Le KPD (1918–1933) face à la montée du national-socialisme
La stratégie du mouvement ouvrier allemand a traversé plusieurs crises et plusieurs tournants dans l’entre-deux guerres. Si l’on se souvient parfois que le KPD (parti communiste allemand) n’a pas su s’allier aux sociaux-démocrates face à Hitler au début des années 1930, on sait moins comment il est arrivé à cette impasse. Pourtant, entre 1921 et 1923, le KPD était le véritable laboratoire du front unique : des actions de masse aux côtés de la social-démocratie contre les monarchistes jusqu’à la préparation d’une troupe de choc insurrectionnelle réunissant membres du SPD et du KPD. L’échec du gouvernement ouvrier SPD-KPD de Saxe-Thuringe et l’écrasement de la révolution allemande qui l’a suivi ont scellé le destin du KPD et de la République de Weimar. Cet article fait le récit de ces bifurcations.
LOHMANN jette sa pelle. Quand je pense que je suis ici parce que vous avez rendu impossible le front commun, je pourrai te fracasser le crâne.
BRÜHL. Aha ! « Si je ne veux pas être ton frère, alors tu me fracasses la tête », c’est ça ? Front commun ! Bas les pattes, mon mignon ! Ça vous aurait bien arrangés de nous dépouiller de nos adhérents !
LOHMANN. Oui, vous préférez vous faire dépouiller par Hitler et trahir le peuple !
Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIème Reich
(Quatrième scène se déroulant au camp de concentration d’Esterwegen)
« La politique ignore les formules absolues. Ses mots d’ordre sont concrets, c’est-à-dire en rapport dans le temps avec des circonstances précises »
Léon Trotsky, « Le naufrage du KPD et les tâches de l’opposition »
En Décembre 1918, 127 délégués de divers groupes politiques (dont beaucoup étaient d’anciens membres du SPD), venant de 56 villes allemandes se réunirent à Berlin et formèrent le parti communiste d’Allemagne (KPD). Pour ce parti nouvellement créé, les sociaux-démocrates allemands (SPD) étaient considérés comme des traitres envers le mouvement ouvrier depuis leur vote des crédits de guerre en 1914. Par ailleurs, le SPD alla jusqu’à s’allier aux corps-francs pour réprimer la révolution allemande de manière sanglante (à travers leur chancelier Friedrich Ebert et le ministre de la guerre Gustav Noske). Pourtant, l’une des principales partisanes de cette révolution, Rosa Luxemburg termina son (dernier) texte « L’ordre règne à Berlin » sur une note d’espoir :
Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette « défaite » un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite.
« L’ordre règne à Berlin ! » sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera de nouveau avec fracas » proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi.
J’étais, je suis, je serai !1
Or, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, le mouvement ouvrier allemand allait connaître sa défaite la plus cinglante puisqu’il ne réussit pas à faire face au danger que représentait la montée du national-socialisme. En effet, le SPD comme le KPD furent dans l’incapacité de mener une bataille commune pour contrer le fascisme allemand. Pourtant, peu de temps après la défaite de la révolution spartakiste berlinoise, le SPD était toujours le parti de gauche le plus fort aux élections. C’était également le parti de gauche qui avait le plus de membres et qui avait l’influence la plus forte auprès des syndicats, bien plus importante que celle du KPD. La question principale pour les communistes était alors de savoir comment revitaliser leurs forces politiques et gagner en influence au sein de la gauche radicale. La ferveur révolutionnaire étant retombée, le KPD se demanda (pour reprendre la formule de Marcel Bois) s’il « était possible, en tant que révolutionnaires, de devenir majoritaires en des temps non-révolutionnaires »2. C’est notamment pour contrer le SPD que le KPD commença à mettre sur pied une stratégie de front unique (Einheitsfront). Pourtant, comme nous le verrons dans le développement qui suit, la question du front unique n’est pas qu’une question interne aux communistes, l’attitude du KPD vis-à-vis de cette stratégie ayant été cruciale dans l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes. Ces dernières années, l’histoire de la politique du front unique a regagné en intérêt au sein d’une certaine frange de la gauche allemande. Ainsi, le premier numéro de 2014 de la revue Theorie21 (revue théorique du réseau Marx21, membre de Die Linke) portait principalement sur cette question. Dans son entretien avec Bernd Riexinger (co-président de Die Linke), Luigi Wolf qualifie même la politique du front unique de « concept central d’une Realpolitik révolutionnaire »3. Pourtant, dans les années suivant sa création, le KPD n’utilisa cette stratégie que par intermittence (pendant la période 1921 – 1923, puis en 1926), avant de s’en distancier totalement.
