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À propos de : BORREL Thomas, BOUKARI YABARA Amzat, COLLOMBAT Benoît, DELTOMBE Thomas (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021.

L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, paru au Seuil en octobre 2021, est un livre de près de 1000 pages qui, pourtant, se lisent aisément. La structure que lui ont donnée ses quatre coordinateurs en fait un ouvrage accessible, dans lequel on se repère facilement : les six parties du livre correspondent à autant de périodes chronologiques précisément datées, dont les introductions dressent l’histoire générale, et auxquelles succèdent en moyenne huit contributions d’une dizaine de pages qui permettent d’approfondir des éléments importants pour comprendre ces différentes séquences.

Dans la « Françafrique en germe » (partie I), période qui court dans le livre de 1940 à 1957, se développent des courants de pensée (développementalisme, néocolonialisme), des parcours (L. Senghor et F. Houphouët-Boigny, « héros des indépendances » qui ne les ont pourtant pas défendues, F. Mitterrand), des institutions (le franc CFA, la FIDES – ancêtre de l’AFD –, le Bureau de recherches de pétrole, le Commissariat à l’énergie atomique) et enfin des méthodes (répression, renseignement) qui constituent les fondements de la Françafrique.

Le temps des « indépendances piégées » (partie II, 1957-1969) est celui d’un « néocolonialisme contre-subversif » plutôt que celui d’une décolonisation, tant la métropole garde sa mainmise sur la sélection des dirigeants africains et leur exercice du pouvoir, strictement encadré par des conseillers français au nom de la « coopération » et étroitement limité par le « système Foccart ». Des accords de défense secrets protègent les régimes des autocrates et les ingérences françaises vont jusqu’à prendre la forme de putschs (en Guinée par exemple) ou de guerres (celle « secrète » du Cameroun contre l’UPC et celle « manipulée » du Biafra).

La troisième partie (« La folie des grandeurs ») court de la mort du général de Gaulle à l’élection de François Mitterrand et décrit une période où le système françafricain se renforce pour assurer à l’ancienne métropole l’accès au pétrole et à l’uranium notamment ; en retour il garantit aux dictateurs « amis de la France » (Mobutu compris) l’accès aux armes et leur pouvoir, par des mercenaires lorsque l’opinion internationale exige de le faire discrètement.

Mitterrand à l’Élysée (partie IV, 1981-1995) incarne une « fausse alternance », en matière de politique africaine aussi, ce qui ne surprend guère puisqu’il a été un « précurseur de la Françafrique » (partie I), ministre des Colonies en salacot, ardent défenseur de l’Algérie française. Son ministre tiers-mondiste de la coopération Jean-Pierre Cot est bien vite remercié (fin 1982) et la Françafrique perdure : c’est toujours « La République des mallettes » qui finance les partis politiques et c’est le « triomphe du système Elf » ; c’est le règne des réseaux de la franc-maçonnerie, des Hauts-de-Seine et de la « Corsafrique » ; une période d’ingérences, notamment au Tchad où « l’opération militaire [est] permanente » ; une époque aussi où l’État français se sert du « nœud coulant de la dette » pour renforcer son emprise. Les périodes de cohabitation ne perturbent en rien la mécanique françafricaine : Mitterrand, Chirac puis Balladur sont en la matière d’accord sur l’essentiel. Aussi le discours de la Baule est-il contredit dans les faits par une politique paternaliste, qui considère la démocratie comme un luxe pour les Africains, voire comme un danger en ce qu’elle conduirait inévitablement aux guerres « ethniques ». Le soutien apporté aux extrémistes Hutus avant, pendant et après le génocide fait pourtant consensus au sommet (à l’exception peut-être d’Alain Juppé) ; gauche et droite se confondent quand il s’agit de défendre à tout prix – et ce prix était connu – les « intérêts de la France » contre ceux des « Anglo-Saxons ».

La cinquième partie, « Dévoilement et camouflages (1995-2010) » fait état d’une « Françafrique décomplexée », et ce au moment où le terme se popularise et prend sa connotation négative (qu’il n’avait pas – bien au contraire – dans la bouche de Felix Houphouët-Boigny, lequel ne l’a d’ailleurs pas forgé, contrairement à une idée courante). La répétition de certains des thèmes traités confirme la persévérance d’un même système : l’indéfectible soutien aux dictatures, la mainmise sur l’uranium nigérien, le trafic d’armes (« Angolagate »), les barbouzeries, l’aide publique au développement mais surtout aux entreprises françaises, etc. En Côte d’Ivoire, les militaires français de la force Licorne dégagent en 2011 la voie aux forces rebelles d’Alassane Ouattara jusqu’à la résidence présidentielle, montrant que l’État français est prêt à renverser par la force ceux qui, comme Laurent Gbagbo, décident de s’affranchir du pacte françafricain.

