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Quel est l’état de la traduction de Marx (et Engels) en français ? Quels en sont les enjeux et les horizons ? Alexandre Féron et Guillaume Fondu, qui participent à la Grande Édition Marx et Engels, mettent pour Contretemps ces questions en perspective.

 

Contretemps : Vous êtes depuis quelques années dans un travail de lecture, de traduction et/ou d’édition des œuvres de Marx. Quels sont les contours de ce chantier et les motivations de ce travail ?

Nous faisons partie de cette génération qui a connu les mouvements étudiants de la séquence du milieu des années 2000 et notre travail sur Marx a commencé suite au dernier de ces mouvements, celui contre le projet de loi LRU. Nous ressentions une certaine insatisfaction vis-à-vis des enseignements que l’on pouvait recevoir à l’École Normale Supérieure et plus généralement vis-à-vis du fonctionnement universitaire : aucun cours sur Marx, aucun cadre de travail collectif, aucun lieu de rencontre et de discussion avec des camarades issus de différentes disciplines, notamment en sciences sociales, etc. Et nous pouvions d’autant plus mesurer ce manque que le mouvement universitaire avait donné lieu à ce genre de rencontres et de discussions. Nous nous sommes donc dits qu’il serait bon d’organiser un séminaire de travail commun pour enrichir notre engagement mais aussi plus simplement pour essayer de comprendre un peu notre monde contemporain. Nous étions néophytes et venions de la philosophie, ce qui explique qu’on ait fait le choix d’un séminaire de lecture. Et dans ce cadre, l’œuvre de Marx s’imposait. Cela dit, nous avons toujours cherché, avec plus ou moins de bonheur, à faire le lien avec les sciences sociales et une approche empirique du capitalisme et de ses manifestations.

C’est le séminaire qui nous a amené vers les projets de traduction. Le séminaire marchait bien et nous nous sommes demandés comment nous pouvions le prolonger dans des nouvelles directions. La traduction nous a semblé un bon cadre pour un travail vraiment collectif, qui nous obligerait à nous confronter aux détails des textes, et qui permettrait de produire quelque chose. Au début nous le faisons sans idée d’ensemble, mais il nous est vite apparu que ce travail pouvait être utile pour un public plus large, puisqu’il permettait de rendre disponible pour les lecteurs français, soit des textes dont la traduction était vieillie, soit des textes qui n’avaient jamais été traduits. Au même moment, le travail que nous faisons dans le séminaire nous a amené à découvrir des auteurs avec lesquels nous n’étions pas familiers, et notamment les auteurs marxistes anglo-saxons contemporains. C’est ainsi qu’ont commencé les projets de traduction, de l’anglais et de l’allemand : il y a eu Karl Korsch (Marxisme et philosophie), David Harvey (Brève histoire du néolibéralisme), Marcuse (Contribution à une phénoménologie du matérialisme dialectique) et plus récemment Edward P. Thompson (Misère de la philosophie). Et bien entendu Marx. C’est dans ce cadre que nous avions rejoint le projet de la Grande Édition Marx et Engels, ou GEME.

 

Qu’est-ce que la GEME ?

La GEME est un projet d’édition et de traduction des œuvres de Marx et Engels débuté dans les années 2000 à l’initiative de philosophes, germanistes et historiens marxistes et sous la direction d’Isabelle Garo. Face à la qualité inégale des éditions proposées en France, l’idée est de fournir au public français des volumes utilisables, relativement homogènes pour ce qui est de leur traduction et accompagnés de notes et d’index donnant tous les outils nécessaires à la bonne compréhension des textes sans pour autant imposer une interprétation déterminée. En un certain sens, le projet renoue avec la volonté qu’avaient eue, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les Éditions sociales (et Lucien Sève à leur tête). Les traducteurs et les éditeurs de la GEME entendent donc premièrement rendre disponibles des textes qui ne le sont pas aujourd’hui (notamment parce que l’édition allemande de référence a fait d’énormes progrès depuis les années 1980) mais également retraduire et rééditer des textes afin de leur rendre leur actualité ou en tout cas leur lisibilité.