Les débuts de la République de Weimar et la stratégie du front unique
C’est dans les premières années de la République de Weimar, alors que l’Allemagne connaissait de nombreuses grèves, manifestations, etc., que le KPD devint un réel parti de masse. Après l’assassinat de Luxemburg et Liebknecht, Paul Levi prit la direction du parti et décida d’exclure une grande partie de l’aile gauche – principalement composée de conseillistes – afin de pouvoir fusionner avec le parti social-démocrate indépendant (USPD). La croissance du parti, ainsi que le contexte révolutionnaire qui régnait en Europe à ce moment pouvait laisser croire que la prise du pouvoir était proche. C’est cette impression que le grand soir était imminent qui poussa le KPD et le KAPD (parti communiste ouvrier d’Allemagne, parti rassemblant les conseillistes exclus du KPD) – encouragés par les Hongrois Béla Kun, József Pogány et le Polonais Samuel Haifiz – à tenter de forcer le cours de la révolution à travers une grève générale et un appel à l’armement des ouvriers, publié dans Die Rote Fahne, en 1921. L’écrasement de ce soulèvement (appelé action de Mars – Märzaktion) fut d’autant plus cinglant que de nombreux membres du KPD croyaient dur comme fer à la théorie de l’offensive révolutionnaire. Quelques jours plus tard, la Pravda se félicitait de ce que « pour la première fois, le prolétariat allemand s’était levé, avec à la tête de son combat un parti communiste d’un demi-million de membres »4. De l’autre côté, le mathématicien et physicien Vladimir Steklov se demandait si par sa précipitation, le KPD n’était pas responsable d’une défaite politique majeure. Plusieurs centaines de communistes furent arrêtés, le KPD fut temporairement interdit et plusieurs milliers de membres quittèrent le parti. Comme l’écrit Pierre Broué : « L’action était terminée. Le débat commençait »5. C’est par ce débat déclenché par la défaite que s’est posé la question de savoir quelle attitude devait avoir un parti révolutionnaire lorsque la période n’était pas à la révolution. C’est lors du 7ème congrès du KPD à Jena, du 22 au 26 Août 1921, que fut développée la stratégie du front unique. Ernst Meyer, qui était alors à la tête du parti, prit la parole en introduction du congrès. Comme l’explique Florian Wilde, dans sa thèse de doctorat sur Meyer, ce-dernier devait tenir un discours critique vis-à-vis de l’action de Mars et de la théorie de l’offensive révolutionnaire, sans pour autant désavouer ceux qui y avaient participé et en même temps bâtir un pont avec l’aile droite du KPD. Meyer critiqua ainsi fortement « l’impatience révolutionnaire qui avait empêché (…) une analyse posée de la situation »6.
Les conclusions du 7ème congrès du KPD, qui s’est tenu en août 1921 à Jena, étaient, elles, plus concrètes. C’est là que le parti développa sa politique du front unique, dont le partisan le plus important allait devenir Ernst Meyer. Dans son exposé introductif au congrès il expliqua la ligne directrice : le KPD devait essayer « d’unir l’ensemble de la classe ouvrière dans la lutte », afin de pouvoir mettre en lumière des revendications qui soient « si claires qu’aucun ouvrier ne puisse être en désaccord avec celles-ci » et qu’elles « justifieraient son empressement à la lutte pour la mise en place de telles revendications ». Afin de répondre aux inquiétudes de l’aile gauche, Meyer précisa qu’une telle politique ne signifiait aucunement l’abandon des positions communistes : « Ces revendications ne sont qu’un moyen pour la fin et non pas la fin elle-même – un moyen pour unir le prolétariat dans la lutte ». Si le KPD arrivait à mener ces luttes correctement, les masses « reconnaitraient d’elles-mêmes que ce ne sont pas les réformes, pas les améliorations, pas de simples défenses contre ce qui pourrait arriver de pire qui pourraient libérer la classe ouvrière, mais uniquement le communisme »7. C’est dans cette perspective que Meyer expliqua que le KPD ne pourrait vaincre qu’en ayant l’appui d’une grande majorité du prolétariat (ce qui n’était pas le cas en 1921). La tactique pour contrer l’influence du SPD devait donc changer selon Meyer. Il ne suffisait plus d’attaquer sans cesse le SPD mais de prouver aux ouvriers que, dans les faits, le KPD seul serait à même d’améliorer leur situation. Il fallait mener une lutte commune avec le SPD afin de le mettre face à un dilemme politique : refuser la lutte commune au risque de ne pas atteindre certains objectifs et donc de perdre des partisans ou l’accepter et mettre en lumière l’inefficacité de ses actions politiques. Par ailleurs, cela permettrait de contrer l’argument selon lequel les communistes diviseraient la classe ouvrière.
De la première tentative de front unique au référendum sur l’expropriation des princes.
