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L’administration Trump a pris les rênes à Washington en menant une véritable guerre de classe, en désignant des boucs émissaires parmi les groupes opprimés et en restructurant en profondeur l’appareil d’État.

Parallèlement à cette offensive intérieure, elle a mis en œuvre une nouvelle stratégie d’unilatéralisme radical sous la bannière de « America First » : elle a imposé des tarifs douaniers sans précédent, menacé d’annexer des territoires souverains et engagé une rivalité féroce avec les autres grandes puissances pour le partage du monde en zones d’influence. 

Dans cet entretien, Ashley Smith interroge Michael Roberts sur Donald Trump, les oligarques qui l’entourent et les répercussions de leur projet sur la trajectoire des États-Unis, le capitalisme mondial et la concurrence impérialiste.

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Ashley Smith — Le régime Trump vient de franchir le cap des cent premiers jours. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il bouleverse en profondeur l’ordre politique et économique, aux États-Unis comme à l’échelle mondiale. Ce second mandat tranche nettement avec le premier, marqué par l’impréparation et les divisions internes entre républicains de l’establishment et nouveaux nationalistes autoritaires.

Désormais, l’équipe au pouvoir affiche une plus grande cohérence, articulée autour du Projet 2025. Mais elle reste traversée par des tensions : entre l’extrême droite MAGA — protectionniste, à l’image de Peter Navarro — et des capitalistes comme Elon Musk, qui voient dans les droits de douane un levier pour obtenir un meilleur rapport de force au sein du système mondial.

Quelle est la nature de ce régime Trump 2.0 ? Quelles lignes de fracture le traversent ? Et quel programme commun ces différentes factions cherchent-elles à mettre en œuvre ?

Michael Roberts — Comme vous le soulignez, Trump 2.0 se distingue nettement de son premier mandat. Il peut toujours compter sur le noyau dur de la mouvance MAGA, enracinée dans les rangs du Parti républicain : petits patrons, animateurs de télévision, agents immobiliers, mais aussi une frange fasciste intransigeante qui le soutient coûte que coûte. Leur objectif est clair : gouverner par la démagogie, attiser le racisme, abolir ce qu’ils nomment le « wokisme » et écraser toute forme de contestation.

Mais Trump bénéficie désormais du soutien d’une nouvelle coalition d’oligarques milliardaires — étrangers au monde traditionnel de la finance et des grandes entreprises de Wall Street. Elon Musk en est un représentant typique : un cow-boy du capitalisme dérégulé, prêt à accaparer autant de richesses que possible. Trump est l’un des leurs. Lors de son premier mandat, les géants de la tech et des réseaux sociaux ne le soutenaient guère. Mais sa victoire inattendue et ses attaques contre le statu quo ont fini par les amener à rallier sa bannière.

Pour autant, les secteurs dominants de la finance et du big business restent prudents. Leur logique est plus internationaliste : ils maximisent leurs profits à travers les investissements mondiaux, non en repliant leurs activités sur le territoire national. Ces élites financières restent donc en retrait, prêtes à se désengager si les politiques de Trump menacent leurs intérêts. Pour le moment, elles espèrent que les mesures tarifaires resteront limitées, que les réductions fiscales seront effectives, et que les coupes dans les dépenses publiques leur profiteront — sans entrer, pour l’heure, en opposition frontale.

Ashley Smith – Alors que de larges pans du capital avaient soutenu Kamala Harris lors de la présidentielle, ils ont finalement accueilli favorablement l’arrivée de Trump au pouvoir, l’inondant de financements en espérant qu’il renonce à ses menaces protectionnistes pour se concentrer sur les baisses d’impôts et la déréglementation.

Pourtant, le jour qu’il a lui-même désigné comme celui de la « libération », Trump a imposé des droits de douane dits « réciproques » à presque tous les pays du monde. Le capital a réagi négativement à cette mesure, provoquant l’effondrement des marchés boursiers, obligataires et du dollar, et contraignant Trump à faire marche arrière. Il a maintenu un tarif global de 10 %, suspendu les droits les plus élevés pour permettre des négociations, prévu des exemptions, et recentré sa guerre commerciale sur la Chine.

Pourquoi le capital s’est-il globalement opposé à ces droits de douane réciproques ? Quels sont les secteurs qui les soutiennent ? Que signifie le recul de Trump pour l’ensemble de son programme protectionniste ? Veut-il réellement bouleverser le système commercial mondial ou simplement obtenir de meilleures conditions dans le cadre existant ? Les États-Unis et la Chine peuvent-ils vraiment se découpler ?

Michael Roberts – S’adressant au Congrès des États-Unis après cent jours de mandat, Donald Trump a affirmé que les nouveaux droits de douane imposés aux principaux partenaires commerciaux des États-Unis ne provoqueraient qu’une « légère perturbation ». Le 2 avril, qu’il a surnommé « jour de la libération », il a proposé des droits de douane « réciproques » pour tous les pays exportant vers les États-Unis. À l’aide d’une formule simpliste — déficit commercial bilatéral des États-Unis divisé par le volume des importations depuis ce pays, puis encore divisé par deux —, son équipe a calculé les hausses tarifaires pays par pays.

Cette formule est absurde à plusieurs titres. D’abord, elle exclut le commerce des services, où les États-Unis sont excédentaires avec nombre de pays. Ensuite, elle impose des droits de douane de 10 %, y compris à des pays où les États-Unis enregistrent un excédent commercial sur les biens. Elle ne tient pas compte des barrières tarifaires ou non tarifaires réellement appliquées par les pays partenaires, ni des nombreuses barrières que les États-Unis eux-mêmes imposent aux exportations étrangères. L’objectif de Trump est clair : restaurer la base manufacturière étatsunienne.

Une part importante des importations étatsuniennes en provenance de pays comme la Chine, le Viêt Nam, l’Europe, le Canada ou le Mexique provient en réalité de filiales d’entreprises étatsuniennes implantées à l’étranger, qui produisent à moindre coût. Depuis quarante ans, dans le cadre de la mondialisation, les multinationales des États-Unis, d’Europe et du Japon ont délocalisé leur production vers le Sud global, attirées par une main-d’œuvre bon marché, l’absence de syndicats et de réglementations, et la possibilité d’exploiter les technologies les plus récentes. Mais les pays d’Asie ont réussi à industrialiser rapidement leurs économies, gagnant ainsi des parts de marché dans la fabrication et l’exportation, tandis que les États-Unis se repliaient sur le marketing, la finance et les services.

Est-ce important ? Trump et son équipe le croient. Leur objectif stratégique est d’affaiblir et d’étrangler la Chine afin de provoquer un « changement de régime » et de rétablir l’hégémonie étatsunienne sur l’Amérique latine et le Pacifique, renouant ainsi avec l’esprit de la doctrine Monroe. Pour cela, les États-Unis doivent disposer d’une force militaire écrasante. Trump a annoncé un budget militaire record de 1 000 milliards de dollars par an. Mais les industriels de l’armement ne sont pas en mesure de soutenir un tel effort sans une base productive solide sur le sol national.

