Lire hors-ligne :

Le 30 janvier 1933, il y a exactement 90 ans, Hitler parvenait au pouvoir par la voie légale. Nommé chancelier par le président conservateur Hindenburg, il forma un gouvernement composé de membres du parti nazi (NSDAP) et de divers partis de droite. Ayant obtenu le soutien du capital et de la plupart de ses représentants politiques traditionnels, il parvint à asseoir durablement son pouvoir sur la société allemande en écrasant rapidement toute l’opposition ouvrière – communistes, socialistes, syndicalistes, anarchistes.

Ces derniers ne furent pas seulement des victimes du nazisme mais des combattant·es dont la défaite ne fut en rien inéluctable mais eut des conséquences indescriptibles, qu’il s’agisse du génocide des Juifs d’Europe et des Rroms ou plus largement de la Seconde Guerre mondiale. Comprendre comment le mouvement ouvrier le plus imposant et le mieux organisé du monde a pu subir une telle déroute demeure crucial pour quiconque considère que nous n’en avons pas fini avec le fascisme.

***

Lorsque débute le 20 novembre 1945 le procès de Nuremberg, au cours duquel les Alliés ont officiellement traduit en justice de hauts responsables nazis, Adolf Hitler, Joseph Goebbels et Heinrich Himmler sont déjà morts depuis longtemps. À leur place siègent certains des nazis les plus éminents qui ont survécu à la guerre : des hommes politiques, des généraux et des dirigeants d’entreprise. 

En douze ans à peine, le régime qu’ils représentaient avait déclenché la Seconde Guerre mondiale, un conflit de six ans aux proportions incroyablement destructrices. Il avait facilité la torture et le meurtre de milliers d’opposant·es politiques, d’homosexuel·les et de personnes handicapées, ainsi que le génocide d’une dimension industrielle de plus de six millions de Juifs·ves européen·nes. Quelques mois seulement après la fin de la guerre, certains des personnages les plus odieux du régime, tels que Hermann Göring, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Albert Speer, devaient être jugés sous les lambris du palais de justice de Nuremberg. 

Le premier des treize procès de Nuremberg a duré 218 jours. Au total, 240 témoins ont été appelés à la barre et 300 000 déclarations sous serment ont été recueillies. Le procès-verbal du procès compte plus de 16 000 pages. À son issue, douze accusés ont été condamnés à mort, tandis que de nombreux autres ont été condamnés à de longues peines de prison. Le procès a représenté la première étape de la résolution des hostilités entre l’Allemagne et les Alliés et a ouvert la voie à la réintégration de l’Allemagne dans l’ordre de l’après-guerre.

Au-delà des procédures officielles, d’importantes questions historiques restent en suspens, soulevant d’importantes discussions sur la nature humaine, le rôle de la gauche et la question de savoir si les mouvements progressistes peuvent surmonter le racisme et d’autres oppressions pour lutter ensemble. La question dominante, bien sûr, est en premier lieu de savoir comment quelque chose d’aussi horrible a pu se produire. Comment le crime le plus horrible de l’histoire de l’humanité a-t-il pu se produire en Allemagne, le « pays des poètes et des penseurs » ? 

Certains historiens expliquent le succès des nazis par un antisémitisme spécifique qui serait profondément ancré dans la culture allemande. Selon ce récit, les Allemands étaient déjà antisémites et n’attendaient qu’un Hitler pour aller plus loin. D’autres adoptent une approche plus nuancée, affirmant que les nazis ont pour l’essentiel soudoyé la population afin qu’elle soutienne leurs projets antisémites par le biais d’une série d’incitations matérielles.

L’historien de renom Götz Aly, par exemple, décrit le régime nazi comme une « dictature accommodante », affirmant que si « l’antisémitisme était une condition préalable nécessaire à l’attaque nazie contre les Juifs d’Europe, elle n’était pas suffisante. Les intérêts matériels de millions d’individus devaient d’abord fusionner avec l’idéologie antisémite pour que le grand crime que nous connaissons maintenant sous le nom d’Holocauste puisse prendre son élan génocidaire ».

