Lire hors-ligne :

Jean Batou propose dans cet article une discussion serrée des travaux nombreux et des vifs débats portant sur les relations entre la traite négrière et l’industrialisation européenne. Il y montre comment de nombreux historiens ont développé et enrichi la thèse déjà développée par Marx du rôle central joué par l’esclavage dans le processus d’accumulation primitive du capital. Il plaide ainsi pour une approche de l’origine du capitalisme moderne qui n’oppose pas des facteurs prétendument « exogènes » (la traite négrière et l’esclavage) et des facteurs « endogènes » (innovations technologiques, développement d’un « esprit entrepreneurial », etc.).

Il s’agit de la version française inédite de l’article « From Plantation to Plant: Slavery, the Slave Trade, and the Industrial Reviolution », paru dans P. Hanns & B. A. Szelényi, Cores, Peripheries and Globalization, Budapest-New York, CEU Press, 2011, pp. 43-62.

 

«En réunissant les travailleurs sous un même toit, et en les inféodant à une même discipline, les nouveaux employeurs industriels ont été en mesure de tirer profit de la coopération et de la surveillance – comme s’ils adaptaient le modèle de la plantation (c’est pourquoi on a commencé à traduire en anglais le terme fabrique par plant[1].

Le rôle historique de la traite négrière dans l’avènement du capitalisme industriel en Europe Occidentale a fait l’objet d’un débat passionné, en particulier après la publication, en 1944, de la thèse d’Eric Williams, Capitalisme et esclavage[2]. A la veille de la décolonisation, elle entendait montrer le profit que l’Europe avait su tirer de l’exploitation des autres continents pour établir sa suprématie industrielle. En 2002, Joseph E. Inikori, professeur d’histoire à l’Université de Rochester, d’origine nigériane, a fait paraître un livre important, intitulé Africans and the Industrial Revolution in England[3]. Un an plus tôt, le commerce transatlantique d’esclaves avait été reconnu comme crime contre l’humanité par la Conférence mondiale contre le racisme de Durban (2001) ; de même, cette prise de conscience universelle avait débouché sur la demande de réparations, formulée par des États africains. Ceci conduit aujourd’hui à politiser le débat sur de nouvelles bases, contribuant notamment à valider les revendications d’annulation de la dette extérieure de l’Afrique et d’augmentation massive de l’aide publique au développement.

Comme toujours, l’histoire est sollicitée par des interrogations très actuelles. La question soulevée ici nous ramène aux dernières décennies du XVIIIe siècle : Adam Smith postulait alors que la division du travail était indispensable à l’enrichissement des nations, mais qu’elle était à son tour inconcevable sans une accumulation préalable de capital fondée sur l’épargne. Près d’un siècle plus tard, Marx transformait ce concept dans Le Capital en le renommant « accumulation primitive ». En même temps, il le soumettait à une profonde révision sémantique, puisqu’il combinait dès lors deux processus historiques complémentaires marqués par la violence :

1. le drainage et la concentration accélérés du capital par le commerce, le prêt à intérêt et le pillage;

2. la séparation brutale des producteurs de leurs moyens de production.

Pour lui, l’accumulation primitive jouait «dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la théologie»[4]. Dans quelle mesure l’accumulation primitive, particulièrement au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècles, a-t-elle été fortement accélérée par « la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires » ? Je vais tenter de synthétiser ici les principales phases de ce débat en mettant l’accent sur le renouveau prometteur qu’il a connu au cours de ces dernières années. Pour ce faire, je donnerai la parole à ses principaux protagonistes.

 

Esclavage et richesse des nations

En 1729, Joshua Gee, un pasteur de Nouvelle-Angleterre reconnaît explicitement la contribution de l’esclavage à la prospérité coloniale: « Toute cette grande augmentation de nos richesses découle principalement du travail des nègres dans les plantations »[5]. Trente ans plus tard, Adam Smith précise : « On admet communément qu’un planteur de canne peut escompter que le rhum et la mélasse couvrent tous ses frais d’exploitation et que le sucre soit un pur profit»[6]. En 1858-59, l’économiste et sociologue états-unien Henry Charles Carey, connu pour sa défense du protectionnisme, voit le planteur esclavagiste d’avant l’émancipation comme « un simple ‘superintendant d’esclaves’ au service des marchands britannique, auprès desquels il est généralement endetté »[7]. Depuis lors, l’historien Eugene D. Genovese a étayé ce jugement en analysant les liens serrés établis par le capital commercial anglais, hollandais et, dans une certaine mesure, français, avec les planteurs des Antilles françaises[8].

En fait, dès 1783, le pamphlétaire royaliste français Rivarol avait fait un pas dans cette direction en établissant la domination globale du Vieux Monde sur le travail des esclaves : « C’est avec les sujets de l’Afrique que nous cultivons l’Amérique et c’est avec les richesses de l’Amérique que nous trafiquons en Asie. (…) L’Europe surtout est parvenue à un si haut degré de puissance que l’histoire n’a rien à lui comparer »[9]. Finalement, en 1839-42, Herman Merivale, un disciple de Edward Gibbon Wakefield, a même affirmé la solidarité évidente entre l’esclavage colonial et l’industrialisation de l’Angleterre : « Qu’est-ce qui a transformé Liverpool et Manchester de villes provinciales en métropoles ? Qu’est-ce qui garantit aujourd’hui l’activité permanente de leur industrie et leur rapide accumulation de richesses ? L’échange de leurs produits avec ceux cultivés par les esclaves américains et leur opulence présente sont réellement dus aux peines et aux souffrances du nègre, comme s’il avait creusé leurs docks et fabriqué leurs machines à vapeur de ses mains »[10].

Marx s’inscrit donc dans une tradition bien établie, lorsqu’il envisage « la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires » comme l’un des « procédés d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore »[11].

On sait l’importance que Marx accorde à l’« accumulation primitive » pour rendre compte de « la genèse du capitaliste industriel », mais il importe de souligner qu’il n’est pas seul à établir ce type de rapprochements. Dans le même esprit, en 1894, John Atkinson Hobson, un économiste libéral hétérodoxe, connu pour son livre plus tardif, Imperialism, A Study (1902), évalue ainsi le rôle de la traite négrière dans l’avènement du capitalisme moderne :

« La population noire d’Afrique était bien sûr le grand réservoir de la nouvelle économie tropicale, liée au système colonial européen (…) Les profits des compagnies européenne engagées dans le commerce colonial précoce étaient très élevés, parce que l’économie esclavagiste n’est pas mauvaise en elle-même et dans toutes les circonstances (…) Pour cette raison, elle doit être considérée comme l’une des conditions nécessaires du capitalisme moderne »[12].