Joe Biden a tenté de répondre à ce besoin via une politique industrielle subventionnant les technologies et les infrastructures. Mais cela s’est traduit par une forte hausse des dépenses publiques, propulsant le déficit budgétaire à des niveaux inédits. Trump, lui, préfère imposer des droits de douane pour forcer les entreprises étatsuniennes à relocaliser leur production et inciter les entreprises étrangères à investir directement aux États-Unis. Selon lui, cette stratégie permettrait de renforcer la production nationale, d’accroître les dépenses militaires, de baisser l’impôt des entreprises, tout en réduisant les dépenses civiles et en stabilisant le dollar.

Cette stratégie est-elle viable ? Certains analystes — même à gauche — le pensent. Il est vrai que plusieurs alliés semi-dépendants des États-Unis semblent prêts à céder aux exigences de Trump : c’est le cas de la Corée du Sud, du Japon ou encore du Royaume-Uni. Mais cela sera insuffisant pour inverser la tendance. Les partisans de Trump rappellent que les États-Unis ont déjà réussi, par le passé, à modifier les équilibres économiques mondiaux en leur faveur. En 1971, Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar en or pour financer les importations et les investissements à l’étranger. Cette décision a érigé le dollar en monnaie hégémonique mondiale. Cela n’a toutefois pas empêché l’érosion des parts de marché manufacturières des États-Unis dans les années 1970. 

En 1979, Paul Volcker (1927-2019), président de la Réserve fédérale, a relevé les taux d’intérêt à 19 % pour juguler l’inflation, ce qui a provoqué une récession mondiale profonde. Le dollar s’est alors apprécié au point que l’industrie étatsunienne a commencé à délocaliser massivement sa production. C’était le début de l’ère néolibérale. En 1985, les États-Unis ont obtenu de leurs partenaires commerciaux un renforcement de leurs monnaies face au dollar (Accords du Plaza). Cet accord a contribué à démanteler la puissance industrielle japonaise, mais n’a pas permis de restaurer la base manufacturière étatsunienne. Il en ira de même aujourd’hui : l’augmentation des droits de douane ne suffira pas.

Pour redevenir compétitive, l’industrie étatsunienne doit disposer d’une avance technologique qui permette de réduire fortement les coûts de main-d’œuvre. Si les États-Unis possèdent encore le deuxième secteur manufacturier mondial (13 % de la production, contre 35 % pour la Chine), l’emploi manufacturier a chuté depuis la fin des années 1960. Ce déclin s’explique davantage par la baisse de rentabilité du secteur et la substitution de la technologie à la main-d’œuvre que par la libéralisation du commerce. 

D’ailleurs, l’équipe de Trump mise sur une relance industrielle par les robots et l’intelligence artificielle — ce qui ne créera que très peu d’emplois. Voilà qui relativise l’affirmation de Trump selon laquelle il serait « fier d’être le président des travailleurs, pas des sous-traitants ; le président qui défend Main Street, pas Wall Street ».

En réalité, M. Trump ne peut pas faire machine arrière et redonner aux États-Unis leur statut de première puissance manufacturière mondiale. Ce navire a déjà coulé. Avec la mondialisation, la chaîne de valeur de l’industrie est devenue transnationale : composants et matières premières sont dispersés à l’échelle de la planète. Comme l’a souligné le Wall Street Journal : « Même si les exportations manufacturières étatsuniennes augmentaient suffisamment pour combler le déficit commercial — ce qui est hautement improbable —, et si l’emploi croissait dans les mêmes proportions, la part de la main-d’œuvre dans l’industrie manufacturière ne passerait que de 8 à 9 %. Ce n’est pas vraiment une transformation. »[1]

Si Trump veut restaurer la base industrielle du pays, cela nécessiterait des investissements massifs sur le territoire national. Or, les entreprises étatsuniennes, à l’exception des « Sept Magnifiques » (les géants du numérique), connaissent déjà une rentabilité relativement faible, et sont donc peu enclines à se lancer dans de tels investissements — sauf dans le secteur de l’armement, financé par des contrats publics.

La réaction d’Elon Musk, ancien conseiller de Trump, face à la hausse des droits de douane, est révélatrice de l’attitude des grandes entreprises : Musk a violemment attaqué Peter Navarro (1949), conseiller économique de Trump, le qualifiant de « crétin » et de « plus bête qu’un sac de briques », après que Navarro l’a accusé d’opposer aux tarifs douaniers des objections intéressées (ce qui, au demeurant, est exact).[2]

Trump et les stratèges du camp MAGA considèrent que tous ces chocs sont le prix à payer pour restaurer l’hégémonie manufacturière étatsunienne. Une fois la tempête passée, affirment-ils, l’Amérique sera redevenue « grande ». La destruction du commerce mondial engendrerait selon eux un renouveau « créatif » — du moins pour les États-Unis. Mais cette vision relève de l’illusion. La chute annoncée de Trump ne fera que confirmer l’échec de cette stratégie.

En dépit de l’impasse évidente que représentent les droits de douane comme levier de réindustrialisation, Trump semble déterminé à poursuivre son agenda protectionniste jusqu’au bout. Cela ne peut qu’accélérer l’émergence d’une nouvelle crise — aux États-Unis comme dans les principales économies mondiales. Il ne s’agit pas d’un simple facteur aggravant, mais bien d’un déclencheur. Car ces économies, y compris celle des États-Unis, connaissent déjà un ralentissement structurel.

En période de récession imminente, il est d’usage que les investisseurs se tournent vers les obligations d’État, perçues comme des valeurs refuges. Mais cette fois, ce schéma ne se reproduit pas : les prix des obligations chutent, tout comme le dollar, sous l’effet conjugué des craintes d’inflation et des doutes croissants sur la sécurité des actifs libellés en dollars. La Chambre de Commerce Internationale des États-Unis est si alarmée par la situation qu’elle évoque un risque de krach comparable à celui de la Grande Dépression des années 1930, si Trump ne renonce pas à ses projets.

« Ce qui nous inquiète profondément, c’est que cela puisse marquer le début d’une spirale descendante nous ramenant à l’ère des guerres commerciales des années 1930 », a déclaré Andrew Wilson, secrétaire général adjoint de la CCI. Les mesures de Trump pourraient donc s’avérer bien plus qu’une « petite perturbation ».

Ashley Smith –Adam Tooze a mis en garde contre le « lavage de cerveau » que constituent les politiques tarifaires erratiques de Trump. Pourtant, au milieu de toutes les menaces et des volte-face, Stephen Miran — président du Conseil des conseillers économiques de Trump — a exposé un argumentaire cohérent en faveur des droits de douane.