Les deux premiers volumes du projet à avoir vu le jour sont la Critique du programme de Gotha et Le chapitre VI (inédit) du Capital issu de manuscrits non publiés. Il s’agit de textes qui, pour des raisons très différentes, nécessitent un véritable appareil de notes. Mais le projet de la GEME s’est accéléré en 2014 lorsque Marx a été inscrit au programme de l’agrégation de philosophie, ce qui a donné lieu à la traduction, réalisée avec Jean Quétier, de la Contribution à la critique de l’économie politique et des premiers chapitres de L’idéologie allemande. Un volume de textes du jeune Engels vient également de sortir, issu d’une autre équipe de traducteurs, basée à Lyon. De nouveaux projets sont en cours : dans l’année qui vient on devrait avoir une édition des textes des Annales franco-allemandes (en particulier L’introduction à la critique du droit de Hegel, La question juive, ainsi que des textes d’Engels, de Hess ou de Bakounine), un deuxième volume des textes du jeune Engels. À moyen terme, nous aimerions réaliser des éditions de textes philosophiques (Critique du droit de Hegel), historiques (autour de 1848 en France), ou économiques de Marx (en particulier une anthologie des textes économiques). Le programme de travail court actuellement jusqu’en 2018.

 

L’histoire des traductions et des éditions de Marx semble scander des périodes politiques aux enjeux théoriques distincts. Pouvez-vous revenir sur les différents moments ?

Les traductions françaises sont d’abord dépendantes des avancées de l’édition allemande. À ce niveau déjà, l’histoire est complexe. En effet, l’œuvre de Marx et Engels est très hétérogène : à côté des textes publiés, on trouve des manuscrits parfois très importants, des notes de lecture, des interventions politiques, etc. Tout cela suppose pour être édité correctement un immense travail philologique (et parfois même quasiment paléographique).

Ce qui rend les choses encore plus complexes c’est lien très étroit qui unit, dès le départ et pour des raisons évidents, l’édition des œuvres et les enjeux politiques d’une époque. La première édition complète, ou MEGA (pour Marx Engels GesamtAusgabe), débute en URSS dans les années 20 sous la direction de Riazanov qui sera purgé par le pouvoir stalinien et ne pourra aller au bout de son projet. Une seconde édition prendra la suite, la MEW (Marx Engels Werke). C’est encore aujourd’hui l’édition la plus répandue, mais il ne s’agit en aucun cas d’une édition complète, ni a fortiori scientifique : elle ne respecte pas la langue des textes originaux (qui sont tous traduits en allemand), elle comporte des notes et des préfaces très idéologiques, et elle est basée sur une édition fixée à Moscou.

Ce n’est que dans les années 1980 que naît le projet d’une seconde MEGA, débarrassée des scories idéologiques de la MEW et exploitant le gigantesque fonds de manuscrits laissés par Marx. On retrouve certes dans cette édition quelques points contestables : on peut penser, par exemple, à la division en « sections » qui isole le projet du Capital du reste de l’œuvre et incite à une lecture téléologique des manuscrits considérés implicitement comme des tentatives en vue de l’ouvrage final. Mais l’établissement du texte est scrupuleux, les notes sont purement informatives et aucun texte n’est laissé de coté ou censuré. La MEGA² comporte ainsi quatre sections : les textes non économiques de Marx et Engels (section I), le projet du Capital comportant l’ensemble des manuscrits économiques des années 1857 à 1894 (section II), la correspondance (incluant les lettres des correspondants lorsqu’elles ont été retrouvées) (section III) et les cahiers et notes de lecture (section IV). Exception faite de la section III, la division est en fait poreuse. La différence entre manuscrits et notes de lecture par exemple est parfois très ténue : les cahiers de notes de Marx sur la crise de 1857 ont été mises dans la section IV alors que le début des Manuscrits de 1857-58 prend la forme de notes de lecture. On trouve par ailleurs dans la section IV des textes importants – certains ont été exploités par des auteurs pour donner une autre perspective sur l’œuvre de Marx : par exemple Kevin Anderson concernant les sociétés non occidentales (Marx aux antipodes), ou John Bellamy Foster pour l’écologie. À ce jour, la MEGA² a achevé la publication de la section II mais travaille encore sur les autres sections. Son financement vient d’ailleurs d’être prolongé.