L’historien Werner Sombart développera une position analogue[13]. Plus récemment, Karl Polanyi a même défendu que l’établissement des grandes plantations esclavagistes par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français, dès le milieu du XVIIe siècle, constitue « un événement historique aussi important que l’invention de la machine à vapeur par James Watt, quelque 130 années plus tard »[14]. Le rapprochement est saisissant.

Ces thèses étaient en harmonie avec les interprétations pionnières de la révolution industrielle britannique de la fin du XVIIIe et  du début du XIXe siècle qui, d’Arnold Toynbee à Paul Mantoux, en passant par William Cunningham, mettaient l’accent sur l’expansion préalable du commerce extérieur[15]. En 1954, Eric J. Hobsbawm raffinait l’argument en montrant que le ralentissement relatif de la production d’argent américain, dès les années 1630, avait sans doute rendu nécessaire l’essor des plantations esclavagistes, afin de contribuer au développement de nouveaux débouchés et de solder un commerce européen en expansion avec l’Asie[16].

Somme toute, comme l’ont montré récemment Kenneth Pomeranz et Steven Topik, plus que celui des métaux précieux, c’est le trafic du sucre, cette nouvelle drogue, ainsi que des esclaves nécessaires à sa production – le travail forcé des Européens n’étant plus suffisant –, qui a constitué le principal facteur d’expansion du marché mondial, et ceci à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle[17]. Ainsi, dès le milieu du XVIIIe siècle, la part du sucre dépassera celle des céréales dans le commerce mondial ! La consommation annuelle de sucre en Angleterre passera ainsi de 2,7 kg par tête en 1710, à 10,5 kg dans les années 1770[18]. En 1790, 675 000 esclaves travaillent aux Antilles françaises, contre 480 000 aux Antilles britanniques[19]. Jan de Vries a pu écrire que l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles avait connu une « révolution industrieuse », stimulée par l’attrait de produits de consommation moins chers et plus variés, parmi lesquels le sucre, le thé, le café, le chocolat, le tabac, mais aussi les cotonnades[20].

Dès la fin des années 1930, la question va cependant prendre un tour nouveau en établissant un lien immédiat entre traite négrière et révolution industrielle, sous l’influence de chercheurs afro-américains antillais. En 1938, le livre pionnier de C. L. R. James affirmait ainsi que la France de 1789 dirigeait deux tiers de son commerce vers Saint-Domingue, alors l’un des principaux marchés de la traite, dont les richesses reposaient sur le travail des esclaves. Selon lui, « le capital de la traite négrière a fertilisé (…) presque toutes les industries qui se sont développées en France durant le XVIIIe siècle ».[21]

En 1944, on sait qu’Eric Williams systématisera cette thèse, par rapport à l’Angleterre, dans Capitalisme et esclavage[22]. Pour lui, le trafic négrier aurait représenté l’un des principaux canaux de l’accumulation du capital, nécessaire à la révolution industrielle britannique. Il développera ses conceptions ultérieurement dans un ouvrage plus rarement cité qui traite de l’histoire des Caraïbes[23]. Il y a environ 25 ans, William Darity Jr a élaboré un modèle économétrique afin de tester la validité de la relation causale entre la traite et l’industrialisation européenne, défendue par l’École des Caraïbes. Selon lui, « même un test très prudent ne peut invalider leurs hypothèses essentielles »[24].

 

Négriers contre industriels?

Dès 1923, dans son Histoire économique générale, Max Weber va cependant proposer une grille d’analyse très différente, donnant une impulsion à un courant distinct de l’historiographie des relations entre expansion coloniale, traite négrière et essor du capitalisme, qui se développera surtout après la Seconde guerre mondiale en mettant l’accent sur l’antinomie entre profits négriers et capitalisme moderne :

« Dans la période du XVIe au XVIIIe siècle, écrit Weber, l’esclavage a eu des effets aussi modestes sur l’organisation économique de l’Europe qu’ils avaient été importants sur l’accumulation de la richesse. Il a produit un grand nombre de rentiers, mais il a contribué dans une très faible mesure à susciter le développement de l’organisation de l’industrie et de la vie capitalistes »[25].

Cette vision n’est pas sans rappeler celle de Joseph Schumpeter à propos de l’impérialisme de la fin du XIXe siècle, qu’il envisageait avant tout comme une survivance anachronique de l’Ancien Régime. Pour Nathan Huggins, cette contradiction postulée entre accumulation « traditionnelle» de richesses et organisation économique moderne renvoie à une vision univoque du progrès : « Aussi choquant que ce soit, ce trafic d’être humains a vraiment incarné le plus distinctement le sens du modernisme et de l’expansion capitaliste occidentale pour les peuples traditionnels »[26].

Paul Gilroy souligne aussi que les structures et mentalités caractéristiques de la modernité ne sont pas étrangères à l’esclavage du Nouveau Monde[27]. Par exemple, Villiers et Duteil ont montré que la traite négrière est l’une des premières activités économiques à avoir recouru à la comptabilité en partie double[28]. L’expérience des plantations esclavagistes a aussi débouché sur la formalisation du racisme moderne, qui considérait pour la première fois « les caractéristiques physiologiques abstraites de la peau, de la couleur et du phénotype (…) comme les critères décisifs de la race »[29].

En résumé,

« les relations sociales de l’esclavage colonial faisaient appel à un ancien héritage de formules légales, recouraient à des techniques de violences contemporaines, développaient la manufacture et le transport maritime sur une large échelle, et anticipaient les modes de coordination et de consommation modernes. L’esclavage du Nouveau Monde était avant tout un mixte hybride d’ancien et de moderne, d’affairisme européen et d’élevage africain, de plantes et de procédés de culture américains et orientaux, d’éléments de patrimonialisme traditionnel, de compatibilité dernier cri et de propriété individuelle (…) L’asservissement d’esclaves emprisonnés sur une petite parcelle de terre, et forcés à vouer la presque totalité de leur temps de veille à fournir confort et luxe aux populations lointaines de la métropole, était le complément transatlantique de l’avance économique européenne»[30].

