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Dans un livre paru il y a deux ans aux éditions La Découverte, intitulé Eurafrique, Peo Hansen et Stefan Jonsson proposent une analyse inédite des négociations qui aboutirent à la signature du traité de Rome en 1957. On savait que l’Union européenne avait été un projet capitaliste, en lien d’ailleurs avec l’impérialisme états-unien, mais les deux historiens dévoilent un pan méconnu de l’histoire de l’Union européenne : ses origines coloniales. 

Introduction – Ce passé que l’Europe a oublié 

Si vous consultez une carte officielle de l’Union européenne, vous serez peut‐être frappé par la multitude de petits points éparpillés à travers le globe qui signalent des territoires faisant partie intégrante de l’actuelle UE. Réunis sous l’appellation officielle de « Régions ultra‐périphériques », ils comprennent les départements français de la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion, la Martinique, Mayotte et la collectivité française d’outre‐mer de Saint‐Martin ; mais aussi les régions autonomes portugaises de Madère et des Açores, ainsi que les îles Canaries, communauté autonome espagnole. Même si elles n’apparaissent pas dans la liste des « Régions ultrapériphériques », les enclaves (ou colonies) espagnoles controversées de Ceuta et Melilla méritent d’être mentionnées, car elles font également partie de l’Union européenne. S’ajoutent à cela treize « Pays et territoires d’outre‐mer » (PTOM) non souverains, associés à l’UE du fait de leurs liens constitutionnels avec certains États membres (Danemark, France et Pays‐Bas)[1]. Bien que les PTOM ne fassent pas partie intégrante de l’UE, la plupart des habitants de ces territoires pas encore décolonisés sont tout de même des citoyens européens et peuvent, à ce titre, voter aux élections européennes par exemple. 

Les territoires en question sont rarement évoqués dans la vaste littérature consacrée à l’intégration européenne[2]. Au vu de leur prétendue insignifiance, cela n’a rien d’étonnant. Mais tout bien considéré, il s’avère que nombre de ces petits territoires sont au cœur d’enjeux économiques et géopolitiques majeurs, aussi bien pour les États membres à titre individuel que pour l’Union européenne dans son ensemble. Outre leur intérêt stratégique évident pour l’accueil de bases navales et autres installations militaires, les nombreuses possessions ultramarines de l’UE lui procurent des frontières maritimes et des eaux territoriales qui représentent autant de droits et d’accès aux ressources maritimes actuelles et futures (comme la pêche, le pétrole ou les minéraux)[3]. De plus, alors que les possessions espagnoles de Ceuta et Melilla en Afrique du Nord servent de plateformes pour les opérations militaires européennes visant à contrôler l’immigration en provenance d’Afrique, la Guyane française fournit depuis des décennies à l’Agence spatiale européenne, étroitement liée à l’UE, un site de lancement idéal pour ses fusées. La « base spatiale européenne » se situe donc à Kourou, en Guyane française. 

Si l’on considère que l’existence même de ces territoires est en complet décalage avec l’image que l’UE se donne à elle‐même, on est en droit de se demander comment un symbolisme si fort et si contradictoire a bien pu échapper aux chercheurs qui se consacrent à l’étude de l’UE. En effet, depuis la fondation de l’Union européenne actuelle en 1957, les traités européens ont toujours comporté un paragraphe stipulant que seuls les « États européens » peuvent devenir membres ; à notre connaissance, ce paragraphe n’a été utilisé qu’une seule fois, pour rejeter la demande d’adhésion du Maroc en 1986[4]. Pour pouvoir « intégrer l’Europe », un pays doit donc d’abord être européen. Mais, dans ce cas, que faut‐il penser de ces États membres qui continuent d’être établis sur différents continents, plus précisément de ces États qui sont à la fois européens et africains, européens et sud‐américains, et ainsi de suite ? 

D’une certaine façon, ce livre est né de cette curiosité. Nous suspectons que cette négligence ou cette réticence des chercheurs spécialistes des questions européennes et de l’Union européenne elle‐même à reconnaître l’existence de ces avant‐postes d’outre-mer est symptomatique de leur réticence à aborder l’histoire et l’héritage du colonialisme. Pour que les chercheurs et les décideurs politiques reconnaissent ces territoires « non européens », il faudrait déjà que l’Union européenne soit prête à accepter, expliquer et débattre de la relation aussi bien historique qu’actuelle entre le colonialisme européen et l’intégration européenne. En d’autres termes, s’enquérir de la localisation des avant‐postes oubliés de la communauté européenne nous amène nécessairement à considérer une histoire elle aussi oubliée de l’intégration européenne. À ce jour, cette histoire n’a jamais été étudiée de façon rigoureuse[5]

Notre ouvrage analyse ce déficit d’investigation historique. Toutefois, il ne cherche pas seulement à combler une lacune dans l’étude de l’Europe et de l’intégration européenne. L’objet de nos recherches est de placer l’histoire de l’intégration européenne sur de nouvelles bases solides, en lui redonnant sa dimension coloniale et géopolitique. Ce faisant, nous réfutons le récit dominant de l’histoire de l’UE, souvent officiellement cautionné. 

Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’histoire officielle de l’Union européenne promue par Bruxelles insiste sur l’approbation populaire qui aurait accompagné sa fondation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, période à laquelle les dirigeants politiques auraient cherché, à travers l’intégration européenne, à favoriser la paix et la coopération et à vaincre ainsi les rivalités nationalistes et les aspirations impériales. Cela apparaît nettement dans la promotion par la Commission européenne de divers récits, concernant les étapes historiques de la construction européenne, les pères fondateurs et autres tropes historiques, tous destinés à donner aux citoyens européens d’aujourd’hui l’image d’une organisation défendant une noble cause et n’ayant d’autre finalité historique que bienfaisante[6]. Cette stratégie était particulièrement flagrante lors de la célébration du cinquantième anniversaire de l’UE en 2007. Le prix Nobel de la Paix décerné en 2012 à l’Union européenne n’a bien sûr fait que renforcer cette image. 

Plus surprenante est la correspondance tacite entre cette histoire officielle et les hypothèses qui guident souvent la recherche sur l’UE. En effet, rares sont les travaux portant sur l’histoire de l’intégration européenne qui parviennent à maintenir une distance critique avec le genre d’« européanisme » qui étaye le récit positif de Bruxelles sur les origines de l’UE, distance que les historiens et les chercheurs en sciences sociales ont appris depuis longtemps à adopter lorsqu’ils abordent les divers projets nationalistes ou d’édification nationale en Europe à la fin du xixe siècle. Cette attitude critique est tout aussi nécessaire dans le cas de l’UE, non comme État‐nation, en fait ou en devenir, mais parce que, dans sa quête de légitimité populaire, elle utilise les mêmes méthodes et stratégies que les États‐nations durant leur édification. Sachant que l’historiographie constitue l’une de ces stratégies les plus puissantes, il devient crucial de considérer la complicité des historiens et des chercheurs spécialistes des questions européennes dans l’établissement d’une interprétation sélective et partiale du passé de l’UE. Une tendance générale se dégage en effet dans la façon dont le processus d’intégration européenne est raconté : celui‐ci se voit dissocié des processus de colonialisme et de décolonisation, et décrit comme un projet non colonial, a‐colonial ou parfois même anticolonial. 

Nous affirmons que cette interprétation sélective remplit avant tout une fonction de mythe, de récit fondateur d’origines pures, d’Immaculée Conception, qui met en place les principaux éléments d’une identité européenne naïve et idéalisée. Même s’il ne fait pas référence à la question du colonialisme en tant que tel, l’historien Mark Gilbert soulève un point important lorsqu’il avance que les Études européennes (European studies) ne sont pas encore parvenues à se défaire d’une vision candide sur l’histoire de leur objet[7]. Trop souvent, les études européennes posent comme principe que l’intégration européenne est un phénomène empreint d’un esprit et d’une téléologie progressistes, un peu à l’image des intellectuels nationalistes qui refusaient par le passé de jeter un regard critique sur les origines historiques des projets nationaux. La substitution du mythe à l’histoire est dangereux. On apprend aux étudiants et au grand public à envisager le projet européen d’une façon en réalité bien peu européenne si on le coupe d’un des enjeux historiques les plus importants de l’Europe : le projet impérialiste. 

L’intégration européenne comme projet eurafricain 

L’étude que nous proposons dans ce livre a pour objet d’établir et d’analyser la relation entre intégration européenne et colonialisme. Plus spécifiquement, nous cherchons à mettre en exergue un projet politique et une constellation géopolitique depuis longtemps oubliés, ou refoulés, qui nous semblent indispensables pour bien comprendre l’histoire de l’intégration européenne et les histoires connexes de l’Afrique et de l’Europe au xxe siècle. Cette constellation avait pour nom « Eurafrique », et c’est son histoire que nous nous apprêtons à raconter. 