Selon lui, ceux-ci permettraient de réduire le déficit commercial des États-Unis, de relocaliser la production industrielle, et d’affaiblir le dollar pour stimuler les exportations tout en maintenant son statut de monnaie de réserve mondiale. Il serait même question d’un accord à Mar-a-Lago visant à rééquilibrer les monnaies et les échanges commerciaux.

Que pensez-vous du plan de Miran ? Est-il viable ? Quels problèmes pourrait-il engendrer ?

Michael Roberts – Contrairement à ce que pense Adam Tooze (1967), je crois qu’il y a une méthode dans cette folie. [3]Sur le plan international, Trump cherche à « rendre sa grandeur à l’Amérique » en augmentant le coût des biens importés pour les entreprises et les ménages étatsuniens. En réduisant cette demande, il espère diminuer le déficit commercial abyssal du pays avec le reste du monde. L’objectif est aussi de contraindre les entreprises étrangères à produire et investir directement aux États-Unis plutôt que d’y exporter.

Même si Trump a momentanément renoncé à appliquer ses droits de douane « réciproques » à tous les pays du globe — y compris les îles Heard-et-MacDonald, peuplées uniquement de manchots et situées à deux mille kilomètres au sud-ouest de l’Australie —, la guerre tarifaire est loin d’être terminée. La trêve de quatre-vingt-dix jours s’achève début juillet.

Trump a reculé face à des signes croissants de tensions sur le marché obligataire, susceptibles d’entraîner un resserrement du crédit, notamment pour les fonds spéculatifs détenant d’importants volumes d’obligations étatsuniennes. Si les cours avaient plongé, de nombreuses entreprises auraient été menacées de faillite — en particulier les « entreprises zombies », surendettées, qui représentent environ 20 % du tissu entrepreneurial étatsunien. Un tel enchaînement aurait pu déboucher sur un krach financier et une récession majeure.

Ce n’était pas la seule menace. La hausse de 125 % des droits de douane sur les importations en provenance de Chine risquait d’entraver les exportations de produits de consommation high-tech des entreprises étatsuniennes implantées en Chine. Des firmes comme Apple, qui exportent massivement depuis la Chine, auraient été directement touchées : environ 90 % de la production et de l’assemblage des iPhones y sont localisés.

Pourtant, les travailleurs chinois ne représentent que moins de 2 % du coût total de production d’un iPhone, tandis qu’Apple dégage une marge brute estimée à 58,5 % sur ses téléphones. Rompre cette chaîne d’approvisionnement aurait davantage nui aux États-Unis qu’à la Chine. Les entreprises étatsuniennes ont protesté vivement, et Trump a dû faire marche arrière. Tous les produits technologiques grand public importés de Chine — soit 22 % du total des importations étatsuniennes depuis ce pays — ont été exemptés. 

L’absurdité de la stratégie tarifaire de Trump se confirme encore par le fait que les composants entrant dans la fabrication des iPhones et iPads restent soumis à ces droits de douane, alors que les produits finis en sont exemptés. Or, selon la National Association of Manufacturers, 56 % des biens importés aux États-Unis sont en réalité des intrants industriels, dont une part importante provient de Chine. La hausse des prix sur ces composants rejaillira sur les produits finaux.

Par ailleurs, les exemptions accordées aux biens technologiques ne concernent que les droits « réciproques » ; toutes les importations chinoises, y compris les produits exemptés, restent soumises à une taxe additionnelle de 20 %. Et Trump prévoit encore d’alourdir les droits sur les semi-conducteurs — un coup dur pour des entreprises comme Apple.

Les États-Unis dépendent fortement de la Chine pour plusieurs catégories de produits : en 2024, 24 % de leurs importations de textiles et vêtements (soit 45 milliards de dollars), 28 % de leurs meubles (19 milliards), et 21 % de leurs équipements électroniques et machines (206 milliards) provenaient de Chine. Une hausse de 100 points de pourcentage sur ces droits de douane entraînera immanquablement une augmentation des prix pour les entreprises et les consommateurs étatsuniens.

Ainsi, loin de pénaliser la Chine, ces mesures frapperont surtout l’économie des États-Unis. En réalité, la Chine est peu dépendante des exportations vers les États-Unis, qui représentent moins de 3 % de son PIB. Ce sont les consommateurs et industriels étatsuniens qui subiront la hausse des prix — comme cela s’est déjà produit lors des précédentes offensives tarifaires.

Dans le cas actuel des États-Unis, la chute importante des prix du pétrole brut met déjà en péril la rentabilité de la production pétrolière étatsunienne. Les agriculteurs subissent de lourdes pertes sur les marchés mondiaux, la Chine se tournant vers le Brésil pour ses achats de denrées alimentaires et de céréales. La part des États-Unis dans les importations alimentaires de la Chine s’est déjà effondrée, passant de 20,7 % en 2016 à 13,5 % en 2023, tandis que celle du Brésil est passée de 17,2 % à 25,2 % au cours de la même période. Les ventes de bœuf du Brésil à la Chine ont augmenté d’un tiers au premier trimestre 2025 par rapport à l’année précédente, tandis que les expéditions agricoles étatsunienne vers la Chine ont chuté de 54 %.

La Chine représente 7 % des exportations de biens des États-Unis, soit à peine 0,5 % du PIB étatsunien. Selon le cabinet Pantheon Macroeconomics, les représailles agressives de Pékin provoqueront un manque à gagner supérieur aux éventuels gains de croissance que pourraient apporter les droits de douane « réciproques ». Trump et ses conseillers MAGA affirment que les recettes douanières serviront à financer des baisses d’impôts pour les entreprises et ainsi stimuler l’investissement.

Mais, selon les dernières estimations de la Tax Foundation — avant même l’annonce par Trump d’une taxe de 104 % sur les importations chinoises —, ces droits rapporteraient en moyenne 300 milliards de dollars par an, soit bien en deçà des 2 milliards par jour évoqués par Trump… et dérisoires au regard des pertes de revenus réels qu’ils occasionneraient.[4]

Vous évoquez les arguments économiques de Stephen Miran, conseiller de Trump à la Maison Blanche. Il soutient que les pays enregistrant un excédent commercial avec les États-Unis devraient compenser le « sacrifice » que ces derniers consentent en mettant à disposition le dollar comme monnaie de commerce et d’investissement mondiaux. Mais, comme l’a rétorqué Larry Summers, économiste keynésien influent

« Si la Chine veut nous vendre des choses à des prix très bas et que les transactions signifient que nous obtenons des capteurs solaires ou des batteries que nous pouvons mettre dans des voitures électriques et qu’en retour nous leur envoyons des morceaux de papier que nous imprimons, pensez-vous que c’est une bonne ou une mauvaise affaire pour nous ? » [5]

En 1959, l’économiste belgo-américain Robert Triffin (1911-1993) a prédit que les États-Unis ne pourraient pas continuer à enregistrer des déficits commerciaux avec d’autres pays et à exporter des capitaux à l’étranger tout en maintenant un dollar fort. Il écrivait : « Si les États-Unis continuaient à enregistrer des déficits, leurs engagements extérieurs finiraient par dépasser de loin leur capacité à convertir les dollars en or à la demande, provoquant une “crise de l’or et du dollar” ».