Marx avait déjà mis en évidence le caractère contradictoire de l’esclavage du Nouveau Monde, où « les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent s’enter sur la barbarie de l’esclavage et du servage »[31].

Depuis lors, de nombreux travaux ont certes mis en évidence l’importance de la traite et de l’esclavage pour l’accumulation du capital, en particulier au XVIIIe siècle, et ceci, non seulement pour de grandes villes portuaires comme Liverpool, Bristol ou Nantes. En Suisse aussi, on a pu montrer que des familles patriciennes avaient largement bénéficié de la traite et de l’esclavage, en particulier à Bâle, à Genève et à Neuchâtel. Pierre Alexandre DuPeyrou ne tirait-il pas, chaque année, d’une seule de ses plantations du Surinam, un profit équivalent à mille fois le salaire annuel d’un instituteur d’alors, dans sa bonne ville de Neuchâtel ?[32].

En même temps, l’approche socio-historique du destin des grandes familles de négociants ou de planteurs absentéistes a conduit le plus souvent les spécialistes à relativiser l’importance de leurs gains, moins élevés et plus aléatoires qu’on a pu le prétendre : ceux des responsables de la traite anglaise oscillaient tout de même vraisemblablement entre 8.1% et 13.4% par an, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle[33]. Par ailleurs, on a été plus d’une fois amené à mettre en doute leur contribution significative au décollage industriel de l’Europe Occidentale, soulignant plutôt leurs dispositions conservatrices, tournées vers la terre, les emprunts d’État et la consommation improductive[34]. Ce point de vue est venu conforter la tendance dominante de l’histoire économique, depuis les années 1960 au moins, à envisager la révolution industrielle comme le résultat de facteurs essentiellement endogènes[35].

Cependant, durant les années 1960 et 1970, un certain nombre d’historiens, et non des moindres, ont maintenu contre vents et marées que la révolution industrielle était inconcevable sans l’expansion coloniale et la révolution commerciale qui l’ont précédée.[36] D’où sont venus les capitaux de la révolution industrielle, demandait Christopher Hill ? À cette interrogation, il répondait :

« Des sommes extrêmement élevées ont afflué en Angleterre d’outre-mer – du trafic d’esclaves et, en particulier, depuis les années 1760, du pillage organisé de l’Inde (…) Mais il n’est pas toujours aisé d’établir les connexions si directement »[37].

Sur un ton plus spéculatif, Phyllis Deane soutenait un point de vue analogue :

« Il aurait été surprenant qu’une partie des surplus cumulatifs générés par trois décennies de prospérité commerciale n’aient pas trouvé leur chemin dans les industries manufacturières dont les produits étaient le principal actif commercial des marchands »[38].

Il faut enfin signaler que, durant la même période, un courant de la recherche plus intéressé par le produit des plantations que par les activités mercantiles de la traite, a défendu avec une certaine obstination que la culture et le raffinage du sucre au moyen du travail forcé des esclaves avaient été de puissants incubateurs d’une culture quasi-industrielle (traitement mécanique de la canne, division des tâches, gang system, discipline du travail, etc.)[39]. L’adoption rapide et le perfectionnement de la machine à égrener d’Eli Whitney par les planteurs de coton du Sud des États-Unis, dans les dernières années du XVIIIe siècle, rendaient compte d’un potentiel analogue.

Dans ce sens, Robin Blackburn souligne que le terme anglais «plant», pour désigner une fabrique, dérive de «plantation», parce que la première émule le travail collectif coordonné et discipliné de la seconde[40]. Plus récemment, Yann Moulier Boutang a insisté sur le fait que c’est par la « mise au travail d’une grande quantité de main-d’œuvre pour de la production commercialisée sur de longues distances, que le système de la plantation sucrière représentait, dès 1670, l’une des formes les plus efficaces d’accumulation de richesse, d’application du machinisme, d’intégration du capital marchand, de la production, du transport, de la commercialisation et de la disciplinarisation du travail subordonné »[41].

Pour Kenneth Pomeranz et Steven Topik, « Les plantations des Caraïbes tendaient un miroir dans lequel l’Europe pouvait voir son futur industriel ». Il vaut la peine de les citer plus longuement :

« Lorsque nous pensons aux plantations, nous avons à l’esprit des machines permettant d’économiser le travail. De facto, les progrès technologiques réalisés depuis le XVIe siècle permettaient aux raffineries de sucre de traiter beaucoup plus de canne avec beaucoup moins de travail. Mais le coût élevé des machines et leur appétit vorace impliquaient la mise au travail de grandes armées d’esclaves pour nourrir ces monstres doucereux pendant vingt heures par jour. Le progrès technologique a suscité la demande d’un travail plus nombreux et discipliné. (…) Les contraintes temporelles du procès de production impliquaient que les esclaves dussent travailler ensemble comme les nombreux rouages d’une machine bien huilée. L’efficience et l’esclavage, l’économie du travail et son intensification se combinaient. (…) La grande quantité de sucre produite par cette méthode a provoqué une baisse vertigineuse des prix de ce produit (…) Durant les premières étapes de l’industrialisation de l’Angleterre, de 1650 à 1750, la consommation de sucre par tête a augmenté. (…) Le sucre n’a pas seulement nourri la révolution industrielle, mais aussi la force de travail européenne. »[42]

 

Esclavage, coton et industrie moderne

« L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l’ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. »[43]

Ce passage d’une lettre de Karl Marx à Pavel Annenkov, du 28 décembre 1846, proposait déjà clairement d’envisager la colonisation, transformée par la traite négrière et l’esclavage, comme un facteur clé de l’expansion du marché mondial, sans lequel le capitalisme industriel aurait été tout bonnement inconcevable. Quelque cent cinquante ans plus tard, c’est ce même type de raisonnement qui refait surface au cœur du débat contemporain.

En effet, depuis une trentaine d’années, l’historiographie a donné à nouveau une importance centrale au commerce international pour comprendre les origines de la révolution industrielle.[44] En 1991, le livre édité par Barbara Solow révélait la portée de ce tournant[45]. Il contenait notamment un article de Patrick O’Brien et Stanley Engerman, qui révisaient explicitement leurs positions antérieures. L’année suivante, le Congrès de l’American Economic Association invitait quatre spécialistes – William Darity Jr, Amitava Krishna Dutt, Ronald Findlay et Joseph E. Inikori – à présenter leurs positions sur les origines du développement inégal du monde. Ceux-ci tombaient d’accord sur le fait que le commerce transatlantique des XVIIe et XVIIIe siècles avait été un facteur important de l’essor de l’industrialisation européenne[46].

