Grèce : leçons de la capitulation de juillet 2015. Pour une critique de la lecture de Varoufakis
Dans le monde anglo-saxon de gauche, le livre Conversations entre Adultes [1] (Adults in the Room) de Yanis Varoufakis a suscité des critiques tout à fait intéressantes de la part d’Adam Tooze dans The New York Review of Books (« A Modern Greek Tragedy »), de J.W. Mason dans Boston Review (« Austerity by Design »), de Pavlos Roufos dans The Brooklyn Rail (« Inside the Disenchanted World of Left Keynesianism »), de Helena Sheehan dans Jacobin (« Closed Rooms and Class War »), notamment.
De mon côté j’ai également rédigé une critique de ce livre important sous la forme d’une série qui a été publiée sur le blog de la maison d’édition anglophone Verso. Adam Tooze s’y est référé dans sa synthèse critique des critiques (« Europe’s Political Economy : Reading Reviews of Varoufakis’s Adults in the Room ») et Yanis Varoufakis a répondu sur son blog à une série de critiques dont la mienne. Ces échanges ont mis en avant une série d’arguments qui méritent d’être discutés. Voilà pourquoi j’ai rédigé cet article « Critique de la critique critique du livre Conversations entre Adultes de Yanis Varoufakis ». Il faut également dire que j’ai été fortement encouragé par Sebastian Budgen de la maison d’édition Verso qui a souhaité que je contribue à la discussion en cours. Je l’en remercie.
Comme l’écrit Adam Tooze dans son indispensable synthèse des critiques, le débat autour du livre témoignage de Yanis Varoufakis renvoie à l’économie politique de l’Europe et notamment aux questions : comment sortir des politiques néolibérales qui dominent l’histoire du « vieux continent » depuis des décennies ? Quelle stratégie adopter ?
Je vais me référer à l’argumentation de Mason et de Tooze (sur la base de ses deux textes) et donner mon point de vue. Tooze, tout comme Mason, adopte une approche à la fois positive et critique du livre et de l’action de Yanis Varoufakis. Il écrit : “Aussi bien la recension de Mason que la mienne proposent une critique positive”. Dans son premier texte, Tooze commence par résumer le contexte dans lequel Syriza est arrivé au gouvernement, les espoirs que cela a suscité à gauche et la déception créée par la politique qui a mené à la capitulation de juillet 2015. Tooze considère avec Mason que Conversations entre Adultes (Adults in the Room) est un livre dont la lecture est indispensable pour mieux comprendre comment fonctionne l’Union européenne, la zone euro, les raisons pour lesquelles le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras n’a pas réussi à rompre avec l’austérité.
Se référant à la stratégie suivie par Tsipras, il affirme que le gouvernement, pour pouvoir retrouver une réelle liberté de manœuvre et pour assouplir la discipline imposée par la Troïka, devait obtenir une réduction de la dette. Il déclare :
« C’est sur ce front que Varoufakis a mené la bataille et qu’il l’a perdue ».
Tooze fait remarquer que le combat pour la réduction de la dette impliquait une confrontation avec les créanciers publics qui détenaient, en 2015, 85 % de la dette grecque et pas avec les créanciers privés. Il rappelle que la Troïka à partir du mémorandum de 2010 (MoU) s’était substituée aux grandes banques privées créancières (les grandes banques privées allemandes, françaises, hollandaises et belges) en prêtant au gouvernement grec de quoi rembourser ces banques. Pour la Troïka, il ne s’agissait donc pas de venir en aide à la Grèce mais de venir en aide aux banques du Nord de l’Europe.
Je suis d’accord avec cette explication que partage également Varoufakis et qui a été mise en avant par la Commission pour la vérité sur la dette grecque dans les deux premiers chapitres de son rapport de juin 2015. J’ajoute que les crédits octroyés dans le cadre des memoranda ont également servi à recapitaliser les banques privées grecques au profit du grand capital financier grec. Ce sauvetage des grands actionnaires des banques grecques permettait également de préserver les intérêts des grandes banques privées d’Europe du Nord qui étaient exposées à un risque vis-à-vis du secteur bancaire grec car celui-ci leur avait emprunté des capitaux. J’ai écrit une étude précise à ce sujet, intitulée « Grèce : Les banques sont à l’origine de la crise ».
Tooze consacre trois paragraphes à ma critique du livre de Varoufakis. Je les reproduis intégralement ici :
« Éric Toussaint, militant des luttes anti-dette, formule une critique de gauche d’un genre très différent sur le site de Verso [en français sur le site du CADTM, NdET], qui a publié sa série de plusieurs articles disséquant la relation ambigüe entretenue par Varoufakis avec Syriza. Comme cela est clairement exposé dans Conversations entre adultes, Varoufakis était en désaccord avec de nombreuses positions constituant la base de l’orientation du mouvement Syriza, et il a fait tout son possible afin que le parti s’écarte du programme de Thessalonique adopté en septembre 2014. Comme l’écrit Éric Toussaint : ’Varoufakis explique comment progressivement il a convaincu Tsipras, Pappas et Dragasakis de ne pas respecter l’orientation adoptée par Syriza en 2012 puis en 2014. Il explique qu’il a élaboré avec ceux-ci une nouvelle orientation qui n’a pas été discutée dans Syriza et qui était différente de celle présentée par Syriza lors de la campagne électorale de janvier 2015. Cette orientation conduisait au mieux à l’échec, au pire à la capitulation.’
Toussaint présente un récit se plaçant dans la perspective de la gauche de Syriza, expliquant comment Varoufakis a non seulement épousé une perspective keynésienne rationaliste, mais aussi comment, en faisant ainsi, il a miné l’énergie militante du gouvernement de gauche en Grèce et a fait basculer l’équilibre des orientations au sein du gouvernement en faveur de celles et ceux qui étaient prêts à travailler avec la Troïka.
Que l’on sympathise ou non avec l’orientation qui y est défendue, les articles de Toussaint permettent à tout un chacun d’approfondir la compréhension de la scène politique grecque dans laquelle Varoufakis et Tsipras ont opéré. »
Avec ces trois paragraphes, Tooze résume correctement une partie de la critique que j’ai exprimée dans la série consacrée au livre de Varoufakis. Une précision par rapport à ce passage de Tooze : « Toussaint présente un récit se plaçant dans la perspective de la gauche de Syriza », mon point de vue est celui d’un anti-capitaliste et internationaliste qui a construit des liens de collaboration et de discussion avec des militants tant à la gauche de Syriza qu’avec d’autres organisations et activistes politiques de gauche radicale. Mon point de vue est aussi celui de quelqu’un qui a participé depuis 2010 aux évènements qui sont décrits et analysés par Varoufakis, notamment en cordonnant en 2015 les travaux de la commission pour la vérité sur la dette grecque.
Je voudrais ajouter les éléments suivants. De la démonstration faite par Varoufakis, on peut clairement conclure que son comportement et l’orientation politico-économique qu’il a défendue ont contribué à conduire au désastre. En effet, Yanis Varoufakis revendique clairement un rôle de premier plan dans l’élaboration de la stratégie adoptée avant la victoire électorale de janvier 2015 par une poignée de dirigeants de Syriza dans le dos de ses membres et de ses instances. Ce cercle étroit de dirigeants était dirigé par le trio : Alexis Tsipras, Yanis Dragasakis, Nikkos Pappas. Il est frappant de constater que ce trio dont parle constamment Varoufakis dans son livre est toujours au poste de commande en 2019 : Tsipras est premier ministre et ministre des affaires étrangères, Dragasakis est vice-premier ministre et ministre de l’économie et du développement [2], Pappas est ministre de la politique numérique, des télécommunications et de l’information [3].
Varoufakis ne plaide pas coupable : selon lui, si Tsipras avait réellement appliqué l’orientation qu’il lui a proposée, cela n’aurait pas débouché sur une défaite pour le peuple grec. Mais, contrairement à la conviction de Varoufakis, une lecture attentive de son livre aboutit à la conclusion qu’il a contribué à la défaite.
Le trio Alexis Tsipras – Yanis Dragasakis – Nikkos Pappas a choisi Varoufakis pour jouer un rôle déterminé par eux. Le profil de Varoufakis correspondait au casting établi par Tsipras et Pappas : économiste universitaire, brillant, bon communicateur maniant la provocation et la conciliation avec le sourire, maîtrisant parfaitement l’anglais. De plus, Varoufakis était un électron libre, sans influence dans Syriza dont il ne faisait pas partie. Tsipras considérait qu’il pourrait, en cas de nécessité, le faire démissionner sans provoquer de grands remous dans le parti.
Alexis Tsipras a décidé de fonctionner en petit comité dans le dos de son propre parti plutôt que de mettre en pratique une orientation politique décidée de manière collective au sein de Syriza et approuvée démocratiquement par la population grecque. Nommer Yanis Varoufakis ministre des Finances et lui recommander de ne pas devenir membre de Syriza correspondait à une logique de gouvernance technocratique selon laquelle la responsabilité de Varoufakis ne pourrait être engagée que devant Alexis Tsipras et son petit cercle. Il est vrai que, comme le raconte Varoufakis, Tsipras lui a fait une concession en acceptant qu’il soit présenté par Syriza comme candidat d’ouverture aux élections de janvier 2015 mais Varoufakis n’a pas activement assumé son mandat de député tant qu’il a été ministre.
Il est évident que l’absence de participation populaire et de mécanismes démocratiques dans l’élaboration de l’orientation politique allait à l’encontre de la nécessité, pour un gouvernement de gauche, de faire appel à la mobilisation populaire afin de mettre en pratique le programme politique radical sur lequel il s’était fait élire. J’ai expliqué dans plusieurs articles et interviews que Tsipras a opéré un tournant droitier après les élections de juin 2012. Il a décidé d’éviter d’affronter les principaux adversaires du peuple grec : le grand capital grec et notamment les grands actionnaires des banques privées ; les dirigeants européens et le FMI. Ce tournant n’a pas fait l’objet d’un débat dans Syriza car Tsipras savait qu’il avait peu de chance de convaincre son propre parti d’assumer un tel changement d’orientation. Varoufakis a validé ce comportement bureaucratique en acceptant ces conditions.
À partir de la trahison du résultat du référendum du 5 juillet 2015 et de l’adoption du 3e mémorandum en juillet-août 2015, Syriza a connu un départ important de militants de base, d’élus, de cadres et s’est transformé en un parti intégré à l’appareil d’État et fonctionnel au maintien de l’ordre capitaliste en place.
Il est important de revenir sur la stratégie adoptée dès les débuts du gouvernement Tsipras quand Varoufakis occupait le poste de ministre des finances et était la principale figure publique de la négociation entre les autorités grecques et les dirigeants européens.
Que cherchaient les dirigeants européens dans la mascarade de négociation avec Varoufakis et Tsipras ?