De nombreux livres ont analysé l’Europe, l’Union européenne et l’Afrique comme des formations politiques, culturelles et économiques. Plus récemment, des travaux importants ont également retracé les relations historiques entre l’Afrique et l’Europe et ont décrit comment les deux territoires, parties indivisibles d’une même culture méditerranéenne durant l’Antiquité, se sont séparés pour devenir des unités continentales apparemment autonomes, aux caractéristiques contrastées voire antithétiques, au terme d’un lent et violent processus de croisades, d’explorations, de conquêtes, d’esclavage et de colonisation. Ce long processus s’est appuyé sur un puissant imaginaire décrivant les peuples du Nord comme des vecteurs de progrès, de civilisation et de valeurs universelles, et de ceux du Sud comme l’incarnation de l’ignorance, de l’obscurité et de la sauvagerie. La façon dont l’Afrique et l’Europe ont été idéologiquement, politiquement et économiquement modelées selon ces lignes est désormais un thème bien exploré[8].

Cependant, ces publications ne prêtent guère attention au projet eurafricain qui a renforcé l’inégalité coloniale au milieu du xxe siècle et l’a perpétuée jusque dans l’ordre mondial contemporain. Notre contribution cherche à documenter cet aspect de la question. Nous examinons une histoire du xxe siècle complexe, au cours de laquelle les tentatives d’unification de l’Europe ont toujours coïncidé avec des efforts pour stabiliser, réformer et réinventer le système colonial en Afrique. Que faut‐il penser de cette forte corrélation ? Nous montrons que l’Eurafrique, alors même qu’elle est passée du statut de représentation géopolitique aux connotations utopiques dans les années 1920 à celui de réalité politique dans les années 1950, a toujours été le lieu par excellence où l’intérêt pour l’intégration européenne coïncidait avec les ambitions coloniales. Selon le principe de l’Eurafrique, l’intégration européenne ne pouvait se faire que par le biais d’une exploitation coordonnée de l’Afrique, et l’Afrique ne pouvait être efficacement exploitée que si les États européens coopéraient et associaient leurs compétences économiques et politiques. 

Notre étude présente les origines et le développement dans l’entre‐deux‐guerres de l’Eurafrique en tant que concept géopolitique, alors défendu farouchement par l’Union paneuropéenne internationale, parmi de nombreuses autres organisations. Elle montre ensuite comment l’Eurafrique s’est concrétisée politiquement avec la fondation en 1957 de la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’actuelle Union européenne. Au moment de sa création, la CEE comprenait non seulement la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays‐Bas et l’Allemagne de l’Ouest, mais aussi les principales possessions coloniales de ses États membres. Dans le jargon officiel, ces dernières étaient désignées par l’appellation « Pays et territoires d’outre‐mer » (PTOM), et comprenaient principalement le Congo belge, l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF). L’Algérie, qui faisait alors partie intégrante de la France métropolitaine, en tant que départements, était officiellement intégrée à la CEE, même si elle demeurait exclue de certaines clauses du traité. 

Aux yeux des promoteurs de l’intégration européenne, leur communauté dépassait donc de beaucoup les frontières du continent européen et constituait une nouvelle sphère d’influence géopolitique. De façon informelle ou officielle, les négociations de la CEE faisaient référence à cette sphère sous le terme d’« Eurafrique », et l’une des principales intentions des défenseurs de l’intégration européenne était précisément de donner vie à cette entité. Celle‐ci devait résoudre en premier lieu le problème colonial auquel la France en particulier mais également la Belgique avaient de plus en plus de mal à apporter une solution. L’idée était aussi de consolider les intérêts européens dans un ordre mondial qui voyait leur champ d’action se réduire comme peau de chagrin. « Vers l’Eurafrique », pouvait‐on lire à la une du Monde le 21 février 1957, un jour après que les six dirigeants européens eurent bouclé avec succès les négociations préliminaires au traité de Rome[9]. Quelques jours plus tard, le président du Conseil français Guy Mollet descendait de son avion à Washington pour rendre visite au président américain Dwight D. Eisenhower, et lui annoncer que non seulement les Européens avaient décidé de s’unir, mais qu’une « union encore plus grande était née : l’Eurafrique[10] ». 