Selon Triffin, lorsqu’un pays dont la monnaie sert de monnaie de réserve mondiale — détenue par d’autres nations comme réserve de change pour soutenir le commerce international — doit fournir cette monnaie au reste du monde afin de satisfaire la demande mondiale en devises, cela entraîne un déficit commercial chronique.

Mais Triffin comme Miran présentent l’histoire à l’envers. Si les États-Unis ont pu, pendant des décennies, bénéficier d’importations bon marché tout en creusant leur déficit commercial, c’est parce que les pays exportateurs vers les États-Unis ont accepté d’être payés en dollars, et ont ensuite réinvesti ces dollars dans des obligations d’État étatsuniennes ou d’autres actifs libellés en dollars. Ce ne sont pas les pays en excédent commercial qui « imposent » un déficit aux États-Unis ; c’est simplement que les exportateurs étatsuniens ne parviennent pas à être compétitifs — du moins dans le domaine des biens (puisque, dans les services, les États-Unis affichent un excédent significatif).

Heureusement pour les entreprises et les consommateurs étatsuniens, les pays excédentaires ont accepté, jusqu’à présent, d’être payés en dollars. S’ils cessaient de le faire, l’économie étatsunienne se retrouverait en sérieuse difficulté — tout comme de nombreux pays pauvres qui ne disposent pas d’une monnaie internationalement reconnue. Les États-Unis seraient alors contraints de dévaluer le dollar ou d’emprunter à des taux d’intérêt plus élevés.

Dans le capitalisme, il existe toujours des déséquilibres commerciaux et de flux de capitaux entre les économies — non pas parce que les producteurs les plus efficaces « imposent » un déficit à ceux qui le sont moins, mais parce que le capitalisme est un système de développement inégal et combiné, dans lequel les économies dont les coûts de production sont les plus bas parviennent à capter de la valeur dans les échanges internationaux, au détriment de celles qui sont moins compétitives.

Ce qui inquiète réellement les capitalistes étatsuniens, ce n’est pas que les pays en excédent les « forcent » à émettre des dollars ; c’est que la Chine réduit progressivement l’écart de productivité et de technologie qui la sépare des États-Unis — et menace ainsi la domination économique étatsunienne.

Néanmoins, certains économistes du courant dominant reprennent à leur compte l’argument absurde de Miran ainsi que l’erreur d’analyse de Triffin. L’économiste Michael Pettis, installé en Chine et aujourd’hui très en vogue, affirme que des pays comme la Chine ont généré des excédents commerciaux parce qu’ils ont « réprimé la demande intérieure afin de subventionner leur propre secteur manufacturier ».

Par conséquent, l’excédent qui en découle « a été absorbé par leurs partenaires commerciaux, qui exercent beaucoup moins de contrôle sur leurs comptes courants et leurs flux de capitaux ». Selon cette logique, les déséquilibres commerciaux sont donc imputables à la Chine (et, jusqu’à récemment, à l’Allemagne), et non à l’incapacité de l’industrie manufacturière étatsunienne à rester compétitive sur les marchés mondiaux face à l’Asie — voire à l’Europe. 

En l’absence de gouvernance mondiale ou de coopération internationale en matière de régulation monétaire, Pettis rejoint Miran : « Les États-Unis sont en droit d’agir unilatéralement pour ne plus être ceux qui s’adaptent aux distorsions politiques étrangères, comme c’est actuellement le cas. » Il ajoute que « la mesure la plus efficace consisterait probablement à imposer des contrôles sur le compte de capital étatsunien afin de limiter la capacité des pays excédentaires à équilibrer leurs excédents en acquérant des actifs étatsuniens ». Il ne s’agirait donc pas seulement d’imposer des droits de douane sur les importations chinoises, mais également de restreindre l’accès de ces pays aux actifs libellés en dollars

Au fond, cela revient à une autre manière de dévaluer le dollar afin de réduire l’avantage compétitif de la Chine en matière d’exportation et à favoriser les intérêts étatsuniens — autrement dit, une version dissimulée de la stratégie du « chacun pour soi » (beggar-thy-neighbor).

La proposition Miran-Pettis vise à faire baisser la valeur du dollar, comme l’ont fait les États-Unis à deux reprises dans le passé : d’abord en 1971, lorsque Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar en or ; puis en 1985, avec l’accord dit du Plaza en 1985, qui a contraint des pays excédentaires comme le Japon à relever leurs taux d’intérêt et à laisser s’apprécier leur monnaie, le yen, réduisant ainsi leurs exportations. Aujourd’hui, la réponse envisagée face au succès manufacturier et exportateur de la Chine consisterait à effacer ses avoirs en dollars et à affaiblir la monnaie étatsunienne.

Mais cette stratégie ne fonctionnera pas. Elle n’a pas permis de sauver l’industrie manufacturière étatsunienne dans les années 1970 et 1980. À l’époque, lorsque la rentabilité s’est effondrée, les industriels étatsuniens ont réagi en délocalisant leur production vers des pays à bas salaires pour restaurer leurs marges. Si cette politique était répétée aujourd’hui, un affaiblissement du dollar provoquerait une nouvelle flambée de l’inflation intérieure (comme ce fut le cas dans les années 1970), et les fabricants étatsuniens continueraient à chercher des sites de production moins coûteux à l’étranger — qu’il y ait ou non des droits de douane.

De plus, si le dollar perd de sa valeur par rapport à d’autres monnaies, les détenteurs étrangers de dollars — comme la Chine, le Japon ou l’Union Européenne — chercheront à diversifier leurs réserves vers d’autres devises. Cela signifie-t-il pour autant que la domination du dollar touche à sa fin et que nous entrons dans un monde véritablement multipolaire et multidevise ? Certains, à gauche, encouragent cette évolution. Mais nous en sommes encore loin. Le rôle international du dollar ne va pas disparaître de sitôt. Les alternatives ne sont pas plus sûres : toutes les grandes économies tentent elles-mêmes de maintenir leur monnaie à un niveau bas pour rester compétitives — d’où la ruée actuelle vers l’or sur les marchés financiers.

Quant aux « BRICS », ils ne sont pas en position de supplanter le dollar. Il s’agit d’un groupe hétérogène, sans véritable cohérence économique ou politique, si ce n’est une volonté commune de résister à l’hégémonie étatsunienne. Et malgré tous les discours sur un prétendu effondrement du dollar, la réalité est que celui-ci reste historiquement fort par rapport aux autres grandes monnaies d’échange, en dépit des zigzags de Trump.