 

Quelles sont les principales traductions aujourd’hui disponibles en français ? Selon quels principes ont-elles été établies ? Qu’en est-il des traductions françaises ?

Rappelons, pour commencer, qu’il n’y a jamais eu, en français, d’édition complète des œuvres de Marx. On peut même dire que la France a longtemps opposé une résistance à l’introduction des œuvres de Marx. Mis à part Misère de la philosophie (écrit en français), la traduction du livre I du Capital par Joseph Roy (en partie réécrite par Marx), ainsi qu’un petit nombre d’œuvres traduites à la fin du XIXe et au début XXe, il faut attendre les années 1920 pour qu’apparaissent les premiers projets d’ampleur.

Le premier de ces projets est sans doute celui lancé par la maison d’édition Costes (proche de la SFIO). Une quarantaine de volumes, dont la plupart sont traduits par J. Molitor, paraîtront jusqu’en 1947, et rendent disponible pour la première fois pour les lecteurs français des textes comme Les Manuscrits de 1844, L’idéologie allemande, ou la correspondance. Cette édition, qui n’est plus utilisées aujourd’hui, a eu une influence importante sur la manière dont Marx a été lu en France, notamment par son mode d’organisation : les volumes sont répartis selon des grandes rubriques thématiques (économie, politique, philosophie), ce qui conduit une lecture sélective qui a tendance à voir une hétérogénéité entre les textes et négliger ce en quoi l’une des ambitions de Marx était de dépasser les partages disciplinaires. Les philosophes ont, par exemple, eu tendance à ne lire que les œuvres classées « philosophiques » (qui correspondent en fait plus ou moins aux œuvres de Jeunesse) et ne pas prêter attention à ce qu’il peut y avoir philosophique dans les autres œuvres, et en particulier le Capital. On pourrait ainsi se demander à quel point une partie de ce qui a été écrit sur le rapport de Marx à la philosophie tient à ces choix éditoriaux. D’ailleurs, l’édition de Marx dans la Pléiade reprend ce même partage.

Pour revenir à cette petite histoire de l’édition de Marx en France, il faut dire que la grande époque de l’édition de Marx en France correspond à la séquence 1945-1983. C’est à cette époque que les œuvres sont largement diffusées, avec de gros tirages, et par un grand nombre d’éditeurs.

L’un des pôles importants (mais pas le seul), ce sont les éditions du PCF, en particulier les Éditions sociales. Un important travail de traduction est entrepris après la guerre en particulier autour des traducteurs Émile Bottigelli (notamment une première traduction complète des Manuscrits de 1844) et Gilbert Badia (qui dirige la seule traduction complète de L’idéologie allemande – traduction rééditée récemment par les Éditions sociales). Mais, c’est dans les années 1970, sous la direction de Lucien Sève notamment, que les Éditions sociales lancent un très important projet de traduction des œuvres de Marx et d’Engels. A la fin des années 1970 arrive une nouvelle génération de traducteurs participant notamment au projet de traduction d’une grande partie des manuscrits économiques de Marx (la section II de la MEGA2) : ainsi paraitront, sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, les Manuscrits de 1861-63 et les Manuscrits de 1857-58 – les dits « Grundrisse » (c’est l’édition de référence), mais surtout une nouvelle traduction du Capital pour le centenaire de la mort de Marx (reprise aux PUF ; J-P. Lefebvre prépare d’ailleurs une nouvelle traduction à paraître aux éditions sociales au printemps 2016). Ces nouvelles traductions qui restent encore celles qui sont les plus souvent disponibles dans le commerce (bien que de nombreux volumes soient épuisés) sont d’une bien meilleure qualité. Jean-Pierre Lefebvre, par exemple, est également le traducteur de la Phénoménologie de l’Esprit : sa connaissance de la conceptualité de Hegel lui permet ainsi de repérer et restituer dans ses traductions la terminologie que Marx reprend à Hegel – et nous permet ainsi de mieux appréhender le débat classique sur le rapport entre Marx et Hegel.