Selon Tooze, qui sur ce point est d’accord avec Mason, Varoufakis n’a pas compris pendant les premiers mois pourquoi les dirigeants européens refusaient toutes les propositions raisonnables qu’il formulait afin de sauver l’eurozone et de permettre à la Grèce de sortir de la prison de la dette. Tooze et Mason soulignent que malgré tous les refus de dialogue que lui ont opposé les dirigeants européens, en particulier W. Schäuble, le ministre des Finances du gouvernement allemand, et J. Dijsselbloem, le ministre hollandais des finances qui présidait l’Eurogroupe, Varoufakis s’est épuisé à multiplier des propositions modérées et à montrer sa disposition à faire des concessions.
Tooze et Mason ont raison d’affirmer que Varoufakis n’a pas compris au moment des négociations que les dirigeants européens avaient pour objectif principal de pousser beaucoup plus loin les attaques contre une série de conquêtes sociales. Leur objectif était clair et s’inscrivait dans une pratique de lutte de classes. Varoufakis explique dans son livre que les dirigeants européens et le FMI s’entêtaient à exiger de la Grèce des mesures vouées à l’échec parce qu’ils ne voulaient pas reconnaître les erreurs que la Troïka avait commises en 2010-2012. Comme le soulignent Tooze et Mason, c’est la raison principale que Varoufakis met en avant. Voir cette citation de Varoufakis qu’on retrouve dans les articles de Tooze et de Mason :
“La seule raison qui amenait l’UE et le FMI à nous asphyxier, c’était qu’ils n’étaient pas capables de reconnaître que les ‘sauvetages’ précédents avaient été une erreur.”
Si Varoufakis et le cercle dirigeant autour de Tsipras avaient, par exemple, pris au sérieux le message que voulait faire passer Schäuble et que son homologue italien avait déjà transmis à Varoufakis, lors de son passage à Rome début février 2015 [4], ils auraient compris que la proposition d’échanges de dettes avancée par Varoufakis n’avait aucune chance de convaincre le gouvernement allemand et tous les gouvernements de la zone euro qui font de l’augmentation de la compétitivité (au profit des grandes entreprises privées exportatrices) leur objectif principal. L’enjeu central pour eux est de baisser, partout en Europe, les salaires, les retraites et les allocations sociales, de précariser les contrats, limiter le droit de grève, réduire les dépenses sociales dans les dépenses de l’État, privatiser, etc.
Varoufakis reconnaît que Schäuble n’était pas intéressé par ses propositions sur la dette, par contre dès leur première rencontre, le ministre des finances de Merkel a mis l’accent sur :
« sa théorie suivant laquelle le modèle social européen « trop généreux » était intenable et bon à jeter aux orties. Comparant le coût du maintien des États-providence avec ce qu’il se passe en Inde ou en Chine, où il n’y a aucune protection sociale, il estimait que l’Europe perdrait en compétitivité et était vouée à stagner si on ne sabrait pas massivement dans les prestations sociales. Sous-entendu, il fallait bien commencer quelque part, et ce quelque part pouvait être la Grèce. »
Varoufakis se situe dans un débat entre partisans de théories différentes alors que pour Schäuble il ne s’agissait en rien d’un enjeu théorique, car cela devait se concrétiser par la poursuite et l’approfondissement des contre-réformes imposées dans le cadre du premier et du second mémorandum. Varoufakis montre son ignorance de la réalité allemande où l’offensive néolibérale était passée à une étape supérieure au début des années 2000 grâce au chancelier social-démocrate Schröder [5] avant que la Grèce soit soumise à une thérapie de choc. Mason écrit justement :
“Pour des conservateurs allemands du genre de Schäuble, la Grèce n’était en effet qu’un début : la cible véritable était de plus puissants Etats en Europe garantissant encore des droits sociaux – et en définitive leur propre classe ouvrière.”
En d’autres mots, Schaüble et d’autres dirigeants conservateurs voulaient la défaite du gouvernement et du peuple grecs afin de pouvoir s’attaquer plus facilement aux conquêtes sociales dans d’autres pays plus importants que la Grèce, y compris pour faire reculer plus encore la classe ouvrière allemande.
Si la proposition modérée de Varoufakis sur la dette avait été acceptée, elle aurait permis au gouvernement grec de desserrer l’étau de la dette. Or, le gouvernement allemand et la plupart des autres gouvernements de la zone euro (sinon tous) avaient besoin de l’étau de la dette pour imposer la poursuite de l’application de leur modèle et se rapprocher des objectifs qu’ils s’étaient fixés. Ils souhaitaient ardemment faire échouer le projet de Syriza afin de démontrer aux peuples des autres pays qu’il est vain de porter au gouvernement des forces qui prétendent rompre avec l’austérité et le modèle néolibéral.
En résumé, les dirigeants européens ne voulaient surtout pas mettre en pratique une solution qui aurait libéré la Grèce de la contrainte du remboursement de la dette, et qui du coup aurait réduit la puissance de coercition de la Troïka sur les autorités du pays. Donc étaient vouées à l’échec toutes les propositions de Varoufakis qui visaient à faire accepter par la négociation l’objectif d’émanciper un tant soit peu la Grèce (ou tout autre pays) du poids du remboursement de la dette et de la contrainte de poursuivre le démantèlement des acquis sociaux. Mason souligne que :
“Pendant les mois où il était ministre, l’activité principale de Varoufakis semble avoir été de compiler des documents non officiels (appelés en anglais ‘non papers’) avançant des solutions possibles, dont l’autre partie ne tenait aucun compte.”
Mason cite Varoufakis pour étayer sa critique :
“Comme nous partions de l’hypothèse que de bonnes idées sont favorables à un dialogue fructueux et peuvent faire sortir de l’impasse, mon équipe et moi-même avons travaillé très dur pour formuler des propositions basées sur … une analyse économique correcte. Une fois ces propositions approuvées par certaines des personnalités les plus éminentes dans leur domaine . . . je les suggérais aux créanciers de la Grèce. Et là je me trouvais devant un parterre de regards vides . . . Leurs réactions, quand il y en avait, ne tenaient aucun compte de ce que j’avais dit. J’aurais aussi bien pu chanter l’hymne national suédois.”
Ensuite, Mason enfonce le clou :
“Bizarrement, malgré la fréquence de la répétition du même scénario, cette expérience ne l’amène pas à mettre en cause l’hypothèse selon laquelle ce qui compte, ce sont de bonnes idées. Même quand Schäuble lui dit sans mettre de gants lors d’une rencontre privée : ‘Je n’ai pas l’intention de négocier avec vous’, Varoufakis s’obstine à obtenir un accord. Jusqu’à ses tout derniers jours en tant que ministre, il met de nouvelles propositions sur la table, toujours approuvées par les plus éminentes personnalités.”
Il faut souligner que Varoufakis dans son livre, d’une part, et dans sa réponse aux différentes critiques, d’autre part, tient des propos contradictoires. Comme le souligne Roufos, Varoufakis écrit : “à partir de janvier 2015 je n’ai cru à aucun moment que la modération manifeste et la logique implacable de mes propositions suffiraient à convaincre nos créanciers.”
Mais alors, s’il était vraiment conscient de cela, on ne peut pas accepter que Varoufakis ait annoncé publiquement de manière constante jusque fin juin 2015 que le gouvernement grec et les créanciers (européens + FMI) étaient sur le point d’arriver à un accord, sans jamais expliquer les pressions exercées par les créanciers sur la Grèce, sans jamais parler de chantage, sans jamais expliciter l’ensemble des propositions que faisait la Grèce à ses interlocuteurs. Son comportement n’est pas du tout acceptable. En résumé s’il était conscient que la modération dont il faisait preuve ne pouvait pas convaincre ses interlocuteurs, il ne fallait pas rester à la table des négociations. Il aurait dû appliquer ce qu’il avait affirmé devant les députés du parlement grec début février :
« Si vous n’envisagez pas de pouvoir quitter la table des négociations, il vaut mieux ne pas vous y asseoir. Si vous ne supportez pas l’idée d’arriver à une impasse, autant vous en tenir au rôle du suppliant qui implore le despote de lui accorder quelques privilèges, mais finit par accepter tout ce que le despote lui donne » (p. 233).
Varoufakis ajoute un nouvel argument dans sa réponse aux différentes critiques de son livre : il déclare qu’il a multiplié les propositions raisonnables afin de gagner l’opinion publique internationale à la cause du gouvernement grec. Mais cet argument n’est pas solide, et s’il intervient après coup, c’est sans doute parce que Varoufakis se rend compte que le raisonnement qu’il a défendu dans son livre publié en 2017 ne tient pas la route. En effet, en acceptant de pratiquer la diplomatie secrète, en ne mettant pas sur la place publique (sur l’agora) les enjeux de la négociation, il n’a pas permis à l’opinion publique de comprendre les propositions qu’il défendait alors que celles-ci étaient l’objet d’une campagne de dénigrement systématique. Par ailleurs, ces propositions soit constituaient des vœux pieux (la mutualisation des dettes par exemple), soit étaient carrément inacceptables si on voulait défendre les intérêts du peuple grec car elles consistaient par exemple à approfondir les privatisations ou à faire peser la lutte contre la fraude fiscale largement sur les petits tandis que les gros (notamment ceux qui avaient pratiqué l’évasion fiscale massive vers l’étranger) bénéficieraient d’une amnistie fiscale en payant un impôt de 15 % seulement [6]. Il est important de revenir sur les propositions de Varoufakis à la Troïka afin de voir de quoi il s’agissait exactement [7].
Les propositions de Varoufakis aux dirigeants européens avant l’accord du 20 février
Pour compléter et apporter ma contribution au raisonnement tenu par Tooze et Mason dans leurs critiques respectives, il est important de souligner que contrairement à l’image caricaturale présentée par les médias dominants et par les gouvernements des pays créanciers, Varoufakis, comme négociateur principal, a fait des propositions très modérées à la Troïka. Lui-même écrit :
« Comme je l’avais fait remarquer aux financiers de la City (…), la gravité de la crise de l’euro se mesurait à ce paradoxe : c’était un gouvernement issu de la gauche radicale qui proposait des solutions libérales classiques pour résoudre cette crise » [8].
Varoufakis revient en détail sur ces propositions dans son livre. Tooze, Mason et Roufos ne mettent pas l’accent sur ce point qui est pourtant très important. Je souligne que ces propositions étaient très clairement en retrait par rapport au programme de Thessalonique qui constituait le mandat sur la base duquel Syriza avait été porté au gouvernement par le peuple grec le 25 janvier 2015 [9]. Plusieurs propositions clés de Varoufakis étaient même clairement en contradiction avec le programme.
Syriza n’avait pas demandé à ses électeurs de lui donner un mandat pour sortir de la zone euro, mais le gouvernement de Tsipras avait un mandat très clair pour agir afin d’effacer la majeure partie de la dette publique. Alors qu’il était donc fondamental de donner la priorité à cet objectif, Varoufakis et le noyau dirigeant autour de Tsipras ont décidé de l’abandonner immédiatement après l’arrivée de Syriza au gouvernement.
Selon son propre témoignage, Varoufakis, dès ses débuts comme ministre des finances, a assuré à ses interlocuteurs que le gouvernement grec ne demandait pas une réduction du stock de la dette, entrant ainsi en contradiction avec le programme électoral qui disait explicitement : « Nous demandons le recours immédiat au verdict populaire et un mandat de négociation qui vise à l’effacement de la plus grande partie de la dette nominale ».