Ce qui mettra véritablement fin au déficit commercial étatsunien, ce ne sont ni les droits de douane sur les importations, ni les contrôles sur les investissements étrangers aux États-Unis, mais un effondrement économique. Un tel effondrement impliquerait une chute brutale de la consommation et de l’investissement des ménages comme des entreprises, entraînant mécaniquement une diminution des importations — et donc une réduction du déficit extérieur. Autrement dit, Trump pourrait éliminer le déficit commercial… en provoquant une crise intérieure majeure.

Ashley Smith –Les tarifs douaniers imposés par Trump à la Chine vont faire grimper les prix de presque tous les biens de consommation, des voitures jusqu’aux poupées Barbie. Se posant en Marie-Antoinette des temps modernes, il a exhorté la population à tenir bon et a suggéré que les enfants se contentent de moins de jouets.

Au-delà de cette indifférence cruelle, ces droits de douane auront un effet classique : accroître l’inflation tout en freinant la croissance, voire en déclenchant une véritable récession. Cette dynamique a mis le régime Trump en conflit direct avec le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell (1953), qui a adopté une politique d’équilibre : maintenir les taux d’intérêt suffisamment élevés pour contenir l’inflation, mais pas au point d’étouffer la croissance économique.

Trump, quant à lui, exige des taux plus bas pour relancer l’économie — quitte à risquer une nouvelle flambée des prix. Il est même allé jusqu’à menacer de limoger Powell pour le remplacer par un banquier plus docile, avant de reculer sous la pression des marchés financiers.

Pourquoi Trump exerce-t-il une telle pression sur Powell ? Pourquoi Powell résiste-t-il ? Que révèle ce conflit sur les tensions internes au sein du capital ? Et vers quoi tout cela nous conduit-il ?

Michael Roberts –Les prix dans les magasins étatsuniens vont bientôt augmenter de manière significative, car les biens de consommation importés d’Asie deviennent plus chers — et les coûts des matières premières et des composants grimpent aussi pour les entreprises étatsuniennes. Une grande partie des hausses tarifaires les plus marquées visent des pays comme le Viêt Nam (produits alimentaires, biens courants) et Taïwan (semi-conducteurs)

Selon le Yale Budget Lab, les prix des légumes, fruits et noix — dont beaucoup sont importés du Mexique et du Canada — devraient augmenter de 4 %. De façon générale, ce groupe de réflexion estime que les ménages étatsuniens dépenseront en moyenne 3 800 dollars de plus par an à partir de 2026 à cause de l’inflation induite par les droits de douane.

L’objectif officiel de la Fed est de contenir l’inflation des prix à la consommation personnelle à 2 % par an. Or, en mars, les prix de base (hors alimentation et énergie) continuaient d’augmenter à un rythme annuel de 2,6 %. Lors de sa dernière réunion, la Fed a reconnu que « les risques d’une hausse du chômage et d’un maintien de l’inflation ont augmenté ». En d’autres termes, un parfum de stagflation commence à flotter dans l’air.

Et l’impact des droits de douane imposés par Trump se fait toujours sentir. La Fed se trouve désormais confrontée à un dilemme majeur : doit-elle maintenir des taux d’intérêt élevés pour tenter de contrôler l’inflation, ou bien les baisser pour éviter un effondrement de l’activité économique ? Trump réclame des baisses de taux pour stimuler la croissance. Mais l’élite financière, elle, souhaite que l’inflation reste sous contrôle. Le président de la Fed, Jerome Powell, résistera à Trump et continuera de défendre les intérêts du secteur financier — du moins pour l’instant.

Cependant, si la détresse de Main Street (l’économie réelle, des ménages et des petites entreprises) devient manifeste, il finira par abaisser les taux rapidement. Pour l’instant, l’économie étatsunienne semble stable, mais cette stabilité est illusoire : comme une boule posée au bord d’un précipice, elle pourrait basculer à tout moment.

Ashley Smith –Le protectionnisme de Trump constitue une rupture décisive avec le consensus néolibéral de Washington en faveur de la mondialisation fondée sur le libre-échange. Le néolibéralisme a été la stratégie capitaliste dominante adoptée pour surmonter la crise de rentabilité qui a frappé le capitalisme dans les années 1970. Par la guerre de classe, la restructuration industrielle, les politiques d’austérité et la mondialisation, le capital a pu restaurer en partie sa rentabilité — sans toutefois retrouver les niveaux atteints lors du boom d’après-guerre.

Mais cette expansion néolibérale a pris fin avec la crise financière mondiale de 2008, marquant le début de ce que vous avez appelé une longue dépression, caractérisée par une faible rentabilité, une stagnation prolongée, des crises périodiques et des reprises anémiques. Dans ce contexte, le protectionnisme de Trump semble être une tentative de restaurer la suprématie capitaliste étatsunienne et la rentabilité — mais cette fois au détriment des autres pays et de leurs entreprises. 

Peut-il réussir à restaurer la rentabilité du capital ? Ou bien finira-t-il simplement par protéger des segments non compétitifs et non rentables du capital étatsunien ? Et selon vous, quelles conditions seraient nécessaires pour restaurer véritablement la rentabilité ?

Michael Roberts – Si Trump a effectivement rompu avec les politiques néolibérales de mondialisation et de libre-échange au nom du slogan « Make America Great Again », ce tournant ne s’applique qu’à l’international. À l’intérieur du pays, il n’a pas abandonné les fondamentaux néolibéraux. Trump veut libérer la grande entreprise étatsunienne de toute contrainte, hormis celle de faire du profit. Pour lui, le seul objectif légitime est la rentabilité, non la satisfaction des besoins sociaux ou la préservation de l’environnement.

Cela implique aucune dépense jugée inutile pour atténuer le changement climatique ou réduire les dégâts écologiques. Les entreprises doivent simplement générer davantage de profits, sans se soucier des « externalités ». Dans la vision de Trump, les États-Unis sont une grande entreprise capitaliste, et lui-même en est le PDG. Comme dans son émission The Apprentice, il se voit comme un patron qui embauche et licencie à volonté.

Il dispose d’un conseil d’administration — composé d’oligarques étatsuniens, de quelques économistes et politiciens MAGA — chargé de le conseiller et de lui obéir. Quant aux institutions traditionnelles de l’État (Congrès, tribunaux, gouvernements des États), il les considère comme des obstacles à contourner, ou comme des organes exécutifs chargés d’appliquer les directives du chef.