Depuis 2010 jusqu’à nos jours, enfin, c’est « Le temps de la reconquête » (partie VI). La Françafrique doit faire face à des mouvements de contestation inédits, mais les affaires prospèrent, toujours aidées par l’Agence française de développement, le franc CFA, la mainmise sur de nombreux monopoles (par exemple les concessions portuaires de Vincent Bolloré, mais aussi les réseaux routiers, d’eau, d’énergie, les télécoms). Toujours des interventions militaires provisoires qui deviennent permanentes, toujours des réseaux mafieux qui agissent avec l’aval de l’État français (pensons à la reconversion d’un Benalla), toujours le soutien aux dictatures amies (Biya, Bongo et Gnassingbé fils…). Et l’invraisemblable épisode libyen, où l’on découvre le clan Sarkozy capable de saccager un pays et même toute une région pour maquiller des financements de campagnes électorales (mais aussi, c’est moins connu, pour mettre un terme à ses projets de monnaie alternative au CFA et de télécoms africains)[1].

Le judicieux système de renvois et de notices permet de faire des ponts entre les parties et déjoue le caractère forcément un peu arbitraire des chronologies retenues, calquées grosso modo sur les mandats présidentiels français : les phases sont ainsi liées dans le livre, comme elles le sont dans la longue histoire de la Françafrique, faite de continuités plus que de ruptures. La diversité des thèmes abordés dans les contributions reflète aussi celle des auteur.rice.s, issu.e.s de la recherche, du journalisme et du militantisme.

L’introduction générale, « Françafrique, la mort lui va si bien », rend hommage à François-Xavier Verschave, fondateur de l’association Survie et auteur en 1998 de La Françafrique. Le plus long scandale de la République (Stock, 1998), un succès éditorial qui a largement contribué à la politisation en France des relations avec les anciennes colonies africaines. Les auteurs soulignent qu’aux discours devenus rituels des dirigeants français sur la fin de la Françafrique s’ajoutent les analyses d’un ensemble de « spécialistes » de l’Afrique qui l’ont bien vite déclarée morte, voire ressuscitée en une « Africafrance » dans laquelle les Africains seraient devenus les « maîtres du jeu » (c’est la thèse des journalistes Antoine Glaser et Stephen Smith, « bons clients » des médias sur les questions africaines)[2]. Ils attribuent aussi à certains universitaires une forme de mépris mâtiné de jalousie à l’égard de ce néologisme militant passé dans le langage courant, qui expliquerait leur relatif silence sur les thèmes abordés dans le livre.

Les auteurs proposent donc de définir clairement la Françafrique : « il s’agit d’un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines » ; les mécanismes de ce système « permettent à ces élites […] de s’approprier et de se partager des ressources, économiques, mais aussi politiques, culturelles et symboliques, au détriment des peuples africains. ». Quoiqu’assez large, cette définition a le mérite d’éviter les écueils auxquels peut mener le « paradigme du joug[3]», qui conduit à n’appréhender ces relations qu’à travers le prisme de la domination exogène exercée par l’ancienne métropole, et donc à ignorer l’historicité propre des sociétés et les intérêts de certaines élites africaines à la perpétuation de formes de dépendance. S’ils ne s’attardent pas sur la conceptualisation de cette forme singulière d’impérialisme, les auteurs défendent une thèse : « l’empire ne veut pas mourir », la Françafrique, si elle a changé, est loin d’être morte.

Ceux qui l’ont trop vite enterrée, surtout depuis les années 2000, considèrent que Foccart aurait emporté avec lui son « système » à la fin des années 1990 ; que le rôle de « gendarme de l’Afrique », hier dévolu à la France par les États-Unis pour faire barrage au communisme, aurait disparu avec le mur de Berlin ; ils arguent que les entreprises françaises font toujours plus de chiffre en dehors du « pré-carré », dans l’Afrique lusophone et anglophone, et surtout que la concurrence chinoise, russe, turque, des pays du Golfe ou du Maroc aurait définitivement balayé les scories des préférences impériales[4]. Aux scandales de la Françafrique auraient donc succédé des relations diplomatiques plus classiques, qui laissent aux États de l’Afrique francophone les moyens de faire valoir leurs intérêts souverainement, ou du moins de jouer les courtiers auprès des grandes puissances.

