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Qu’est-ce qui est nécessaire à l’existence humaine, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Les réponses qu’on donne à ces questions sont cruciales pour tout projet d’émancipation. Pour nourrir ces débats, les Éditions Sociales viennent de republier l’ouvrage de la marxiste hongroise Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, publié initialement en 1977, dont l’actualité au regard de la crise écologique et du développement du consumérisme ne peut qu’inciter à redécouvrir ce texte.

Tout projet d’émancipation doit pouvoir déterminer quelle est la base de biens et services dont tout humain devrait pouvoir bénéficier pour mener une vie décente. Cela fournit en effet le critère permettant à la fois de dire en quoi telle société n’est pas vivable et ce que serait une société vivable. Ces réponses sont d’autant plus cruciales dans le contexte de la crise écologique : celle-ci impose une réduction du niveau de consommation des sociétés occidentales.

Elle nous intime donc à faire la part, dans notre consommation, entre l’indispensable et le superflu. Tout concept de besoin est donc d’emblée à la fois descriptif et normatif ; en décrivant des faits, il pose en même temps ces faits comme des nécessités devant être satisfaites. C’est pourquoi il importe à une philosophie politique telle que celle de Marx de s’emparer de ce concept, mais aussi de comprendre quelle place occupent les besoins dans cette théorie.

Ágnes Heller, dans La théorie des besoins chez Marx, réalise justement ce travail. Elle-même était l’une des élèves les plus en vue de Georg Lukács, philosophe marxiste hongrois fondamental du XXe siècle. Ces élèves formaient l’École dite « de Budapest », prolongeant l’analyse marxiste non seulement sur le plan économique ou politique, mais aussi sur celui de la vie quotidienne. Cela valut à l’école de Budapest d’être condamnée par le pouvoir hongrois dès lors que ce prolongement les conduisait à critiquer certains aspects de la vie dans les pays socialistes ; ses membres ont dû quitter en grande partie la Hongrie.

La Théorie des besoins chez Marx participe à cette démarche d’une philosophie marxiste de la vie quotidienne, dès lors qu’elle cherche à montrer, non seulement en quoi la vie sous le capitalisme est aliénante, mais également à quoi elle pourrait ressembler dans une société qui dépasse le capitalisme. Il s’agit un ouvrage important pour tout lecteur de Marx qui voudrait approfondir sa critique du capitalisme et sa conception d’une société alternative, mais également pour comprendre comment une société alternative pourrait se rapporter aux besoins humains.

Les besoins comme produits historiques

Selon Heller, le concept de besoin joue un rôle essentiel dans les principales découvertes théoriques de Marx[1]. En particulier, la notion même de valeur d’usage, distinguée de la valeur d’échange (la première mettant de côté la seconde) suppose un besoin satisfait par l’objet mais ce besoin n’est pas  la préoccupation centrale du domaine de la production. En effet, l’économie classique réduit le besoin au seul besoin économique de l’augmentation de la production de richesses. Ainsi, la société capitaliste est une société de besoins aliénés.

Néanmoins, pour pouvoir comprendre en quoi ils le sont, encore faut-il produire une catégorie de besoins (ou de système de besoins, les besoins étant liés les uns aux autres dans une société) non aliénés. Bien que Marx distingue les besoins de multiples façons (besoins matériels et spirituels, besoins naturels et besoins socialement créés, besoins nécessaires et besoins de luxe), le niveau ultime de jugement et de catégorisation des besoins, permettant de les qualifier d’aliénés, est selon Heller celui des riches exigences humaines auxquelles Marx fait référence dans les Manuscrits de 1844 :

« On voit comment, supplantant la richesse et la misère de l’économie politique, surgit l’homme riche pourvu de riches exigences humaines. L’homme riche est en même temps l’homme qui pour vivre, a besoin d’une totalité de manifestations humaines[2] ».

Ainsi, une société non aliénée serait une société qui cesserait de produire une réduction des besoins humains à des catégories restreintes qui ne représentent pas l’ensemble des possibilités humaines[3]. C’est cette pluralité qui constitue la richesse proprement humaine.