Il est certain que de nombreux Allemands (y compris des Allemands de la classe ouvrière) ont soutenu le régime nazi à un moment donné, et que les politiques économiques nazies ont incité beaucoup d’autres personnes à tolérer le régime. Néanmoins, cette lecture historique simplifie à l’extrême l’éventail complexe des conditions et des forces sociales dans l’Allemagne de Weimar et ignore que tous les Allemands n’ont pas reçu d’avantages matériels sous le régime nazi, et qu’ils n’étaient pas tous des partisans enthousiastes du nazisme. En réalité, des pans importants de la population se sont constamment opposés au fascisme.

La montée au pouvoir d’Hitler n’était en aucun cas inévitable, mais plutôt le résultat de conditions historiques spécifiques ainsi que des actions (et inactions) de diverses forces sociales. Alors que de nombreuses histoires conventionnelles décrivent le nazisme comme une sorte de projet collectif allemand, ce que l’ascension d’Hitler au pouvoir illustre réellement, ce sont les conséquences très réelles que la stratégie socialiste peut avoir dans une société en proie à la dépression économique et à la polarisation politique. 

Le nazisme n’était qu’une des issues possibles de la crise de la République de Weimar, mais son succès final ne le rend pas rétroactivement inévitable. En outre, dépeindre le fascisme comme tel occulte une période de l’histoire très instructive, tant pour la gauche que pour un large public. 

L’impact de la crise de 1929

Quelques années seulement avant la prise de pouvoir d’Hitler en 1933, son Parti national socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) n’avait guère d’importance. Ce n’est qu’après le krach boursier de 1929 que le nombre de voix du NSDAP passe de 800 000 en 1928 à plus de 6 millions en 1930 et à 37 % des voix en 1932, ce qui en fait le premier parti au Parlement.

La toile de fond de cette croissance rapide tient bien sûr dans la crise économique permanente qui rongeait les fondements mêmes du capitalisme mondial. L’effondrement massif des investissements provoqué par le krach de 1929 a entraîné une baisse de 29 % de la production industrielle mondiale en 1932. L’industrie allemande a été particulièrement touchée, car elle était financée par des prêts étrangers massifs (notamment américains), qui se sont effondrés dès que les prêteurs ont retiré leur crédit. 

Les entreprises, grandes et petites, font faillite dans tout le pays, et des pans entiers de la classe moyenne sombrent dans la pauvreté. La paysannerie a également souffert de la chute des prix des denrées alimentaires et les travailleurs ont dû faire face à des réductions de salaire de 30 % en moyenne. En 1933, le chômage est passé de 1,3 million en 1929 à environ 6 millions. Seul un tiers des travailleurs était employé à temps plein.

Après la démission du dernier gouvernement démocratiquement élu de la République de Weimar en mars 1930, le président Hindenburg nomme un cabinet présidentiel sans soutien parlementaire, s’appuyant souvent sur des décrets d’urgence pour gouverner. Le chancelier d’Hindenburg, Heinrich Brüning, et son successeur, Franz von Papen, lancent une campagne d’austérité massive, réduisant considérablement les allocations de chômage, les dépenses sociales et les retraites, tout en augmentant les taxes sur les denrées alimentaires et les biens de consommation. En conséquence, la faim généralisée devient une caractéristique ordinaire de la vie urbaine. 

La campagne d’austérité de l’État a servi les intérêts de la classe patronale allemande. Quelques semaines seulement après le krach de Wall Street, la Ligue de l’industrie allemande a demandé que l’État-providence soit « adapté aux limites de la durabilité économique », décriant les « abus injustifiés et immoraux » des prestations de sécurité sociale.

Aux yeux des patrons allemands, la crise économique avait été causée par un État-providence hypertrophié, des salaires élevés et des horaires de travail réduits. Ils ont donc réagi en annulant des contrats, en baissant les salaires et en abolissant la journée de travail de huit heures. L’État allemand a appuyé ces mesures en 1932 en abolissant la négociation collective et le droit de grève.

L’austérité était conçue pour soulager les entreprises allemandes des coûts élevés de la main-d’œuvre, ce qui faisait baisser les prix des produits allemands sur le marché mondial et stimulait l’économie nationale. Mais comme toutes les économies industrielles poursuivaient des stratégies d’exportation similaires, la reprise promise n’est jamais venue et la pauvreté a continué à augmenter.

Polarisation

La crise est la plus dévastatrice pour les chômeurs et les classes moyennes, qui sont à leur tour les deux groupes sociaux où les nazis trouvent le plus de soutien. 

