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Le 10 juillet s’est tenu à Pantin, à l’appel de plusieurs collectifs, organisations et médias alternatifs, dont Contretemps, un meeting sur le thème « Après le 7 juillet, que faire ? ». Nous reprenons ici l’intervention de Stathis Kouvélakis. L’enregistrement vidéo de ce meeting est disponible ici.

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La question à laquelle nous essayons de répondre ce soir est la suivante : comment faire pour que le sursaut du 7 juillet soit davantage qu’un sursis ? Car il ne faut pas s’y tromper : avec plus de 10 millions de voix, soit plus du tiers des suffrages exprimés, et 140 députés à l’Assemblée, avec tout un écosystème médiatique à son service et la légitimité désormais acquise d’une force de gouvernement acceptable par la bourgeoisie, l’extrême droite est en embuscade, prête à capitaliser sur le sentiment de délitement généralisé qui infuse dans des secteurs croissants de la société française.

Pour dégager quelques éléments de réponse, il nous faut regarder de plus près les ressorts de ce sursaut. S’il nous a surpris, et soulagés, il ne relève pourtant en rien du miracle. On peut même dire qu’il vient de loin, de la sédimentation laissée par les combats sociaux et politiques des dernières années. Cette sédimentation comporte deux strates. La première est celle d’une succession de mobilisations qui ont mis en mouvement des secteurs diversifiés et massifs de la société française. Pour n’en mentionner que les principales : lutte contre la loi travail, Gilets jaunes, mobilisations féministes ou antiracistes, révolte des quartiers, mouvement contre la réforme des retraites, sans oublier la décisive bataille de la solidarité avec le peuple palestinien. Certes, aucun de ces mouvements n’a été à victorieux. Mais c’est grâce à eux que se sont installés dans le pays une atmosphère de politisation, une capacité d’action, le sentiment diffus d’appartenir à un camp social identifiable dans ses grandes lignes. C’est bien cette accumulation d’expériences qui a permis la mobilisation par le bas, largement autoorganisée, qui est le secret du renversement de dynamique entre les deux tours et du coup d’arrêt porté à la montée de la vague brune.

La deuxième strate est l’émergence d’un pôle de rupture à gauche, sur les ruines laissées par la conversion social-démocrate à la gestion néolibérale et sa descente aux enfers sous le quinquennat Hollande. Lancée dès 2012, ce pôle s’affirme en 2017 avec la France insoumise et la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. En 2022, il confirme sa centralité à gauche et parvient à entraîner dans un cadre commun le reste de la gauche autour d’un programme de rupture. Malgré ses limites, et sa fragilité interne, qui ont conduit à son éclatement, ce précédent a rendu possible la constitution en un temps record du Nouveau Front populaire (NFP). Et c’est ce NFP qui a permis de déjouer le plan de Macron lors de la dissolution. Un plan qui reposait sur la fragmentation de la gauche et la reconduction du face-à-face avec l’extrême droite, logiciel unique et mortifère du macronisme. C’est ce NFP qui a également permis de mettre échec l’autre volet de la stratégie du pouvoir : stigmatiser et isoler la France insoumise, pour revenir à la configuration d’une gauche domestiquée. Une gauche qui se contenterait d’occuper une place subalterne dans un système politique dominé par le binôme du bloc bourgeois et du bloc d’extrême droite, tous deux au service des mêmes intérêts de classe.

Face à l’imminence de la menace fasciste, le cadre du NFP a permis de dépasser le cartel des partis qui était encore celui de la NUPES. Il a facilité l’implication de secteurs syndicaux, associatifs, du mouvement social, posant ainsi les premiers jalons d’un véritable front unique des forces populaires. Disons-le clairement : l’existence de ce cadre fait partie de l’acquis de la période, sa dislocation ne peut qu’ouvrir toute grande la voie au désastre. La difficulté de l’exercice consiste à le défendre tout en préservant le cap de rupture qui lui a permis d’émerger, ce qui est en réalité le seul moyen de l’enraciner et de le déployer. Pour le dire autrement, la règle d’or en la matière est de toujours laisser aux secteurs les plus droitiers la responsabilité d’une éventuelle rupture du cadre unitaire et d’en supporter par la suite le coût.