Or, la Françafrique ne se résume pas à sa dimension occulte et sulfureuse, celle des « réseaux », de la corruption généralisée, des assassinats et autres barbouzeries – largement documentés dans l’ouvrage, comme on l’a vu ; sa partie « officielle », le franc CFA, les accords militaires, le soutien aux dictatures « amies » et les ingérences françaises sont toujours d’actualité, comme l’a encore récemment prouvé la présence de la France – seule puissance occidentale qui l’ait osé – représentée par M. Macron en personne, à l’enterrement d’Idriss Déby père, couronnement d’Idriss Déby fils, et comme devraient suffire à le prouver en retour les pancartes et slogans hostiles à la France des récentes manifestations à N’djamena, à Bamako, à Ouagadougou ou à Dakar – et on pourrait continuer la liste.

Le livre permet donc de comprendre des événements précis et le rôle de nombreux acteurs clés dans l’histoire des relations entre les champs du pouvoir français et africains, mais également les structures qui continuent de concourir à l’exploitation des ressources et des peuples au profit de certains intérêts politiques et économiques sur les deux continents. Les mécanismes impériaux se sont certes recomposés au gré des circonstances historiques, mais on identifie clairement certaines continuités en parcourant les six introductions historiques et les soixante-trois contributions de l’ouvrage. Même les lecteurs un peu avertis ne peuvent qu’être stupéfaits par l’ampleur, le grotesque et le cynisme de ce qui est décrit, que l’on pourrait toujours qualifier de « plus long scandale de la République ».

Si l’on choisit de lire le livre dans l’ordre chronologique, la thèse du livre se confirme à la fin : l’impérialisme français existe toujours en Afrique (et pas seulement dans les anciennes colonies, qu’on pense par exemple au gigantesque projet pétrolier de Total en Ouganda). Cette somme est donc indispensable pour qui souhaite faire entrer plus encore dans le débat public la Françafrique, ce singulier mélange de realpolitik et d’intérêts capitalistes. Elle propose des « pistes de recherche et de réflexion » dont on s’étonne qu’elles aient été si peu empruntées par les sciences sociales, de ce fait si faiblement représentées dans les contributions et les références bibliographiques.

Rares sont les Africains francophones qui ignorent aujourd’hui qu’une partie de leur destin se joue à Paris, tandis que l’histoire et l’étendue de l’impérialisme français restent encore largement méconnues dans l’Hexagone. Espérons que ce livre contribue, grâce à son implacable exposé, à une alliance stratégique des peuples à même de renverser celle que les élites françafricaines ont scellée pour exploiter l’Afrique et ses habitants. Bien loin des hypocrisies du sommet « Afrique-France », organisé par Emmanuel Macron en octobre dernier qui, sous couvert de valoriser une « société civile » triée sur le volet, contourne les autocrates pour mieux reconduire une forme de paternalisme devenu insupportable à ceux des Africains, toujours plus nombreux semble-t-il, à qui on ne la fait plus.

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Illustration : Antonio Medina via The Corner EU (http://bit.ly/2slfjZu)

Notes

[1] Voir l’excellente bande-dessinée Sarkozy-Kadhafi, des billets et des bombes, de Fabrice Arfi, Thierry Chavant, CHAVANT, Benoît Collombat, Michel Despratx, Elodie Guéguen, et Geoffrey Le Guilcher, La revue dessinée et Delcourt, 2019.

[2] GLASER Antoine, Africafrance, Fayard, 2014. Voir aussi le documentaire « Françafrique » de Patrick Benquet, sorti en 2010, qui reprend cette thèse (Antoine Glaser en est le « conseiller historique »).

[3] BAYART Jean-François, MBEMBE Achille, TOULABOR Comi, Le politique par le bas en Afrique noire. Contribution à une problématique de la démocratie, Karthala, 1992

[4] La France est pourtant toujours – et de très loin – la première en termes de stock d’investissements étrangers dans ses anciennes colonies. Voir par exemple LORGEOUX Jeanny, BOCKEL Jean-Marie, Rapport d’information du groupe de travail sur « La présence de la France dans une Afrique convoitée », commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat (2013-2014), p. 369.

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