Pour les artisans, les petits commerçants, les fonctionnaires et les propriétaires de magasins, la crise les soumet à une double pression. Le regretté sociologue allemand Arno Klönne les décrit comme « se sentant menacés par la concentration croissante du capital industriel et financier d’une part, et par les revendications de la classe ouvrière industrielle bien organisée d’autre part ». La démagogie nationale-socialiste, dirigée à la fois contre le capital financier et le mouvement ouvrier, s’avère particulièrement attrayante pour les membres de la classe moyenne. 

La situation des chômeurs était bien sûr de loin pire que celle des classes moyennes. Avec l’effondrement de l’ancien système de sécurité sociale, le chômage dans l’Allemagne de Weimar devient de plus en plus une lutte acharnée pour la survie, tandis que la montée en flèche du chômage efface tout espoir de trouver un emploi dans un avenir proche. 

Dans ce contexte, les SA (sections d’assaut) et autres groupes terroristes sous commandement nazi ont rapidement attiré des légions d’Allemands sans emploi, qui ont trouvé dans le nazisme un nouveau sentiment d’appartenance, de camaraderie et de pouvoir. Le racisme et l’antisémitisme ancrés dans l’idéologie nazie donnaient à de nombreux membres un sentiment de fierté et de supériorité par rapport aux Juifs, aux étrangers et aux homosexuels auxquels ils étaient prétendument supérieurs.

Un autre aspect important du succès du NSDAP était l’image qu’ils projetaient d’eux-mêmes comme une alternative radicale à la république existante. Selon Klönne, « les jeunes et les chômeurs de longue durée » en particulier étaient « poussés par le désespoir et l’impatience ; on ne pouvait pas les approcher avec une sorte de ”perspective à long terme”, ils voulaient du travail et du pain, ici et maintenant ». Le NSDAP a promis « des mesures immédiates pour remédier à leur situation désespérée ».

En manipulant cette image et en faisant appel aux groupes sociaux les plus vulnérables, le parti d’Hitler a réussi à devenir un véritable mouvement de masse en quelques années : les SA à elles seules comptaient 400 000 membres en 1932.

La croissance de l’extrême droite n’est cependant qu’une partie de l’histoire. Plutôt que de considérer les dernières années de la République de Weimar comme celles d’un glissement vers la droite à l’échelle nationale, il faut les comprendre comme un processus de polarisation politique bénéficiant à la fois à l’extrême droite et à la gauche communiste. 

Ainsi, le parti communiste allemand (KPD) a augmenté son nombre de voix de 1,3 million lors de la première élection qui a suivi le krach boursier, et le nombre de ses membres a plus que doublé pour atteindre un quart de million entre 1928 et 1932. Les communistes exercent une présence visible dans la rue, organisent des manifestations et s’engagent dans des confrontations physiques avec les nazis. 

La force globale du mouvement ouvrier allemand, le plus grand et le plus puissant du monde à l’époque, est attestée par le fait que même lors des dernières élections libres de novembre 1932, quelques mois seulement avant la prise du pouvoir par Hitler, le KPD et le SPD réunis obtiennent plus de voix que les nazis. Étant donné leur force numérique et leur politique antifasciste, une confrontation entre les nazis et les partis ouvriers semblait inévitable.

Résultats des élections parlementaires, 1928-1932

S’adressant aux membres du KPD dans les pages du Militant en 1931, Léon Trotsky résume la situation politique allemande comme suit :

« Quand on place une boule au sommet d’une pyramide, une faible poussée suffit à la faire rouler soit à droite soit à gauche. Telle est la situation dont l’Allemagne se rapproche d’heure en heure. Certaines forces veulent que la boule roule à droite et brise les reins de la classe ouvrière. D’autres veulent maintenir la boule au sommet. C’est une utopie. La boule ne peut se maintenir sur la pointe de la pyramide. Les communistes voudraient que la boule roule à gauche et casse les reins du capitalisme. Il ne suffit pas de vouloir, il faut en être capable ».

