Quand les décisions au travail seront prises par la machine
La question de la fracture sociale est devenue un leitmotiv dans les discours des capitalistes bien-pensants et de leurs organes officiels. Certes en 2018, le FMI s’inquiète des inégalités qui seraient mauvaises pour la croissance mais c’est pour se focaliser sur les inégalités entre générations et appeler à les réduire, pas pour remettre en cause le partage entre le capital et le travail[1]. Dès 2015, l’OCDE[2] a montré que les inégalités de revenus ont un impact négatif et statistiquement significatif sur la croissance ultérieure, en particulier l’écart entre les ménages à faible revenu et le reste de la population.
Pour autant, malgré les rodomontades de Trump, aucun signal n’est enregistré du côté des entreprises qui montrerait une diminution de l’externalisation de la production vers des pays à bas coût de main-d’œuvre. Au contraire, la montée en compétences des entreprises de ces pays leur permet d’améliorer leur offre de services vers des produits plus haut de gamme. D’autre part, l’automatisation touche l’ensemble des activités, mais plus fortement les emplois intermédiaires moyennement qualifiés. Ceux-ci se caractérisent par un travail routinier impliquant des tâches intellectuelles et manuelles, accomplies selon un ensemble explicite de règles : industrie manufacturière (de l’électroménager aux voitures) et activités de services (guichetier, conseiller clientèle). Cette externalisation et cette automatisation constituent les deux principales causes identifiées comme conduisant à la polarisation des emplois qui semble tant inquiéter FMI et OCDE. Ces phénomènes ont été identifiés dans de nombreux pays occidentaux, dont les États-Unis[3], l’Allemagne[4] et la France[5].
La polarisation des emplois et les phénomènes croissants qui l’accompagnent comme la flexibilité et la précarité, à travers notamment le développement de la sous-traitance des activités des plus grosses entreprises vers des plus petites, conduisent à ce que David Weil désigne sous le vocable de fissured workplace[6] : un lieu où la diversité des statuts des travailleurs, la concurrence effrénée organisée entre eux ou entre les entreprises sous-traitantes mettent à mal les salaires, les conditions de travail et les solidarités. Phoebe Moore s’est plus particulièrement intéressée à l’influence de la numérisation (digitalization) des activités comme outil qui accompagne (et permet dans une large mesure) cette déstructuration du travail humain pour des profits toujours accrus pour les entreprises initiatrices des chaînes de valeurs avec en contrepartie des activités plus contraintes et moins rémunérées pour une majorité des travailleurs[7].
C’est dans cette logique que s’inscrit le présent article. À partir d’exemples concrets pris dans l’actualité de ces deux dernières années, il montre la tentation de plus en plus forte qu’éprouvent certains de considérer le travailleur comme un supplétif de l’automate : qu’il soit virtuel quand il s’agit d’un algorithme ou sous la forme bien réelle d’un robot dans l’industrie.
Tant de travail humain dont le mérite revient à l’algorithme
Dans En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic[8], Antonio Casilli a montré à quel point l’apprentissage, mais aussi le fonctionnement quotidien des intelligences artificielles dépendent encore des humains. Travaux souvent répétitifs et très mal rémunérés, absence de protection sociale, isolement professionnel, le statut d’indépendant de ces travailleurs du clic contribue à saper les bases de la régulation de l’organisation du travail mises en place depuis la fin du XIXème siècle grâce aux luttes des travailleurs et celles des régimes de protection sociale.
De façon analogue, on constate depuis quelques années que le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) sous des formes de plus en plus avancées peut avoir pour effet de dégrader significativement les conditions de travail et d’augmenter les risques professionnels, alors qu’une automatisation sous contrôle social pourrait avoir les résultats inverses : diminution des pénibilités physique et intellectuelle, diminution du temps de travail, etc.
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est que cela semble advenir dans une relative indifférence du corps social (quelques luttes des travailleurs mises à part), comme si la présence du logiciel, de l’algorithme, de l’automate dédouanait l’employeur de ses responsabilités en termes de santé et de sécurité au travail et anesthésiait la réponse de la société, voire des États et des organismes compétents en matière de régulation et de contrôle du travail et de ses conditions. Certes, des organisations syndicales organisent la riposte, mais elle semble avoir moins de poids (voire moins de légitimité) que s’il s’agissait d’entreprises classiques et non pas de firmes issues de l’économie numérique.