Les récents ouvrages de Robin Blackburn et de Joseph E. Inikori ont cependant marqué une nouvelle étape dans l’étude du rôle déterminant du commerce transatlantique, de la traite négrière et de l’esclavage, pour l’avènement de la révolution industrielle en Europe Occidentale[47]. Allant au-delà du raisonnement de Williams, qui postulait le transfert des profits de la traite et de l’esclavage vers les entreprises pionnières de la révolution industrielle, ces deux auteurs se sont efforcés d’analyser les liens macro-économiques d’ensemble qui unissaient la traite négrière à l’expansion du commerce transatlantique, mais aussi la domination de celui-ci par l’Angleterre aux processus complexes qui ont conduit à la révolution industrielle dans ce pays.

Les résultats de leurs investigations sont éloquents : la révolution industrielle britannique est inconcevable sans la traite négrière. Il ne s’agit donc plus de savoir si le financement de l’entreprise Watt & Boulton – James Watt est réputé l’inventeur de la machine à vapeur, en 1769 – par des capitaux originaires des Antilles est un fait représentatif. Ainsi transfigurée, la thèse d’Eric Williams réinvestit le débat, plus de soixante-dix ans après sa publication initiale.

Pour Blackburn,

« durant une longue période, l’esclavage, le colonialisme et la puissance maritime conjugués ont permis aux États européens les plus avancés de biaiser le marché mondial en faveur de leurs propres intérêts. Ce qu’on a appelé ‘le miracle européen’ dépendait en réalité non seulement du contrôle des échanges internationaux, mais aussi des profits de l’esclavage. Ces derniers ont aussi contribué a fournir certaines des conditions requises par un monopole industriel global. Les énormes gains réalisés découlaient des opportunités offertes par le transfert de travailleurs asservis dans des régions du globe sous contrôle européen, situées aussi favorablement pour alimenter les marchés européens avec des produits exotiques. Pourtant, des monopoles décrétés par des capitales européennes auraient été d’une efficacité limitée s’ils n’avaient pas été exploités par de nombreux marchands et planteurs indépendants disposant de qualités entrepreneuriales »[48].

Cet auteur estime qu’en 1770, les profits du commerce triangulaire ont contribué pour 21% à 55%, à la formation brute du capital fixe en Grande-Bretagne, sans qu’il soit possible de déterminer précisément dans quels secteurs économiques (marine marchande, ports, docks, canaux, agriculture ou industrie)[49]. L’étude de David Hancock, qui porte sur vingt-trois marchands associés de Londres, au milieu du XVIIIe siècle, met en évidence l’importance de leurs investissements dans les infrastructures de transport et la manufacture locale, sans que cela ne fasse d’eux des industriels[50]. Les travaux de Douglas Farnie soulignent aussi les liens spécifiques établis entre le commerce international de Liverpool et l’industrie manufacturière de Manchester, tout deux plus étroitement intégrés à l’économie atlantique, qu’à l’économie nationale dans son ensemble[51].

De son côté, Joseph E. Inikori ne se contente pas de prendre en compte les profits du commerce transatlantique et de la traite négrière. Il en analyse aussi les effets induits sur l’économie britannique dans son ensemble. Selon lui, dès le XVIe siècle, le commerce transatlantique dominait largement les échanges extérieurs de l’Europe, progressant de 1.3 million de livres sterling par an, dans la première moitié du XVIe siècle, à 57.7 millions entre 1761 et 1780, puis à 231 millions au milieu du XIXe siècle. Par ailleurs, le commerce des produits tropicaux représentait un volume d’affaires dix fois supérieur à celui des esclaves. Or, la grande majorité des marchandises exportées par les colonies d’Amérique avaient été produites par des esclaves noirs : 54% en 1501-50, 69% en 1651-70 et 83% en 1761-80[52].

En effet, il n’y avait pas encore d’alternative salariée à cette main d’œuvre servile. Or, grâce à la puissance de sa marine, l’Angleterre avait réussi à mettre la main sur une part déterminante de ce commerce, à commencer par la traite négrière elle-même, qui sera remplacée, après l’abolition de l’esclavage, par celles du bois, de l’huile de palme, du guano (Namibie) et de la gomme du Sénégal. C’est ainsi que le trafic du « Black ivory » a ouvert la voie à la spécialisation de l’Afrique dans l’exportation de matières premières non élaborées.

Dans une période dominée par les politiques mercantilistes, les métropoles européennes s’efforçaient aussi de dégager un excédent de leurs échanges avec les colonies d’outre-mer. C’est ainsi que, de 1700 à 1760, l’accroissement du commerce extérieur a été responsable de plus de la moitié de la croissance industrielle britannique: les produits importés pour la consommation domestique, mais aussi pour être réexportés, ont été substitués par des productions locales. Selon Inikori, de 1700 à 1773, 71.5% de l’augmentation des exportations industrielles du royaume concernaient les Amériques et l’Afrique Occidentale, auxquelles il faut ajouter la Péninsule ibérique. Ce pourcentage était plus élevé encore pour les produits phares de la première industrialisation (textiles, métallurgie, etc.). Dans les années 1780, par exemple, les deux tiers des exportations britanniques de cotonnades étaient destinés aux Antilles et à l’Afrique Occidentale[53].

Plus généralement, l’industrie du fer et du cuivre a été dopée par l’essor des chantiers navals et du bâtiment (en Angleterre, mais aussi outre-mer), qui dépendaient directement ou indirectement, tout comme l’industrie d’armement, de l’essor du commerce transatlantique. Les guerres napoléoniennes ont ainsi acquis une valeur de test : en définitive, le blocus continental, imposé par les baïonnettes françaises, a fait moins de tort à l’Angleterre, que l’éviction atlantique imposée par la marine britannique n’en a causé à la France.

Enfin, les exportations britanniques (et celles des territoires britanniques des Amériques) ont généré des «exportations invisibles» largement supérieures (coûts de transport, amortissement des navires, frais d’assurances, etc.). Elles ont aussi amené un développement accéléré des services liés au transport, à la banque, aux assurances et au commerce, notamment en réponse aux besoins de crédit croissants du commerce transatlantique (effets de commerce et titres de la dette publique).

 

La France, un contre-exemple?