Nous ne partons donc pas de rien. Cet acquis est d’autant plus précieux qu’il est le résultat de combats acharnés, de combats inscrits dans l’histoire longue de ce qu’il faut bien appeler la grande tradition révolutionnaire de ce pays et de ce peuple. Nulle part ailleurs en Europe nous n’avons, à l’heure actuelle, une configuration semblable. La signification de la bataille que nous menons déborde largement nos frontières, et nous avons vu, le soir du 7 juillet, à quel point notre joie était partagée aux quatre coins du monde. Notre responsabilité est donc immense.

Aucune autosatisfaction, aucun relâchement ne sont permis. Car la seule façon de défendre un acquis est de le faire fructifier. La tâche est d’autant plus urgente que la situation reste lourde de dangers d’une gravité extrême. L’un de ces aspects qui reste à clarifier est l’hypothèse stratégique dans laquelle il convient d’inscrire l’acquis en question.

Je suis obligé de parer ici au plus pressé, donc de simplifier outrageusement. Je formulerai cette hypothèse ainsi : un gouvernement de coalition des forces populaires, sur la base d’un programme de rupture, comme seul moyen de construire une alternative de pouvoir. En effet, quand le fascisme se présente comme l’alternative et parvient aux portes du pouvoir, il ne peut être durablement vaincu que par une autre alternative de pouvoir, une alternative réelle car elle entend rompre avec l’ordre existant. Mais pour ce faire, et c’est le point décisif, cette alternative de gouvernement populaire doit participer d’une dynamique qui la déborde, grâce à la mobilisation des forces qui l’ont amené au pouvoir. La longue expérience française et internationale nous enseigne en effet que si les deux bouts de cette dialectique difficile ne sont pas tenus, l’échec et même le désastre sont au bout du chemin.

Au moment où toute une partie de la gauche, de Marine Tondelier à François Ruffin et Clémentine Autain, n’a que les mots d’« apaisement » et de « réparation » à la bouche, il faut le dire avec force : on ne prêche pas l’ « apaisement » quand on a en face de soi un adversaire déchaîné. Et, à ma connaissance, on ne cherche à « réparer » un objet quelconque que si on a décidé au préalable qu’il doit marcher comme avant, donc si on a renoncé à le transformer.

Il ne s’agit pas ici d’étaler une quelconque radicalité narcissique mais de faire preuve d’un réalisme politique élémentaire. Être au gouvernement et prendre le pouvoir sont deux choses très différentes. Car l’essentiel du pouvoir dans la société n’est pas dans les institutions représentatives mais là où se concentre le pouvoir économique, là où se loge le noyau dur de l’appareil d’État, dans la haute administration et les appareils de répression, sans oublier le tentaculaire pouvoir médiatique, de plus en plus directement annexé par le pouvoir économique. A cela, il faut ajouter un environnement international par définition hostile à toute tentative de rupture, et qui s’incarne en particulier dans l’Union européenne et ce qu’on appelle les « marchés » de la finance internationale. Et pour compléter le tableau, il faut mentionner le cadre militaire impérialiste sous domination étatsunienne dont la France fait partie et dont elle est elle-même un acteur important bien que secondaire comparé à l’hyperpuissance américaine.

Il est parfaitement irresponsable de laisser croire un instant que ces forces laisseront faire sans réagir une entreprise qui remettrait en cause ne serait-ce qu’une fraction de leur pouvoir. La seule façon d’être victorieux dans cette épreuve de force est d’articuler l’action d’en haut, celle d’un gouvernement mettant en œuvre des mesures de rupture, avec la mobilisation d’en bas, qui permet de surmonter les résistances et d’aller plus loin.

Telle est la possibilité stratégique que contient en germe le double acquis de la séquence que nous venons de vivre : un Front unique des forces populaires qui, tôt ou tard, sous une configuration ou sous une autre, parvient au pouvoir porté par des luttes et dont l’action permet d’amplifier la dynamique. Seule une telle articulation peut permettre de garder le cap de la rupture et de renforcer le pôle politique qui le porte. Elle seule peut contrer les pressions étouffantes qui s’exerceront de l’intérieur et de l’extérieur pour pousser au renoncement et à la capitulation, comme ce fût le cas de tant d’expériences gouvernementales de gauche, en France et ailleurs.

Rassemblons-nous, c’est-à-dire organisons-nous, sans attendre, pour la construire.

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