La situation interpelle d’autant plus que la porosité augmente de jour en jour entre les entreprises dites classiques et celles de la gig economy, les méthodes de travail des secondes percolant de plus en plus vers les premières, dans un temps où se nouent des alliances, où s’organisent des rachats et se créent des filiales communes. Que se passe-t-il donc ? En quoi la situation a-t-elle changé ces dernières années qui justifierait qu’on accorde moins d’intérêt à la personne humaine ?
Elon Musk décrète que les ouvriers n’ont plus rien à faire sur les chaînes de montage de l’industrie automobile
La production de la Tesla Model 3 devait être une révolution dans l’industrie automobile. Pour la première fois une voiture, électrique de surcroît et à un prix « abordable[9] », devait être construite entièrement par des robots sans aucune intervention humaine. Pourtant dès son lancement mi 2017, les objectifs de production se sont révélés impossibles à tenir : en cause, de nombreux dysfonctionnements sur la chaîne de montage, fruits d’une automatisation parfois hasardeuse et d’une durée de la phase de tests trop courte.
Il a fallu rapidement réintroduire des humains sur les deux chaînes automatisées et construire de bric et de broc une troisième chaîne associant humains et machines, à l’instar de ce qui se pratique chez les autres constructeurs automobiles. Même dans ces conditions, les objectifs de production du départ n’ont jamais pu être tenus[10]. La conclusion d’Elon Musk sur Twitter[11] (« Oui, une automatisation excessive chez Tesla était une erreur. Pour être précis, mon erreur. Les humains sont sous-estimés ») n’est pour autant pas très rassurante quand on regarde d’un peu plus près les conditions de travail des opérateurs employés au montage du Model 3.
À la lecture des accidents du travail compilés dans un article[12] consacré aux conditions de travail dans cette usine Tesla située à Fremont, la réintégration des humains sur les chaînes de production s’est faite… à des conditions de travail acceptables par des robots. Qu’on en juge : exposition à des colles toxiques se traduisant par des problèmes respiratoires et/ou allergiques parce qu’aucune ventilation du poste de travail n’a été prévue, multiplication des mouvements répétitifs sur des postes mal conçus conduisant à des troubles musculosquelettiques (TMS), mauvais agencement des postes de travail lié à l’encombrement des ateliers se traduisant par des chutes ou des lombalgies, durée des postes de travail pouvant atteindre douze heures.
Pourtant, à en croire les chiffres de sinistralité diffusés par Tesla, la situation de l’usine était devenue dans l’intervalle meilleure que la moyenne de l’industrie automobile des États-Unis. Il s’agissait bien sûr du résultat d’une invisibilisation des accidents et des maladies[13]. Contrairement à la législation qui impose la déclaration de tout accident, un certain nombre d’entre eux étaient considérés par l’entreprise comme des accidents « privés » qui, bien que survenus sur le lieu de travail pendant les horaires de travail, ne devaient pas être comptabilisés, soit parce que le travailleur avait pu reprendre son poste ensuite (ou un poste aménagé en fonction de son état de santé), soit parce que son contrat précaire n’avait pas été renouvelé, soit parce qu’un médecin avait considéré qu’il n’y avait pas de lien direct entre l’accident survenu et la pathologie constatée, etc.
Cette situation était facilitée par le système de soins mis en place sur le site géré par une clinique privée y ayant délégué des personnels médicaux et paramédicaux : appels aux urgences interdits parce que comptabilisés par les services officiels, utilisation systématique de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) plutôt qu’un recours aux ambulances et surtout consultations médicales minorant souvent les pathologies pour éviter toute déclaration immédiate. Tout cela avait pour objectif de diminuer le nombre des déclarations d’accidents, pourtant rendues obligatoires par la loi de l’État de Californie. Les déclarations ultérieures étaient systématiquement contestées par l’entreprise qui y voyait le résultat de comportements individuels relevant du privé, n’ayant rien à voir avec une cause professionnelle.
Il semble que cet échec de l’automatisation totale de la production soit considéré par ses promoteurs comme un aléa provisoire auquel on sera en mesure de remédier rapidement. On peut mettre le fait que le procédé n’ait pas été réellement adapté à la « réintroduction » de l’être humain sur la chaîne sur le compte de l’urgence : compte tenu de la situation financière délicate de Tesla, il fallait assurer la production au mieux et sans délais. Mais on peut aussi considérer que dans l’esprit d’Elon Musk et de son équipe, l’hypothèse qu’on puisse s’en passer définitivement n’a été que provisoirement invalidée et que des progrès techniques à venir apporteront la solution.