En dépit de ce tournant historiographique majeur, une partie des historiens français continue cependant, dans une perspective wébérienne unilatérale, à rejeter tout lien décisif entre les profits de la traite et du travail des esclaves d’une part, et l’industrialisation moderne d’autre part[54] :

« On sait aujourd’hui, déclarait péremptoirement l’un d’eux, que la révolution industrielle occidentale ne s’explique pas par la traite, l’esclavage et le commerce colonial. Les profits ainsi réalisés ont en effet été investis dans la pierre, dans la terre et dans le négoce, et non dans l’industrie »[55].

On le voit, ce type d’argumentation reste fortement tributaire d’une sociologie des acteurs assez réductrice, dont Carlo Cipolla montrait déjà toutes les limites, il y a une cinquantaine d’années : « L’expansion maritime européenne est l’une des circonstances qui a pavé la voie de la révolution industrielle. Dénier cela en invoquant qu’on ne trouve aucun marchand ou aventurier des Caraïbes parmi les ‘entrepreneurs’ qui ont construit des manufactures en Europe paraît aussi sensé que de refuser toute relation entre la révolution scientifique et la révolution industrielle en constatant que ni Galilée ni Newton n’ont établi de fabrique textile à Manchester. Dans l’histoire humaine, les interrelations ne s’expriment pas toujours aussi ouvertement et crument. »[56]

Cette position à contre-courant puise sans doute une certaine rationalité dans l’histoire économique de la France. En effet, dans les années 1770 et 1780, l’industrialisation de ce pays a connu «un début brillant et rapide (…) résultant des nouvelles techniques (importées d’Angleterre) [et financées par] (…) l’accumulation du capital et la force du commerce extérieur»[57]. C’est alors que l’essor industriel des villes de Nantes et de Rouen a sans doute été le plus directement stimulé par la traite, cette dernière dynamisant aussi de vastes régions intérieures (Dauphiné, Bretagne, etc.). Certes, de tels développements ne pouvaient déjà plus être considérés comme indépendants de la concurrence britannique :

« Le stimulant extérieur de la concurrence sérieuse de produits britanniques moins coûteux, d’abord sur les marchés extérieurs puis, après le traité de 1786, en France même, a été nécessaire pour déclencher une série d’efforts français, qui se sont intensifiés durant les années 1780 (…).»[58]

Cependant, l’arrêt et l’involution rapides de ce processus pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire ont amené bien des auteurs à refuser de reconnaître ce tout premier démarrage comme une prémisse de la révolution industrielle, dès la fin du XVIIIe siècle[59].

À fronts renversés, le même lien entre commerce colonial et industrialisation a été mis en évidence lorsque, dès les années 1790-1815, « l’effondrement de la production industrielle (…) a résulté de la perte des marchés d’outre-mer et, dans une moindre mesure, de la difficulté d’obtenir des matières premières ».[60] Pour ne citer que quelques exemples, l’effondrement des raffineries de sucre à Amsterdam ou Bordeaux, de la construction navale à Marseille, ou de l’impression de cotonnades à Nantes, ont conduit à un déclin industriel et démographique marqué.

En réalité, «l’expérience de l’économie française (…) illustre les difficultés d’une industrialisation sur la base exclusive d’un important marché intérieur»[61]. Faut-il s’étonner, dans de telles circonstances, que les « investissements se soient détournés du secteur productif en faveur du marché immobilier et de la propriété »[62], une tendance des capitaux privés qui tendra à se renforcer à mesure que de nouveaux pays arriveront sur la scène de l’industrialisation, ce qui les conduira d’ailleurs, comme l’a montré Alexander Gershenkron, à conditionner leur succès à une intervention économique croissante de l’Etat ?[63]

Enfin, les mêmes historiens qui rejettent toute relation pertinente entre l’esclavage et l’industrialisation européenne insistent parfois sur la nécessité de confronter plus attentivement les traites négrières atlantique et arabo-musulmane. En comparant un peu légèrement les onze à treize millions d’Africains convoyés par les navires négriers pendant les quatre siècles de la traite atlantique avec les sept-et-demi à quatorze millions de femmes et d’hommes vendus durant les treize siècles de la traite musulmane, ils ont certes beau jeu de souligner les destins économiques opposés de ces deux grands foyers esclavagistes[64]. Ce faisant, ils font l’impasse sur des différences essentielles.

Tout d’abord, les chiffres relatifs à la traite orientale relèvent beaucoup plus de la spéculation, en particulier pendant ses neuf premiers siècles (du VIIe au XVe siècles), alors qu’ils sont sensés représenter quelque 60% de ce trafic sur toute sa durée[65]. Ensuite, ce commerce d’être humains n’a jamais atteint, et de loin, l’intensité de la traite occidentale, en particulier dans les décennies qui ont précédé la révolution industrielle : au XVIIIe siècle, la première a peut-être touché sept à neuf cent mille esclaves contre six millions pour la seconde[66]. Enfin, si la traite orientale a connu des sommets inégalés au XIXe siècle (4,5 à 6,2 millions de personnes)[67], tout comme l’embauche massive des coolies asiatiques et le travail forcé dans les colonies africaines, elle ne pouvait plus être séparée d’une économie capitaliste mondiale en plein essor, sous hégémonie européenne, ni de la révolution des transports qui l’accompagnait : la convention commerciale anglo-ottomane de 1838 donnait en effet le ton à une libéralisation et à une expansion accélérée des échanges dans toute la région. Par exemple, « des esclaves noirs étaient utilisés dans les plantations de Zanzibar pour produire des biens comme les clous de girofle et les noix de coco qui, dans tous les cas, étaient partiellement exportés vers les marchés occidentaux »[68]. De même, en Egypte, « durant (…) le boom du coton des années 1860, l’emploi du travail servile a cru de façon significative »[69].

Certes, avant la fin du XVIIIe siècle au moins, la traite orientale ne pouvait dépendre que marginalement des premières formes du capitalisme industriel mondialisé, pour reprendre l’expression de Raymond-Martin Lemesle[70]. Or, traditionnellement, « le monde musulman ne reposait pas sur un système de production esclavagiste »[71]: si des esclaves y étaient astreints à des travaux agricoles, miniers ou de terrassement, «il s’agissait de cas exceptionnels »[72]. Comme l’a noté Alexandre Popovic, l’asservissement d’Africains pour la production a été tentée en Irak mais s’est révélée désastreuse. Elle a provoqué des révoltes massives, dont la plus importante a duré de 869 à 883 et a mis fin à l’exploitation de masse du travail des Africains noirs dans le monde arabe[73]. Hourani a évoqué quelques foyers d’esclavage isolés dans les cultures de la Haute vallée du Nil et des oasis du Sahara[74].