Il proposait que les créances détenues par la Troïka sous différentes formes soient transformées en créances de plus longue durée permettant au gouvernement de réduire la part du budget consacrée au remboursement annuel. Il a affirmé à plusieurs reprises qu’il ne demandait pas un effacement de dette [10]. Par exemple, il écrit que dès le premier contact avec Schaüble, le 5 février 2015, il lui a déclaré :
« je ne demandais pas de radiation de la dette, et l’échange de dettes que je proposais bénéficierait à l’Allemagne et à la Grèce. » [11]
Il n’a jamais demandé de moratoire sur le remboursement de la dette, ce qui, de nouveau, est en opposition au programme de Thessalonique qui affirmait qu’il fallait : “Un moratoire – suspension des paiements – afin de préserver la croissance…”. Ce moratoire était essentiel pour la viabilité de l’expérience du premier gouvernement Tsipras, car les sommes à rembourser en 2015 étaient énormes. Varoufakis indique d’ailleurs avoir annoncé au président de l’Eurogroupe lors de leur première rencontre, le 30 janvier à Athènes, que :
« les remboursements prévus pour la seule année 2015 représentent 45 % de la totalité des impôts que le gouvernement espère percevoir ». [12]
Varoufakis explique dans son livre qu’il avait alors passé un accord secret avec Alexis Tsipras et deux autres dirigeants de Syriza, qui s’opposait à l’orientation officielle de Syriza :
« la position de Syriza était très claire : le parti exigeait ni plus ni moins qu’un effacement inconditionnel de la dette. La moitié des membres voulaient toujours une décote unilatérale de la majeure partie de la dette, la plupart n’imaginaient même pas l’idée d’un échange de dettes, or seul un pacte verbal fragile me liait au trio dirigeant. » [13]
En adoptant cette position, Varoufakis allait à l’encontre de la volonté des électeurs qui avaient porté leurs suffrages sur Syriza sur la foi des engagements pris devant eux par Tsipras au cours de la campagne électorale et à l’encontre de la majorité des dirigeants et des militants de Syriza.
De plus, Varoufakis a proposé à la Troïka d’aménager une partie du mémorandum en cours en le prolongeant et en adaptant certaines des mesures prévues. Ici encore, le programme électoral disait explicitement le contraire : « Nous nous engageons, face au peuple grec, à remplacer dès les premiers jours du nouveau gouvernement – et indépendamment des résultats attendus de notre négociation – le mémorandum par un Plan national de reconstruction. »
En contradiction avec cet engagement de Syriza, comme il le déclare dans son livre, il a affirmé de manière répétée aux dirigeants européens que 70 % des mesures prévues par le mémorandum étaient acceptables. Il a ajouté que certaines mesures qui devaient encore être appliquées étaient positives mais que 30 % du mémorandum devaient être remplacés par d’autres mesures ayant un effet neutre sur le budget, c’est-à-dire que les mesures nouvelles et notamment celles qui seraient mises en œuvre pour faire face à la crise humanitaire n’augmenteraient pas le déficit prévu par le gouvernement Samaras car elles seraient contrebalancées par des revenus supplémentaires ou par des réductions de dépenses dans certains domaines.
Varoufakis a affirmé que le gouvernement qu’il représentait ne reviendrait pas sur les privatisations qui avaient été réalisées depuis 2010 et qu’en plus, certaines privatisations supplémentaires étaient tout à fait envisageables du moment que le prix de vente soit suffisamment élevé et que les acquéreurs respectent les droits des travailleurs.
Il s’est bien gardé de mettre en avant, face à ses interlocuteurs, la partie du programme de Syriza qui impliquait que l’État grec prenne le contrôle des banques privées grecques alors qu’il en était l’actionnaire principal. Le programme de Thessalonique était pourtant très clair : « Avec Syriza au gouvernement, le secteur public reprend le contrôle du Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF – en anglais HFSF) et exerce tous ses droits sur les banques recapitalisées ». Varoufakis reconnaît lui-même qu’il n’a jamais abordé cette question absolument centrale car il a accepté d’être déchargé du dossier.
Il faut savoir que l’État grec, via le Fonds hellénique de stabilité financière, était en 2015 l’actionnaire principal des 4 principales banques du pays qui représentaient plus de 85 % de tout le secteur bancaire grec. Le problème, c’est qu’à cause des politiques menées par les gouvernements précédents ses actions n’avaient aucun poids réel dans les décisions des banques car elles ne donnaient pas droit au vote. Il fallait dès lors que le Parlement, conformément aux engagements de Syriza, transforme les actions dites préférentielles (qui ne donnent pas de droit de vote) détenues par les pouvoirs publics en actions ordinaires donnant le droit au vote. Ensuite de manière parfaitement normale et légale, l’État aurait pu exercer ses responsabilités et apporter une solution à la crise bancaire.
Varoufakis, à plusieurs reprises au début de son mandat, a affirmé que la Troïka n’avait pas de légitimité démocratique et que le gouvernement grec ne collaborerait pas avec elle. Mais en lisant son livre, on se rend compte très vite qu’en pratique, il a accepté le maintien de la Troïka. Celle-ci n’a disparu qu’au niveau du discours officiel. La seule concession que la Troïka a faite a consisté à accepter qu’on fasse semblant qu’elle n’existait plus. En réalité, elle a continué à fonctionner, et ce de manière implacable et palpable. Varoufakis montre qu’elle était présente à tous les moments clés de la négociation et des prises de décision. Il n’a jamais dénoncé son maintien car cela aurait impliqué de reconnaître officiellement que la présentation positive qu’il avait donnée de l’accord du 20 février n’était qu’un leurre. Mais avant d’en arriver à l’accord fatidique du 20 février, il est important d’expliquer la stratégie adoptée dès le début par la BCE pour déstabiliser le gouvernement de Tsipras et de montrer en quoi Varoufakis a réagi d’une manière inadaptée.
La mesure prise par la BCE le 4 février 2015 et la réaction de Varoufakis racontée par lui-même
Le 4 février 2015, quelques heures après avoir rencontré Varoufakis, Mario Draghi annonce que le conseil des gouverneurs de l’institution monétaire de la zone euro a décidé de couper l’accès des banques grecques aux liquidités que la BCE leur octroie. Comme l’écrit Varoufakis :
« Il s’agissait d’un acte d’agression explicite et parfaitement calculé. » [14]
Donc, dix jours à peine après les élections du 25 janvier 2015, la BCE a décidé, le 4 février 2015, d’augmenter immédiatement la pression sur le gouvernement Tsipras en prenant des mesures extrêmes. Il ne s’agit pas d’une pression morale ou d’un chantage, mais d’un acte d’agression en bonne et due forme, comme le souligne Varoufakis dans le passage cité (voir encadré La BCE, le financement des banques et les effets de la décision du 4 février 2015).
La BCE, le financement des banques et les effets de la décision du 4 février 2015
La Banque centrale européenne fournit des liquidités aux banques de la zone euro. Pour avoir accès à ces liquidités, les banques (qu’elles soient publiques ou privées) doivent déposer des titres financiers qui constituent une garantie. C’est ce qu’on appelle des collatéraux. Elles peuvent déposer différents types de collatéraux : des titres de dettes publiques, des obligations d’entreprises privées, etc. La Banque centrale européenne peut estimer que les banques d’un pays membre de la zone euro ne présentent pas suffisamment de garanties car elles sont en très mauvaise santé ou parce que les titres qu’elles proposent en garantie ne sont pas d’assez bonne qualité. Dans ce cas, elle leur ferme l’accès au crédit. Cela provoque évidemment un sentiment d’insécurité et les déposants, pour se protéger, retirent de manière plus ou moins rapide leurs dépôts.
Il reste une bouée de sauvetage pour les banques du pays concerné : demander à la banque centrale de leur pays de leur donner accès aux liquidités d’urgence. C’est la seule solution, et elle est coûteuse : la banque centrale du pays n’est autorisée à octroyer des liquidités d’urgence qu’en faisant payer aux banques une prime de risque. De plus, le volume des liquidités d’urgence est limité et il est adapté chaque semaine. Lorsqu’une situation s’est dégradée d’une manière telle qu’un pays doit passer par les liquidités d’urgence pour se financer, la direction de la banque centrale du pays concerné se réunit chaque fin de semaine, le vendredi, et décide du volume de liquidités d’urgence qu’elle octroiera la semaine suivante aux banques sur la base d’une analyse de leur situation. Le volume est fixé en accord avec la Banque centrale européenne, qui a le pouvoir de limiter le volume autorisé.
Les effets négatifs de la décision prise le 4 février 2015 ont été immédiats. Premièrement, les banques grecques ont dû payer nettement plus cher l’accès au crédit de la banque centrale et donc leur santé financière s’est dégradée. Deuxièmement, le financement à court terme de l’État grec a été rendu plus difficile. En effet, avec les liquidités octroyées par la banque centrale, les banques grecques achetaient des titres à court terme (c’est-à-dire des titres à moins d’un an) émis par le Trésor public grec, ce qui permettait de financer le budget de l’État (vu que celui-ci, en vertu des traités européens et des statuts de la BCE, ne peut pas emprunter directement à la banque centrale). Or, puisque la BCE limitait l’accès aux liquidités pour les banques grecques, celles-ci achetaient moins de titres et exigeaient des rendements plus élevés, augmentant pour l’État le coût de ses emprunts.
Ainsi, en réduisant les liquidités des banques grecques et en rendant le coût de financement plus élevé, la BCE rendait plus difficile la tâche du Trésor grec de se financer auprès des banques grecques.
Les banques privées reçoivent des liquidités avec lesquelles elles achètent des titres publics pour faire des profits. Ensuite elles déposent ces titres comme collatéraux à la banque centrale afin d’obtenir des liquidités (du crédit) qu’elles utilisent pour acheter d’autres titres publics (en effet, les banques grecques octroient de moins en moins de crédit au secteur privé – la part des non performing loans ayant augmenté dans leur portefeuille de crédit au point d’atteindre un taux de 45 % en 2015, elles prêtent proportionnellement de plus en plus à l’État car c’est quand même plus sûr que de prêter au secteur privé). Si la banque centrale limite l’accès aux liquidités, les banques achètent moins de titres et elles exigent un meilleur rendement, ce qui augmente pour l’État le coût de ses emprunts.
Or, le financement privé extérieur était coupé ou extrêmement difficile à obtenir, d’une part, et d’autre part, la BCE avait fait savoir qu’elle ne reverserait pas les bénéfices réalisés sur les titres de la dette grecque qu’elle avait promis de reverser à la Grèce (il s’agissait de 2 milliards d’euros qui auraient dû être versés en 2015). Là aussi, il s’agissait d’une décision purement politique. En effet en 2014, la BCE avait reversé une partie des bénéfices au gouvernement Samaras malgré le fait que celui-ci était en retard dans l’application du 2e mémorandum. Avant même que le gouvernement Tsipras ne sorte des urnes, des émissaires de l’Eurogroupe et de la BCE avaient fait savoir que les 2 milliards promis pour 2015 ne seraient pas versés (voir plus loin).