La défaite finale des travailleurs

Les patrons allemands comprennent également que la polarisation ne peut pas durer éternellement, mais ils s’inquiètent surtout de la possibilité que le mouvement ouvrier prenne le pouvoir. Les nazis savent comment tirer parti de cette crainte, en promettant de faire respecter les intérêts des entreprises par tous les moyens nécessaires. Lors d’une collecte de fonds nazie organisée par d’éminents industriels, le chef SS Rudolf Hess expose des photos de manifestations révolutionnaires d’un côté, et des divisions SA et SS en uniforme de l’autre :

« Ici, messieurs, vous avez les forces de la destruction, qui sont de dangereuses menaces pour vos comptoirs, vos usines, tous vos biens. D’autre part, les forces de l’ordre se forment, avec une volonté fanatique d’extirper l’esprit d’agitation…. Tous ceux qui ont doivent donner de peur de perdre tout ce qu’ils ont ! » 

L’ancien fonctionnaire nazi Albert Krebs a décrit la scène dans ses mémoires :

« Tous les capitalistes n’étaient pas particulièrement enthousiastes à l’égard des nazis, mais leur scepticisme était relatif et a pris fin dès qu’il est devenu clair qu’Hitler était la seule personne capable de détruire le mouvement ouvrier ». 

Terrifié par la perspective de nouveaux gains pour le mouvement ouvrier, le soutien du capital à Hitler a augmenté rapidement. Trotsky a illustré cette dynamique de manière colorée : « La grande bourgeoisie aime le fascisme aussi peu qu’un homme qui a mal aux molaires aime se faire arracher les dents ». Autrement dit, le nazisme pouvait leur sembler répugnant, mais il leur apparaissait comme nécessaire. Hitler a d’ailleurs tenu sa promesse au capital. Après avoir été déclaré chancelier en janvier 1933, il a rendu illégaux les deux partis ouvriers et les syndicats en quelques mois. Des milliers de sociaux-démocrates, de communistes et de syndicalistes ont été arrêtés et assassinés.

Le soutien du capital a certainement été décisif pour l’ascension d’Hitler, mais une victoire nazie n’était pas encore inévitable. Une série de terribles erreurs stratégiques de la part de la gauche allemande a joué un rôle majeur dans sa chute. 

La social-démocratie

Le parti social-démocrate allemand (SPD) comprend la menace que représente le NSDAP, mais ne parvient pas à mener le combat nécessaire pour l’arrêter. Dans une tentative désespérée d’empêcher par des moyens légaux les nazis de prendre le pouvoir et de sauver la démocratie de Weimar, le SPD a poursuivi une stratégie consistant à soutenir le « moindre mal » – c’est-à-dire le gouvernement autoritaire de droite, considéré comme un rempart contre Hitler (qui serait certainement encore plus à droite et autoritaire).

Cela impliquait de soutenir la candidature de l’archi-conservateur Hindenburg à l’élection présidentielle de 1932 et de tolérer les cabinets présidentiels autoritaires de Brüning et de von Papen, ainsi que les hausses d’impôts et les réductions de dépenses qu’ils promulguaient.  Cette stratégie allait à l’encontre du programme politique du parti, sans parler des intérêts matériels de ses partisans.

La faiblesse de cette stratégie est particulièrement évidente le 20 juillet 1932, lorsque le chancelier von Papen dissout le gouvernement dirigé par le SPD en Prusse, le plus grand État de la République. Un an auparavant, le SPD avait déjà organisé des milices ouvrières pour une telle situation : le « Front de fer ». Mais face à une confrontation réelle, la direction du parti abandonne la résistance armée et appelle au calme et à la retenue.

La confédération syndicale allemande (ADGB) a suivi une voie similaire. De nombreux syndicalistes sont également membres du SPD et soutiennent la stratégie du moindre mal, tolérant le gouvernement de Hindenburg dans l’espoir d’arrêter les nazis par des moyens constitutionnels. En conséquence, ils se sont également abstenus d’appeler à une grève générale en Prusse en 1932. Le ministre nazi de la propagande, Joseph Goebbels, était toutefois parfaitement conscient des implications du 20 juillet. Comme il le note dans son journal quelques jours plus tard : 

« Les rouges ont été vaincus. Leurs organisations n’ont opposé aucune résistance. Les rouges ont manqué leur moment de vérité. Il n’y en aura pas d’autre ». 

En fin de compte, Goebbels avait raison. Suite au désastre prussien, un demi-million d’électeurs ont quitté le SPD lors des élections deux semaines plus tard. L’absence de réponse désastreuse de juillet 1932 s’est répétée six mois plus tard lorsque les nazis ont pris le pouvoir et ont systématiquement éviscéré le mouvement ouvrier.