Cependant, tout au long de son histoire, la traite orientale a essentiellement fourni une main-d’œuvre indispensable à une multitude d’activités militaires, commerciales, mais surtout domestiques, sans parler des concubines achetées par ceux qui en avaient les moyens, ainsi que des eunuques, certes beaucoup moins nombreux, requis par les palais et institutions religieuses[75]. Ajoutons enfin que, contrairement à celles de la traite atlantique, les victimes de la traite orientale étaient en majorité des femmes, qui seront largement assimilées aux sociétés d’«accueil», ce qu’attestent aujourd’hui des études génétiques conduites au Moyen-Orient et en Asie Centrale[76].

En conclusion, si la traite négrière a pu faciliter le développement du capitalisme industriel, à la fin du XVIIIe siècle en Europe, l’esclavage en a souvent freiné, voire même interdit l’essor en d’autres temps et d’autres lieux, comme le déclin de l’Empire romain l’a amplement montré. A contrario, l’esclavage n’a joué aucun rôle significatif dans l’expérience industrielle la plus avancée qu’ait connu le monde arabe au XIXe siècle, sous l’impulsion de Muhammad’Ali en Égypte (1805-1848)[77].

Pourtant, ce qui a pu être vrai de l’Antiquité ou, mutatis mutandis, des sociétés arabo-musulmanes du VIIe au XIXe siècles, ne l’était pas nécessairement de la colonisation de l’Amérique au profit du Vieux Continent. Celle-ci a en effet contribué à développer le travail forcé «dans des environnements ruraux plutôt périphériques (…) par rapport au cœur toujours plus manufacturier et industriel de la nouvelle économie européenne et atlantique, [régi par] un mode de production beaucoup plus expansif et dominant, exclusivement fondé sur le travail libre.»[78]

Le commerce transatlantique a sans doute joué un rôle décisif dans l’éclosion de la révolution industrielle en Angleterre, mais aussi en Europe Occidentale, si l’on tient compte des modalités complexes de l’accumulation primitive du capital par les commerçants et financiers européens, notamment dans le vaste domaine de l’économie atlantique, dès le lendemain des Grandes Découvertes. En même temps, sur le plan domestique, ce sont les transformations sociales liées à l’expansion continue des marchés ruraux qui ont rendu possible le développement rapide du salariat, en particulier au XVIIIe siècle. Rien ne sert donc d’opposer ces deux ordres de phénomènes en privilégiant arbitrairement les causes socioéconomiques présumées «exogènes» ou «endogènes» de l’industrialisation, comme s’y sont essayés tant d’auteurs. Celles-ci sont empiriquement et logiquement indissociables, même si elles ne se déterminent pas mécaniquement les unes les autres.

À la compréhension du processus d’ensemble, il convient d’ajouter encore un troisième ordre de causes : l’émergence de pouvoirs d’États centralisés et cohérents, garants de l’ordre social intérieur, de l’expansion coloniale et de ses monopoles d’exploitation privés, mais aussi des prérogatives des investisseurs hollandais, anglais, français, etc. Or, le renforcement des puissances européennes, de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, n’est pas sans rapport non plus avec la course au contrôle de la traite atlantique.

La paix d’Utrecht (1713), qui met fin à la Guerre de Succession d’Espagne, garantit ainsi à l’Angleterre le droit de développer son commerce d’esclaves en direction de l’Amérique espagnole, monopolisé alors par la South Sea Co. Les affaires envisagées paraissent d’ailleurs si mirobolantes, qu’il s’ensuit une flambée spéculative de la cotation des titres de cette compagnie au cours de l’année 1720, de 175 £ à la fin février, à plus de 1000 £ à la fin juin[79]. En effet, on ne le rappellera jamais assez, avant de promouvoir le libre-échange et le laissez-faire, le pouvoir politique, y compris en Angleterre, a joué un rôle décisif dans la régulation des conditions d’émergence économiques, sociales et politiques du capitalisme industriel.

Ainsi, s’il y a bien un lien génétique évident entre la plantation d’Amérique et la fabrique européenne (plant), l’explicitation de celui-ci se dérobe à toute approche simpliste. Cette difficulté intrinsèque est encore accrue par l’aura sulfureuse qui entoure cette question, depuis que Marx en a fait, dans des pages célèbres, un élément central de l’accumulation primitive du capital :

« Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool ; pour cette ville orthodoxe le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d’accumulation primitive (…) En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde. »[80]

Un enjeu politique aussi chargé a sans doute contribué à nourrir les préventions des courants historiographiques qui, depuis Max Weber, se sont efforcés d’opposer le planteur à l’industriel, l’esclave au travailleur libre, la contrainte au contrat, l’exploitation brutale au profit légitime, insistant sur la discontinuité essentielle entre mercantilisme d’Ancien Régime et capitalisme libéral. C’est pourquoi, on ne peut que se réjouir, après les premières controverses suscitées par l’École des Caraïbes, que ce débat ait été relancé plus récemment, sur des bases empiriques et théoriques renouvelées, notamment par un historien d’origine africaine de la stature de Joseph E. Inikori.

 

Notes

[1] Robin Blackburn, The Making of New World Slavery. From the Baroque to the Modern 1492-1800, Londres, Verso, 1997, p. 565 (ma trad. de l’anglais).

[2] Eric Williams, Capitalisme et esclavage, Paris 1968 (éd. originale en anglais, 1944).

[3] Joseph E. Inikori, Africans and the Industrial Revolution in England. A Study in International Trade and Economic Development, Cambridge U.K., etc. 2002.

[4] Michael Perelman, The Invention of Capitalism: Classical Political Economy and the Secret History of Primitive Accumulation, Durham et Londres, 2000 (ma trad. de l’anglais).

[5] Cité par Christopher Hill, Reformation to Industrial Revolution, 1530-1780, The Pelican Economic History of Britain, vol. 2, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1967 (ma trad. de l’anglais).

[6] Cité par Michael Perelman, The Invention…, p. 247 (ma trad. de l’anglais).

[7] Bernard Semmel, The Liberal Ideal and the Demons of Empire: Theories of Imperialism from Adam Smith to Lenin, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins U. P., 1993, p. 76 (ma trad. de l’anglais).