Néanmoins, il reste à comprendre comment se constitue cette aliénation, et pour cela il faut comprendre comment Heller appréhende la théorisation marxienne du besoin en général. Tout d’abord, selon Marx, on ne peut pas définir de façon naturaliste une liste de besoins humains fixés. En effet, s’il existe certes des besoins biologiques, dictés par l’organisme, il y a un processus d’émergence de nouveaux besoins chez l’humain, processus lié à l’objectivation, la constitution d’objets.

En cela consiste la différence entre besoins animaux et humains : les premiers sont donnés, les seconds émergent au cours du processus historique[4]. Marx précise ainsi lui-même dans l’Idéologie Allemande, en parlant des besoins animaux, que :

« Le premier fait historique est la fabrication de moyens devant satisfaire ces besoins […] et cette création de nouveaux besoins est le premier acte historique[5] ».

Ainsi, c’est par la fabrication d’outils que se développent de nouveaux besoins. Tout besoin se rapporte à des objets ou à des activités concrètes : les besoins sont toujours actifs, et leur émergence est elle-même un processus où les uns et les autres sont interdépendants : « ce sont les activités en voie d’objectification qui font émerger de nouveaux besoins[6] » (une activité ou un objet émerge en même temps que le besoin qui lui correspond).

De plus, alors que dans la pulsion animale besoin et désir se confondent, chez l’humain on peut faire une distinction entre le besoin d’une catégorie d’objets et le désir qui porte sur un objet concret, ce qui crée la possibilité d’une dissonance sociale par la fixation du désir sur des objets précis au point qu’on décide de se battre pour eux, alors que le besoin pourrait en être satisfait par une vaste catégorie d’objets.

Besoins et aliénation

L’aliénation du besoin, c’est l’aliénation de la richesse en besoins qui fait l’humanité de l’être humain. Ce concept est en partie une construction philosophique : il n’y a jamais eu d’être humain pleinement riche en besoins selon Marx. Par exemple, la richesse de besoins développée par la Grèce antique était limitée, dans son développement, par les obstacles que la communauté opposait à la production. Une certaine richesse humaine est développée, mais de façon limitée. Par contre, là où il y a aliénation, c’est lorsque du point de vue social, une multiplicité de besoins est développée qui exprime un développement des possibilités de l’espèce, sans pour autant être accessible aux individus :

« Au niveau social général, les hommes déploient leurs données génériques […] mais les individus isolés n’ont pas part à l’ensemble de la richesse sociale [7] ».

Ainsi, les sociétés de classe développent du point de vue de l’espèce une multiplicité de possibilités, mais qui ne sont pas accessibles par chaque membre de ces sociétés. Au contraire, certains sont enfermés dans un nombre limité de besoins. La suppression de l’aliénation, ce sera la participation de chacun à cette richesse sociale. Ainsi, l’aliénation n’est pas une déformation de l’essence humaine originaire : cette aliénation fait partie du processus de développement de l’humanité comme espèce, permettant l’avènement d’une société riche en besoins. C’est là la fonction universalisante du capitalisme, qui crée ainsi une multiplicité de besoins tout en opposant ensuite un obstacle à leur développement, en les aliénant.

Plus précisément, l’aliénation des besoins consiste principalement en une inversion du rapport moyen-fin, une réduction de la qualité à la quantité, en une réduction, un appauvrissement des besoins. D’une part, dans le capitalisme, la fin (satisfaction des besoins) devient un moyen : la production de richesse. Même la richesse proprement humaine (le développement des besoins) devient dans le capitalisme un moyen, un moyen de production de nouveaux besoins pour faciliter l’augmentation de la production de richesses.

Cette insistance sur la production de richesse implique une réduction du qualitatif au quantitatif : on ne s’intéresse plus à la qualité de cette possession et de la consommation qui en résulte, mais à la quantité de biens ainsi possédés, grâce à l’argent, qui donne un point de comparaison quantitatif commun à tous les objets. Mais de cette façon, non seulement les besoins sont réduits au quantifiable (le nombre d’objets possédés, leur valeur d’échange etc.) mais les besoins eux-mêmes non quantifiables sont mis de côté. Cette mise de côté implique que, sous le capitalisme, il y a une réduction des besoins humains au besoin de posséder.