Le KPD

Les communistes sont la seule organisation de la classe ouvrière qui organise une résistance extraparlementaire aux nazis tout en s’opposant à la campagne d’austérité du gouvernement, mais ils échouent également. Leur échec est dû en grande partie à leur incapacité à développer une analyse claire du fascisme et à comprendre la menace qu’il représente. 

Le Comité central a abusé de l’expression « fascisme » au point de la vider de son sens. En ce qui les concerne, l’État allemand était devenu fasciste en 1930, lorsque le cabinet présidentiel de Hindenburg avait pris le pouvoir. En effet, la direction du KPD considérait tous les autres partis parlementaires comme des variantes du fascisme, déclarant à ses membres que « combattre le fascisme signifie combattre le SPD tout autant que combattre Hitler et les partis de Brüning ». 

Le KPD importe cette position de Moscou, en se basant sur la théorie du « social-fascisme » selon laquelle le fascisme et la social-démocratie ne sont pas opposés mais fonctionnent en fait comme des « frères jumeaux », comme Staline l’avait autrefois soutenu. Dans le contexte d’une crise capitaliste profonde, c’était la social-démocratie qui – en empêchant les travailleurs de lutter contre le capitalisme – constituait pour le KPD l’ « ennemi principal ». Suivant cette ligne, la direction rejette toute coopération avec le SPD, même lorsqu’il s’agissait de combattre les nazis : 

« Les social-fascistes savent que pour nous, il ne peut y avoir de collaboration avec eux. En ce qui concerne le parti des Panzerkreuzer, les policiers-socialistes et ceux qui ouvrent la voie au fascisme, il ne peut y avoir pour nous qu’une lutte à mort ».

De nombreux communistes approuvent ce genre de phrases aux accents radicaux, car le KPD est de plus en plus un parti de chômeurs. L’organisation communiste avait presque cessé d’exister dans les entreprises. À l’automne 1932, seuls 11 % des membres du KPD étaient des travailleurs salariés.

Ainsi, la plupart des communistes ne connaissaient plus les sociaux-démocrates comme des collègues de travail, mais seulement comme des partisans de la stratégie du moindre mal et d’événements tels que le « Mai sanglant » du 1er mai 1929, lorsque la police sous le commandement du social-démocrate Karl Friedrich Zörgiebel avait violemment réprimé une manifestation organisée par le KPD. 

Le refus catégorique de la direction du SPD de collaborer avec les communistes accentue le blocage. À l’époque, le SPD est rongé par une ferveur anticommuniste, assimilant souvent le communisme au nazisme. Le président du parti, Otto Wels, déclare ainsi lors du congrès du parti à Leipzig en 1931 que « le bolchevisme et le fascisme sont frères. Ils sont tous deux fondés sur la violence et la dictature, quelle que soit leur apparence socialiste ou radicale »

Plutôt que d’offrir à la majorité de la population une alternative politique, la politique du KPD consistant à diriger l’essentiel de sa colère contre le SPD l’a conduit dans les bras de la droite, du moins pendant un certain temps. L’exemple le plus notoire de ce phénomène s’est produit en 1931, lorsque le KPD soutient un référendum populaire contre le gouvernement prussien du SPD, initié par les nazis et d’autres forces nationalistes.

Le Front uni

Ces politiques désastreuses ont été vivement critiquées par divers communistes de l’opposition. Léon Trotsky et August Thalheimer revêtent une importance particulière. Thalheimer avait été l’un des fondateurs de l’ « Opposition de droite » au sein du Parti communiste, qui avait rompu avec le parti en 1929. Trotsky, l’un des dirigeants les plus connus de la Révolution russe et désormais un communiste dissident de premier plan, dirigeait ses partisans depuis son exil sur l’île turque de Büyükada. Tous deux accordent une attention particulière à l’évolution de la situation en Allemagne.

Le parti de Thalheimer soutient que la montée du fascisme ne peut être arrêtée que par « une offensive générale, globale et planifiée » de la classe travailleuse. L’outil organisationnel nécessaire à cette offensive était le front uni. Trotsky était d’accord, affirmant que les deux partis étaient également menacés par le nazisme et devaient donc lutter ensemble. La nécessité objective du front unique signifie que la théorie du social-fascisme doit être abandonnée. Tant que le KPD refusera de le faire, il ne parviendra pas à se rapprocher des partisans du SPD : 

« Ce genre de position – une politique de gauchisme criard et vide – bloque d’avance la route du parti communiste vers les travailleurs sociaux-démocrates ».