Comme nous le démontrerons plus loin, le projet eurafricain ne se limitait pas à l’Europe ou à l’Afrique, ni à un simple effort pour combler le fossé entre les deux. Il faut plutôt voir l’Eurafrique comme une formation plus large au sein de laquelle la relation entre l’Europe et l’Afrique a été repensée durant la majeure partie du xxe siècle. En d’autres termes, notre étude réaffirme l’importance d’une causalité historique oubliée, constitutive à la fois du projet d’intégration européenne, ou de l’Union européenne elle‐même, et de la fondation de l’Afrique postcoloniale. Il s’agit bien de la « affirmer » car à l’époque même où s’est développé le concept d’Eurafrique, des années 1920 aux années 1950, sa concrétisation apparaissait à beaucoup comme une évidence historique – une évidence à concrétiser. Ainsi que le remarque le grand historien du colonialisme français René Girault :

« Quand on relit aujourd’hui les articles et les discours des principaux dirigeants français, on est frappé par l’omniprésence et l’intensité du thème eurafricain[11]. » 

 Une du Monde, 21 février 1957

Selon le contexte, l’Eurafrique était présentée tantôt comme une nécessité, tantôt comme une possibilité, une tâche européenne commune, un avenir utopique, un intérêt stratégique, un impératif économique, un projet pacifique, le fardeau de l’homme blanc, la dernière chance de l’Europe ou encore le seul espoir de l’Afrique. Les politologues, les hommes politiques et autres acteurs du débat public qui défendaient le projet insistaient souvent sur sa portée historique ; l’Eurafrique était tout bonnement indispensable à la survie géopolitique et économique de l’Europe. Bien sûr, tout le monde n’était pas de cet avis. Le projet faisait face à une opposition farouche émanant de camps multiples, et il va sans dire que les Africains n’avaient quasiment pas voix au chapitre. « À l’époque, personne n’a demandé leur opinion sur la question, parce qu’ils n’avaient pas de voix autonome », écrit Schofield Coryell en 1962 dans un numéro de Africa Today[12]. Mais la majorité européenne l’a emporté, sous l’impulsion d’eurafricanistes convaincus tels que le chef du gouvernement français Guy Mollet, le ministre belge des Affaires étrangères Paul‐Henri Spaak et le chancelier ouest‐allemand Konrad Adenauer, et la toute nouvelle CEE fut instituée sous la forme de ce que Business Week a appelé, dans un reportage réalisé après les cérémonies de la signature du traité à Rome : « Un New Deal pour le continent noir[13]. » 

En remettant au premier plan cette entité autrefois primordiale, on déplace le terrain sur lequel la recherche s’est juste ici concentrée dans son analyse du développement politique, économique et idéologique des deux continents. L’Eurafrique définit un espace géopolitique qui, une fois reconstruit, nous permet d’élucider ou de répondre à un ensemble d’interrogations historiques et politiques cruciales. Pourquoi l’intégration européenne s’est‐elle accélérée dans les années 1950 ? Pourquoi le panafricanisme n’a‐t‐il jamais vraiment pris son essor en Afrique après l’indépendance ? Comment, et dans quels buts, les accords et les traités entre l’Union européenne et l’Union africaine ont‐ils été conçus ? L’histoire de l’Eurafrique ne suffit évidemment pas, à elle seule, à répondre à toutes ces questions. Mais les réponses demeureront incomplètes tant que l’histoire de l’Eurafrique ne sera pas incluse dans l’équation. 

L’Europe comme puissance mondiale 

Un livre de cette taille ne saurait rendre compte de toutes les initiatives, organisations et controverses qui gravitent autour du projet eurafricain. Nous cherchons plutôt à présenter les lignes principales de notre argument historique ainsi que la documentation qui l’étaye. 

D’un point de vue théorique, nous affirmons que l’histoire de l’Eurafrique révèle la nécessité de considérer l’Europe et l’Afrique sous l’angle d’une théorie de la mondialité et des relations internationales, affranchie des catégories nationale, continentale et eurocentrique. Il y a une vingtaine d’années, l’Afrique était considérée comme une périphérie stagnante et monotone, un trou noir sur la toile mondialisée de notre société hyperconnectée[14]. Aujourd’hui, on chante les louanges d’une Afrique en plein essor, ce « continent d’avenir », pris d’assaut par des États, des organisations internationales ou de grandes multinationales avides de profits et de ressources. L’histoire de l’Eurafrique est fondamentale pour bien comprendre cette « nouvelle ruée vers l’Afrique » : comment elle peut avoir lieu, quels en sont les enjeux et quel rôle joue l’Union européenne dans ce phénomène. 

