de l’ « État social » (selon l’expression utilisée par Piketty), fondé sur une taxation progressive. « Au total, écrit-il, sur la période 1932-1980, presque un demi-siècle, l’impôt fédéral sur le revenu aux États-Unis s’établit en moyenne à 81% ». Et cela n’a en aucune manière sapé la croissance (une autre preuve mise en avant par Piketty qui réfute les croyances de droite).

À la fin des années 1960, il devint clair pour de nombreux capitalistes qu’ils devaient faire quelque chose contre le pouvoir excessif des travailleurs. D’où la rétrogradation de Keynes du panthéon des économistes respectables, le passage au mode de pensée de Milton Friedman fondé sur une politique de l’offre, la croisade pour stabiliser sinon réduire la taxation, pour démanteler l’État social et pour discipliner la force de travail. À partir de 1980, les taux supérieurs d’imposition ont été abaissés et les revenus du capital – source majeure de revenu pour les super-riches – ont été imposés à un taux beaucoup plus faible aux États-Unis, accroissant brutalement les flux de richesses en direction des 1% les plus riches. Mais comme le montre Piketty, l’impact sur la croissance a été négligeable. Ainsi, la « percolation » des profits des riches vers le reste de la population – une des croyances favorites de la droite – ne fonctionne pas. Rien de tout cela ne dérive d’une quelconque loi mathématique mais relève de la politique.

Mais quand par la suite la roue a tourné, la question la plus pressante est devenue : où est la demande ? Piketty ignore systématiquement la question. Les années 1990 ont répondu à ce problème par une vaste expansion du crédit, notamment à travers l’inclusion des prêts hypothécaires financiarisés dans les marchés à risque. Mais la bulle financière qui en a résulté était vouée à éclater comme elle l’a fait en 2007-2008, entraînant dans sa chute Lehman Brothers et l’ensemble du système de crédit. Reste que les taux de profit et, plus profondément, la concentration de la richesse privée ont retrouvé très rapidement, après 2009, leurs niveaux d’avant-crise alors que les populations continuaient à pâtir de la crise. Les taux de profit des entreprises atteignent aujourd’hui les niveaux les plus élevés de l’histoire des États-Unis. Les entreprises sont assises sur des masses de liquidités et refusent de les dépenser car les conditions du marché ne leur apparaissent pas suffisamment robustes.

La formulation par Piketty de la loi mathématique masque davantage la politique de classe à l’œuvre qu’elle ne la révèle. Comme l’a remarqué Warren Buffet, « bien sûr qu’il y a une guerre de classe, et c’est ma classe, celle des riches, qui la mène et qui est en train de gagner ». Une mesure clé qui lui assure la victoire tient dans les inégalités croissantes de richesse et de revenu entre les 1% les plus riches et tous les autres.

Il y a néanmoins une difficulté centrale avec la thèse de Piketty : elle repose sur une définition erronée du capital. Celui-ci n’est pas une chose mais un processus de circulation au cours duquel l’argent est utilisé pour générer un surplus d’argent, généralement – mais pas exclusivement – à travers l’exploitation de la force de travail. Piketty définit le capital comme le stock des actifs possédés par les individus privés, les entreprises et les Etats, qui peuvent être échangés sur le marché, peu importe d’ailleurs que ces actifs soient utilisés ou non. Cela inclut la terre, la propriété immobilière, les droits de propriété intellectuelle aussi bien que ma collection d’art ou de bijoux. La mesure de la valeur de toutes ces choses constitue un problème technique délicat qui n’a pas trouvé de solution consensuelle. Afin de calculer un taux de rendement (r) significatif, il faut être capable de calculer la valeur du capital initial. Malheureusement, il est impossible de l’évaluer indépendamment de la valeur des biens et services utilisés pour produire, ou du montant auquel ils peuvent être vendus sur le marché.

L’ensemble de la pensée économique néoclassique (qui constitue le fondement de la pensée de Piketty) est fondé sur une tautologie. Le taux de rendement du capital dépend de manière décisive du taux de croissance dans la mesure où le capital est évalué à travers ce qu’il produit et non via ce qui est entré dans sa production. Sa valeur est donc fortement influencée par les conditions spéculatives et peut être significativement déformée par la fameuse « exubérance irrationnelle » que Greenspan1 a attribuée aux marchés financier et immobilier. Si nous soustrayons le logement et l’immobilier – sans même parler ici de la valeur des collections d’art des spéculateurs – de la définition du capital (et les arguments en faveur de son inclusion sont plutôt faibles), l’explication par Piketty de l’inégalité croissante de richesse et de revenu est alors mise en échec, même si demeurent pertinentes ses descriptions de l’état, passé et présent, des inégalités.

L’argent, la terre, l’immobilier et l’équipement qui ne sont pas utilisés productivement ne sont pas du capital. Si le taux de rendement du capital qui est utilisé se situe à un niveau élevé, c’est parce qu’une partie du capital est retiré de la circulation et se trouve, dans les faits, en grève. Restreindre l’offre de capital aux nouveaux investissements – un phénomène dont nous sommes actuellement les témoins – assure un taux élevé de rendement du capital qui est en circulation. La création d’une telle rareté artificielle n’est pas l’apanage des compagnies pétrolières afin de s’assurer une forte rentabilité des capitaux investis : c’est ce que fait n’importe quel capital quand la chance lui est donnée. Voilà ce qui sous-tend la tendance du taux de rendement du capital – peu importe la manière dont il est défini et mesuré – à excéder le taux de croissance du revenu. Voilà comment le capital parvient à assurer sa propre reproduction, nonobstant les conséquences pour nous. Voilà comment vit la classe capitaliste.

Il y a de nombreux résultats valables dans les données mises en avant par Piketty. Mais son explication des tendances inégalitaires et oligarchiques est profondément erronée. Ses propositions visant à remédier aux inégalités apparaissent naïves, pour ne pas dire utopiques, et il n’a certainement pas construit un modèle efficient pour comprendre le capital du 21ème siècle. Pour cela, nous avons toujours besoin de Marx ou d’équivalents contemporains.

 

Traduit par Ugo Palheta.

 

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1 Directeur, de 1987 à 2006, de la Réserve fédérale, c’est-à-dire de la banque centrale états-unienne.