On peut apporter à l’appui de cette assertion le fait que dans le même temps le développement des voitures sans chauffeur destinées dans un premier temps à remplacer taxis et VTC ait été poursuivi malgré, là aussi, de nombreuses difficultés techniques. Et il est paradoxal qu’Elon Musk admette, comme on l’a vu précédemment, avoir sous-estimé les capacités de l’être humain (ce que peu d’acteurs du milieu industriel se permettent de faire), alors que dans l’affaire, ce sont plutôt les capacités des robots (ou peut-être celle des ingénieurs les concevant) qu’il avait surestimées.
Quoi qu’il en soit, dans son esprit, la référence n’est plus l’être humain, mais la machine, le premier étant sommé d’aligner ses pratiques professionnelles sur les procédures et les process des secondes. Pire, cet alignement devra s’effectuer au niveau de performance attendu des machines, même si une technique défaillante le rend inatteignable à la robotique réellement existante. La relation est renversée : l’être humain devient le supplétif de la machine, potentiellement à un rythme qu’il n’est pas en mesure d’assurer, au lieu de bénéficier des avancées techniques qu’elle pourrait apporter à son propre travail.
Il convient cependant de ne pas perdre de vue le fait que le niveau de performance attendu des machines résulte lui-même d’un choix humain : la décision politique ou économique, ce n’est pas la machine qui la prend, c’est bien le concepteur et à travers lui, le donneur d’ordres (employeur). La machine intelligente n’existe pas quoi que veuillent faire croire Musk et ses semblables. En revanche, outre son rôle technique, elle remplit aussi un rôle de leurre, en détournant l’attention de ceux qui sont réellement responsables de la mise en œuvre de changements néfastes aux conditions de travail.
On a donc chez Tesla les prémices d’une réalité plus ou moins fantasmée qui se traduirait par un Homme au service de la machine. Restait à imaginer le procédé qui le mettrait sous sa dépendance au quotidien.
Quand l’algorithme devient le patron (ou au moins le surveillant)
Les travailleurs de certains centres d’appels ont vu récemment l’écran de leur poste de travail s’enrichir d’une nouvelle fonctionnalité : si l’opérateur parle trop vite, un compteur apparaît l’incitant à ralentir, s’il semble manquer de conviction, ce sera une tasse de café et s’il manque d’empathie, un cœur palpitant lui rappellera que l’achat est un acte d’amour[14].
Certes, le travail dans les centres d’appels a toujours été fortement prescrit, mais jusqu’à présent les superviseurs procédaient par sondage pour vérifier que la procédure était bien suivie. Grâce à l’utilisation d’un outil d’intelligence artificielle, baptisé en toute modestie Cogito, le suivi devient permanent et le travailleur se voit rappelé de façon continue à ses devoirs. Et comme cet outil a vocation à maintenir le travailleur sous surveillance en continu, si le travailleur l’occulte sur son écran, le superviseur en est informé immédiatement. Un jour viendra peut-être le temps où la sanction pourra être suggérée par la machine, comme chez Amazon…
Dans les entrepôts de logistique d’Amazon, l’activité des travailleurs est régie par un logiciel mais leurs performances qualitatives et quantitatives sont également enregistrées automatiquement et peuvent entraîner le licenciement si elles sont jugées insuffisantes[15]. Ainsi l’entreprise s’est séparée dans un de ses entrepôts situé aux États-Unis de 300 employés (sur un effectif total de 2500 personnes) sur une durée d’un an, chiffre inférieur au nombre enregistré les années précédentes (la tendance serait à une baisse régulière). Cette tendance à la baisse peut aussi être analysée comme la traduction de la transformation des travailleurs présents dans cet atelier en population survivante (au sens épidémiologique) : ceux qui ne peuvent pas s’adapter à l’organisation et au rythme de travail sont progressivement éjectés de l’entreprise.
On est bien loin du concept d’adaptation du travail à l’être humain qui figure dans le Code du travail en France. Certes, même avec de telles dispositions, la situation est loin d’être réjouissante dans beaucoup d’entreprises en France. Le recours au voice picking[16] y est en particulier fort répandu. Ce qui frappe dans le nouveau modèle déployé par Amazon et d’autres entreprises de logistique, c’est que cette logique d’« humanisation » du travail n’est jamais envisagée : seule compte celle de l’algorithme, supposé apporter une efficacité dont l’être humain serait incapable, même si de nombreux exemples prouvent que c’est faux.