En effet, depuis la chute de l’Union soviétique et encore plus depuis le début du xxie siècle, les sollicitations et tentatives concrètes se sont multipliées pour que l’Union européenne adopte une politique étrangère et sécuritaire commune, et qu’elle endosse une mission et une responsabilité internationales. On part du principe que, pour la première fois dans son histoire, l’UE se positionne comme un acteur majeur sur la scène internationale. Selon ce postulat, l’UE n’était encore récemment qu’une organisation régionale. Son rôle et sa fonction dans un contexte de guerre froide étaient dictés par les véritables superpuissances, et elle a dû attendre la fin de l’ordre mondiale bipolaire pour pouvoir enfin, aujourd’hui, prétendre au rang de puissance mondiale et parler avec autorité au reste du monde. Mais si l’on sort du simple cadre de la guerre froide, on réalise que l’Union européenne avait dès le départ une visée mondiale et géopolitique, qui avait pour noms de code « association », « inter‐dépendance » et « Eurafrique ». Pour comprendre ce que pourrait signifier pour l’UE d’accéder au rang de puissance mondiale, il convient d’abord d’examiner comment cela s’est passé la dernière fois que l’intégration européenne a nourri la même ambition. De même, pour bien comprendre les bouleversements actuels en Afrique du Nord et au‐delà, suite à ce que l’on a communément appelé les « printemps arabes », et évaluer avec pertinence l’attitude de l’Union et son implication dans ces événements, il faut se souvenir que l’UE, depuis sa création, s’est toujours beaucoup investie dans la région. 

L’Eurafrique comme méthode 

L’histoire de l’Eurafrique est importante car elle ébranle un des aspects les plus pernicieux des paradigmes géographique et historiographique nés en Occident. Tout analyste sérieux aura remarqué qu’il existe une catégorie historiographique spécifique qui s’impose a priori, pour ainsi dire, dans toute description de l’Afrique dans l’ordre mondial moderne. Cette catégorie présente l’Afrique et l’Europe comme les deux pôles d’une constellation binaire. Quelle que soit la forme prêtée à cette constante binarité, cette dichotomie imaginaire nous empêche de concevoir l’Afrique comme autre chose que, pour reprendre l’expression de l’historien Paul Zeleza, « un amas inerte d’absences qui requiert la présence de l’Europe[15] ». Une épistémologie raciste et coloniale profondément enracinée dans l’idéologie dominante prive l’Afrique de toute possibilité d’échapper à son destin de maillon faible de cette dyade, tout en empêchant les Européens de renoncer à leur mission civilisatrice. Elle contraint à la fois les Africains et les Européens à rejouer le même scénario, dans lequel les premiers se voient réduits aux rôles de méchants ou de victimes, tandis que les seconds sont dépeints sous les traits de travailleurs humanitaires, de diplomates, de magnats du pétrole, de banquiers ou de militaires, attendant en coulisse, prêts à corriger ou à éradiquer quiconque remettrait sérieusement en cause le schéma de complémentarité inégalitaire dans lequel les relations afro‐européennes demeurent figées. 

Révéler comment cette binarité coloniale a en même temps rendu possible et corrompu le processus d’intégration européenne et la décolonisation africaine peut produire dans ce contexte un effet de distanciation. Cherchant à questionner la conception traditionnelle des relations entre l’« Europe » et l’« Afrique », l’historiographie critique s’attache généralement à décortiquer les opérations discursives qui ont fabriqué ces deux continents comme des entités antithétiques. Bien que tout à fait compatible avec de telles déconstructions anticoloniales, postcoloniales ou décoloniales des épistémologies coloniales européennes, notre méthode est différente. Nous nous appuyons sur une analyse de sources constitutives de l’histoire de la construction européenne et des relations euro‐africaines qui, elles‐mêmes, démentent empiriquement les discours dominants concernant le cheminement de l’Europe et l’Afrique vers la modernité et l’intégration. Autrement dit, l’image que l’Europe donne d’elle‐même et les récits qu’elle produit sur sa relation avec l’Afrique se brisent une fois confrontés à l’archive historique : celle‐ci, riche d’une documenation explicite et éloquente, dessine l’histoire d’un sujet européen qui, inquiet de sa viabilité future sur les plans économique et géopolitique, se tourne vers l’objet africain pour s’offrir une nouvelle jeunesse. Ainsi que le commente un analyste en 1955, deux ans avant la création de la CEE : « C’est en Afrique que l’Europe se fera[16]. » 

Voilà aussi pourquoi il faut veiller à interpréter correctement les archives. Notre argument repose sur une évaluation minutieuse des tendances politiques qui prévalaient à la fin des années 1950, lors de l’élaboration du projet eurafricain. Cette approche dicte également l’organisation du livre. 