[8] Eugene D. Genovese, The World the Slaveholders Made, New York, Vintage Books, 1969, pp. 21-102.

[9] Antoine, comte de Rivarol, De l’universalité de la langue française : discours qui a remporté le prix de l’Académie de Berlin, Berlin et Paris, Bailly, 1784.

[10] Cité par Michael Perelman, The Invention…, p. 326 (ma trad. de l’anglais).

[11] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 8e section, chap. 31.

[12] John A. Hobson, The Evolution of Modern Capitalism: A Study of Machine Production, Londres, Allen & Unwin, 1894 (éd. révisée, 1926) (ma trad. de l’anglais).

[13] Werner Sombart, Der Moderne Kapitalismus, I, Leipzig, Duncker & Humblot, 1902.

[14] Karl Polanyi, Dahomey and the Slave Trade, Seattle, University of Washington Press, 1966, p. 17 (ma trad. de l’anglais).

[15] William Cunningham, The Growth of British Industry and Commerce in Modern Times, 3 vol., Cambridge, Cambridge U. P., 1882; Arnold Toynbee, Lectures on the Industrial Revolution of the Eighteenth Century in England. Popular Addresses, Notes and Other Fragments, Londres, Longmans, 1884; Paul Mantoux, La Révolution Industrielle au XVIIIe siècle: Essai sur les Commencements de la Grande Industrie Moderne en Angleterre, Paris, Société de librairie et d’édition, 1906.

[16] Eric J. Hobsbawm, «The General Crisis of the European Economy in the 17th Century», Past and Present, 5, 1954, pp. 33-53; 6, 1954, pp. 44-65.

[17] Kenneth Pomeranz et Steven Topik, The World That Trade Created: Society, Culture and the World Economy, 1400 to the Present, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1999.

[18] Robin Blackburn, The Making…, p. 382.

[19] Ibid., p. 404: Table X.2.

[20] Jan de Vries, «Between Purchasing Power and the World of Goods: Understanding the Household Economy in Early Modern Europe», in: John Brewer et Roy Porter, dir., Consumption and the World of Goods, Londres, Routledge, 1993, pp. 85-132.

[21] Cyril Lionel Robert James, The Black Jacobins. Toussaint Louverture and the San Domingo Revolution, Londres, Secker & Warburg, 1938 (Londres Penguin Books, 2001) (ma trad. de l’anglais).

[22] Eric Williams, Capitalisme...

[23] Eric Williams, From Columbus to Castro: The History of the Caribbean, 1492-1969, New York, Harper & Row Publishers, 1970 (1ère ed. 1962).

[24] William A. Darity Jr, «A General-Equilibrium Model of the Eigtheenth-Century Atlantic Slave Trade: A Least-Likely Test For the Caribbean School», Research in Economic History, 7, n° 2, 1982, pp. 287–326 (ma trad. de l’anglais).

[25] Max Weber, General Economic History (1923), New York, Greenberg, 1927 (nouvelle édition, New Brunswick & Londres, Transaction Books, 1984, p. 301) (ma trad. de l’anglais).

[26] Nathan I. Huggins, Black Odyssey The Afro-American Ordeal in Slavery, New York, Pantheon Books, 1977, cité dans Robin Blackburn, The Making…, p. 1.

[27] Paul Gilroy, The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso, 1993.

[28] Patrick Villiers et Jean-Pierre Duteil, L’Europe, la mer et les colonies, Paris, Hachette, 1997, p. 185. « Le capitaliste n’est respectable qu’autant qu’il est le capital fait homme. Dans ce rôle, il est lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l’un paraît être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme social dont il n’est qu’un rouage. (…) dans sa consommation personnelle, il ne saurait guère voir qu’une sorte de vol, d’emprunt au moins, fait à l’accumulation; et, en effet, la tenue des livres en partie double met les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.» Karl Marx, Le Capital, Livre I, 7e section, chap. 24.

[29] Robin Blackburn, The Making…, p. 15 (ma trad. de l’anglais).

[30] Robin Blackburn, The Making…, pp. 19 & 23 (ma trad. de l’anglais).

[31] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 3e section, chap. 10.

[32] D’après Charly Guyot, Un ami et défenseur de Rousseau: Pierre Alexandre DuPeyrou, Neuchâtel, P. Attinger, 1958.

[33] Kenneth Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge U. P., 2001, pp. 39-44.

[34] Ibid., pp. 53-4.

[35] Voir en particulier Paul Bairoch, «Commerce international et genèse de la révolution industrielle anglaise», Annales, 28, 1973, pp. 541–71; et Charles Kindleberger, «Commercial Expansion and the Industrial Revolution», Journal of European Economic History, 4, n° 3, 1975, pp. 613–54.

[36] Christopher Hill, Reformation…; Eric J. Hobsbawm, Industry and Empire: From 1750 To the Present Day, The Pelican Economic History of Britain, vol. 3, Harmondsworth, Penguin Books, 1968.

[37] Christopher Hill, Reformation…, p. 245 (ma trad. de l’anglais).

[38] Phyllis Deane, The First Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge U. P., 1965 (ma trad. de l’anglais).

[39] Par exemple, Sydney W. Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking, 1995 (1ère éd. 1985); William R. Fogel, Without Consent or Contract. The Rise and Fall of American Slavery, New York, W. W. Norton & Cie, 1989, pp. 23-36.

[40] Robin Blackburn, The Making…, p. 565. Les deux acceptions ont été introduites dans la langue anglaise durant le XVIIIe siècle, qualifiant d’abord une grande ferme pour la culture du tabac ou du coton (1706), et par la suite aussi un bâtiment industriel (1789) (Online Etymology Dictionary, www.etymonline.com).

[41] Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998, p. 238.

[42] Kenneth Pomeranz et Steven Topik, The World…, p. 225 (ma trad. de l’anglais).

[43] Karl Marx, «Lettre à Annenkov», 26 décembre 1846 (www.marxists.org).

[44] Joseph E. Inikori (2002) situe le début de ce tournant lors d’une conférence tenue en Italie, à Bellagio, en 1984; voir aussi Barbara L. Solow & Stanley L. Engerman, dir., British Capitalism and Caribbean Slavery: The Legacy of Eric Williams, Cambridge, Cambridge U. P., 1987.

[45] Barbara L. Solow, dir., Slavery and the Rise of the Atlantic System, Cambridge, Cambridge U. P., 1991.