Mais à la même époque, il faut également signaler le travail de traduction et d’édition entrepris dans les milieux marxistes en dehors du PCF. Roger Dangeville, communiste antistalinien, a ainsi proposé de nombreuses anthologies thématiques des œuvres de Marx (notamment chez 10/18) ainsi que la première traduction des Manuscrits de 1857-58 (mais qui est malheureusement de médiocre qualité).

L’élargissement du lectorat marxiste incite même une maison d’édition comme Gallimard à lancer une édition des œuvres de Marx dans la Pléiade, dont elle confie la direction à Maximilien Rubel. L’objectif de Rubel est de produire une édition « marxienne » et non « marxiste » de Marx. Mais cette édition, bien qu’elle soit souvent citée, est assez problématique, puisque Rubel se permet de couper les textes, de les expurger de tout ce qui viendrait d’Engels (chose particulièrement gênante lorsqu’il s’agit de textes écrits par Marx et Engels), de multiplier les gloses politiques dans les notes, et de prendre des libertés contestables dans ses choix de traduction. Par ailleurs, l’édition utilise le partage thématique des œuvres qu’on a déjà mentionné. Quoi qu’il en soit, Rubel n’aura pas l’occasion d’achever l’édition, et Gallimard ne semble pas chercher à relancer le projet.

Les années 1990 ont constitué un trou noir dans les traductions et l’édition de Marx. S’il restait encore des volumes de la période antérieure, il n’y a eu aucun nouveau projet. Dans les années 2000, avec un regain d’intérêt pour Marx et la montée des luttes sociales, on voit arriver quelques publications de textes de Marx, mais cela reste assez dispersé. Notons cependant la nouvelle traduction des Manuscrits de 1844 chez Vrin par F. Fischbach, ou encore celle de la Question juive à La Fabrique (qui a également ressorti une édition des textes de Marx sur la Commune).

 

Vous avez mentionné les enjeux de l’édition. Prenons quelques exemples. Tout d’abord, un problème essentiel dans l’édition des œuvres de Marx découle du caractère inachevé du Capital. Le travail effectué par Engels pour assembler à partir de brouillons les livres 2 et 3 a parfois été mis en cause.

Le problème que tu mentionnes ici est effectivement l’un des problèmes centraux dans l’interprétation de Marx. Rappelons que la section II de la MEGA² comporte des textes dont la rédaction s’étend de 1857 à 1894, date de publication par Engels du livre III du Capital (après sa publication du livre II en 1885). On a donc affaire à des textes hétérogènes dont aucun ne peut être considéré comme un texte achevé, même le livre I que Marx souhaitait encore reprendre et dont la dernière version que nous possédons a également été publiée par Engels. La plupart des commentateurs sérieux insistent aujourd’hui sur l’hétérogénéité des différents projets théoriques successifs – c’est le cas notamment de Michael Heinrich, l’un des principaux marxologues allemands actuels mais encore peu connu en France – et sur la nécessité de garder en tête la dimension inachevée de la réflexion marxienne. Mais on a là un terrain très propice aux conflits exégétiques.