Enfin, puisque la Banque centrale européenne considère que les titres publics perdent de leur qualité car la situation des banques comme de l’État s’aggrave, elle affirme que la situation se détériore, ce qui augmente les retraits de dépôts bancaires et ce qui rend encore plus difficile l’accès de l’État au financement.
Ajoutons une preuve supplémentaire du caractère politique agressif de la décision de la BCE de couper les liquidités normales aux banques grecques. Comme indiqué plus haut, la BCE peut estimer que les banques d’un pays sont tellement en mauvais état qu’il convient de ne plus leur prêter de l’argent sous la forme de liquidités et qu’il faut mettre en place un plan de sauvetage, par exemple en injectant des capitaux (ce qui a été fait via les différents memoranda). Le problème pour la BCE, c’est qu’en juin 2014, toutes les banques grecques avaient réussi le test auquel l’autorité européenne de régulation et la BCE les avaient soumis. Il est clair que le bulletin de santé des banques grecques avait été volontairement surévalué par la BCE afin de venir en aide au gouvernement de Samaras qui venait de perdre les élections européennes face à Syriza. En réalité, la santé des banques était très mauvaise, que ce soit en 2009, en 2014 ou en 2015. Mais il est tout aussi clair que la BCE n’a feint de s’en apercevoir que quelques jours après la mise en place du gouvernement de Tsipras. Il s’agissait de toute évidence d’un choix purement politique.
Le 4 février 2015 au matin, comment répond Varoufakis à l’annonce de la fermeture probable de l’accès aux liquidités normales qu’il présente dans son livre comme un acte d’agression parfaitement prémédité ? Il adopte un ton de grande modération. C’est surréaliste.
Alors que la BCE déclare la guerre à la Grèce et utilise la force pour mettre à genoux son gouvernement, alors que le bilan de l’action de la BCE à l’égard des pays de la périphérie européenne est tout à fait négatif, voici ce que Varoufakis dit avoir déclaré à Mario Draghi :
« J’ai répondu que je respectais profondément le combat qu’il livrait pour défendre l’euro, tout en suivant la charte et les règles de sa banque. C’était un exercice d’équilibre délicat, qui avait permis aux politiciens européens de se reprendre et de réagir à la crise avec clairvoyance, en surmontant les contraintes impossibles de la BCE. (…) – Malheureusement, dis-je, les politiciens n’ont pas su profiter du temps que vous leur avez offert, c’est bien ça ? (…) Vous avez accompli un travail impressionnant pour préserver à la fois la cohésion de la zone euro et la place de la Grèce au sein de cette zone, surtout l’été 2012. Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour vous demander de continuer dans le même sens pendant quelques mois encore, afin que nous, politiciens, ayons un temps et un espace monétaire suffisants pour signer un accord viable entre la Grèce et l’Eurogroupe. » [15]
Varoufakis ajoute que, dans la soirée du 4 février, après avoir reçu un appel téléphonique de Mario Draghi qui lui confirmait l’arrêt de l’octroi des liquidités normales, il publie un communiqué de presse qui commence de la manière suivante :
« La BCE tâche de s’en tenir à ses règles en nous encourageant, nous et nos partenaires, à arriver rapidement à un accord technique et politique, tout en protégeant les liquidités des banques grecques » [16].
Il caractérise lui-même son communiqué de la manière suivante : « maquiller un choc en non-événement. » [17] Il faut souligner que Varoufakis a conseillé à Tsipras de ne pas démettre de ses fonctions le gouverneur de la banque centrale de Grèce, Yannis Stournaras, qui avait été le ministre des finances du gouvernement conservateur d’Antonis Samaras qui avait précédé Syriza :
« Alexis n’arrêtait pas de me dire qu’une de ses priorités serait de lui retirer ce poste. Le pire, c’est que je lui conseillais d’être prudent et diplomate parce qu’il ne pouvait pas débaucher le gouverneur de la Banque centrale sans affronter le Comité exécutif de la BCE. Comme je contenais la fureur d’Alexis contre Stournaras, la direction de Syriza en avait conclu que j’étais très bien disposé vis-à-vis de l’enfant chéri de la troïka à Athènes. » [18]
Dans le cinquième article de ma série portant sur Conversations entre Adultes, j’ai expliqué mon point de vue sur la manière dont Varoufakis et le gouvernement grec auraient dû réagir face aux mesures de déstabilisation et de blocage adoptées dès le début par les dirigeants européens.
Il est clair que chaque fois que Varoufakis et Tsipras ont donné l’impression de tenir tête face aux créanciers, des manifestations spontanées de solidarité se sont déroulées. Varoufakis en témoigne lui-même. Alors qu’il affrontait à Bruxelles l’Eurogroupe le 11 février 2015 :
« des milliers de gens étaient réunis place Syntagma pendant que j’étais enfermé avec l’Eurogroupe, dansant et brandissant des banderoles proclamant « en faillite mais libres » ou « fin à l’austérité ». Au même moment, c’était encore plus émouvant, des milliers de manifestants allemands emmenés par le mouvement Blockupy encerclaient le bâtiment de la BCE à Francfort en signe de solidarité » (p. 249) [19].
Cela montre parfaitement quel potentiel de mobilisation il y aurait eu si, dans les jours qui ont suivi, Tsipras et Varoufakis avaient maintenu une ligne de refus des ultimatums, s’ils avaient mis en pratique la suspension du paiement de la dette, s’ils avaient lancé l’audit de la dette avec la participation des citoyens et citoyennes, s’ils avaient mis en place un système de paiements parallèles, s’ils avaient exercé leur droit de vote dans les banques grecques et s’ils avaient décrété un contrôle des mouvements de capitaux, s’ils avaient appliqué toute une série de mesures concrètes pour répondre à la crise humanitaire et améliorer très concrètement les conditions de vie de la majorité de la population grecque, ceux et celles qui avaient le plus durement souffert des politiques mémorandaires. Je reviendrai plus loin sur les mesures qui auraient dû être prises.
Le jugement sur l’accord du 20 février 2015
Tooze explique que Varoufakis pensait avoir signé un bon accord le 20 février 2015. Tooze, comme Mason, considère que cet accord était mauvais. Je suis d’accord avec eux et de mon côté, je n’ai pas hésité à dire que c’était une première capitulation. Par contre Varoufakis, dans son livre et dans de multiples échanges publics postérieurs à 2015, a affirmé que cet accord était bon.
En réponse à Patrick Saurin (du CADTM) et à Alexis Cukier (de Ensemble ! et du réseau EReNSEP), il a notamment déclaré sur son blog (et dans la version française publiée simultanément sur Mediapart) en octobre 2016
« que l’accord de l’Eurogroupe du 20 février était tout à fait cohérent avec la politique de ’désobéissance constructive’ de DiEM25, et qu’il était respectueux du mandat donné par les électeurs grecs. La partie ’constructive’ était notre volonté de négocier de bonne foi. »
Il ajoute qu’il est
« correct et juste que nous n’ayons pas nationalisé les banques dès notre arrivée, que nous n’ayons pas limogé M. Stournaras dès notre arrivée, et que nous ayons signé l’accord du 20 février. »
Pourquoi l’accord du 20 février était non seulement mauvais mais constituait une première capitulation
L’accord funeste du 20 février 2015, confirmé le 24 février, prolongeait de quatre mois le deuxième mémorandum rejeté par la population grecque. Par cet accord, Varoufakis au nom du gouvernement d’Alexis Tsipras s’engageait à rembourser tous les créanciers selon le calendrier prévu (pour un total de 7 milliards d’euros entre février et fin juin 2015, dont 5 milliards au FMI) et à soumettre à l’Eurogroupe de nouvelles mesures d’austérité et de privatisations (voir l’encadré avec le contenu de l’accord du 20 février).
L’accord du 20 février avait entraîné une forte réaction négative de Manólis Glézos, flambeau de la Résistance contre le nazisme et député Syriza au Parlement européen depuis février 2015, ainsi que du célèbre compositeur Míkis Theodorákis. Dans un communiqué public, Manólis Glézos s’était excusé auprès du peuple grec d’avoir appelé à voter Syriza en janvier 2015 (« Je demande au Peuple Grec de me pardonner d’avoir contribué à cette illusion », 22 février 2015). Zoe Konstantopoulou, la présidente du parlement grecque, avait également communiqué son opposition à l’accord, elle qui avait pris des positions très claires dès son discours d’investiture en faveur de l’annulation de la dette et de la suspension de paiement (voir le discours prononcé par Zoé Konstantopoulou, lors de son élection en tant que Présidente du Parlement hellénique).
En s’engageant le 20 février à poursuivre le remboursement intégral de la dette selon le calendrier prévu jusqu’au 30 juin 2015, il a accepté une situation d’autant plus insoutenable que les créanciers ne s’étaient engagé à réaliser aucun versement sauf si le gouvernement se conformait totalement au mémorandum, ce qui était impossible. Pire, juste avant la réunion de l’Eurogroupe le 20 février, son président, le travailliste hollandais Jeroen Dijsselbloem, lui avait annoncé que le solde de 11 milliards € du Fonds de recapitalisation des banques (FHSF) sur lequel le gouvernement Tsipras comptait pour réaliser une partie de ses promesses électorales partait vers le Luxembourg au lieu d’être mis à disposition de la Grèce.
La somme de 7 milliards d’euros que le gouvernement s’engageait à rembourser en quatre mois est à comparer avec le coût estimé de l’ensemble des mesures humanitaires promises dans le programme de Thessalonique, qui s’élevait à 2 milliards pour l’ensemble de l’année 2015. En réalité, à cause du paiement de la dette, selon mon estimation personnelle, le gouvernement de Tsipras n’a pas dépensé plus de 200 millions d’euros en matière de réponse à la crise humanitaire entre février et juin 2015, ce qui était tout à fait insuffisant.
L’Accord signé par Varoufakis lors de la réunion de l’Eurogroupe le 20 février [20] (Extraits)
« Les autorités grecques présenteront une première liste de mesures de réforme, sur la base de l’accord actuel, au plus tard le lundi 23 février. Les institutions [il s’agit de la BCE, du FMI et de la Commission européenne représentée par l’Eurogroupe, note d’Éric Toussaint] fourniront un premier avis visant à déterminer si cette liste est suffisamment complète pour être considérée comme un point de départ valable en vue d’une conclusion réussie de l’évaluation. Cette liste sera encore précisée puis soumise à l’approbation des institutions d’ici la fin avril. »
(…)
« Les autorités grecques réitèrent leur engagement sans équivoque à honorer, pleinement et à temps, leurs obligations financières auprès de tous leurs créanciers.