Ce besoin c’est le besoin en particulier de possession – possession du plus grand nombre de biens ou fortune du côté des capitalistes, et possession de biens de survie du côté des ouvriers[8]. Il n’y a pas ainsi, selon Marx, de besoin faux ou manipulé en soi : un besoin est manipulé s’il surgit selon les besoins de valorisation du capital, car cela entraine la limitation et l’appauvrissement d’autres besoins, qui ne se trouvent pas à un moment donné dans les moyens dont le capital dispose pour se valoriser. L’individu devient alors l’esclave d’un groupe de besoins augmenté de façon artificielle.

Des besoins radicaux

D’un point de vue pratique, une fois qu’on a pointé l’aliénation, la question devient de savoir comment la supprimer. On le sait, chez Marx, cette suppression doit passer par des moyens révolutionnaires, un renversement radical de la société capitaliste au profit d’une autre société. Mais est-ce que les besoins jouent un rôle dans le passage à une société communiste ? Selon Heller, c’est le cas, à travers le concept de besoins radicaux.

Ce concept vise dans l’interprétation de Heller à montrer qu’on n’est pas obligé de concevoir la réalisation du communisme chez Marx comme le fruit d’une nécessité causale. En effet, dans la théorisation la plus connue de ce passage, Marx fait appel à l’idée de lois nécessaires d’évolution de la société, liées aux contradictions entre forces productives et rapports de production. Ce sont les contradictions économiques (entre forces productives et rapports de production) immanentes au capitalisme qui mécaniquement produisent le passage à une société communiste. Cela permet à Marx de ne pas être un critique transcendant ou moralisant du capitalisme : il s’agit de montrer qu’en lui-même le capitalisme peut s’effondrer.

Mais il y aurait aussi une autre conception de ce passage, qui selon Heller serait inspirée par Fichte plutôt que Hegel. Cette conception mettre en jeu la notion de besoins radicaux. Dans cette autre conception, ce ne sont pas les contradictions historiques en général mais les contradictions plus spécifiques de la production marchande qui entrainent l’effondrement du capitalisme. Les contradictions principales ne sont plus alors celles qui opposent le développement des forces productives et les rapports de production, mais les contradictions propres au mode de production capitaliste[9] : la mystification des rapports sociaux en lois naturelles ; la soumission de travailleurs apparemment libres à la nécessité du fonctionnement du marché et de la division sociale du travail.

Ensuite, il y a contradiction dans le capitalisme entre les buts individuels (l’enrichissement) et l’effet global (la diminution du taux de profit, les crises, etc.). Mais surtout, le capitalisme entrainerait chez les individus l’émergence de besoins radicaux, besoins radicaux que le capitalisme ne peut satisfaire et qui engendrent alors son dépassement. Les besoins radicaux comprennent selon Heller les besoins artistiques, d’auto-expression, le besoin de jeu de divers ordres, le besoin de nature, les activités intellectuelles, mais aussi le besoin de communauté, dès lors que c’est en autrui que mon essence d’être humain singulier s’objective de la façon la plus parfaite.

La lecture de Heller s’appuie sur divers passages des œuvres de Marx où la transformation sociale ne semble pas faire appel à l’idée d’une nécessité d’ordre simplement économique, et où le concept de besoins radicaux apparaît plus ou moins explicitement. En effet, dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx explique que la critique théorique doit devenir critique pratique, et elle y parvient lorsqu’elle prend à la racine les besoins des masses. « Une révolution radicale ne peut être que la révolution des besoins radicaux[10] ».