Le suivi des travailleurs peut être beaucoup plus poussé et se focaliser sur les comportements individuels, indicateurs de possibles écarts à venir par rapport à la norme. Ainsi, dans certaines salles de marché, l’état physiologique des traders est suivi en continu[17]. Il s’agit de détecter, à travers le suivi de l’état de la pupille de l’œil ou celui de la voix, des variations qui pourraient être révélatrices d’un comportement irrationnel ou d’une volonté délibérée de ne pas se conformer strictement au plan de travail prescrit : ainsi, tel agent pourrait renoncer à vendre tel produit qui figure dans ses objectifs et « être repris en main » de façon instantanée pour que sa démarche professionnelle reste conforme. L’ensemble de ces données d’analyse comportementale, analysées conjointement avec le contenu des appels téléphoniques ou des messages électroniques pourrait, outre le suivi au plus près du travail, être utilisé pour faire évoluer les stratégies techniques et commerciales des entreprises.
On abordera ici la question des plateformes à travers celle des conditions de travail des juicers. Ces travailleurs chargés de procéder à la collecte des trottinettes mises à disposition du public en free floating (sans stations), de leur recharge électrique et de leur remise sur la voie publique. Il s’agit dans la majorité des cas de travailleurs indépendants. Marc Malenfer[18] a résumé ainsi leurs conditions de travail :
– forte concurrence entre eux pour récupérer le maximum d’engins (le paiement étant effectué à la pièce) susceptible d’engendrer des violences physiques,
– rémunération variant en fonction de la localisation de la trottinette avec prime de risque à la pénétration dans des endroits privés,
– travail de nuit avec part importante de manutention (12 à 20 kilos par engin) et de transport dans un véhicule généralement non aménagé,
– risque d’incendie avec charge simultanée de nombreuses batteries LI-ion dans des locaux non adaptés en particulier pour l’alimentation électrique.
Délibérément, les plateformes considèrent que la prévention des risques professionnels n’est pas de leur ressort et la laissent aux juicers qui n’ont pas les moyens de la gérer. Il a fallu une réaction de certaines municipalités, confrontées à l’indignation des résidents, pour que, à travers l’attribution des autorisations, d’exploiter, une certaine moralisation de ces pratiques apparaisse (même si elle est encore insuffisante).
Plus caricatural encore, et révélateur à la fois de l’immaturité de la démarche des plateformes et du peu de cas qu’elles font de leurs travailleurs : le dialogue entre un régulateur et un livreur à vélo travaillant pour le compte de Stuart. Par un jour de gel, à Paris, avec beaucoup de commandes et peu de livreurs, un de ceux-ci essaie de négocier le désassignement d’une course qu’il ne peut pas effectuer dans les délais compte tenu des conditions climatiques. Le régulateur essaie à deux reprises de supprimer la course. En vain. Sa réaction finale est de menacer le livreur d’un déréférencement puisqu’il est incapable de faire l’impossible et manque de professionnalisme. Le dialogue, éloquent, est disponible sur Twitter.
Tous ces exemples témoignent d’un renversement de la logique à l’œuvre dans certaines entreprises. La technologie a été installée au centre du procédé, les travailleurs à la périphérie. On pourrait considérer que cela n’est pas nouveau : ainsi dans la sidérurgie, la cokerie ou le haut-fourneau ont toujours été au centre de l’activité, mais le travail y est aujourd’hui encore organisé collectivement sur la base d’une expérience commune. Les stratégies d’évitement de l’accident ont été bâties et sont mises en œuvre de façon collective.
Dans cette industrie d’un nouveau type (4.0 ?), la technologie se substitue à la contribution humaine : le travailleur devient un simple exécutant d’une procédure décidée ailleurs, bâtie éventuellement sur une analyse non contradictoire des besoins de la production et du rôle dévolu au travailleur. Il est paradoxal qu’à l’heure où les entreprises ne jurent que par l’innovation et l’agilité, un certain nombre d’entre elles se privent délibérément de la contribution d’acteurs essentiels, capables de contribuer à l’analyse du travail réel. Non seulement cette déshumanisation peut être ressentie comme aliénante, voire violente par les travailleurs, mais elle prive l’entreprise de tout un réservoir de solutions innovantes.
Une individualisation des tâches au détriment de la créativité
Le maître mot est l’individualisation. Les TIC sont des outils extrêmement performants dans ce cadre. Elles correspondent parfaitement aux besoins d’une politique qui a consisté depuis des décennies à lutter classiquement contre les organisations syndicales, mais aussi contre les collectifs de travail, considérés comme des moyens de résistance où on développe une autre culture que la culture officielle de l’entreprise. Il ne doit plus y avoir d’intermédiaire entre l’entreprise et le travailleur et le canal de transmission des informations (dans les deux sens) sera fourni par les TIC.