C’est par l’assassinat de Matthias Erzberger – ancien député du Zentrum et membre du gouvernement de Philipp Scheidemann (SPD) – le 26 Août 1921 par un groupe d’extrême droite que s’offrit au KPD sa première chance de mettre sur pied une large mobilisation ouvrière. Le 31 Août, environ cinq millions de personnes défilèrent à travers tout le pays. L’attitude du KPD vis-à-vis de cet assassinat rendit explicite sa rupture avec la tactique adoptée jusqu’ici. Il en fut de même après l’assassinat en Juin 1922, également par des terroristes d’extrême droite, du ministre des affaires étrangères d’origine juive, Walter Rathenau. Le jour même de l’assassinat de Rathenau, la direction du KPD invita le SPD et l’USPD à une réunion commune, afin de prendre les mesures de défense nécessaires pour parer le terrorisme d’extrême droite. Bien que réticent, le SPD fini par accepter. Un accord fut signé entre ces trois organisations afin de réclamer une loi protégeant la république qui devait « interdire et punir sévèrement toute agitation monarchiste ou anti-républicaine (…), interdire et dissoudre immédiatement toute ligue monarchiste ou anti-républicaine, et interdire les couleurs et drapeaux monarchistes »8. C’est à partir de là que le KPD s’allia de manière régulière à d’autres organisations ouvrières. En effet, la stratégie du front unique consistait surtout en des alliances au niveau extra-parlementaire (comme par exemple des grèves de masse). Meyer résuma la situation de la manière suivante : « L’isolement dans lequel nous nous trouvions vis-à-vis de la classe ouvrière a désormais changé. Notre influence auprès des syndicats et la confiance qu’ils nous accordent est devenue plus forte grâce au mouvement de grève »9. Quelques temps plus tard, lors du quatrième congrès mondial du Komintern, Grigori Zinoviev fit l’éloge de la politique du KPD durant les divers mouvements de grève (notamment celle des cheminots en 1922). À cette époque, Ernst Meyer écrivit à sa femme que « La situation est éclatante pour nous ; la manifestation passée et celle de mardi se sont faites en commun, tout en conservant une liberté de critique vis-à-vis du SPD et de l’USPD. Les syndicats ont un grand respect pour nous »10. Bien que l’alliance n’ait pas duré longtemps, le KPD avait à nouveau pu montrer qu’il était la force politique à l’initiative dans la défense de la République de Weimar face à l’extrême droite. Durant cette période (1921 – 1923), le KPD gagna en influence auprès des ouvriers. Jakob Moneta décrit 1923 comme « l’année décisive » (das Jahr der Entscheidung). En effet, Moneta parle ainsi de la stratégie du front unique entre 1921 et 1923 :
Le KPD entama de longues négociations avec les sociaux-démocrates et approcha les syndicats de manière très pédagogique. Le KPD se tint à cette ligne politique après 1921 – après le 3ème congrès mondial de l’I.C. – durant deux ans et en tira de très bons résultats. Son influence au sein des syndicats (…) grimpa considérablement.11
La situation du KPD semblait en effet très prometteuse durant cette période. Selon Marcel Bois :
Début 1923, les communistes gouvernaient dans plus de 80 municipalités, et dans plus de 170 villes c’était le parti le plus fort, dans plusieurs centaines de parlements communaux ils avaient, avec le SPD, la majorité des sièges. Dans les syndicats, l’influence des communistes grimpa également. Ainsi, le parti présenta lors du 11ème congrès de l’ADGB, en Juin 1922, environ un huitième des délégués (90 sur 691).12
Cependant, selon Moneta, cette nouvelle ligne politique devint une sorte de routine de laquelle on attendait des résultats de manière quasi mécanique, sans jamais la confronter à l’évolution réelle des rapports de force, et c’est bien cela qui allait mener cette stratégie à sa fin :
À cet instant, le KPD semblait être la seule force capable de sortir la classe ouvrière de l’ornière. Il pouvait se reposait sur l’immense prestige que la révolution d’Octobre avait insufflé au sein de la classe ouvrière allemande. Les masses se tournèrent vers le KPD et attendirent de lui qu’il prenne des initiatives. La classe ouvrière refusa, à juste titre, de se lancer dans des combats spontanés inutiles, sans que ceux-ci ne soient coordonnés les uns avec les autres (…). Elle savait que des combats éparpillés ne pourraient pas amener à la grande victoire (den großen Sieg) (…).
Lors du 8ème congrès du KPD (du 28 Janvier au 1er Février 1923 à Leipzig), il fut débattu du « front unique ouvrier » et du « gouvernement ouvrier ». La direction du parti, Heinrich Brandler et August Thalheimer en tête, se montra favorable à un front unique avec les sociaux-démocrates « par le haut ». Elle proposa de mettre sur pied un « gouvernement ouvrier » en Saxe et en Thuringe, où les communistes pouvaient, avec les sociaux-démocrates, obtenir une majorité.13