La théorie devient pratique et s’empare des masses dès lors qu’elle réalise les besoins radicaux de la classe ouvrière, et ces besoins sont radicaux parce qu’ils ne peuvent se réaliser qu’en renversant l’ordre capitaliste. Ces besoins radicaux ici, c’est l’oppression spécifique dont la classe ouvrière fait l’objet ; le sens de l’expression se modifie ultérieurement dans le sens que nous avons pointé plus haut. En effet, selon L’idéologie allemande, les travailleurs « doivent renverser cet État [l’État capitaliste] pour faire valoir leur personnalité propre[11] ». Autrement dit, c’est le besoin d’épanouir sa personnalité que le capitalisme à la fois génère et empêche (notamment dans le travail) qui serait le moteur de la révolution. Dans les Théories sur la plus-value, Marx insistera sur le fait que

« ce développement des facultés de l’espèce humaine, bien qu’il se fasse de prime abord aux dépens de la majorité des individus humains et de certaines classes d’hommes, brise finalement cet antagonisme et se confond avec le développement de chaque individu[12] ».

La généralité de la formule montre qu’il s’agit bien là non d’un processus économique comme la centralisation de la production, mais d’un processus anthropologique, lié à des besoins, puisque pour Marx, comme nous l’avons souligné, les besoins sont liés à des aptitudes et à une certaine mise en action. Le capitalisme fait émerger de façon nette chez les ouvriers la conscience d’une richesse sociale comme richesse de besoins humains divers, mais une richesse dont ils sont séparés, car ils sont réduits à la satisfaction d’un nombre limité de besoins.

Dès lors, le seul moyen de satisfaire ces besoins radicaux, c’est de renverser l’ordre capitaliste. Il y a ainsi un devoir collectif qui apparaît de renverser le capitalisme, lié à ces besoins radicaux, mais qui ne peut être considéré comme une nécessité économique : il demeure contingent. Dans cette dernière conception, il n’y a pas tant un passage du devoir à la nécessité économique qu’un passage du devoir individuel à un devoir collectif, permettant de construire le soubassement politique permettant la révolution.

Les besoins dans la société des producteurs associés

Cette conception des besoins radicaux permet également de dessiner ce à quoi ressemblerait une société où ils seraient davantage satisfaits, la société des producteurs associés. Elle est analysable à partir de ce que Marx appelle le « système des besoins[13] », autrement dit à la façon dont les besoins sont liés les uns aux autres et hiérarchisés dans une certaine société[14]. La société des producteurs associés est celle qui satisfait les besoins radicaux à partir desquels le capitalisme est renversé.

Attention néanmoins : les besoins radicaux ne sont pas selon Heller simplement des besoins que seuls certains individus des sociétés capitalistes satisfont et pas d’autres. Dans ce cas, on reste dans le système des besoins (la hiérarchie des besoins) de la société capitaliste. Au contraire, les besoins radicaux de la classe ouvrière sont de nature toute autre, car ils transcendent entièrement le système de besoins existant, n’étant pas non plus satisfaits dans le cas de la classe bourgeoise. Le système des besoins propre à la société des producteurs associés est entièrement différent[15]. Pour Marx, la transformation sociale qui a lieu entre une société capitaliste et une société communiste n’est donc pas seulement économique et politique, elle est en un sens anthropologique.

Il faut distinguer deux phases de cette société des producteurs associés. Cette société est en partie soumise à l’aliénation capitaliste : l’échange marchand et l’argent pourraient continuer à exister. De même, il faudra quantifier le temps de travail socialement nécessaire et donc le travail fourni par chacun. Cette conception correspond à celle de la « réunion d’hommes libres[16] » décrite dans Le Capital. Mais elle aura déjà pour bénéfice par rapport au fonctionnement capitaliste que les rapports sociaux des hommes avec leur travail et les objets utiles seront transparents, puisque la production deviendra collective.

Dans la seconde phase, celle de pleine la réalisation du communisme, la quantification du travail et des échanges cessera[17]. La richesse matérielle croitra constamment. Mais grâce à l’appel à du capital fixe (des machines), il y aura de moins en moins besoin, proportionnellement, de faire appel à du travail vivant. Dans cette société, grâce à l’augmentation du capital fixe, le processus de production s’autonomisera en grande partie, de telle sorte que l’homme en deviendrait, selon les Grundrisse, le régulateur : « Il se place à côté du processus de production au lieu d’en être le régulateur principal[18] ». Cela donnerait une plus grande place au travail intellectuel, qualifié de travail général par Marx dans cet ouvrage.