Les autorités grecques se sont également engagées à assurer les excédents budgétaires primaires requis ou les produits de financement nécessaires pour garantir la viabilité de la dette, conformément à la déclaration de l’Eurogroupe de novembre 2012. »
(…)
« Les autorités grecques s’engagent à s’abstenir de tout démantèlement des mesures et de changements unilatéraux des politiques et réformes structurelles qui auraient un impact négatif sur les objectifs budgétaires, la reprise économique ou la stabilité financière, tels qu’évalués par les institutions. » [21]
L’accord du 20 février 2015 est le premier document officiel par lequel Varoufakis et Tsipras abandonnent les propositions principales du programme pour lequel Syriza avait été porté au gouvernement. Dans les jours qui ont suivi, Varoufakis et le gouvernement de Tsipras se sont entièrement pliés aux demandes des créanciers, qui se sont chargés de rédiger le document détaillant les mesures d’austérité qui devaient être mises en œuvre afin de satisfaire le remboursement de la dette, laissant à Varoufakis uniquement le soin d’apposer sa signature.
Non seulement Varoufakis a souscrit à l’accord du 20 février qui était inacceptable, mais il est rapidement allé plus loin encore, comme il le reconnaît lui-même. Le lundi 23 février en matinée, Varoufakis consulte le cercle étroit de Tsipras en y ajoutant, pour une fois, Lafazanis, ministre de la restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie et dirigeant de la Plateforme de gauche dans Syriza : « L’opposition la plus virulente venait de la Plateforme de gauche. Les négociations avec nos bailleurs de fonds étaient biaisées, disaient-ils, et la reformulation de ma liste dans le style de la Troïka était proche de la trahison » (p. 286).
Finalement, après avoir de nouveau consulté par courrier électronique les représentants de la Troïka et avoir obtenu leur feu vert, Varoufakis envoie officiellement, un peu après minuit, la liste qu’il s’était engagé à soumettre à l’Eurogroupe avant la moitié de la nuit [22].
Dès le mardi matin 24 février, les médias ont affirmé que le retard était la preuve que Varoufakis était incompétent. Varoufakis commente : « Une accusation à laquelle je ne pouvais pas répondre sans dire que j’avais secrètement négocié avec les créanciers avant de soumettre officiellement ma liste » (p. 286).
Quelques heures plus tard, la presse grecque révélait le contenu du document envoyé par Varoufakis à l’Eurogroupe et annonçait que ce document avait été écrit par Declan Costello de la Commission européenne, ce qui était largement vrai. Comme le reconnaît Varoufakis : « Mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai pris mon ordinateur portable, ouvert ma liste de réformes, cliqué sur « Dossier », puis sur « Propriétés », et j’ai vu qu’à côté d’« Auteur » apparaissait « Costello Declan (ECFIN) [Affaires économiques et financières] », et juste en dessous, après « Entreprise », deux mots couronnant mon humiliation : « Commission européenne » » (p. 287). [23]
Finalement, le 27 février Varoufakis confirme la capitulation. Il accepte l’exigence exprimée par la Troïka : l’accord du 20 février ne remplace pas le mémorandum en cours. Il appose sa signature au bas d’une lettre qui a été écrite par les dirigeants européens et la leur envoie.
Voici ce qu’écrit Varoufakis à ce propos :
« Accepter la lettre des créanciers sans corrections, pour une demande aussi essentielle, signifiait que la prolongation nous serait accordée non pas suivant nos termes, mais suivant ceux de la Troïka. »
Varoufakis reconnaît l’extrême gravité de la décision à prendre. Signer la lettre pro-forma revient à prolonger le mémorandum en cours et à le faire selon les termes dictés et imposés par la Troïka.
Varoufakis admet que la lettre était tellement inacceptable que Tsipras considérait qu’il était impensable de la signer et de la communiquer au Parlement. Varoufakis se propose pour faire le sale boulot :
« – Dans ce cas-là, Alexis, je prends sur moi la responsabilité. Je signe ce maudit courrier sans l’aval du Parlement, je l’envoie aux bailleurs de fonds et je passe à autre chose. ».
Varoufakis ajoute que le 27 février au petit matin :
« J’ai signé le courrier et je l’ai envoyé aux créanciers, passablement écœuré. C’était un fruit des ténèbres, et je reconnais qu’il m’appartient. »
Dans un article que Tooze n’a pas pu lire car il a été publié après qu’il a rédigé ses deux textes, j’explique en détail les choix catastrophiques de Varoufakis au cours de ces journées funestes de fin février : le contenu de l’accord du 20 février, celui pire encore du 27 février entièrement rédigé par les créanciers, le maintien de son collaborateur G. Chouliarakis (dont j’ai expliqué le rôle extrêmement néfaste dans un autre article) à un poste stratégique malgré son double jeu… Il s’agissait véritablement d’une première capitulation.
Qui plus est, Varoufakis dissimule dans sa narration l’ampleur réelle de l’opposition à cet accord au sein du groupe parlementaire de Syriza, à l’intérieur du gouvernement et de la direction de Syriza [24]. Quand cela est arrivé, j’étais à Athènes où j’avais eu plusieurs réunions avec différents ministres du gouvernement [25] ainsi qu’avec la présidente du parlement grec, Zoe Konstantopoulou qui rend compte du lancement de la commission d’audit de la dette et de nos discussions à propos du contenu inacceptable de l’accord du 20 février dans un texte publié en juillet 2017. Varoufakis minimise l’opposition qu’a rencontré l’accord du 20 février car cela lui permet de réduire ses responsabilités.
À propos des mesures de dissuasion proposées par Varoufakis
Dans son livre, Varoufakis revient constamment sur des mesures qu’il aurait proposées à Tsipras pour faire face à la mauvaise volonté des dirigeants européens. Puisqu’aucune de ces mesures n’a été mise en pratique et puisqu’elles n’ont jamais été communiquées au public ou même à Syriza pendant qu’il était ministre, on ne peut que se baser sur les affirmations de Varoufakis lui-même pour réfléchir à leur pertinence. Dans un entretien exclusif octroyé au quotidien progressiste anglais The Guardian, Tsipras a quant à lui déclaré en juillet 2017 en réaction au livre de Varoufakis que les mesures qu’il proposait pour faire face aux créanciers étaient « si vagues qu’il ne valait pas la peine d’en parler ».
De son côté, Varoufakis affirme que les mesures dissuasives qu’il cite dans son livre avaient reçu l’approbation d’Alexis Tsipras et d’autres dirigeants membres de son cercle en novembre 2014. Il explique que c’est sur la base de cet accord confirmé en janvier 2015 qu’il a accepté de devenir ministre des finances. Tooze met à juste titre l’accent sur la décote unilatérale des titres grecs détenus par la BCE tandis que Mason met plutôt l’accent sur le système de paiement parallèle.
Pour comprendre de quoi il s’agit, je reprends l’explication de Varoufakis, ensuite je résume la position de Tooze et celle de Mason.
Pour Varoufakis,
« le scénario le plus probable » poursuivi par les dirigeants européens était le suivant : « la prolongation [du mémorandum] était un leurre, en retardant la solution ; ils attendaient que notre popularité s’essouffle, ainsi que nos réserves de liquidité, jusqu’à la date d’expiration, en juin, où notre gouvernement serait à bout de forces et capitulerait » (p. 272).
Varoufakis affirme que, face à ce scénario il a obtenu l’accord de Tsipras et du petit cercle autour de lui (appelé le « cabinet de guerre ») pour
« demander cette prolongation tout en signalant trois choses à la Troïka : à toute tentative d’épuisement via un resserrement de liquidités nous répondrons par un refus d’honorer les remboursements dus au FMI ; à toute velléité de nous renfermer dans la camisole d’un plan bancal ou de nous refuser une restructuration nous répondrons par l’arrêt des négociations ; à toute menace de fermeture des banques et de contrôles des capitaux nous répondrons par la décote unilatérale des obligations SMP [c’est-à-dire les titres grecs détenus par la BCE], suivie par la mise en place du système de paiement parallèle et la modification des règles de la Banque centrale de Grèce pour restaurer la souveraineté du Parlement sur ladite banque. »
Le problème c’est que, jamais au grand jamais, cette menace n’a été communiquée à la Troïka. Elle n’a jamais non plus été rendue publique. Varoufakis le reconnaît. Quant à sa mise en pratique, comme on le verra par la suite, Tsipras et la majorité du cabinet s’y sont clairement opposés et Varoufakis a accepté cela jusqu’à la capitulation finale de juillet 2015.
Tout s’est passé en comité très restreint et le reste du gouvernement n’a jamais été informé, ni la direction de Syriza. La population grecque a été totalement maintenue à l’écart.
Varoufakis écrit :
« Le pire serait de demander une prolongation, de l’obtenir et de ne pas signaler notre détermination à passer à l’acte si les créanciers s’éloignaient de l’esprit de l’accord intermédiaire. Si nous commettions l’erreur, ils nous traîneraient dans la boue pendant toute la prolongation, jusqu’à ce qu’on soit exsangues et qu’ils puissent nous achever » (p. 272).
Or, c’est exactement ce qui s’est passé. Varoufakis, avec l’accord du noyau autour de Tsipras, a demandé la prolongation du mémorandum sans signaler une quelconque détermination à passer à l’action et les créanciers ont traîné dans la boue le gouvernement puis l’ont amené à capituler officiellement.
Mason explique que, pour Varoufakis, les mesures comme la décote des titres grecs ou le système de paiement parallèle constituaient des armes de dissuasion, c’est-à-dire des armes qui ne doivent pas être utilisées. Varoufakis pensait que la menace de la décote des titres ou de la mise en place d’un nouveau système de paiement allait faire reculer les dirigeants européens. Or cette menace était insuffisante, et il aurait fallu passer aux actes.
Mason souligne ici une incohérence de Varoufakis : « Game theorist that he is, Varoufakis must know that the bargaining power of the weak depends on their exit options. »
Alors que Tooze met l’accent sur la décote des titres comme arme face aux créanciers, Mason donne la préférence au système de paiement parallèle. Il écrit :
“Si un système de paiement parallèle permettait aux gens de procéder à des achats, aux patrons et aux pouvoirs publics de payer les salaires, aux entreprises de se procurer le nécessaire, alors même si les banques privées étaient fermées, la BCE aurait perdu son pouvoir de nuisance. En neutralisant la menace des créanciers de paralyser la vie économique, la Grèce pourrait revenir à la table de négociations dans une position beaucoup plus favorable. Et au pire des cas, si les créanciers persistaient à ne rien accepter d’autre que leur proposition, ce système de paiement parallèle deviendrait la base d’une nouvelle devise, permettant de quitter l’euro en douceur au lieu de faire face à un bond vertigineux… La plus grande force du pouvoir politique établi en Europe comme partout, c’est la conviction que leur ordre n’est pas modifiable, qu’il n’y a pas d’alternative. C’est ce dogme qui aurait été mis à mal si, malgré les attaques de la BCE, la Grèce avait tenu bon – des entreprises qui sont en activité, des travailleurs qui travaillent et paient leurs factures, des services publics qui fonctionnent correctement.”
Mason considère également qu’il était fondamental pour le gouvernement de Tsipras de reprendre le contrôle de la banque centrale. Je suis d’accord.