Dans le chapitre 1, nous retraçons les origines de l’Eurafrique dans les débats d’entre‐deux‐guerres sur la « crise de l’Europe ». L’instabilité de l’Europe, et la surpopulation qui semble la caractériser, juste après la Première Guerre mondiale étaient perçues comme des conséquences de son manque de Lebensraum (espace vital) et de sa compression entre deux superpuissances impériales émergentes, à l’est et à l’ouest. Dans ce contexte, nombre de responsables politiques, de scientifiques et d’intellectuels européens de premier plan voyaient l’Afrique comme un remède aux maux européens. Les territoires et les ressources dont elle dispose, pensaient‐ils, ne pourront réaliser leurs potentialités que par « l’union de toutes les nations colonisatrices », comme l’expliquait Hubert Lyautey en 1931, et par la mise en commun de leurs possessions outre‐mer « dans l’intérêt moral et matériel de tous »[17]

Dans le chapitre 2, nous montrons comment ces opinions ont été relancées et ces plans progressivement mis à exécution après la Seconde Guerre mondiale. Les questions coloniales étaient alors au centre des tentatives et des efforts visant à favoriser une coopération serrée entre les pays d’Europe occidentale, ravagés par la guerre, bien conscients désormais de leur déclin sur la scène internationale. Ce chapitre étudie ces évolutions jusqu’au projet de Communauté européenne de défense (CED), avorté en 1954. 

Le chapitre 3 s’ouvre sur la relance de l’intégration européenne initiée par la conférence de Messine en 1955, qui conduit deux ans plus tard à la création de la Communauté économique européenne (CEE) et à la concrétisation de l’Eurafrique par l’association au marché commun des territoires coloniaux des États membres. Notre analyse s’achève avec la réalisation du régime d’association eurafricain par le traité de Rome de 1957. 

En guise de conclusion, le dernier chapitre prend la forme d’une discussion plus large sur les explications historiques et les implications futures du projet eurafricain. 

Ainsi, notre récit combine l’étude diachronique des débats eurafricains des années 1920 aux années 1950 (chapitres 1 et 2) à une analyse synchronique des années décisives 1955‐1957 qui ont vu l’Eurafrique s’imposer comme une condition nécessaire à la création de la CEE (chapitre 3). Conscients que le sujet demeure controversé dans la recherche sur les questions européennes, nous examinons minutieusement les négociations qui ont conduit à la signature du traité de Rome. C’est là que l’idée eurafricaine a connu son point d’orgue et qu’elle est devenue politiquement opérationnelle. Nos recherches nous amènent finalement à affirmer que l’Eurafrique a rendu possible le processus d’intégration européenne et constitue de ce fait un pan occulté de l’histoire de l’Union européenne. En un mot, l’UE n’aurait pas vu le jour à ce moment de l’histoire si elle n’avait pas été conçue comme une entreprise permettant d’européaniser le colonialisme. 

Plusieurs raisons expliquent le silence entourant le projet eurafricain : nous en avons déjà esquissées certaines et approfondirons cette question dans les chapitres qui suivent. Il convient cependant de souligner d’entrée de jeu les facteurs qui ont perpétué l’idée que l’Eurafrique serait un sujet dénué d’intérêt. On peut relever, tout d’abord, que les travaux universitaires sur l’histoire de l’Union européenne sont pour la plupart tournés de telle façon qu’ils adoptent les présupposés eurocentriques et que l’histoire de l’Europe et de l’Afrique décrit presque toujours ces deux continents comme des entités isolées. On peut également noter que, dans un autre domaine de recherche, l’histoire du colonialisme se concentre habituellement sur les systèmes coloniaux des divers États impériaux ou nationaux, qui apparaissent ainsi comme des réalités distinctes. Dans cette logique, l’histoire mondiale et les processus planétaires se retrouvent tronqués ou révisés, et l’Eurafrique est laissée de côté puisqu’elle appartient à une constellation géopolitique dépassant les simples catégories continentales ou nationales. Mais l’effacement du projet eurafricain, ou la représentation erronée qui en est donnée, tient aussi au fait qu’il échappe aux deux paradigmes historiographiques qui dominent l’étude des relations entre l’Europe et l’Afrique d’après‐guerre : le « prisme de la guerre froide », comme l’appelle l’historien Matthew Connelly[18], et celui de la « décolonisation », trop souvent racontée comme un simple processus de rupture. 