Mais la production ne serait plus alors la seule source de la richesse sociale, puisque la vraie richesse ne se constitue pas pendant le temps de travail, mais pendant les loisirs divers et variés dont les individus disposeront, et ce sont ces loisirs qui mesurent la richesse réelle. C’est pourquoi le rythme d’augmentation de la production n’aura pas besoin d’être particulièrement élevé, puisqu’alors les besoins des individus seront de moins en moins orientés vers des biens matériels de consommation. Dès lors que de nouveaux besoins seront satisfaits dans cette société, la place des premiers sera limitée[19].

Et la division du travail ?

Qu’en est-il de la division du travail dans cette société ? Il est certain qu’elle ne comprendra plus de division sociale du travail, c’est-à-dire de division de la société en classes, ni de division dans le système des besoins en fonction de l’appartenance de classe[20]. Si division du travail il y a dans la société future, personne n’aura de place déterminée et fixe dans le système du travail ; il pourra en changer s’il le désire.

Mais la question est aussi de savoir dans quelle mesure il y aura suppression de la distinction entre travail intellectuel et physique. Marx ne présente pas une seule version du fonctionnement d’une société débarrassée de l’aliénation, notamment en ce qui concerne l’existence du travail manuel. Selon version présentée dans les Grundrisse, il y aura principalement du travail intellectuel, l’être humain devenant surveillant d’un processus de production automatisé.

Mais il y en aurait selon Heller une autre, qui serait davantage présente dans le Capital ou dans les Théories sur la plus value,où chacun effectuera différentes formes de travail physique et intellectuel, ce dernier étant très développé[21]. Il restera dans cette société des formes de division technique du travail, mais des travaux facilement assimilables que chacun pourrait facilement apprendre.

Mais pour quelle raison travaillerait-on encore, dès lors que tous nos besoins seraient satisfaits directement, sans l’intermédiaire d’un salaire ? D’une part, le travail dans cette société sera devenu un besoin vital : probablement pas le travail mécanique et peu qualifié, mais plutôt, le travail plus intellectuel et qualifié de contrôle du processus de production. Dès lors deux réponses sont encore possibles en fonction de la conception qu’on se fait d’une société alternative.

La première est qu’on se trouve dans la conception d’un processus productif automatisé des Grundrisse, et alors le seul travail existant sera le travail intellectuel, donc quelque chose qu’on aura envie d’accomplir, car il fait partie des besoins humains. Ou bien, on se trouve dans une conception plus tardive, dans laquelle il reste des travaux physiques moins intéressants et peu qualifiés. La raison d’être qui fera que ces travaux seront accomplis serait alors chez Marx, selon Heller, que la structure des besoins ayant changé dans la société des producteurs associés, laissant place à d’autres besoins que l’accumulation, le devoir social devient lui-même un besoin, et donc aussi le fait de travailler pour être utile à la production[22].

Néanmoins, note Heller, Marx ne se pose pas la question de la manière dont la capacité de production doit être alors répartie : qui par exemple doit décider de l’organisation temporelle de la production ? Marx ne se prononce jamais explicitement sur cette question. L’interprétation de Heller est que dans la seconde phase du communisme, du moins, cela n’est plus un problème : la nouvelle structure des besoins fera que l’intérêt commun de la société sera la diminution du temps de travail.

« Les besoins de l’homme ‘socialisé’ décident de la production – et cela signifie que c’est l’espèce humaine elle-même qui décide[23] ».

Autrement dit, l’être humain n’a alors plus besoin d’institutions de médiation politiques ou juridiques, puisque, dès lors que chaque individu représente en lui-même, il éprouvera nécessairement le besoin d’agir à son niveau, voire de se sanctionner lorsqu’il ne l’a pas fait. Un argument en faveur de cette idée est que Marx et Engels énoncent dans La Sainte Famille que la loi est nécessairement partielle ; dans la société de l’avenir, « la punition ne sera vraiment rien d’autre que le jugement du fautif sur lui-même[24] ».