D’autre part, Mason pense que Varoufakis se trompait en refusant d’exercer un contrôle des mouvements de capitaux. Il cite Varoufakis qui affirme que
“les contrôles de capitaux seraient préjudiciables aux intérêts communs des États membres de l’UE et rien que pour cette raison, il fallait s’y opposer”.
Et Mason déclare avec justesse :
“Ici comme ailleurs il se révèle être un Européen convaincu – certes une position honorable, mais pas la meilleure dans le rôle qu’il devait assumer.” Il ajoute que certains pays, dont la Grèce, devraient : “d’abord sortir de l’intégration européenne – réaffirmer leur souveraineté et refuser la libre circulation de l’argent et des marchandises qui définissent le projet européen pour favoriser un modèle où les liens économiques sont gérés au service d’un programme national de développement.”
Là aussi je suis d’accord avec Mason. Tooze insiste sur l’idée d’une mesure qu’il aurait effectivement fallu mettre en œuvre, consistant à appliquer une décote unilatérale aux titres grecs détenus par la BCE pour un montant de près de 30 milliards d’euros.
Ces titres étaient toujours sous juridiction grecque car ils dataient des années 2010-2011. La BCE les avait achetés à environ 70 % de leur valeur et se faisait rembourser à 100 %, de même qu’elle faisait payer des taux d’intérêts tout à fait abusifs [26]. Des titres équivalents détenus notamment par les fonds de pension publics grecs avaient subi un « haircut » de 53 % en mars 2012 tandis que la BCE avait refusé qu’on lui applique cette réduction. Le gouvernement grec avait donc moralement le droit, et le droit tout court, pour appliquer une décote ou répudier cette dette. Cette proposition de Varoufakis était correcte ; le problème est qu’il ne l’a jamais mise en avant publiquement alors qu’il était ministre. Il a accepté qu’elle ne soit pas appliquée.
Mason fait remarquer à juste titre que :
« Même après le vote négatif lors du référendum, la préparation d’un système de paiement parallèle n’est que l’une des quatre priorités de son équipe ; la première est de mettre au point une proposition de plus que les créanciers pourront rejeter. Quand il assure au Premier ministre Alexis Tsipras qu’il est certain à 100 % que Merkel va accepter sa proposition si elle réfléchit rationnellement, on a envie d’aller le secouer et de lui demander « Yanis, as-tu lu ton livre ? » »
D’autres points critiques abordés par Tooze : les tentatives du gouvernement Tsipras d’obtenir le soutien des dirigeants de la Chine, de la Russie et des États-Unis
Tooze a raison de mentionner les tentatives infructueuses faites par le gouvernement de Tsipras pour obtenir la collaboration et le soutien des autorités de la Chine, de la Russie et des États-Unis. Le résumé de Tooze est largement correct :
« Dans sa tentative d’échapper à la claustrophobie de l’UE, le gouvernement SYRIZA a cherché des alliances. La vieille gauche du parti regardait la Russie. Varoufakis, conscient des changements dans les rapports de force géopolitiques au XXIe siècle, cherchait un accord avec la Chine. Mais tant Moscou que Pékin ont répondu : il vous faut d’abord trouver un accord avec l’Allemagne. Même message de Washington. Varoufakis penche plutôt vers le Royaume Uni et les États-Unis… Quand SYRIZA est arrivé au pouvoir, Obama a émis de vagues paroles de soutien. Mais quand la position de l’Allemagne a été claire, les États-Unis se sont rétractés. Comme l’a dit un représentant étatsunien à Varoufakis, Washington ne voulait pas se mêler de ce qui ne les regarde pas, la Grèce était dans la ‘sphère d’influence’ de l’Allemagne. »
J’ajoute que Varoufakis explique dans le chapitre 11 de son livre qu’il a parachevé le rachat du Port du Pirée par la société Cosco de Chine et qu’il a proposé aux autorités chinoises de racheter les chemins de fer grecs afin d’avoir accès au reste du marché européen par voie ferrée et d’en faire un chaînon supplémentaire de la Nouvelle route de la soie. Ce dernier projet n’a pas été concrétisé. Varoufakis a espéré en vain que Pékin achète en mars 2015 des bons grecs du Trésor (treasury bills) pour un montant de plusieurs milliards d’euros, que le gouvernement aurait utilisés pour rembourser le FMI. Au grand désespoir de Varoufakis, les dirigeants chinois n’ont pas tenu leur promesse et se sont contentés de deux achats de 100 millions d’euros. Les propositions que Varoufakis a faites aux autorités chinoises sont critiquables : emprunter aux Chinois pour rembourser le FMI ! Abandonner le contrôle de la Grèce sur ses chemins de fer ! Cela n’aurait certainement pas bénéficié au peuple grec et à la reconquête de marges concrètes pour exercer la souveraineté.
Les points faibles ou absents dans les commentaires de Mason et de Tooze
Mason et Tooze oublient dans leur raisonnement qu’il était fondamental de résoudre la crise bancaire (bien au-delà du problème de l’accès aux liquidités). Pourtant, le programme sur lequel Syriza a été porté au gouvernement disait très clairement que l’État allait reprendre totalement le contrôle des banques et créer une banque de développement.
De son côté, comme on l’a vu, Varoufakis était opposé au programme de Syriza. Il affirme que lorsqu’il a accepté en novembre 2014 l’offre faite par Tsipras de devenir ministre des finances en cas de victoire électorale, il a proposé le « transfert des actions et de la gestion des banques à l’UE » (sic !). Varoufakis précise qu’il s’agissait de « confier la gestion et la propriété de ces banques à l’UE. C’était une proposition ultra-audacieuse pour un parti qui penchait vers la nationalisation du secteur bancaire ». En proposant à Tsipras de transférer à l’UE les actions détenues par les pouvoirs publics grecs, Varoufakis réalisait un pas supplémentaire et dramatique vers l’abandon complet de souveraineté.
C’est très étonnant que Mason et Tooze ne disent rien à ce propos. Leur silence est peut-être dû au fait que Varoufakis, lorsqu’il est effectivement devenu ministre, a accepté d‘être dessaisi par Tsipras et Dragasakis, son vice premier ministre, de la responsabilité des banques [27]. Mais ce silence n’est pas justifié. En effet, il est impossible de mettre en place une politique alternative à la Troïka et aux memoranda sans prendre des mesures très fortes à l’égard des banques. La décision de Tsipras et Dragasakis de ne pas appliquer le programme pour lequel ils avaient été portés au gouvernement est le signal très clair qu’ils avaient décidé de ne pas gêner les intérêts des grands actionnaires privés des banques grecques, qui étaient pourtant responsables de la situation dramatique du secteur bancaire. Varoufakis le savait et a accepté de ne pas toucher aux banquiers responsables de la crise.
Mason et Tooze ne parlent pas d’une faiblesse majeure de la position de Varoufakis et de Tsipras : le refus d’en appeler à la mobilisation populaire et l’acceptation de la diplomatie secrète. Ce facteur a joué un rôle décisif dans la défaite.
Mason et Tooze ne disent pas non plus un seul mot de l’initiative d’audit de la dette grecque qui a été lancée par Zoé Konstantopoulou, la présidente du parlement grec, avec le soutien officiel mais non enthousiaste d’Alexis Tsipras. Cette initiative inédite en Europe a rencontré un énorme écho dans la population grecque, mais Varoufakis n’y a pas contribué du tout. Dans son livre, il n’y consacre pas un mot (et il ne cite qu’une seule fois le nom de Zoé Kostantopoulou) alors qu’il a été présent le jour de son lancement le 4 avril 2015 (voir : « 4 avril 2015 : Journée historique pour la recherche de la vérité sur la dette grecque » ). Il a eu beau affirmer par la suite qu’il avait soutenu la commission qui a réalisé l’audit, la vérité est qu’il ne l’a en rien aidée. Il n’y a pas cru. Il était persuadé qu’il était inutile de remettre en cause la légitimité ou la légalité de la dette réclamée à la Grèce. Déjà en 2011, il avait refusé de soutenir l’initiative citoyenne d’audit de la dette [28]. La vice-ministre des finances Nadia Valavani me l’a rappelé quand je l’ai rencontrée au Ministère des Finances le 13 février 2015.
Varoufakis a fait preuve d’une grave méconnaissance de l’histoire des conflits autour des dettes souveraines, des exemples d’annulation ou de répudiation de dettes, des leçons à tirer en matière de stratégie politique et de l’intérêt de baser des actes souverains unilatéraux sur des arguments de droit afin de renforcer sa position face aux créanciers. La suspension du remboursement de la dette était une mesure à mettre en pratique dès le mois de février 2015 afin d’éviter de vider les caisses publiques au profit du FMI. Le FMI était l’unique bénéficiaire public des remboursements effectués par le gouvernement grec entre février et juin, si bien que le gouvernement grec aurait pu chercher à diviser les créanciers en annonçant dans un premier temps la suspension de paiement de la dette due au FMI uniquement.
Un autre point doit être souligné : Tooze commet une erreur d’appréciation quand il se réfère à ce qui s’est passé début juillet 2015. Il écrit à propos de la décision de Tsipras de capituler le 12 juillet à Bruxelles :
« Comme Tsipras l’a correctement jugé, la majorité de la population grecque ne voulait pas risquer une rupture. »
Sur quoi se fonde Tooze pour affirmer que la majorité de la population ne voulait pas risquer la rupture et que Tsipras a eu raison d’en tenir compte ? Une autre interprétation se justifie : la majorité de la population grecque qui a voté en faveur du « Non » le 5 juillet 2015 était disposée à assumer les conséquences du refus d’un nouveau mémorandum, qui équivalait à une rupture quelle qu’en soit la forme précise, et Alexis Tsipras n’avait pas prévu cela. Il faut rappeler que ce référendum s’est déroulé alors qu’en représailles la BCE avait entièrement coupé les liquidités à la Grèce et que les banques étaient fermées. Tant les dirigeants européens que le camp grec du « Oui » n’arrêtaient pas de marteler que le fait de voter « Non » signifiait sortir de l’euro. Donc les gens étaient conscients du risque qu’ils prenaient en votant « Non ». Dans les jours qui ont précédé le 5 juillet, Tsipras s’est convaincu que le « Oui » allait l’emporter (alors qu’il appelait à voter pour le « Non ») et il a considéré que la victoire du « Oui » allait légitimer une capitulation. Varoufakis était lui-même convaincu que le « Oui » l’emporterait mais n’était probablement pas prêt à capituler [29]. Immédiatement après la victoire du « Non », dans les 24 heures qui ont suivi, Tsipras a organisé une réunion avec les trois partis qui avaient appelé à voter « Oui » et avaient perdu le référendum afin de concocter avec eux une nouvelle proposition qui ressemblait fortement à celle que le peuple venait de rejeter. Tsipras a poursuivi dans la logique de la négociation à tout prix, a trahi la volonté populaire en ne respectant pas le résultat du référendum (voir le film L’audit – Enquête sur la dette grecque).