Dialoguant avec ces orientations historiographiques, notre livre propose un nouveau départ théorique dans le domaine de l’intégration européenne, ainsi que dans celui de l’histoire du colonialisme. À ce titre, nous écartons d’abord l’idée que le colonialisme européen et la relation UE‐Afrique peuvent se résumer à la somme des histoires coloniales nationales européennes. Nous écartons également l’idée que l’Europe et l’Afrique peuvent être étudiées comme des unités continentales parfaitement dissociables. Nous proposons plutôt une troisième option, qui fait de l’unité eurafricaine le cadre principal de notre analyse – à savoir l’état d’esprit et l’élan institutionnel qui, déployés à partir de l’entre‐deux‐guerres, faisaient de l’Europe l’élément inséparable d’un ensemble eurafricain. Une fois encore, il n’y avait pas d’Europe sans Eurafrique. En remettant l’histoire du projet eurafricain au premier plan, c’est un nouveau concept critique qui s’offre aux sciences humaines et sociales de notre époque mondialisée. L’Eurafrique est d’une importance primordiale pour l’étude de l’Europe, de l’Afrique, de l’Union européenne, de la mondialisation, du colonialisme et du postcolonialisme, précisément parce qu’elle révèle une réalité oubliée à la frontière entre tous ces objets. 

Comme nous l’expliquons dans notre chapitre final, le projet eurafricain apparaît comme une phase transitoire, une formation intermédiaire à travers laquelle les États européens se sont adaptés et ont reconsidéré leurs ambitions coloniales pour s’adapter aux équilibres géopolitiques qui se sont imposées après la Seconde Guerre mondiale. À cet égard, pour les États européens qui ont fondé la CEE en 1957, l’Eurafrique était un arrangement qui leur permettait d’assurer leur présence et leurs intérêts en Afrique au moyen d’une nouvelle relation d’association mutuelle, en tenant compte officiellement des demandes des mouvements anticoloniaux, sans pour autant se départir réellement de leur rôle de protecteurs et de tuteurs. Pour les États africains qui ont commencé à se libérer en cette même année 1957, l’Eurafrique permettait aux élites politiques des États souverains émergents de trouver un compromis avec leurs anciens maîtres coloniaux, au moyen d’arrangements profitables aux deux partenaires, mais au détriment de la plupart des Africains pour qui la décolonisation n’a rien changé ou s’est révélée un « non‐événement », pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe[19]

Redonner toute son importance à l’histoire de l’Eurafrique permet de comprendre pourquoi la décolonisation n’a pas été la rupture avec le passé souvent décrite. Dans la majeure partie de l’Afrique, l’État postcolonial n’a fait que s’établir dans les structures déjà mises en place par l’autorité coloniale, il a reproduit les routines de l’administration coloniale et continué de gérer ses activités économiques et commerciales selon de vieux schémas. Dans ce contexte, le programme eurafricain s’est aussi avéré un antidote efficace contre le panafricanisme et tous les autres plans d’intégration et de régionalisation élaborés de façon indépendante en Afrique. On pourrait même y voir la véritable fonction historique de l’accord d’association de la CEE : ajuster les relations internationales, l’extraction économique et les moyens de production à un ordre mondial comprenant des États africains indépendants sur le papier, tout en gardant le contrôle des ressources du continent. Une fois cette tâche accomplie, l’Eurafrique a disparu de l’agenda politique au milieu des années 1960, alors que la CEE et d’autres organisations internationales fournissaient désormais des moyens plus efficaces et moins coûteux de perpétuer l’ingérence de l’Europe dans les affaires africaines, mais cette fois sous le couvert de l’aide au développement et du soutien diplomatique. 

Certes, l’Eurafrique a fait long feu sur la scène politique internationale, et l’on pourrait voir dans cette brièveté le signe que les politiques d’association coloniale élaborées par la CEE se sont soldées par un échec lorsque tous les pays jadis sous souveraineté européenne ont finalement opté pour la décolonisation. Mais cet échec apparent cache en fait la réussite de l’entreprise eurafricaine, dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. 

Notes

[1] Voir la page « Overseas Countries and Territories » sur le site de la Commission européenne (<https://ec.europa.eu/>).

[2] Pour quelques exceptions notables, voir notamment Peter Gold, Europe or Africa. A Contemporary Study of the Spanish North African Enclaves of Ceuta and Melilla, Liverpool University Press, Liverpool, 2000 ; Karis Muller, « “Concentric Circles” at the Periphery of the European Union », Australian Journal of Politics and History, vol. 46, n° 3, 2000 ; Nic Maclellan et Jean Chesneaux, After Moruroa. France in the South Pacific, Ocean Press, Melbourne, 1998 ; et certains articles in Rebecca Adler‐Nissen et Ulrik Pram Gad (dir.), European Integration and Postcolonial Sovereignty Games. The EU Overseas Countries and Territories, Routledge, Londres, 2012. 