Une révolution anthropologique ?

Un autre argument en faveur de cette idée découle de la façon dont Marx conçoit la nature de l’intérêt[25]. Pour Marx, la division entre intérêt privé et intérêt collectif, ou de classe, est elle-même une expression de l’aliénation – penser en termes d’intérêts, c’est toujours rester dans le cadre réifié de la société capitaliste où la seule véritable utilité se limite à l’augmentation du nombre de biens possédés.

C’est cette forme aliénée que peut prendre le besoin social opposé à ceux des individus, lorsqu’il représente en fait le besoin mystifié des couches les plus hautes du capitalisme, ce qui est nécessaire pour faire fonctionner celui-ci, ou bien, ce qui revient finalement au même, la moyenne des besoins de type matériel d’une certaine société ou classe. Néanmoins, les besoins sociaux peuvent aussi être ceux d’individus socialement développés, autrement dit ayant développé cette richesse de besoins qui pour Marx est l’apanage de l’homme sous le communisme[26]. On peut ainsi considérer que la réalisation de l’être humain riche en besoins sera aussi la mise en conformité de l’être humain avec l’espèce générique, ce qui implique la suppression même de la notion d’opposition d’intérêts.

Ce dépassement des médiations, et cette conformité à elle-même de l’espèce explique pourquoi les loisirs et notamment ceux artistiques seront particulièrement importants dans la société des producteurs associés : c’est le besoin d’objectivations conformes à l’espèce qui régnera, ou encore un besoin de communauté ou de sociabilité, celle-ci se manifestera par ce que Michel Lallement appellerait des « communautés intentionnelles[27] », des communautés liées à une appartenance choisie et non naturelle, arbitraire. Autrement dit, pour résumer, dans la société des producteurs associés régnera un développement de riches besoins liés à l’objectivation dans la matière et dans les autres de l’espèce – de la richesse humaine – qui limiteront par là même les besoins d’ordre matériel[28].

Naturellement, une telle conception n’est pas sans poser des difficultés, que Heller ne se prive pas de noter. Des dissonances sociales ne peuvent-elles pas exister du fait de la fixation du besoin sur un seul objet – autrement dit, par l’insistance d’un même désir[29] ? Une autre difficulté qu’elle note est la difficulté qu’il y a à mettre en correspondance production et besoins dès lors que ceux-ci sont hautement individualisés[30]. En l’absence de tout marché, on aurait plutôt l’impression que la satisfaction de ces besoins ne pourrait avoir lieu qu’abstraction faite de l’individualité des besoins des personnes, dont de façon plutôt conformiste.

En fait, ici comme ailleurs, c’est la mutation anthropologique censée se produire lors du passage à une autre société qui devient l’intermédiaire nécessaire entre les deux. Pour Marx et Engels, les communistes aspirent à une organisation sociale qui assure « une satisfaction normale de tous les besoins, c’est-à-dire uniquement limitée par les besoins eux-mêmes[31] ». Ainsi, dans une nouvelle structure des besoins propre à la société des producteurs associés, la tendance à la spécification des besoins (par exemple dans des désirs très particuliers) serait limitée par la multiplicité des besoins existants, en ce que, les divers besoins se limitant mutuellement, ils auraient moins de distinction, de spécificité et d’insistance, et seraient plus aisés à satisfaire.

Par exemple, parmi les besoins radicaux que nous avons mentionnés, si les individus développent de multiples loisirs d’auto-expression, de multiples besoins sociaux, de jeu, d’activités diverses, chacun de ces besoins deviendrait comme une limite pour le développement des autres. Si on est préoccupé par de multiples loisirs, le besoin d’augmentation de nos possessions serait limité, voire même peut-être celui d’exceller dans une seule activité.

C’est sans doute cette idée d’une transformation anthropologique qui paraît le moins crédible à notre époque. Imbibés par une anthropologie de type hobbesien, assimilant l’être humain avant tout à un accumulateur désirant la sécurité avant la liberté, nous avons du mal à croire que la multiplication des besoins humains pourrait diminuer les conflits entre les êtres humains ; elle pourrait plutôt augmenter le nombre de raisons qu’ils auraient d’être en conflit.