En bon agent immobilier, Trump pense que la meilleure manière d’accroître les profits de son « entreprise » est de négocier des accords : soit pour prendre le contrôle d’autres entités, soit pour conclure des accords commerciaux avantageux, garantissant des profits maximaux aux firmes étatsuniennes. Comme toute grande entreprise, Trump S.A. ne veut pas voir ses concurrents gagner des parts de marché à ses dépens.

Il s’emploie donc à renchérir les coûts des entreprises rivales — européennes, canadiennes, chinoises — en augmentant les droits de douane sur leurs exportations. Il multiplie aussi les pressions sur des pays plus faibles pour les contraindre à importer davantage de biens et services étatsuniens — dans les secteurs de la santé, de l’armement, de l’agroalimentaire, de l’énergie, etc. — dans le cadre de traités commerciaux bilatéraux, comme avec le Royaume-Uni.

Il ambitionne enfin d’accroître les investissements étatsuniens dans des secteurs à forte rentabilité : les énergies fossiles (Alaska, fracturation hydraulique, forage offshore), les technologies dites exclusives — c’est-à-dire contrôlées par quelques grandes firmes comme Nvidia, dans l’intelligence artificielle, etc. — et surtout l’immobilier, y compris dans des territoires aussi divers que le Groenland, le Panama, le Canada… ou même Gaza.

Toutes les entreprises cherchent à réduire leurs impôts sur les revenus et les bénéfices, et c’est précisément ce que Trump entend faire pour sa propre « entreprise étatsunienne ». Lui et son « conseiller » Elon Musk (1971) se sont attaqués aux ministères, à leurs fonctionnaires et à toutes les dépenses publiques, avec pour objectif affiché de « faire des économies ». En réalité, il s’agissait de réduire les coûts — autrement dit, diminuer les impôts sur les bénéfices des entreprises et sur les ultra-riches qui siègent au conseil d’administration de Trump S.A. et exécutent ses ordres exécutifs.

Mais il ne s’agit pas seulement de réduire les impôts ou le rôle de l’État. L’« entreprise étatsunienne » doit aussi être libérée de toutes les “petites” réglementations qui entravent l’activité capitaliste : qu’il s’agisse des normes de sécurité, des conditions de travail dans la production, des lois contre la corruption, des règles contre les pratiques commerciales déloyales, de la protection des consommateurs contre les fraudes, ou encore des contrôles sur la spéculation financière et les actifs risqués comme le bitcoin et les cryptomonnaies. Dans la vision de Trump, l’entreprise étatsunienne ne doit être soumise à aucune contrainte. La déréglementation totale est une condition essentielle pour « rendre sa grandeur à l’Amérique ».

Trump a demandé au ministère de la Justice de suspendre pendant 180 jours toutes les mesures d’application du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) — une loi anticorruption adoptée en 1977, qui encadre les pratiques comptables des entreprises étatsuniennes à l’étranger et interdit le versement de pots-de-vin à des agents publics étrangers, afin de garantir l’intégrité des transactions commerciales internationales.

Il vise par ailleurs à supprimer dix réglementations pour chaque nouvelle règle édictée, au nom de la « libération de la prospérité par la déréglementation ». Il a également limogé le directeur du Consumer Financial Protection Bureau(CFPB) et ordonné à ses employés de cesser toute activité de supervision et d’examen. Le CFPB, créé à la suite de la crise financière de 2007-2008, est chargé de rédiger et faire appliquer les règles encadrant les sociétés de services financiers et les banques, en veillant à protéger les consommateurs, notamment en matière de prêts.

Trump souhaite encourager le développement de cryptomonnaies spéculatives, y compris celles lancées par ses propres fils. Il a même lancé sa propre cryptomonnaie. Les révisions récemment proposées aux normes comptables permettraient aux banques et aux gestionnaires d’actifs de détenir plus facilement des crypto-actifs, rapprochant ainsi cet actif extrêmement volatile du cœur du système financier.

Pourtant, il y a à peine deux ans, les États-Unis se sont retrouvés au bord de la plus grave vague de faillites bancaires depuis la tempête financière de 2008.  Plusieurs banques régionales se sont effondrées, dont certaines étaient aussi grandes que les principaux établissements européens. La chute de la Silicon Valley Bank, en particulier, a failli déclencher une crise systémique. 

Cet effondrement a eu plusieurs causes immédiates : la valeur des obligations détenues par la banque s’érodait à mesure que les taux d’intérêt étatsuniens augmentaient. En quelques clics sur une application, la clientèle technophile, interconnectée et affolée de la banque a retiré ses dépôts à un rythme insoutenable, poussant des multimillionnaires à supplier l’intervention du gouvernement fédéral.

Pendant ce temps, les impôts sont réduits pour les grandes entreprises et les ultra-riches, mais l’objectif déclaré est aussi de réduire la dette fédérale et les dépenses publiques — sauf bien sûr pour le budget militaire. Cette année, le déficit budgétaire étatsunien devrait atteindre près de 2 000 milliards de dollars, dont plus de la moitié correspond à des intérêts nets, soit un montant équivalent à celui que les États-Unis consacrent à leur armée. La dette publique totale atteint désormais 30 200 milliards de dollars, soit 99 % du PIB. Exprimée en pourcentage du PIB, la dette étatsunienne va bientôt dépasser son niveau record atteint pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon les projections du Congressional Budget Office, la dette publique dépassera 50 000 milliards de dollars d’ici 2034, soit 122,4 % du PIB. À ce moment-là, les seuls paiements d’intérêts annuels atteindront 1 700 milliards de dollars.

Trump a laissé Elon Musk s’attaquer aux dépenses de l’État fédéral, fermer des ministères (comme, potentiellement, celui de l’Éducation) et licencier des milliers de fonctionnaires pour « réduire les gaspillages ». Mais le problème pour Musk, c’est que la majorité des “gaspillages” budgétaires se trouvent dans la défense, un secteur qui ne sera évidemment pas touché. Il poursuivra donc ses coupes dans les services civils et même dans des « programmes sociaux » comme Medicare.

Trump a pour objectif de « privatiser » autant que possible le gouvernement fédéral. Le Bureau de gestion du personnel de son administration déclarait d’ailleurs 

« Nous vous encourageons à trouver un emploi dans le secteur privé dès que possible. » 

Pour Trump, le secteur public est improductif, contrairement — bien sûr — au secteur financier. Il affirme :

« Le chemin vers une plus grande prospérité américaine consiste à faire passer les gens d’emplois à faible productivité dans le secteur public à des emplois à plus forte productivité dans le secteur privé. »

Sauf que ces “emplois formidables” n’ont jamais été identifiés. Et si le secteur privé cesse de croître à mesure que la guerre commerciale s’intensifie, ces prétendus emplois à plus forte productivité risquent fort de ne jamais voir le jour.