[3] Voir Johan Galtung, The European Community. A Superpower in the Making, George Allen & Unwin, Londres et Oslo, 1973, p. 64.

[4] Comme le remarque Iver B. Neumann, quand le Maroc a émis le souhait d’intégrer l’Union européenne en 1986, « sa demande a été traitée sans équivoque ; Rabat s’est tout simplement vu répondre que l’organisation n’était ouverte qu’aux seuls Européens, ni plus ni moins. Aucune ambiguïté donc, juste un rejet catégorique et l’identification du Maroc comme un État clairement “non européen” ». Voir Iver B. Neumann « European identity, EU expansion, and the integration/exclusion nexus », Alternatives, vol. 23, n° 3, 1998, p. 400.

[5] Il n’existe à ce jour aucune étude retraçant le lien entre l’intégration européenne et l’Afrique coloniale dans toute sa dimension historique. Les travaux qui s’en approchent le plus sont des articles dans Marie‐Thérèse Bitsch et Gérard Bossuat (dir.), L’Europe unie et l’Afrique. De l’idée d’Eurafrique à la convention de Lomé I, Bruylant, Bruxelles, 2005 ; et Thomas Moser, Europäische Integration, Dekolonisation, Eurafrika. Eine historische Analyse über die Entstehungsbedingungen der Eurafrikanischen Gemeinschaft von der Weltwirtschaftskrise bis zum Jaunde-Vertrag, 1929-1963, Nomos Verlagsgesellschaft, Baden‐Baden, 2000.

[6] Voir par exemple Peo Hansen, Europeans Only ? Essays on Identity Politics and the European Union, Umeå University, Umeå 2000 ; Cris Shore, Building Europe. The Cultural Politics of European Integration, Routledge, Londres, 2000.

[7] Mark Gilbert, « Narrating the process. Questioning the progressive story of European integration », Journal of Common Market Studies, vol. 46, n° 3, 2008.

[8] Un certain nombre d’ouvrages importants ont contribué à clarifier cette question, en particulier les livres d’Ali A. Mazrui et de Valentin. Y. Mudimbe. Pour Ali A. Mazrui, voir par exemple The African Condition. A Political Diagnosis, Heinemann, Londres, 1980 et Africa and Other Civilizations. Conquest and Counter-ConquestThe Collected Essays of Ali A. Mazrui, World Africa Press, Trenton 2002. Pour V. Y. Mudimbe, voir L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, Présence africaine, Paris, 2021 [1988] et The Idea of Africa, Indiana University Press, Bloomington, 1994.

[9] « Première étape vers l’Eurafrique », Le Monde, 21 février 1957.

[10] AHUE (Archives Historiques de l’Union Européenne), EN 2735, « Discours du Premier ministre Guy Mollet à son arrivée à l’aéroport de Washington », 25 février 1957.

[11] René Girault, « Les indépendances des pays d’Afrique noire dans les relations internationales », in Charles‐Robert Ageron et Marc Michel (dir.),L’Afrique noire française. L’heure des indépendances, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 549. 

[12] Schofield Coryell, « French Africa and the Common Market », Africa Today, vol. 9, novembre 1962, p. 12.

[13] « New Deal for the Dark Continent ? », Business Week, 20 avril 1957, cité par Karis Muller, « Iconographie de l’Eurafrique », in Marie‐Thérèse Bitsch et Gérard Bossuat (dir.), L’Europe unie et l’Afriqueop. cit., p. 29.

[14] Manuel Castells, The Information Age. Economy, Society and Culturevol. 3 : End of Millenium, Blackwell, Oxford, 1998, p. 73.

[15] Paul T. Zeleza, « Africa : the changing meanings of “African” culture and identity », in Elisabeth Abiri et Håkan Thörn (dir.), Horizons. Perspectives on a Global Africa, Museion/Université de Göteborg, Göteborg, 2005, p. 43.

[16] Jean‐Michel de Lattre, « Les grands ensembles africains », Politique étrangère, vol. 20, n° 5, 1955, p. 543.

[17] Cité in Patricia Morton, Hybrid Modernities. Architecture and Representation at the 1931 Colonial Exposition, Paris, The MIT Press, Cambridge, 2000, p. 314.

[18] Voir Matthew Connelly, « Taking off the cold war lens. Visions of North‐South conflict during the Algerian war for independence », American Historical Review, vol. 105, n° 3, 2000.

[19] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, Paris, 2010, p. 58.

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