L’un des fondements de la réponse de Marx à cette question est le caractère abondant de la production économique future et sa fluidité, qui limiterait la quantité de travail matériel que chacun aurait à effectuer. Mais c’est justement ce fondement en particulier que la crise écologique fait vaciller. À l’heure de la prise de conscience de la limitation des ressources terrestres (par exemple en métaux rares et carburants) et des externalités négatives liées à la production humaine (pollution, réchauffement climatique, etc.), la possibilité d’une production complètement automatisée et sans cesse croissante ne paraît plus crédible. C’est plutôt l’image d’une Terre de plus en plus divisée entre les personnes plongées dans la misère par les crises et celles érigeant des murs pour s’en protéger qui surgit à l’esprit.

Néanmoins, les perspectives que Heller trouve chez Marx peuvent encore inspirer notre présent. La lecture que Heller propose de Marx n’est pas sans partis pris : elle suppose de construire une voire plusieurs conceptions systématiques des besoins à partir de ce qui reste un ensemble fragmentaire d’œuvres et de citations. Il est possible qu’elle produise une conception plus unifiée du besoin chez Marx que ce qu’il avait l’intention de faire. Mais ses propositions restent particulièrement suggestives.

En particulier, l’idéal d’un être humain riche en besoins, besoins y compris communautaires, la suppression de l’aliénation aux besoins d’accumulation de biens grâce au développement d’autres besoins reste pertinent pour notre société. Et ce d’autant plus que cet idéal est favorable à une société plus écologiste, moins consacrée au travail et à l’augmentation de la richesse matérielle, au profit de la satisfaction d’autres besoins.

*

Illustration : Liu Jianhua, Yiwu Survey, 2006

Notes

[1] Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, Paris, Les Éditions sociales, 2024, p. 29 sq.

[2] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. fr. Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 178.

[3] Ágnès Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 51.

[4] Ibid., p. 55.

[5] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, trad. fr. Gilbert Badia, Paris, Les Éditions sociales, 2012, p. 26-27.

[6] Ágnès Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 55.

[7] Ibid., p. 61.

[8] Ibid., p. 77.

[9] Ibid., p. 111 sq.

[10] Karl Marx, « Contribution à la critique de la philosophie hégelienne du droit. Introduction », trad. fr. Victor Beguin, Alix Bouffard et Jean Quétier, dans Alix Bouffard et Pauline Clochec (éd.), Annales franco-allemandes, Paris, Les Éditions sociales, 2020, p. 74.

[11] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 64.

[12] Karl Marx, Théories sur la plus-value, trad. fr. Gilbert Badia, Paris, Les Éditions Sociales, 2024, p. 125-126.

[13] Karl Marx, Misère de la Philosophie : Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon, Paris, Editions Sociales, 1977, p. 53.

[14] Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 130.

[15] Ibid., p. 134.

[16] Karl Marx, Le Capital, t. 1, trad. fr. Jean-Pierre Lefebvre, nouvelle éd, Paris, Les Éditions sociales, 2016, p. 80.

[17] Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 136.

[18] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », trad. fr. Jean-Pierre Lefebvre, Reproduction [en fac-similé], Paris, Les Éditions sociales, 2011, p. 142.

[19] Agnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 139-140.

[20] Ibid., p. 144.

[21] Ibid., p. 145 sq.

[22] Ibid., p. 166.

[23] Ibid., p. 168.

[24] Friedrich Engels et Karl Marx, La sainte famille, ou Critique de la critique critique: contre Bruno Bauer et consorts, trad. fr. Erna Cogniot, [Reproduction en fac-sim.], Paris, Les Éditions sociales, 2019, p. 214.

[25] Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 78.

[26]   Ibid., p. 95.

[27] Auréline Cardoso, « Les communautés intentionnelles : des utopies concrètes du travail », Mouvements, vol. 106, no 2, La Découverte, 2021, p. 110-120.

[28] Ágnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 180.

[29] Ibid., p. 59.

[30] Ibid., p. 169.

[31] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 254.

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