Il peut être tentant d’établir un parallèle avec la substitution du contrat commercial au contrat de travail, promue par la quasi-totalité des plateformes : les salariés deviennent des indépendants. Faut-il y voir une nouvelle étape dans le développement du mantra qui résonne depuis plusieurs décennies : « l’entreprise doit se recentrer sur son cœur de métier ». Faut-il considérer dorénavant que le travailleur n’en ferait plus partie ?
Un autre élément important à prendre en compte est l’universalité de cette logique : on l’a vu à travers les différents exemples, ces phénomènes touchent aussi bien les secteurs industriels que les secteurs des services. Aussi bien les travailleurs qui exercent des métiers de faible qualification que ceux situés en haut de l’échelle, même si pour ces derniers, des compensations existent : certaines activités moins gratifiantes comme la veille bibliographique ou la gestion des données peuvent être facilitées. Mais même ces contreparties semblent être à nuancer : leur effacement peut se traduire par une intensification du travail (plus de tâches considérées comme productives à effectuer dans un laps de temps égal).
L’importance du temps consacré à ces tâches, considérées comme subsidiaires, puisque non directement productives est souvent sous-estimée : c’est pourtant un moment où le cerveau continue à fonctionner et à faire avancer la résolution des problèmes de tous ordres auxquels il est confronté. Cette restriction des tâches à effectuer pourrait donc se traduire par une baisse de la créativité des travailleurs, d’autant que, malgré les appels sans cesse réitérés à l’agilité, l’activité de tous, à tous les niveaux, est de plus en plus encadrée, normée, régie par des procédures et des politiques « qualité ».
Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur du phénomène. Les phénomènes d’usage intensif des TIC et des technologies qui en découlent ne sont pas réservés à des entreprises de pointe, issues de la gig economy développées sur la côte ouest des États-Unis. On voit bien à travers les activités de plateformes (Uber, Deliveroo, Amazon pour n’en citer que quelques-unes) leur vocation à se développer dans le monde entier. Ce qui est pour l’instant moins visible, c’est l’hybridation qui est en train de se réaliser entre l’économie classique et ces nouvelles formes d’activité.
Que ce soit par des rachats ou par développement interne, des entreprises de l’économie classique sont en train de se digitaliser à grande vitesse en adoptant les mêmes canons que la gig economy : c’est toute l’activité économique qui est en train d’« oublier » les compromis sociaux des Trente glorieuses. Depuis les années 1980, ces accords font l’objet d’attaques incessantes de la part du patronat : ce n’est probablement rien par rapport à celles qui interviendront dans les années à venir.
La gouvernementalité algorithmique
Au-delà de la perte de créativité évoquée précédemment, un auteur comme Nicholas Carr[19] s’interroge sur la réversibilité possible des phénomènes entraînés par cette automatisation, voire sur la possibilité qui reste à l’être humain de contrôler son développement, et donc sur la démocratie. En reprenant les travaux de Bruno Latour sur l’invisibilité d’une technologie familière et sur le pouvoir qu’elle acquiert petit à petit sur nous en nous imposant ses contraintes à notre insu, l’auteur s’inquiète d’un dévoiement possible.
Est-ce vraiment une demande qui nous est propre que nous formulons quand nous achetons un produit ou nous engageons dans une démarche personnelle ; ou est-elle déterminée en dernière instance par l’environnement technologique qui nous est devenu tellement familier que nous ne le voyons plus, pas plus que nous ne discernons l’influence qu’une autre entité (État, Gafam, intelligence artificielle…) a délibérément ou non instillée ? En d’autres termes, voulons-nous la satisfaction de nos envies ou, à notre insu, celle d’un formatage extérieur ? Dans cette hypothèse évidemment, la sujétion au travail ne constitue qu’une des déclinaisons de l’aliénation, celle-ci se déployant selon des formes plus technologiques et plus insidieuses, la rendant plus acceptable que sous ses expressions les plus violentes.
Antoinette Rouvroy et Thomas Berns suggèrent le même cul-de-sac dans une des conclusions de leur article « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation[20] » à travers l’une de leurs conclusions : « qu’en est-il du caractère émancipateur d’une perspective transindividuelle ou rhizomatique lorsque les désirs qui s’y meuvent nous précèdent ? Cette primauté chronologique de l’offre personnalisée en fonction de propensions inexprimées par le sujet ne vient-elle pas toujours déjà déterminer et stabiliser les processus d’individuation dès le stade pré-individuel ? Ces nouveaux usages de la statistique que sont le datamining et le profilage ne nous réduisent-ils pas à l’impuissance face aux normes immanentes produits de la gouvernementalité algorithmique ? ».