L’appel à un front uni ne pouvait pas s’adresser exclusivement aux membres du parti, mais impliquait nécessairement des négociations entre les directions également. Un pur « front uni par en bas » n’aboutirait pas, car la majorité des membres du parti veulent combattre le fascisme, mais veulent le faire avec leur direction. Les communistes ne peuvent espérer se lier uniquement avec des travailleurs sociaux-démocrates prêts à rompre avec leurs dirigeants. 

L’importance d’organiser l’unité d’action la plus large possible au sein de la classe travailleuse primait sur les autres préoccupations. Cela ne signifiait pas, cependant, que les communistes devaient modérer ou adoucir leurs revendications politiques. Au contraire, c’est dans le contexte d’une action unifiée de la classe ouvrière que les communistes peuvent le mieux prouver leur crédibilité en tant qu’antifascistes : 

« Nous devons aider les travailleurs sociaux-démocrates en action – dans cette situation nouvelle et extraordinaire – à tester la valeur de leurs organisations et de leurs dirigeants en ce moment, où c’est une question de vie ou de mort pour la classe ouvrière. »

Pour garantir cela, le front uni devait consister en une action politique, et non en une collaboration parlementaire, et ne pouvait être construit qu’autour d’un point central – dans ce cas, la lutte contre le fascisme. Il était de la plus haute importance que les communistes conservent leur indépendance politique et organisationnelle au sein du front. Le slogan de Trotsky – « Marchez séparément, mais faites la grève ensemble ! Convenez seulement comment frapper, qui frapper et quand frapper ! […] A une condition, ne pas se lier les mains » – résumait bien cette approche. 

Les appels de Trotsky et de Thalheimer en faveur d’un front uni sont bien accueillis par les travailleurs et les intellectuels, car le désir populaire d’unité face à la menace nazie croissante est naturellement répandu. Ce désir se retrouve dans l’ « Appel urgent à l’unité » lancé par trente-trois intellectuels publics bien connus, dont Albert Einstein, à l’approche des élections de 1932, appelant le KPD et le SPD à « faire enfin un pas vers la construction d’un front ouvrier uni, qui est nécessaire non seulement dans le cadre du parlement, mais aussi pour une défense au-delà ». 

Dans les petites villes de Bruchsal et d’Oranienburg où les partisans allemands de Trotsky avaient une certaine influence politique, ils parvinrent à créer des comités antifascistes comprenant à la fois des sociaux-démocrates et des communistes. Dans de nombreux autres endroits où aucun trotskyste n’était présent, les militants communistes et sociaux-démocrates locaux ont tout simplement ignoré leurs dirigeants et ont commencé à travailler ensemble, comme l’ont prouvé de récentes recherches dans les archives. 

Joachim Petzhold, par exemple, a étudié les rapports internes du ministère de l’Intérieur de l’été 1932, concluant que « de nombreux communistes voulaient s’unir aux sociaux-démocrates contre le fascisme ». Il note le « décalage entre la direction du parti et les membres du parti » à cet égard. Cette divergence est visible dans un rapport de police de juin 1932, dans lequel il est écrit que « lors des confrontations sanglantes avec les nationaux-socialistes… le front uni est régulièrement déployé en pratique malgré les antagonismes entre les deux partis marxistes, et ce sont souvent les communistes qui sont les plus rapides et les plus entreprenants dans cette activité ».

Un autre passage du même rapport note la chose suivante :

« l’activité pratique du front uni se produit dans tout le Reich. Les délégués syndicaux du SPD collaborent avec leurs collègues du KPD, les membres du Reichsbanner (une milice ouvrière dirigée par le SPD) se présentent comme délégués de leurs camarades aux réunions communistes ; les membres du Front de fer à Duisbourg discutent de la tactique du front uni dans le bureau du KPD. Les cortèges funéraires et les enterrements unifiés sont monnaie courante partout, tout comme les manifestations inter-partis en réponse aux marches nationales-socialistes. Les sociaux-démocrates participent aux nombreuses conférences antifascistes organisées par le KPD ; les responsables syndicaux déclarent que la main tendue de fraternité du KPD ne peut être repoussée ».