L’une des questions est celle du rôle exact qu’a joué Engels dans la transformation de ce qui n’était qu’un projet en texte achevé. Concernant par exemple le livre III, on peut signaler deux interventions d’Engels. Tout d’abord à propos de la célèbre loi de la baisse tendancielle du taux de profit : si l’on regarde les manuscrits de Marx, cette loi n’a pas du tout l’importance centrale qu’Engels lui donne dans son édition du texte, et les formules de Marx ont parfois été infléchies par Engels dans un sens plus fataliste. Deuxième point : le titre qu’Engels a donné au volume, Le procès d’ensemble de la production capitaliste, ne coïncide pas avec celui que lui donne Marx dans certains manuscrits, Configurations du procès d’ensemble. C’est en partie anecdotique mais peut conduire à des lectures assez différentes, que ce soit des rapports entre livre I, II et III ou même du contenu précis de ce livre III.

C’est en tout cas dans ce cadre qu’il faut aujourd’hui penser l’édition et la traduction de ces textes. Les Anglo-saxons viennent par exemple publier une traduction intégrale d’un des manuscrits importants du livre III. Nous pensons pour ce qui nous concerne que les modifications d’Engels ne justifient pas un tel travail. Mieux vaut à notre sens réfléchir à une édition critique qui comprendrait en annexes et/ou en notes les passages biffés par Engels ou un relevé des changements qu’il introduit à tel ou tel endroit du texte. L’un des projets de la GEME est d’ailleurs de fournir d’ici trois ans une grosse anthologie (à peu près 1000 pages) des manuscrits économiques réunis dans la section II de la MEGA afin de donner au public français une idée des hésitations et évolutions de Marx. Nous sommes en train de réfléchir à ses modalités.

 

Un autre exemple : à partir des années 60, la publication et la traduction des dits « Grundrisse » a eu des effets sur la réception philosophique et politique de Marx, qui a pris notamment la forme d’un brutal contrecoup anti-althussérien.

La question des Grundrisse, qui constituent la toute première version du Capital si l’on accepte la partition de la MEGA², est effectivement une autre question importante concernant cette section II. Elle pose de manière générale la question de l’évolution de la pensée de Marx et notamment de son rapport à Hegel. On peut très schématiquement opposer trois types de lecture : les unes considèrent l’évolution de Marx comme un approfondissement scientifique (qu’il se fasse avec ou contre Hegel), d’autres comme un aplatissement dû à des raisons conjoncturelles (Marx aurait choisi de se rendre lisible au prix de la rigueur de sa théorie), les dernières insistant sur l’hétérogénéité des projets. Chacune de ces lectures peut supporter des projets politiques et théoriques très différents, mais le débat a avant tout été lancé par des auteurs qui souhaitaient aller contre le positivisme stalinien et une compréhension très matérielle de la valeur en invoquant des manuscrits dans lesquels des notions comme celle de travail abstrait étaient explicitement théorisées de manière plus complexe. Un tel projet a notamment été porté par la Neue Marx Lektüre en Allemagne, d’ailleurs introduite en France par des intellectuels trotskistes qui traduisent et publient un article de Backhaus, « Dialectique de la forme-valeur », dans la revue Critiques de l’économie politique en 1974.

Ces interprétations ont également des conséquences théoriques importantes, notamment concernant les rapports logiques exacts qui lient les différentes catégories économiques bourgeoises. Un exemple précis : l’une des questions qui agitent les marxistes est celle des rapports entre marchandise, monnaie et capital. Les premiers manuscrits de Marx laissent penser qu’il existe entre monnaie et capital un lien logique aussi fort qu’entre marchandise et monnaie. C’est-à-dire que tout comme la marchandise est grosse de la monnaie, cette dernière serait grosse du capital. Lorsqu’on sait que les catégories marchandes ont continué à fonctionner en URSS, on comprend que ce texte ait été brandi par les antistaliniens pour dénoncer – notamment – la nature faussement anticapitaliste du régime soviétique. Mais également par les opposants au projet de socialisme de marché et à l’autogestion, notamment encore une fois les trotskistes français dans les années 1970. D’autre part, cette réflexion sur la logique des catégories est également lourde de conséquences pour la théorie de l’histoire et offre des éléments pour contrer l’évolutionnisme de la vulgate stalinienne et ses différents stades : communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, etc.