Tooze et Mason ne posent pas la question des alliances que Varoufakis aurait pu passer afin de résister à l’orientation funeste appliquée par Tsipras. Si Varoufakis avait voulu réellement se battre pour que le gouvernement grec décide une décote sur les titres grecs détenus par la BCE, instaure un système de paiement parallèle, stoppe à un moment donné les remboursements à l’égard du FMI, il aurait dû chercher des alliances avec les secteurs qui, dans Syriza, dans le gouvernement et au Parlement pouvaient aller dans le même sens. Or, entre janvier et début juillet, il n’a fait aucune démarche pour tenter une convergence entre les forces qui s’opposaient aux reculades de Tsipras. Il a été complice de ces renoncements. Son aversion pour le leader de la Plateforme de gauche Panagiotis Lafazanis, qui occupait un poste clé au gouvernement, est patente. Varoufakis écrit :
« Lafazanis à la tête du ministère du Redressement productif. C’était une catastrophe ». Il poursuit : « Avec Lafazanis à la tête d’un ministère aussi important et Euclide [Tsakalotos, qui a fini par remplacer Varoufakis au poste de ministre des finances] – qui approuvait notre pacte – hors du gouvernement, ma stratégie de négociation était carrément mise à mal. » [30].
Varoufakis n’a pas cherché une alliance avec la présidente du Parlement grec par exemple afin de prendre des mesures pour imposer une décote sur les titres grecs détenus par la BCE, or s’il avait voulu que cette mesure soit réellement mise en œuvre, il aurait fallu obligatoirement adopter une loi et passer par le Parlement. Varoufakis est resté dans l’entre-soi du petit cercle autour de Tsipras.
La politique qu’il aurait fallu adopter dès le début du gouvernement Tsipras et en tout cas à partir du 5 février 2015
Je soutiens qu’une orientation tout à fait différente de celle adoptée par Varoufakis et le petit cercle autour de Tsipras aurait dû être mise en pratique dès le départ [31]. Pour appliquer le mandat pour lequel il avait été porté à la tête du gouvernement, Tsipras aurait dû prendre les initiatives et les mesures suivantes :
rendre publiques les 5 ou les 10 priorités du gouvernement dans la négociation, notamment en matière de dettes, en dénonçant très clairement le caractère illégitime de la dette réclamée par la Troïka ;
établir les contacts avec les mouvements sociaux, pousser en tant que gouvernement ou à travers Syriza à la création de comités de solidarité dans un maximum de pays, parallèlement à la négociation avec les créanciers, en vue de développer un vaste mouvement de solidarité ;
mettre en avant la revendication des réparations exigées à l’égard de l’Allemagne en rapport avec l’occupation nazie de la Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale ;
refuser la diplomatie secrète et rendre public le chantage pratiqué par les créanciers au mépris des règles démocratiques ;
développer des canaux internationaux de communication pour franchir la barrière des médias dominants ;
utiliser la disposition du règlement européen 472 portant sur l’audit de la dette [32], lancer l’audit avec participation citoyenne et suspendre le paiement de la dette à commencer par celle à l’égard du FMI (qui était le seul créancier pour lequel des échéances de remboursement avaient lieu durant les premiers mois du gouvernement de Tsipras, jusqu’à la fin juin 2015) ; et modifier par voie législative la valeur des titres grecs détenus par la BCE en appliquant de manière unilatérale une décote radicale pouvant aller jusqu’à 90 % ou bien opter pour la répudiation pure et simple ;
mettre fin au mémorandum conformément à l’engagement pris auprès du peuple grec lors de la campagne électorale qui a mené à la victoire du 25 janvier ;
établir un contrôle sur les mouvements de capitaux ;
adopter une loi sur les banques pour assurer le contrôle des pouvoir publics sur celles-ci et les mettre au service d’une politique de développement favorable à la population et au redéploiement économique du pays ;
mettre en place un système de paiement parallèle/complémentaire ;
remplacer Stournaras à la tête de la Banque centrale par une personne compétente et de confiance ;
adopter une loi annulant les dettes privées à l’égard de l’Etat, par exemple celles en dessous de 3 000 euros. Cette mesure aurait d’un seul coup amélioré la situation de 3,3 millions de contribuables (dont 357 000 PME) qui devaient moins de 3 000 euros [33] ;
réduire de manière radicale la TVA sur les biens et services de première nécessité ;
revenir sur la réduction des retraites et du salaire minimum légal ;
mettre en œuvre le plan d’urgence contre la crise humanitaire prévu dans le programme de Thessalonique ;
se préparer aux nouvelles représailles des autorités européennes et donc à une possible sortie de la zone euro.
Si ces mesures avaient été prises, une victoire aurait certainement été possible.
Conclusion
Les nombreux commentaires suscités par la publication du livre de Yanis Varoufakis, Conversation entre Adultes, sont la manifestation de l’importance des enjeux pour les peuples de l’expérience du gouvernement Tsipras dans lequel Varoufakis a joué un rôle important. Le livre de Varoufakis se lit comme un roman. Il y a du suspense, des rebondissements, des trahisons… L’immense intérêt des mémoires de l’ex-ministre des finances de la Grèce, c’est que l’auteur donne sa version d’évènements qui ont influencé et influencent encore la situation internationale, en particulier en Europe mais aussi au-delà car la déception provoquée par la capitulation du gouvernement Tsipras marque profondément les esprits.
Comme Varoufakis l’écrit lui-même, il a plaidé en permanence pour modifier l’orientation adoptée par Syriza ce qui arrangeait bien Tsipras qui formait un trio avec Pappas et Dragasakis. Ce changement d’orientation allait également à l’encontre de la volonté du peuple qui avait porté cette force politique au gouvernement sur la foi d’engagements forts.
À travers son témoignage, on voit comment, à des étapes très importantes qui s’échelonnent entre 2012 et les élections du 25 janvier 2015, des choix sont faits dans le dos de Syriza au mépris des principes démocratiques élémentaires. A partir de la constitution du gouvernement Syriza-Anel, ce ne sont plus seulement les militants et militantes de Syriza dont la volonté n’a pas été respectée, c’est celle du peuple grec car celui-ci a porté Tsipras à la tête du gouvernement sur la base d’un programme électoral radical. Or dès le début de la négociation avec les dirigeants européens, Varoufakis et Tsipras ont mis en avant des propositions qui s’écartaient de manière évidente des engagements pris devant les citoyens en ce qui concerne la fin du mémorandum, la dette, les banques, la fin des privatisations, le rétablissement du salaire minimum légal et des retraites, et d’autres mesures essentielles.
Varoufakis s’attribue un rôle central et, en effet, il a exercé une influence sur la ligne adoptée par le trio Tsipras-Pappas-Dragasakis. De son côté, le trio Tsipras-Pappas-Dragasakis a utilisé la carte Varoufakis durant un peu plus de cinq mois et s’en est débarrassé en lui retirant le portefeuille de ministre des Finances juste après la victoire du « Non » lors du référendum du 5 juillet, ce qui a provoqué sa démission.
Varoufakis n’a jamais rendu public ses désaccords tant qu’il est resté ministre, il a accepté la diplomatie secrète, il n’a jamais fait appel à la mobilisation du peuple grec et à celle de la solidarité internationale, il n’a pas eu le courage de démissionner avant le 6 juillet alors qu’il explique dans son livre qu’il a rédigé plusieurs lettres de démission au cours de son mandat.
Néanmoins, en sa faveur, et c’est très important, Varoufakis a rejoint le camp des 31 députés de Syriza qui ont voté, au parlement grec, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2015, contre la reddition signée par Tsipras à Bruxelles le 13 juillet [34]. Ensuite Varoufakis a participé à l’initiative européenne en faveur d’un Plan B, puis il a créé DIEM 25 et a écrit ce livre indispensable pour comprendre les évènements qui ont secoué l’Europe au premier semestre 2015. Il est évident que je ne souscris pas à l’explication donnée par Varoufakis mais il est certain que son témoignage est irremplaçable et doit être pris au sérieux. Dans son activité politique actuelle, Varoufakis continue à mettre en avant une perspective de réforme consensuelle de l’Union européenne et de la zone euro qui ne tient pas compte des leçons à tirer de l’expérience de 2015.
Remerciements : L’auteur remercie Alexis Cukier, Stathis Kouvelakis, Nathan Legrand, Brigitte Ponet, Claude Quémar et Patrick Saurin pour leur relecture et leurs suggestions. Merci à Christine Pagnoulle pour la traduction en français des citations de Tooze et de Mason.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.
Ce texte a d’abord été publié sur le site du CADTM.
Eric Toussaint est docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation,Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.
Notes
[1] Yanis Varoufakis, Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens Qui Libèrent, Paris, 2017, 526 pages.
[2] Alors qu’avant janvier 2015, parmi les dirigeants de Syriza, aucun n’avait occupé une fonction dans l’appareil d’État, le seul à avoir été ministre à un moment donné, pendant quelques mois en 1989, était… Dragasakis. Il s’agissait d’un gouvernement de coalition entre le parti de droite Nouvelle démocratie et le Parti communiste (KKE) dont Dragasakis faisait partie à l’époque. Dragasakis était clairement opposé à ce qu’on touche aux intérêts des banques privées grecques, il était également opposé à l’audit de la dette et à une suspension de paiement. Il était favorable au maintien dans la zone euro. Dragasakis avait depuis des années des liens avec les banquiers. Lui-même avait été administrateur d’une banque commerciale de taille moyenne. Il a fait en quelque sorte le pont entre Tsípras et les banquiers. Syriza était une formation nouvelle dont les leaders politiques avaient relativement peu d’enracinement dans les sphères étatiques – contrairement, par exemple, au PASOK dont l’histoire est liée à la République et à la gestion des affaires de l’État.
[3] Ces fonctions correspondent à la composition du gouvernement grec tel que remanié le 14 janvier 2019 après le départ de plusieurs ministres du parti des Grecs indépendants (ANEL).
[4] Lors de son passage à Rome où il a rencontré le ministre des Finances italien, celui-ci lui apprend qu’il a réussi à amadouer le gouvernement allemand et notamment Schaüble en faisant adopter une réforme du code du travail malgré les protestations sociales. « Autrement dit, diminuer les droits des salariés, et permettre aux entreprises d’en débaucher certains avec peu ou pas d’indemnités, et d’en embaucher d’autres avec des salaires plus bas et moins de protections sociales. Le jour où Pier Carlo Padoan avait réussi à faire voter la législation voulue au parlement, qui avait coûté cher au gouvernement Renzi, le ministre allemand était devenu beaucoup plus conciliant avec lui. – Pourquoi est-ce que vous ne tenteriez pas le même genre de tactique ? me dit-il. – Je vais y réfléchir. Je vous remercie pour le tuyau. » Y. Varoufakis, Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens Qui Libèrent, Paris, 2017, chapitre 5, p. 207
[5] J’ai analysé l’offensive contre la classe ouvrière en général et allemande en particulier, notamment les « réformes » anti-sociales adoptées grâce au chancelier social-démocrate Schröder dans « La plus grande offensive contre les droits sociaux menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne », publié le 23 décembre 2012 et dans une version plus récente : « Le modèle allemand et l’offensive contre les droits sociaux », publié le 7 janvier 2015.