Notes
[1] FMI (T. Chen, J.J. Hallaert et al.) – Inequality and Poverty Across Generations in the European Union. 24 janvier 2018.
[2] F. Cingano – Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth. Documents de travail de l’OCDE sur les questions sociales, l’emploi et les migrations, n° 163, 2014, Éditions OCDE, Paris.
[3] D. Autor, D. Dorn – ‘The growth of low-skill service jobs and the polarization of the US labor market’. American Economic Review, 103, 5, 2013, pp. 1553-1597.
[4] W. Dauth, S. Findeisen – German Robots – The Impact of Industrial Robots on Workers. IAB Discussion Paper. Institute for Employment reserach.
[5] A. Reshef, F. Toubal – La polarisation des emplois en France. Cepremap, avril 2019.
[6] D. Weil – The fissured workplace. Why work became so bad for so many and what can be done to improve it. Harvard University Press, 2014.
[7] P. Moore, M. Upchurch et al. (eds) – Humans and machines at work: monitoring, surveillance and automation in contemporary capitalism. Palgrave (Dynamics of Virtual Work series), 2017.
[8] A. Casilli – En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. Le Seuil, 2019.
[9] L’objectif initial était de fournir une voiture à 35000 $ (ce qui n’en fait pas la voiture de Monsieur tout le monde) : face aux difficultés de production, ils ont été revus à plus de 60000 $, la production du modèle d’entrée de gamme étant repoussée à une date ultérieure…
[10] N.E. Boudette – ‘Inside Tesla’s Audacious Push to Reinvent the Way Cars Are Made’. The New York Times, 30 juin 2018.
[11] “Yes, excessive automation at Tesla was a mistake. To be precise, my mistake. Humans are underrated. » Twitter, 13 avril 2018, 13 :54.
[12] W. Evans, A.J. Perry – ‘Tesla says its factory is safer. But it left injuries off the books’. Reveal (Center for Investigative reporting), 16 avril 2018.
[13] W. Evans – ‘Inside Tesla’s factory, a medical clinic designed to ignore injured workers’. Reveal (Center for Investigative reporting), 5 novembre 2018.
[14] K. Roose – ‘A Machine May Not Take Your Job, but One Could Become Your Boss’. The New York Times, 23 juin 2019.
[15] C. Lecher – « How Amazon automatically tracks and fires warehouse workers for ‘productivity’« . The Verge, 25 avril 2019.
[16] C’est-à-dire que le séquençage des tâches à effectuer est organisé par un algorithme supposé rationaliser l’organisation du travail pour plus d’efficacité. Cet algorithme communique donc ses ordres en continu au travailleur via une oreillette. Dans la pratique, il s’agit surtout d’augmenter la productivité, y compris en faisant parcourir aux travailleurs des distances très longues au cours d’un poste de travail (de l’ordre de 25 kilomètres), en maintenant une pression très forte en permanence sur eux : si le travailleur est en retard par rapport au plan de marche, il ne connaitra pas l’ampleur de ce retard avant qu’il ne soit résorbé, afin d’éviter qu’il ne s’en accommode. Ces dispositifs nient aussi toute l’intelligence ouvrière dans des domaines comme la constitution des palettes (la « belle palette ») avec souvent des résultats médiocres en termes de stabilité pendant le transport. Au bilan, l’efficacité économique n’est probablement pas au rendez-vous, mais les aléas sont reportés sur un autre maillon de la chaîne de valeur. Voir D. Gaboriau – « Quand l’ouvrier devient robot. Représentations et pratiques ouvrières face aux stigmates de la déqualification« . L’homme et la société, n° 205, 2017, pp. 245-268.
[17] S. Wajsbrot – ‘De nouveaux outils pour mettre les traders sous surveillance’. Les Échos, 22 novembre 2017.
[18] M. Malenfer – ‘Derrière les trottinettes, les juicers’. Futuribles, n° 431, juillet-août 2019, pp. 119-122.
[19] N.G. Carr – The Glass Cage: Automation and Us, W. W. Norton, 2014.
[20] A. Rouvroy, T. Berns. « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? ». Réseaux, 177, 1, 2013, pp. 163-196.