Mais l’aile gauche du parti – principalement Ruth Fischer, Arkadij Maslow et Ernst Thälmann – ne voulait qu’un front unique « par le bas » (von unten) et refusait un gouvernement ouvrier qui ne soit pas uniquement dirigé par les communistes. Ainsi, la stratégie du front unique fut mise de côté jusqu’en 1926, où elle fut reprise dans le cadre d’un référendum sur l’expropriation des princes. La difficulté de mener une politique de front unique, résidait en ce qu’il fallait trouver un équilibre entre une fermeté sur les principes politiques de base du parti tout en conservant une souplesse tactique. Il ne fallait donc pas tomber dans une trop forte compromission avec le SPD, sans pour autant chuter dans un auto-isolement identitaire. Le KPD ne réussit pas toujours à manier cet art stratégique, ce qui le fit s’éloigner, par période, de la politique du front unique. Il y revint en 1926, lorsque fut proposé un référendum sur les biens expropriés des princes. En effet, durant la révolution de 1918-19, la fortune des princes, des ducs et des rois allemands fut confisquée. Cependant, au milieu des années 1920, la possibilité fut offerte à la noblesse de réclamer ses propriétés. Étant donné l’état de l’économie allemande de cette époque, les concessions faites à la noblesse furent sévèrement critiquées (et pas uniquement par les marxistes, mais également par la gauche libérale). Ainsi, en Novembre 1925, le parti démocrate allemand déposa un projet de loi au Reichstag selon lequel les Länder devaient trouver une sorte de compromis avec les anciens princes. Cette démarche fut soutenue par le SPD. Le KPD soutenait une position quelque peu plus radicale puisqu’il refusa que l’on rende quoi que ce soit qui ait été exproprié durant la Révolution. C’est cette dynamique qui poussa le KPD à déposer un projet de loi concernant l’expropriation sans indemnisation de toute la noblesse. Bien évidemment, étant donné l’état économique de l’Allemagne weimarienne à ce moment-là, ces revendications rencontrèrent un large écho au sein de la population allemande. Le SPD, lui, se garda bien de soutenir cette loi dont il pensait qu’il n’y avait rien à faire politiquement. Du moins, il s’agissait là surtout de la direction du SPD, car sa base sociale, elle, semblait très attirée par la proposition communiste. C’est pour cela que le SPD et le KPD s’allièrent, en 1926, en vue d’organiser un scrutin pour savoir s’il fallait organiser un référendum. Une énorme campagne en faveur du « oui » au référendum fut donc mise en place : au-delà des affiches et des tracts qui furent distribués, un film fut également tourné… Cette campagne fut un succès et le dixième d’électeurs nécessaires pour obtenir la tenue d’un référendum fut largement atteint. Un bras de fer s’engagea entre la gauche et la droite pour ce référendum. La droite mis toute son énergie contre ce scrutin. Comme l’explique Marcel Bois, les propriétaires fonciers de la Ostelbe, par exemple, organisèrent des distributions gratuites de bière (Freibierfeste) sur le chemin vers le bureau de vote afin de faire oublier aux votants où ils voulaient réellement aller. À cette époque, certains membres du parti national-socialiste (NSDAP) se positionnaient en faveur de l’expropriation des princes (notamment Otto Strasser). Hitler, quant à lui, était totalement opposé à ce projet qu’il qualifiait de « manœuvre juive ». Selon l’historien Karl Dietrich Bracher, Goebbels alla même jusqu’à « exiger l’exclusion du »petit bourgeois Adolf Hitler » qui ne prenait pas le socialisme au sérieux »14.
La gauche ne se laissa pas démobiliser et continua à mettre toutes ses forces dans la bataille pour le référendum. Bien que la direction du SPD ait mis l’accent sur la séparation existant entre le KPD et le SPD, des comités communs se mirent en place au niveau local. Finalement, lors du référendum, les initiateurs du projet n’atteignirent pas les 20 millions de voix nécessaires, mais cette défaite fur pourtant vécue comme un succès pour la gauche. En effet, comparé aux dernières élections présidentielles, le score de la gauche s’était considérablement amélioré. Par ailleurs, celle-ci réussit à toucher un électorat habituellement acquis aux conservateurs. Les années d’isolement du parti communiste (1924-25), dont était notamment responsable l’aile gauche qui le dirigeait alors, semblaient terminées. Cependant, ce référendum sur l’expropriation des princes fut la dernière tentative du KPD de mettre en place une stratégie de front unique. La stalinisation progressive du KPD mena celui-ci à abandonner totalement cette stratégie, malgré le danger grandissant que représentait le NSDAP. Comme l’écrivait alors Trotsky, l’échec futur du KPD allait s’ancrer dans un contexte plus général de « dégénérescence » des partis communistes :
Jusqu’en 1923, presque sans arrêt, l’I.C. a progressé dans tous les pays, affaiblissant et évinçant la social-démocratie. Dans les dix dernières années, non seulement elle n’a pas fait de conquêtes quantitatives, mais elle a subi une profonde dégénérescence qualitative. Le naufrage du parti communiste officiel en Allemagne est l’aboutissement fatal de la « ligne générale » qui passa par les aventures de Bulgarie et d’Estonie15, par la théorie et la pratique du « socialisme dans un seul pays »16, par la capitulation honteuse devant le Kuomintang en Chine17 et par la non moins honteuse capitulation devant la bureaucratie trade-unioniste en Angleterre18, par l’aventure de Canton19, par les convulsions de la « troisième période »20, par la scission avec les syndicats de masse, par la théorie et la pratique du « social fascisme », par la politique de la « libération nationale » ou de la « révolution populaire »21, par le refus du front unique, par le bannissement et la persécution de l’Opposition de gauche, enfin par le complet étouffement de l’indépendance de l’avant-garde prolétarienne et par la substitution au centralisme démocratique de la toute puissance d’un appareil sans principes et obtus.22