[46] «The Origins of Uneven Development: The Rise of the West and the Lag of the Rest», American Economic Review, 82, n° 2, 1992, pp. 146–67.

[47] Robin Blackburn, The Making…; Joseph E. Inikori, Africans…

[48] Robin Blackburn, The Making…, p. 6.

[49] Robin Blackburn, The Making…, p. 542.

[50] David Hancock, Citizens of the World: London Merchants and the Integration of the British Atlantic Community, 1735-1785, Cambridge, Cambridge U. P., 1995.

[51] Douglas Farnie, The English Cotton Industry and the World Market, 1815-1896, Oxford, Oxford U. P., 1979.

[52] Joseph E. Inikori, Africans and…, pp. 156-214.

[53] Ibid., pp. 405-72.

[54] Deux livres relativement récents sont emblématiques d’une telle orientation: Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Une tentative d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004; Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIX siècles), Paris, La Découverte, 2005.

[55] Olivier Pétré-Grenouilleau, «Quelques vérités gênantes sur la traite des Noirs», L’Expansion, 29 juin 2005.

[56] Carlo M. Cipolla, Guns and Sails in the Early Phase of European Expansion, Harmondsworth, etc., Penguin Books, 1970 (1ère éd., Londres, Collins, 1965) (ma trad. de l’anglais).

[57] Claude Fohlen, «France, 1700-1914», in: Carlo M. Cipolla, dir., The Emergence of Industrial Societies – Part One, The Fontana Economic History of Europe, vol. 4, Hassocks, Harvester Press, 1973, pp. 68-9 (ma trad. de l’anglais).

[58] François Crouzet, «England and France in the Eighteenth Century: A Comparative Analysis of Two Economic Growths», in: R. M. Hartwell (dir.), The Causes of the Industrial Revolution in England, Londres, Methuen & Co., 1967, p. 173 (ma trad. de l’anglais).

[59] Philippe Norel, L’invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, PUF, 2004, pp. 325-26.

[60] François Crouzet, «Wars, Blockade, and Economic Change in Europe, 1792-1815», Journal of Economic History, 24, n° 4, 1964, pp. 567-88 (ma trad. de l’anglais).

[61] Robin Blackburn, The Making…, p. 569.

[62] Cité par Claude Fohlen, «France… », p. 69 (ma trad. de l’anglais).

[63] Alexander Gershenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge MA, Harvard U. P., 1962.

[64] Pour la traite arabo-musulmane, l’estimation prudente de Luiz Felipe de Alencastro se situe autour de 8 millions: voir «Traite», in: Encyclopædia Universalis, 2002, corpus 22, p. 902. À l’autre extrême, Paul Bairoch, Economics and World History. Myths and Paradoxes, New York, etc., Harvester Wheatsheaf, 1993, p. 147, propose une fourchette haute de 14-15 millions. Entre les deux, Ralph Austen, l’un des meilleurs spécialistes de la question, plaide aujourd’hui pour une valeur moyenne de 12 millions: pour la citation, voir Pétré-Grenouilleau, Les Traites…, p. 147, note 1. Ronald Segal, History of Africa’s Other Black Diaspora (Londres, Atlantic Books, 2002) défend un total de 11,5 millions, du même ordre que celui de la traite atlantique. Marc Ferro propose une fourchette comparable de 7,6 à 14,1: voir «Autour de la traite et de l’esclavage», in: Marc Ferro, dir., Le Livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècles: de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003, pp. 103-18. Olivier Pétré-Grenouilleau (Les Traites…, p. 148) avance le chiffre le plus élevé de 17 millions, reprenant à son compte les premières estimations de Ralph Austen (African Economic History, 1987), pourtant abandonnées par la suite par cet auteur.

[65] Olivier Pétré-Grenouilleau propose ce pourcentage pour la traite transsaharienne, qui est la plus importante (La Traite…, p. 149, note 2).

[66] Marc Ferro, «Autour de la traite… », p. 107 ; Pétré-Grenouilleau, Les Traites…, p. 149.

[67] Olivier Pétré-Grenouilleau, La Traite…, p. 151.

[68] Elikia M’Bokolo, «The Impact of the Slave Trade on Africa» (https://mondediplo.com/1998/04/02africa) (ma trad. de l’anglais); voir aussi Abdul Sheriff, Slaves, Spices, and Ivory: Integration of an African Commercial Empire into the World Economy, Londres, James Curry, 1988.

[69] Ehud R. Toledano, Slavery and Abolition in the Ottoman Middle-East, Seattle, University of Washington Press, 1998, p. 57 (ma trad. de l’anglais).

[70] Raymond-Marin Lemesle, Le Commerce colonial triangulaire, 18e-19e siècle, Paris, PUF, 1998, p. 7.

[71] Bernard Lewis, Race and Slavery in the Middle-East, Oxford, Oxford U. P., 1994, chap. 1 & 9.

[72] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966.

[73] Alexandre Popovic, La Révolte des esclaves en Irak au IIIe-IXe siècle, Paris, Geuthner, 1976.

[74] Albert Hourani, A History of the Arab Peoples, Cambridge MA, The Belknap Press of Harvard U. P., 1991, p. 117.

[75] Gwyn Campbell, «Introduction», in: Gwyn Campbell (dir.), The Structure of Slavery in Indian Ocean, Africa and Asia, Londres, Frank Cass, 2004, pp. vii-xxxii.

[76] Les données collectées «confirment non seulement un biais féminin dans le trafic d’esclaves en direction de l’Est, mais montre aussi que ce modèle, qui recouvre différents types de reproduction entre les sexes, s’est étendu jusqu’au limites extrêmes du trafic d’esclaves est-africains» (Lluís Quintana-Murci et al., «Where West Meets East: The Complex mtDNA Landscape of the Southwest and Central Asian Corridor», in: American Journal of Human Genetics, mai 1994, 74, n° 5, pp. 827-45 (ma trad. de l’anglais).

[77] Jean Batou, Cent ans de résistance au sous-développement. L’industrialisation de l’Amérique latine et du Moyen-Orient face au défi européen, 1770-1870, Genève, Droz, 1990, pp. 45-123.

[78] Aldo Schiavone, L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin, 2003, p. 136.

[79] John Carswell, The South Sea Bubble, Stroud, Alan Sutton, 1993.

[80] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 8e section, chap. 31.

Lire hors-ligne :