[6] Varoufakis présente le projet d’amnistie fiscale de la manière suivante : « Je devais également annoncer que dans les quinze jours à venir, le site du ministère des Finances ouvrirait un portail sur lequel tout citoyen pourrait officiellement enregistrer des revenus jamais déclarés jusqu’ici pour les années 2010-2014. Seuls 15 % de ces sommes seraient requis à titre d’arriérés fiscaux, payables par carte de crédit ou sur Internet. En échange, le payeur aurait un reçu électronique qui lui garantirait l’immunité contre toute poursuite pour fraude antérieure » Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 6, p. 182.
[7] J’ai passé en revue les propositions que Varoufakis présente dans son livre dans cet article. Dans le passage qui suit, par manque de place, je ne reprends que les propositions principales.
[8] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 5, p. 205-206.
[9] Roufos est radicalement opposé au programme de Thessalonique et à Syriza tout en étant plutôt complaisant avec Varoufakis.
[10] La proposition principale de Varoufakis en matière de restructuration de la dette s’inscrit, comme il l’indique lui-même, dans la continuité du texte intitulé : « Modeste Proposition pour résoudre la crise de la zone euro » (https://www.yanisvaroufakis.eu/wp-content/uploads/2011/12/une-modeste-proposition-pour-surmonter-la-crise-de-leuro.pdf ). La réalisation de cette proposition qui consistait à mutualiser les dettes publiques de la zone euro aurait impliqué une décision commune des gouvernements de la zone afin de soulager les finances publiques et d’abandonner les politiques d’austérité.
[11] Y. Varoufakis, Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, Les Liens Qui Libèrent, Paris, 2017, chapitre 7, p. 217 Dans le même passage, Varoufakis explique aussi qu’il a dit à Schaüble : « j’avais une idée : et s’il nommait le secrétaire général de l’administration fiscale de mon ministère ? » (…) « Voilà donc ce que je lui proposais : il choisirait un administrateur fiscal allemand aux références irréprochables et à la réputation intacte qui serait nommé sur-le-champ et responsable devant lui et moi ; si il ou elle avait besoin de renfort de son ministère, je n’y voyais aucun inconvénient. »
[12] Y. Varoufakis, op. cit., chapitre 5, p. 175
[13] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 5, p. 186
[14] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 5, p. 208.
[15] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 7, p. 208-209.
[16] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 7, p. 216.
[17] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 7, p. 215.
[18] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 10, p. 301.
[19] On a vu également le soutien populaire dont a bénéficié le gouvernement de Tsipras quand celui-ci a convoqué fin juin 2015 le référendum du 5 juillet 2015.
[20] Le texte original en anglais est consultable sur le site http://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2015/02/150220-eurogroup-statement-greece/. Les extraits cités proviennent de la traduction réalisée à chaud par Ananda Cotentin, voir https://blogs.mediapart.fr/ananda-c/blog/250315/communique-de-leurogroupe-sur-la-grece
[21] L’accord du 20 février disait également : « Seule l’approbation, par chacune des institutions, de la conclusion de l’évaluation de l’accord prolongé, permettra tout déblocage de la tranche restant due de l’actuel programme du FESF [Fonds européen de stabilité financière] et le transfert des bénéfices de 2014 dégagés dans le cadre du SMP [Programme pour les marchés de titres]. Les deux sont à nouveau soumis à l’approbation de l’Eurogroupe » Ces deux promesses conditionnelles étaient du vent comme le reconnaît Varoufakis dans son livre puisque Dijsselbloem lui avait déclaré juste avant la réunion qu’il n’y aurait pas de déblocage de « la tranche restant due du programme du FESF [Fonds européen de stabilité financière] » lié au Fonds de recapitalisation des banques (FHSF), tranche dont le montant s’élevait à 11 milliards €. De même, Varoufakis savait que la Grèce n’aurait pas droit à la rétrocession des 2 milliards € « des bénéfices de 2014 dégagés dans le cadre du SMP [Programme pour les marchés de titres] » accumulés par la BCE et les banques de l’eurosystème. Il explique lui-même qu’il avait été prévenu de cela dès la campagne électorale de janvier 2015 par Jörg Asmussen (un conseiller de la direction du SPD, membre de la grande coalition dirigée par Angela Merkel) et par Thomas Wieser (social-démocrate autrichien), qui jouait (et joue encore) un rôle clé dans l’Eurogroupe. Voir Y. Varoufakis, chapitre 5, p. 143. De plus le fait que l’accord du 20 février disait très clairement que le déblocage de cet argent était soumis à l’approbation du FMI, de la BCE et de la Commission européenne représentée par l’Eurogroupe (càd la Troïka camouflée sous le terme « les institutions ») revenait à dire que cet argent ne serait éventuellement versé que si le gouvernement de Tsipras capitulait totalement comme il l’a fait le 13 juillet 2015. Je souligne l’adverbe éventuellement car même après la capitulation de juillet 2015, les deux sommes mentionnées plus haut n’ont pas été versées.
[23] Voir également Zero Hedge, “The Reason Why The Eurogroup Rushed To Approve The Greek Reform Package ?”, publié le 24 février 2015.
[24] Lors d’une réunion de crise des parlementaires de Syriza le 25 février au soir, environ un tiers de ceux-ci s’est opposé à l’accord du 20 février. Parmi eux : la présidente du parlement grec Zoé Konstantopoulou et tous les ministres et vice-ministres membres de la Plateforme de gauche (P. Lafazanis, N. Chountis, D. Stratoulis, C. Ysichos) ainsi que Nadia Valavani, vice-ministre des finances et Thodoris Dritsas, vice-ministre des affaires maritimes. En plus, lors du comité central qui s’est tenu les 28 février et 1er mars 2015, 41% des membres du Comité central se sont opposés à l’accord du 20 février.
[25] Les ministres et vice-ministres avec lesquelles j’ai eu des réunions en février 2015 sont George Katrougalos (qui est resté dans le gouvernement Tsipras 2), Nadia Valavani (qui était vice-ministre des finances et responsable, entre autres, de la mise en œuvre du programme d’allègement des dettes des ménages endettés à l’égard du fisc ; en juillet 2015 elle s’est opposée à la capitulation), Rania Antopoulos (vice-ministre responsable de la mise en œuvre d’un vaste plan de création d’emplois, comme prévu dans le Programme de Thessalonique), Costas Isichos (vice-ministre de la Défense, comme Valavani, il s’est opposé à la capitulation en juillet 2015), Nicolaos Chountis (vice-ministre des relations avec la Commission européenne, qui s’est également opposé à la capitulation et qui ensuite est devenu député européen pour l’Unité populaire qui a quitté Syriza en août 2015). Précisons que dans le gouvernement Tsipras 1, il n’y avait que six ministres, le reste des membres du gouvernement étaient considérés comme des vice-ministres. Je rends compte de ces contacts dans cet article.
[26] J’ai écrit plusieurs articles sur le sujet, voir notamment en 2017 https://plus.lesoir.be/121092/article/2017-10-26/la-bce-se-comporte-comme-un-fonds-vautour-legard-de-la-grece (sur le site CADTM en anglais). La Commission pour la vérité sur la dette grecque dont j’ai coordonné les travaux en 2015 y a consacré une partie des chapitres 2 et 3 du rapport de juin 2015.
[27] Varoufakis explique dans son livre qu’il s’est rendu compte le 30 janvier que Dragasakis et Tsipras avaient pris la décision de lui retirer toute compétence concernant les banques. Voici comment il relate cet épisode : « Le dernier sujet de notre réunion nocturne (il s’agit d’une réunion de Varoufakis et de son équipe de conseillers) était les banques grecques. Je leur ai demandé des idées pour préparer la confrontation qui aurait lieu le jour où je soumettrais ma proposition pour les « européaniser » en les rattachant à l’UE. Quand soudain Wassily [Kafouros] m’a interrompu.
– Les carottes sont cuites, Yánis, dit-il en me tendant un arrêté arrivé dans la soirée.
Il venait du bureau du vice-Premier ministre et était dûment cacheté par le secrétariat du cabinet. L’arrêté stipulait que la juridiction de tout ce qui concernait les banques avait été déplacée du ministère des Finances au bureau du vice-Premier ministre.
– Ne me dis pas que je ne t’avais pas prévenu, m’a lancé Wassily. Dragasakis prend ses copains banquiers sous son aile pour les protéger des mecs comme toi.
Il avait sans doute raison, hélas, mais je n’avais pas le choix, sinon d’accorder le bénéfice du doute à Dragasakis. » Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 6, p. 184
[28] Varoufakis a justifié son refus de soutenir l’initiative d’audit citoyen de la dette grecque dans ce texte en grec : ΣχόλιαΓιάνης Βαρουφάκης Debtocracy : Γιατί δεν συνυπέγραψα , publié le 11 avril 2011.
Dans cette longue lettre, Y. Varoufakis explique pourquoi il ne soutient pas la création du comité citoyen d’audit (ELE). Il déclare que si la Grèce suspendait le paiement de la dette, elle devrait sortir de la zone euro et se retrouverait du coup à l’âge de la pierre. Varoufakis explique que, par ailleurs, les personnes qui ont pris cette initiative sont bien sympathiques et bien intentionnées et qu’en principe, il est favorable à l’audit mais que dans les circonstances dans lesquelles la Grèce se trouve, celui-ci n’est pas opportun.
[30] Y. Varoufakis, op.cit., chapitre 5, p. 152-153.
[31] J’ai présenté à plusieurs reprises des propositions d’alternative pour la Grèce : Éric Toussaint : « L’appel d’Alexis Tsipras, pour une conférence internationale sur la dette, est légitime » http://www.cadtm.org/Eric-Toussaint-L-appel-d-Alexis, publié le 23 octobre 2014 ; « Pour un véritable audit de la dette grecque » http://www.cadtm.org/Pour-un-veritable-audit-de-la,11150 , publié par le quotidien Le Monde le 22 janvier 2015, trois jours avant les élections grecques ; « Une alternative est possible au plan négocié entre Alexis Tsipras et les créanciers à Bruxelles », http://www.cadtm.org/Une-alternative-est-possible-au publié le 13 juillet 2015 ; « Une alternative pour la Grèce », http://www.cadtm.org/Une-alternative-pour-la-Grece publié le 2 septembre 2015. Voir aussi ma réponse à un journaliste lors d’une conférence de presse tenue le 25 septembre 2015 au Parlement grec par la Commission pour la vérité sur la dette grecque : « Et si le gouvernement grec avait suivi les recommandations de la Commission d’audit ? », http://www.cadtm.org/Et-si-le-gouvernement-grec-avait
[32] L’article 7 du règlement adopté en mai 2013 par l’Union européenne prévoit qu’« un État membre faisant l’objet d’un programme d’ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité ». Règlement UE 472/2013 du 21 mai 2013 « relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États membres de la zone euro ».
[34] Voir Varoufakis : « Pourquoi j’ai voté contre », http://www.cadtm.org/Pourquoi-j-ai-vote-contre Ce texte publié par Varoufakis quelques jours après le vote du parlement exprime une fois de plus toutes ses contradictions.