Des mouvements en faveur de l’unité de la classe ouvrière se produisent également dans le sud de l’Allemagne. En juillet 1932, par exemple, le dirigeant local du SPD, Reinbold, propose une trêve aux communistes : « Mettre de côté ce qui nous divise est une exigence juste étant donné la gravité de notre époque ». Les dirigeants locaux du KPD dans les villes d’Ebingen et de Tübingen font des offres similaires au SPD et aux syndicats à la même époque. 

En décembre 1931, des cas isolés de listes électorales communes SPD-KPD se produisent dans le Wurtemberg. L’exemple le plus marqué d’unité pratique a lieu dans la petite ville d’Unterreichenbach, où le KPD se dissout et s’associe au SPD local pour fonder un parti ouvrier uni.

Unis par la défaite

Malgré ce type de dynamiques locales enthousiasmantes, le KPD est déjà profondément stalinisé. Tous les courants d’opposition ont été expulsés depuis longtemps, si bien que les loyalistes du Comintern contrôlent le parti et dictent sa ligne contre la volonté des membres si nécessaire. La ligne de Moscou consiste à s’accrocher à la théorie du social-fascisme jusqu’à la fin.

Lorsque le président Hindenburg nomme Hitler chancelier le 30 janvier, des millions de travailleurs allemands sont prêts à se battre. Des manifestations éclatent dans tout le pays tandis que les représentants des usines se réunissent à Berlin pour coordonner une réponse à l’appel du SPD à la lutte commune. Malheureusement, les dirigeants syndicaux ont de nouveau appelé à la retenue. Le Vice-président de l’ADGB déclare : « Nous voulons réserver la grève générale comme une mesure de dernier recours ». Le leader Theodor Leipart ajoute : 

« Nous voulons souligner que nous ne sommes pas dans l’opposition à ce gouvernement. Cependant, cela ne peut – et ne pourra – pas nous empêcher de représenter également les intérêts de la classe ouvrière vis-à-vis de ce gouvernement. ”L’organisation, pas la manifestation” est notre devise ».

Seul le KPD appelle à une grève générale, exhortant toutes les organisations de la classe travailleuse à construire un front uni « contre la dictature fasciste de Hitler-Hugenberg-Papen ». Malheureusement, ces coalitions n’ont été réalisées que dans quelques petites villes comme Lübeck. Dans l’ensemble, le KPD est incapable d’acquérir une influence substantielle dans le mouvement ouvrier organisé. Ses années d’isolationnisme politique l’ont conduit trop loin dans le désert. 

Après janvier, il est trop tard, Hitler et les nazis ont déjà vaincu le mouvement ouvrier le plus puissant du monde. Le KPD, le SPD et les syndicats ont été sommairement mis hors la loi et décimés. Leurs membres se sont retrouvés, souvent pour la dernière fois, côte à côte dans les premiers camps de concentration érigés par le nouveau régime. 

Bien que les procès de Nuremberg aient permis de traduire en justice certains des criminels nazis les plus notoires, ils ont également réduit l’horreur du fascisme aux actions de quelques individus particulièrement malfaisants, tout en intégrant cette horreur dans un récit de culpabilité nationale collective. Dans un tel récit, personne et tout le monde est en faute. « Personne » dans le sens où le blâme est attribué aux hauts fonctionnaires et à leurs laquais, mais « tout le monde » parce que le fascisme nécessite une base collective de soutien de masse, ce qui fait de tous ceux qui vivaient sous le régime des collaborateurs potentiels. 

Au lieu de nous soumettre à cette double impasse analytique, nous devrions nous réapproprier une vision de l’histoire qui reconnaît la nature conflictuelle et contestée du changement social. Le fascisme n’est jamais inévitable : il est le résultat d’une confrontation entre des forces sociales radicalement antagonistes. Partout où il y a des fascistes, il y aura probablement des anticapitalistes et d’autres militants de gauche pour les combattre. C’était vrai en Allemagne en 1933, lorsque la gauche a été défaite et que la barbarie nazie a vaincu, et cela reste vrai dans l’Europe d’aujourd’hui, marquée par une nouvelle crise économique et une polarisation politique. 

*

Marcel Bois est historien et co-éditeur de Margarete Schütte-Lihotzky. Architektur. Politik. Geschlecht. Neue Perspektiven auf Leben und Werk.

Cet article a été publié par Jacobin.

Lire hors-ligne :