 

Vous êtes philosophes, mais souhaitez à travers votre travail sur l’œuvre de Marx permettre sa remobilisation aujourd’hui dans les sciences sociales et la pratique politique. Comment concevez vous l’actualité de Marx ?

Dès le début de notre lecture de Marx, peut-être influencés par la lecture d’Althusser, peut-être par les mobilisations étudiantes auxquelles nous participions, il nous semblait qu’il fallait sortir d’un rapport purement philosophique à l’œuvre de Marx. Cela impliquait d’une part de renouer avec une lecture politique de Marx. Avec la remontée des luttes à partir du milieu des années 1990, il était nécessaire de sortir d’une position de repli (sans doute nécessaire pour la génération précédente) pour réassumer une part du projet de Marx. Il nous semblait désormais nécessaire de nous retourner vers Marx non seulement pour comprendre le monde contemporain, mais également pour essayer de trouver les moyens de le transformer.

D’autre part, sortir d’une lecture purement philosophique de Marx c’était aussi pour nous aller vers d’autres disciplines, en particulier les sciences sociales (sociologie, anthropologie, économie politique). Or ce lien entre philosophie et science sociales ne peut pas se faire autour de n’importe quels concepts. Il est donc nécessaire de puiser dans les œuvres de Marx ce qui permet cette rencontre. C’est en cela que nous nous retrouvons en partie dans l’entreprise althussérienne : si des générations de marxistes des années 1960 et 1970 ont pu tenter d’articuler le marxisme aux différentes sciences sociales c’est sans doute grâce au travail épistémologique qu’il a lancé.

 

Quel rapport alors entre sciences sociales et la philosophie ?

Pour nous, l’un des intérêts de la philosophie est sa dimension catégorielle : elle permet d’interroger les concepts centraux sur lesquels se construisent des perspectives théoriques et scientifiques et de réfléchir à la cohérence et aux implications de ces concepts. C’est en un sens très large le côté épistémologique de la philosophie, en un sens très large parce que la perspective tracée ici est lourde de conséquences politiques, morales voire ontologiques (sur le degré de réalité d’entités sociales comme le capital par exemple).

Or, il nous semble que c’est principalement ce dont on a besoin aujourd’hui. On ne cesse de répéter que l’économie – notamment mais pas seulement – est en crise, qu’elle est incapable de penser les dynamiques actuelles et les crises qui en découlent, et qu’il faut s’atteler à sa refondation. Dans cette perspective, les hétérodoxies foisonnent et cherchent dans des philosophies très diverses les moyens de ce renouvellement. Un auteur comme F. Lordon aujourd’hui, économiste de formation, va ainsi chercher par exemple des catégories alternatives à celles du mainstream chez un philosophe aussi « pur » que Spinoza, précisément parce qu’en posant des questions d’ordre ontologique, il remet en cause certaines évidences de la métaphysique bourgeoise.  Et dans ce cadre, quoique l’on pense de la réussite du projet de Marx, il est indéniable qu’il constitue l’un des meilleurs exemples de volonté d’hybridation entre philosophie et sciences sociales. Ou plutôt, comme il l’écrit lui-même, de critique systématique des catégories de l’économie politique. Il nous semble que c’est encore de là qu’il faut partir : interroger la cohérence du paradigme dominant et ses contradictions afin d’en sortir par en haut. Sans reproduire inconsciemment ses catégories, leur charge idéologique et leurs apories.

 

Propos recueillis par Cédric Durand.

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Sur le sujet, on peut lire également deux articles de Jean-Numa Ducange :

« Marx et Engels en Allemagne. À propos de quelques publications récentes », Revue de l’IFHA [En ligne], 4 | 2012.
« Éditer Marx et Engels en France : mission impossible ? », La Revue des livres et des idées, n° 16, 2010.

 

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