L’« antifascisme » du KPD durant ses dernières années d’existence
La fin des années 1920 et le début des années 1930 marquèrent la montée d’un nouveau péril à affronter pour le KPD allemand et le mouvement ouvrier en général : la dangereuse montée du parti hitlérien. Comme l’écrit Ian Kershaw dans sa biographie d’Hitler, bien que le NSDAP n’ait pas saisi tout de suite l’impact du krach boursier d’octobre 1929 celui-ci s’affirma comme « la voix la plus radicale à droite, comme un mouvement de protestation par excellence qui ne s’était jamais compromis avec le gouvernement de Weimar. »23. Ainsi, lors des élections régionales du 8 Décembre 1929 en Thuringe, le NSDAP tripla le score de 1928 avec 11,3% des voix :
Le parti nazi devait-il exploiter la situation en consentant à entrer pour la première fois au gouvernement mais, ce faisant, courir le risque de l’impopularité en participant à un système de plus en plus discrédité ? Hitler trancha : le NSDAP devait entrer au gouvernement. S’il avait refusé, expliqua-t-il, il y aurait eu de nouvelles élections et les électeurs se seraient détournés du NSDAP.24
À cela s’ajouta le fait qu’en mars 1930, avec la grande coalition sous la chancellerie du social-démocrate, Hermann Müller, ce fut le dernier gouvernement ayant une légitimité démocratique qui démissionna. Le président Hindenburg remplaça celui-ci par les fameux Präsidialkabinett25. Ces gouvernements, ne reposant sur aucune majorité parlementaire, se rangèrent du côté du patronat allemand. Comme l’écrit Marcel Bois :
Du point de vue des patrons, l’importance trop grande de l’État-Providence, les salaires trop élevés et le trop faible nombre d’heures de travail avaient provoqués la crise. Ils annoncèrent ainsi la mise en place de conventions collectives, de plus bas salaires et démantelèrent la journée de 8 heures de travail. Le gouvernement accompagna cette évolution en 1932 par la suppression dans les faits de l’autonomie tarifaire et du droit de grève. L’objectif de ces coupes était de soulager l’économie, de vendre des produits allemands sur le marché mondial à moindre coûts et ainsi de relancer l’économie. Pourtant, puisque tous les États industriels menèrent la même politique, il n’y eu aucune relance. Au contraire, la pauvreté ne cessa de grimper.26
Cette crise entraina une sorte de polarisation politique en Allemagne. Lors des élections du Reichstag du 14 Septembre 1930, le KPD réussi à atteindre 1,3 millions de voix (le SPD, lui, perdit de nombreux votes) alors que de l’autre côté de l’échiquier politique, le NSDAP réussit à atteindre 5,6 millions de voix (ce qui en fit la deuxième force du Reichstag, avec 107 sièges) :
D’un seul coup, les nazis avaient quitté les marges de la scène politique, loin de l’arithmétique du pouvoir, pour se retrouver en plein cœur. Brüning ne pouvait désormais s’en sortir au Reichstag qu’avec la « tolérance » du SPD, qui le considérait comme un moindre mal. (…) Quant à Hitler, que l’on portât sur lui un jugement positif ou négatif – et il ne laissait guère les gens neutres ou indifférents –, son nom était désormais sur toutes les lèvres. Il devenait un facteur de important, que l’on ne pouvait plus se permettre d’ignorer.27
Pourtant, c’est plus ou moins ce que fit le KPD, qui ne retirait de ces élections que son propre score, en ignorant totalement l’écrasante percée du parti hitlérien. Il semble plus qu’évident, qu’à l’époque le KPD fut incapable non seulement de saisir la portée du nazisme, mais également de proposer une analyse convaincante de l’antisémitisme nazi. Selon Enzo Traverso, dans l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat Les marxistes et la question juive, trois éléments principaux expliquent cette incapacité des communistes à fournir une réelle analyse de l’antisémitisme du NSDAP :
a) Sous la république de Weimar, le SPD et le KPD étaient des partis ouvriers au sens sociologique, et non seulement politique ou historique du mot. Ils étaient fortement enracinés dans le prolétariat industriel, mais leur influence dans les campagnes et dans la petite bourgeoisie (…) demeurait très faible. Or, comme plusieurs historiens l’ont remarqué, le prolétariat fut pratiquement la seule classe qui, dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, ne fut pas atteinte par l’antisémitisme28.
b) Le deuxième élément, d’ordre politique, porte sur l’évolution de l’antisémitisme dans la période antérieure à 1933. La haine antijuive domina la propagande nazie entre 1922 et 1925, lorsque Hitler était considéré comme un agitateur de brasserie, et s’atténua considérablement pendant les dernières années de la république de Weimar. En 1930, lorsque la crise économique projeta soudainement les nazis comme un grand mouvement de masse en premier plan, Hitler chercha une légitimation (…) dans la grande bourgeoisie, ce qui l’amena à modérer son antisémitisme par souci de respectabilité. (…)
c) À ce propos, il faut ajouter que le programme du Parti national-socialiste (NSDAP) dénotait un antisémitisme relativement modéré qui ne laissait soupçonner aucune volonté de génocide. La seule mesure visant les Juifs contenue dans ce texte était leur exclusion de la citoyenneté allemande et de l’administration publique (en tant qu’éléments étrangers à la « race germanique »). Il s’agissait sans doute d’indices importants, face auxquels la riposte du mouvement ouvrier se révéla absolument insuffisante ; mais ils ne présentaient pas de changement qualitatif par rapport aux formes de racisme et d’antisémitisme diffusées en Allemagne depuis la fin du XIXème siècle.29