Ashley Smith –La guerre commerciale menée par Trump semble s’inscrire dans une nouvelle stratégie radicale de l’impérialisme étatsunien. Au lieu que les États-Unis continuent à superviser l’ordre international fondé sur les règles de la mondialisation néolibérale et du libre-échange, Trump s’est engagé dans une stratégie nationaliste et unilatérale, sous le slogan « America First ». Il cherche à tailler une sphère d’influence propre, allant jusqu’à menacer d’annexer le Groenland et le Panama, et entre en compétition directe avec d’autres grandes puissances comme la Chine, la Russie et l’Union Européenne.

Mais cette stratégie est fondamentalement contradictoire, car les sphères d’influence de ces puissances se chevauchent, notamment en Asie et en Europe. Tout cela rappelle étrangement les années précédant la Première Guerre mondiale, avec une longue dépression, des guerres commerciales, une intensification de la concurrence géopolitique, et une hausse spectaculaire des dépenses militaires.

Sommes-nous engagés dans une trajectoire qui pourrait mener à une guerre impérialiste, en particulier entre les États-Unis et la Chine ? Quels sont les facteurs de dissuasion qui pourraient empêcher une telle issue ? Et quels conflits pourraient jouer le rôle de détonateur ?

Michael Roberts –Dans les années 1930, la tentative des États-Unis de protéger leur base industrielle via les droits de douane Smoot-Hawley n’a fait qu’accentuer la contraction de la production, dans le contexte de la Grande Dépression qui frappait alors l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon. À l’époque, les grandes entreprises et leurs économistes ont vivement condamné ces mesures. Henry Ford (1863–1947) a tenté de convaincre le président Hoover de leur opposer son veto, les qualifiant de « stupidité économique ».

Aujourd’hui, des critiques similaires sont formulées par les porte-parole du capital financier, comme le Wall Street Journal, qui a qualifié les droits de douane de Trump de « guerre commerciale la plus stupide de l’histoire ». Il est vrai que la Grande Dépression des années 1930 n’a pas été provoquée par le protectionnisme étatsunien, mais les tarifs douaniers ont exacerbé la crise, contribuant à une dynamique de repli nationaliste. Entre 1929 et 1934, le commerce mondial s’est effondré de 66 %, alors que de nombreux pays adoptaient des mesures de rétorsion commerciales.

La stratégie de Trump est en réalité l’aboutissement logique des transformations de l’économie mondiale depuis la Grande Récession de 2008 et la longue dépression des années 2010. La Chine, de son côté, n’a pas joué le jeu en ouvrant pleinement son économie aux multinationales occidentales. En réaction, les États-Unis sont passés d’une politique d’engagement à une politique d’endiguement vis-à-vis de Pékin.

Parallèlement, les États-Unis et leurs alliés européens ont renforcé leur volonté d’étendre leur influence vers l’Est, afin d’empêcher la Russie d’imposer sa domination sur ses voisins et de l’affaiblir durablement comme puissance rivale du bloc impérialiste occidental. Cette dynamique a conduit à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et elle a aussi mené à la destruction massive de Gaza et à la tragédie infligée à des millions de Palestiniens, qui y vivent — et y meurent.

La mondialisation et la coopération entre les puissances capitalistes ne reviendront que si — et seulement si — le capitalisme retrouve un nouveau souffle, fondé sur une rentabilité accrue et durable. Or, cela semble hautement improbable sans qu’intervienne un nouvel effondrement majeur — voire une nouvelle guerre.

On peut ici reprendre les propos lucides de Christine Lagarde (1956), présidente de la Banque centrale européenne :

« Cela signifie que la forte domination militaire et financière des États-Unis et de leurs alliés repose sur des pieds d’argile, faits d’une productivité, d’un investissement et d’une rentabilité relativement faibles. C’est la recette d’une fragmentation et d’un conflit à l’échelle mondiale. »

La longue dépression actuelle ne pourra se transformer en nouvel âge d’or que si des mesures d’ampleur comparable à celles prises en temps de guerre sont engagées : des investissements publics massifs, la propriété publique de secteurs stratégiques, et une direction planifiée des secteurs productifs par l’État.

Même John Maynard Keynes (1883–1946) reconnaissait que l’économie de guerre avait démontré, je cite :

« Il semble politiquement impossible pour une démocratie capitaliste d’organiser les dépenses à l’échelle nécessaire pour faire les grandes expériences qui prouveraient mon point de vue — sauf dans des conditions de guerre. »

Ashley Smith –L’espoir, dans ce scénario terriblement sombre de dépression et de conflits impérialistes, réside dans les vagues de soulèvements des travailleurs et des opprimés à travers le monde. Aux États-Unis, une nouvelle résistance sociale s’est réellement manifestée depuis les mobilisations du 5 avril. Nous venons d’assister, le 1er mai, à des manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes, mêlant migrants et syndicalistes dans les rues.

L’un des grands défis de cette résistance le positionnement politique qu’elle adopte, notamment sur la question des droits de douane. De nombreux membres du mouvement ouvrier sont persuadés que le commerce international est responsable de la désindustrialisation et de la perte d’emplois dans le secteur manufacturier. Sean Fain, président réformateur du syndicat United Auto Workers, est même allé jusqu’à soutenir le protectionnisme de Trump.

Quel est le problème avec cette analyse ? Et pourquoi ce soutien aux droits de douane risque-t-il de plonger le mouvement ouvrier dans le piège du nationalisme des grandes puissances, du racisme et du militarisme incarnés par Trump ? Quelle alternative la gauche internationale devrait-elle proposer face au faux choix entre protectionnisme et libre-échange néolibéral ?

Michael Roberts –Les dirigeants syndicaux ne doivent pas se laisser berner par l’idée que les droits de douane pourraient « sauver les emplois » ou protéger l’industrie nationale. L’histoire elle-même dément ce mythe, comme le montre la propagande tarifaire menée par William McKinley (1843–1901) dans les années 1890. Trump s’est d’ailleurs référé explicitement à McKinley en annonçant ses propres décrets tarifaires :

« Sous sa direction, les États-Unis ont connu une croissance économique rapide et une période de prospérité, accompagnées d’une expansion territoriale. McKinley a défendu les droits de douane pour protéger l’industrie manufacturière, stimuler la production nationale et porter l’industrialisation américaine à de nouveaux sommets. »

Mais cette présentation est un détournement historique. En 1890, alors qu’il était représentant au Congrès, McKinley a proposé une série de droits de douane destinés à protéger l’industrie étatsunienne, qui furent adoptés. Toutefois, ces mesures n’ont pas empêché une grave dépression, qui a commencé en 1893 et duré jusqu’en 1897.

Élu président en 1896, McKinley a instauré une nouvelle vague de tarifs douaniers via le Dingley Tariff Act de 1897. Comme cette période a coïncidé avec une reprise économique, McKinley a pu revendiquer à tort que les droits de douane en étaient la cause. Surnommé le « Napoléon du protectionnisme », il a lié sa politique commerciale à l’expansion militaire étatsunienne, avec la prise de contrôle de Porto Rico, de Cuba et des Philippines — un peu à la manière de Trump aujourd’hui, mêlant commerce, impérialisme et nationalisme.