D’un point de vue théorique, l’antisémitisme fut principalement perçu par les communistes comme un simple outil de division des travailleurs. Comme le rappelle E. Traverso dans le neuvième chapitre de son ouvrage, le KPD voyait principalement l’antisémitisme comme une tactique du grand capital, ce qui allait inévitablement mener Hitler à défendre les intérêts de la grande bourgeoisie juive. Par ailleurs, l’attitude de la direction du parti envers les nationaux-socialistes était imprégnée d’une incompréhension totale du danger pour la classe ouvrière que représentait le NSDAP. Les communistes utilisèrent ainsi le terme « fascisme » à tort et à travers. Le fascisme servait, pour la direction du KPD, à qualifier quasiment tous les autres partis présents au parlement, ce qui revenait à masquer la particularité que représentait alors le parti nazi. Pour le KPD, la lutte contre le fascisme était tout autant une lutte contre le SPD que contre le parti nazi. C’est notamment la thèse du « social-fascisme », dictée par Moscou, qui servait d’appui théorique à cette attitude. Tout travail commun entre le SPD et le KPD était donc rendu impossible. Cette thèse reposait principalement sur la faiblesse de certains cadres du SPD face au nazisme, mais allait conduire le parti communiste allemand dans une ornière tactique face à la montée du NSDAP. En avril 1933, Trotsky écrivait ainsi :
En même temps qu’elle consent à renoncer à la critique, la bureaucratie stalinienne s’empare de la répugnante attitude de Wels, Leipart et Cie30 rampant devant Hitler, pour ressusciter la théorie du social-fascisme. Cette théorie est aujourd’hui aussi fausse qu’hier. Ceux qui étaient encore récemment les maîtres de l’Allemagne, tombés sous la botte du fascisme, lèchent cette botte pour mériter l’indulgence des fascistes : c’est tout à fait conforme à la méprisable nature de la bureaucratie réformiste. Mais cela ne signifie pas du tout que, pour les réformistes, il n’y ait pas de différence entre la démocratie et la botte fasciste, ni que la masse social-démocrate soit incapable de lutter contre le fascisme si, au moment opportun, on lui ouvre une issue dans l’arène du combat.31
La base sociale du KPD se montrait particulièrement réceptive à la thèse du social-fascisme, d’autant plus que la politique du SPD était marquée d’un profond anti-communisme (le SPD mettait par ailleurs également le KPD et le NSDAP sur le même plan). Le chef du SPD, Otto Wels, expliqua – par exemple – à l’été 1931 lors du congrès du parti à Leipzig : « Le bolchévisme et le fascisme sont frères. Ils se fondent sur la violence, sur la dictature, puissent-ils encore se prendre pour des socialistes et des radicaux »32. La tactique du SPD pour contrer le parti d’Hitler consistait à tolérer l’autoritarisme du Präsidialkabinett de Heinrich Brüning (devenu chancelier en Mars 1930) et à soutenir nombre de ses décisions. C’est cette même logique qui fit que le SPD soutint la candidature de Hindenburg aux présidentielles de 1932. Le SPD donnait donc des arguments au KPD pour étayer la thèse du social-fascisme. Cette période vit le parti communiste allemand régresser assez largement (que ce soit au niveau de ses membres ou de son influence dans le mouvement ouvrier allemand). Comme le rappelle Marcel Bois, dans un article précédemment cité, la critique du SPD par le KPD mena même les communistes à apporter leur soutien à un référendum initié en 1931 par les nationaux-socialistes et les nationalistes-allemands (Deutschnationalen) contre le gouvernement régional (Landesregierung) de Prusse mené par la social-démocratie. Bien que le contexte soit totalement différent, le KPD tombait la tête la première dans ce contre quoi Lénine mettait en garde en 192033 :
Les communistes doivent appliquer tous leurs efforts pour orienter le mouvement ouvrier, et en général l’évolution sociale, par la voie la plus directe et la plus rapide, vers le triomphe universel du pouvoir des Soviets et vers la dictature du prolétariat. C’est là une vérité indiscutable. Mais il suffit de faire le moindre pas au-delà, – un pas accompli, semble-t-il, dans la même direction, – pour que cette vérité se change en erreur. Il n’est que de dire, comme les communistes de gauche d’Allemagne et d’Angleterre, que nous ne reconnaissons qu’une seule voie, la voie directe ; que nous n’admettons ni louvoiements, ni accords, ni compromis, et ce sera tomber dans une erreur qui peut porter, qui partiellement a déjà porté et porte les plus graves préjudices au communisme.34
Ce pas fut assez largement dépassé par le KPD, ce qui poussa des figures comme Trotsky ou August Thalheimer – ancien camarade de Liebknecht et Luxemburg dans la ligue spartakiste – à très largement critiquer l’attitude qui allait mener les communistes à leur perte. Trotsky s’opposait par exemple à l’idée selon laquelle le fascisme (italien ou allemand) soit une production du grand capital. Il voyait plutôt la base du parti nazi dans la petite bourgeoisie déclassée par la crise de 1929. Par ailleurs, comme l’explique E. Traverso, la prise de pouvoir du fascisme allemand amena Trotsky – après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale – à réviser son analyse de l’antisémitisme :
À propos de la doctrine nazie, il précisait que ses sympathies et antipathies raciales » changeaient en fonction de ses « considérations stratégiques », sauf l’antisémitisme, qui y demeurait comme un « élément quelque peu plus stable ». L’idéologie nazie n’était plus un résidu féodal mais une « distillation chimiquement pure de la culture de l’impérialisme »35. La référence implicite aux États-Unis, qui refusaient d’accueillir les Juifs européens menacés par Hitler, démontrer que Trotsky voyait dans l’antisémitisme un produit du système impérialiste dans son ensemble, et non pas exclusivement la conséquence du délire nazi.36
Mais, concernant la thèse du social-fascisme, Trotsky et Thalheimer – bien qu’ayant des divergences sur d’autres points – insistaient sur le fait que bien que le fascisme soit un mouvement de la classe moyenne, cela ne signifiait aucunement qu’il n’était pas appuyé par une partie de la bourgeoisie. En effet, puisque la crise de 1929 avait radicalisé toute une frange de la population, la bourgeoisie devait trouver un moyen d’anéantir les organisations ouvrières, d’où le fait qu’elle s’appuya assez largement sur le fascisme. Trotsky rappelle d’ailleurs, dans un texte de 1932 que le parti nazi avait fait la promesse de « détruire (zertrümmern) les organisations prolétariennes, des plus révolutionnaires aux plus modérées »37. Thalheimer, lui, rappelle que si le fascisme se caractérise, en effet, par la répression de la classe ouvrière, on ne peut qualifier toute répression de la classe ouvrière de fasciste :
Le fascisme est certes une force contre la classe ouvrière, mais ce n’est pas toute force contre la classe ouvrière qui est un fascisme. Le fascisme est une forme particulière du recours à la force contre la classe ouvrière, à savoir l’utilisation de la force nationale. En quoi consiste cette particularité ? (…)
La condition tacite et inconsciente de l’explication du fascisme donnée plus haut est en effet que la démocratie bourgeoise serait douce et pacifique vis-à-vis de la classe ouvrière, la violence étant une chose détestable. Cela ne correspond toutefois ni aux faits, ni aux enseignements de base du léninisme qui s’appuie sur les faits. Oublions un instant l’Allemagne : l’histoire de la III° République française et des Etats-Unis d’Amérique du Nord est parsemée d’actes de violence sanglants du pouvoir d’État contre la classe ouvrière.
L’État démocratico-bourgeois plane comme une force au-dessus et contre la classe ouvrière sur la base des lois et au moyen d’autorités issues du suffrage universel. On y trouve des organisations ouvrières, des partis ouvriers, une presse ouvrière etc.
Le fascisme écarte le suffrage universel, opprime la presse ouvrière et les organisations ouvrières. Il ne rattache pas l’application de la force contre la classe ouvrière à des lois. Il représente la dictature ouverte de la bourgeoisie sur la classe ouvrière, contrairement au paravent de légalité de l’État démocratico-bourgeois.38
L’attitude du KPD apparaissait alors réellement comme une trahison du stalinisme envers le mouvement ouvrier :
La bureaucratie stalinienne s’est engagée dans la voie du sabotage inconscient, mais d’autant plus effectif, de la révolution. Elle interdisait strictement les accords des communistes avec des organisations sociales-démocrates, détruisait les organes de défense communs créés par les ouvriers, et, sous le nom de « contre révolutionnaires », excluait de ses rangs tous les défenseurs d’une juste politique révolutionnaire. On dirait qu’une telle façon d’agir fut spécialement adoptée pour isoler les communistes, pour resserrer les rangs entre les ouvriers sociaux-démocrates et leurs chefs, semer le trouble et la décomposition dans les rangs du prolétariat et préparer l’ascension sans obstacle des fascistes au pouvoir.39
La politique du front unique apparaissait donc comme une nécessité, selon Trotsky et Thalheimer, puisque le SPD comme le KPD étaient menacés par le national-socialisme. Il fallait donc abandonner au plus vite la thèse du social-fascisme afin de bâtir un véritable bloc antifasciste à gauche. En effet, préparer le terrain pour des alliances stratégiques ou tactiques était voué à l’échec si le KPD se contentait de dénoncer comme des ennemis irréductibles tous ceux avec qui, à gauche, le parti avait des divergences. Face à la menace du fascisme allemand, le KPD semblait donc s’enfoncer dans l’anti-politique en refusant tout travail politique commun. Un front unique aurait par ailleurs permis au KPD de démontrer aux ouvriers proches du KPD qu’il était le plus à même de mener une réelle politique antifasciste. Pour en faire la preuve, il fallait mener une activité politique commune, comme l’écrivait Trotsky en 1931 :
Des milliers et des milliers de Noske, de Wels et d’Hilferding préféreront en fin de compte le fascisme au communisme. Mais pour cela ils doivent rompre définitivement avec les ouvriers – ce qu’ils n’ont pas encore fait aujourd’hui. La social-démocratie avec tous ses antagonismes internes entrent aujourd’hui dans un conflit aigu avec les fascistes. Notre tâche est d’utiliser ce conflit et non de réconcilier au moment crucial les deux adversaires contre nous.
Maintenant, il faut se retourner contre le fascisme en formant un seul front. Et ce front de lutte directe contre le fascisme, commun à tout le prolétariat, il faut l’utiliser pour une attaque de flanc, mais d’autant plus efficace contre la social-démocratie.