Mais cette politique a aussi attisé la colère populaire : au début de son second mandat, McKinley a été assassiné par un anarchiste qui le tenait pour responsable des souffrances des ouvriers agricoles pendant la récession de 1893–1897. Le protectionnisme n’a jamais sauvé d’emplois ni augmenté les revenus des travailleurs.

L’idée selon laquelle l’augmentation des dépenses militaires créerait des emplois pour les travailleurs de l’industrie de l’armement constitue un nouveau leurre, destiné à détourner l’attention des travailleurs de leurs véritables intérêts. Mais, plus fondamentalement, le keynésianisme militaire est antagonique aux intérêts des travailleurs et de l’humanité tout entière. Peut-on sérieusement soutenir qu’il est acceptable de fabriquer des armes pour tuer des êtres humains… simplement pour créer des emplois ? C’est pourtant ce que défendent certains dirigeants syndicaux, qui font passer l’argent avant la vie.

John Maynard Keynes disait un jour :

« Le gouvernement devrait payer les gens pour qu’ils creusent des trous, puis les rebouchent. »

Ce à quoi on lui rétorquait :

« C’est absurde. Pourquoi ne pas les payer pour construire des routes ou des écoles ? »

Et Keynes répondait :

« Très bien, qu’ils construisent des écoles. L’important, c’est que le gouvernement crée des emplois. Peu importe lesquels. »

Mais Keynes avait tort. Cela a de l’importance.

Le keynésianisme se contente de creuser des trous pour les reboucher afin de créer de l’emploi. Le keynésianisme militaire, lui, consiste à creuser des tombes pour les remplir de cadavres — toujours pour créer des emplois. Et si la manière dont on crée des emplois n’a pas d’importance, pourquoi ne pas relancer massivement l’industrie du tabac, et promouvoir l’addiction, pour créer de l’emploi ? La plupart des gens s’opposeraient à cela aujourd’hui, car ils considèrent à juste titre que c’est directement nocif pour la santé.

Eh bien, la fabrication d’armes — conventionnelles ou non — est tout aussi nuisible. Et il existe d’innombrables alternatives socialement utiles qui permettraient de créer des emplois et des revenus : écoles, logements, infrastructures sociales.  Pour élever le niveau de vie et répondre aux besoins sociaux, il ne faut ni droits de douane, ni dépenses militaires. C’est l’investissement public dans l’industrie, la technologie et les services collectifs qui est décisif. Et la condition pour que les travailleurs aient accès à de bons emplois, avec des salaires décents et une formation de qualité, c’est de construire des syndicats combatifs qui luttent pour eux.

Mais cet investissement public ne peut réussir que s’il repose sur la propriété publique des principales institutions financières et industrielles. Ce n’est qu’alors qu’un plan de production et d’investissement pourra fournir des services publics universels, des pensions suffisantes, un accès gratuit à la santé et à l’éducation, et soutenir les petites entreprises pour qu’elles offrent des emplois dignes et de bonnes conditions de travail.

Les syndicats des États-Unis doivent étendre leurs alliances avec les travailleurs du reste des Amériques, d’Europe et d’Asie. L’avenir des travailleurs des États-Unis ne réside pas dans la destruction des économies étrangères, mais dans la construction d’organisations ouvrières à l’échelle internationale, capables de conquérir un véritable pouvoir politique — pour briser l’emprise du capital, combattre le nationalisme, le militarisme et l’impérialisme, et poser les bases d’une alternative socialiste mondiale.

*

Cet entretien a été publié initialement par la revue états-unienne Spectre. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Ashley Smith est un écrivain et militant socialiste basé à Burlington, dans le Vermont. Il a contribué à de nombreuses publications de gauche, notamment TruthoutInternational Socialist ReviewSocialist WorkerZNetJacobinNew PoliticsHarper’s et Against the Current. Il est également membre de l’équipe éditoriale de la revue Spectre.

En juin 2024, il a coécrit l’ouvrage China in Global Capitalism: Building International Solidarity Against Imperial Rivalry (La Chine dans le capitalisme mondial : construire une solidarité internationale face aux rivalités impérialistes, Haymarket Books) avec Eli Friedman, Kevin Lin et Rosa Liu. Il travaille actuellement à un nouvel ouvrage, intitulé Socialism and Anti-Imperialism, à paraître chez Haymarket Books.

Michael Roberts a travaillé pendant plus de quarante ans comme économiste à la City de Londres. Il a observé de près les machinations du capitalisme mondial depuis l’antre du dragon. En parallèle, il s’est engagé durablement dans le mouvement syndical britannique. Une fois à la retraite, il s’est consacré à la recherche marxiste et à la publication d’ouvrages d’économie politique.

Parmi ses principaux livres :

The Great Recession: A Marxist View (Lulu, 2009).

The Long Depression: Marxism and the Global Crisis of Capitalism (Haymarket Books, 2016). 

Marx 200 : A Review of Marx’s Economics :200 Years After His Birth (Lulu, 2018).

World in Crisis : A Global Analysis of Marx’s Law of Profitability, codirigé avec Guglielmo Carchedi (Haymarket Books, 2018). 

Michael Roberts est également l’auteur de nombreux articles scientifiques et de tribunes publiées dans des revues marxistes ou de gauche. Il anime depuis plusieurs années un blog : thenextrecession.wordpress.com.

Notes


[1] Jared Bernstein and Dean Baker, “Tariffs Won’t Bring a Boom in American Manufacturing,” Wall Street Journal, March 26, 2025. https://www.wsj.com/opinion/tariffs-wont-bring-a-boom-in-american-manufacturing-risk-recession-trade-policy-d37c7dca

[2] Tweet by Gorklon Rust (@elonmusk), X, April 8, 2025, 9:47 a.m. https://x.com/elonmusk/status/1909604085025956133; Tweet by Gorklon Rust (@elonmusk), X, April 8, 2025, 9:52 a.m., https://x.com/elonmusk/status/1909605316121198860

[3] Adam Tooze, “Chartbook 363 Stockholm syndrome in Mar-A-Lago : The belief that “something must be done” and the sanewashing of economic policy in the age of Trump,” Chartbook(substack), March 19, 2025, https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-363-stockholm-syndrome.

[4] War,” Tax Foundation, May 9, 2025, https://taxfoundation.org/research/all/federal/trump-tariffs-trade-war/.

[5] “Tariffs, Decline, and the Promise of AI,” YouTube video, 112:56, posted by “University of Austin (UATX),” April 9, 2025,https://www.youtube.com/watch?v=Sy-fn5MWFIk.

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