Il faut montrer dans les faits le plus grand empressement à conclure avec les sociaux-démocrates un bloc contre les fascistes partout où ils sont prêts à adhérer à ce bloc. Quand on dit aux ouvriers sociaux-démocrates : » Abandonnez vos chefs et rejoignez notre front unique en dehors de tout parti « , on ne fait qu’ajouter une phrase creuse à des milliers d’autres. Il faut savoir détacher les ouvriers de leurs chefs dans l’action. Et l’action maintenant, c’est la lutte contre le fascisme.
Il ne fait aucun doute qu’il y a et qu’il y aura des ouvriers sociaux-démocrates prêts à se battre contre le fascisme au coude à coude avec les ouvriers communistes, et cela indépendamment et même contre la volonté des organisations sociales-démocrates. Evidemment, il faut établir les liens les plus étroits possibles avec ces ouvriers d’avant-garde. Mais pour le moment, ils sont peu nombreux. L’ouvrier allemand est éduqué dans un esprit d’organisation et de discipline. Cela a ses côtés forts et ses côtés faibles. La majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates veut se battre contre les fascistes mais, pour le moment encore, uniquement avec son organisation. Il est impossible de sauter cette étape. Nous devons aider les ouvriers sociaux-démocrates à vérifier dans les faits – dans une situation nouvelle et exceptionnelle -, ce que valent leurs organisations et leurs chefs, quand il s’agit de la vie ou de la mort de la classe ouvrière.40
L’alliance ne devait se faire qu’autour d’un seul point central – dans le cas présent, il s’agissait de la lutte contre le fascisme. Il était primordial que le parti communiste conserve son autonomie politique et organisationnelle. La solution était donc de : « Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! (…) À la seule condition de ne pas se lier les mains »41. Au sein des bases sociales du SPD comme du KPD, les appels de Trotsky et Thalheimer trouvèrent une large audience. Il n’était d’ailleurs pas rare que des membres du SPD et du KPD fassent fie des directives de leurs chefs et travaillent ensemble. Au niveau régional, certaines actions communes se mirent donc en place, bien qu’il ne faille pas en surestimer le poids. En effet, on rétorque souvent aux critiques de l’attitude de certains partis communistes l’existence de certains militants dissidents qui n’avaient pas suivi les directives de leur parti (c’est ce qui fut – bien plus tard – opposé à Jakob Moneta au moment de la publication de Le PCF et la question coloniale). Cependant, plus que l’attitude de quelques individus, c’est l’attitude de l’organisation politique qui compte réellement, en cela que c’est la seule capable d’impulser une réelle dynamique politique. Or, à l’époque, le parti communiste allemand était totalement stalinisé et tous les groupes de l’opposition avaient été forcés de quitter le parti. Même s’il y avait eut des tentatives de rébellion au niveau de la base, les postes les plus importants du parti étaient occupés par des fidèles du Komintern. En dernière instance, ce sont eux qui déterminèrent la ligne officielle du KPD (en défendant coûte que coûte la thèse du social-fascisme).
Le KPD refusa donc de travailler avec les sociaux-démocrates jusqu’à ce que cette question ne se pose même plus, et que le NSDAP prenne le pouvoir. Dans l’introduction au magistral travail qu’il a coordonné, avec Stefan Heinz, Hans Coppi écrit très justement que l’arrivée au pouvoir du national-socialisme marqua la plus grande défaite du mouvement ouvrier allemand :
Le SPD et le KPD faisaient partie des partis ouvriers les plus importantes au monde (…). Pourtant, les manifestations antifascistes des derniers mois de la République de Weimar ne purent plus arrêter la chute dans le « troisième Reich ». Le fossé idéologiques entre les opposants au nazisme semblaient insurmontables. (…) C’étaient les nationaux-socialistes qui étaient désormais à l’initiative. Par une vague de terreur sans précédente – les SA avaient déjà dressé avant 1933 la liste de leurs « ennemis politiques » – ils prirent le pouvoir dans tout le pays.42
En se détournant de la politique du front unique, le KPD s’isola totalement et creusa sa propre tombe. Cette isolement s’était déjà remarqué dans les années 1924/1925, alors que l’aile gauche du parti – qui était à sa tête – refusa toute discussion autour du front unique. Puis à partir de 1927, alors que le KPD, totalement stalinisé, resta sur des principes abstraits en qualifiant tout autre organisation politique de « fasciste », y compris le SPD avec lequel une politique commune était pourtant possible.
Le front unique est le concept clé d’une Realpolitik révolutionnaire, permettant de dépasser les principes abstraits et le romantisme révolutionnaire et de se questionner sur la position politique à adopter pour tendre vers une politique révolutionnaire lorsque les temps sont plutôt à la réaction. Comme le rappelle Florian Wilde,
La politique du front unique fut développée (…) par l’I.C pour répondre à la fin de la vague révolutionnaire qui secoua l’Europe dans les années 1917 – 20. La politique du front unique posa ainsi une alternative à une perspective court-termiste de soulèvement (la « théorie de l’offensive »).43
Il ne s’agit donc pas de dresser l’étendard du front unique à tout va, mais plutôt de relire l’usage qui en a été fait, la conjoncture dans laquelle celui-ci s’est développé dans l’Allemagne weimarienne et les conséquences de l’éloignement gauchiste (au sens de Lénine) du front unique à l’heure où le nazisme était aux portes du pouvoir, mais pouvait encore être vaincu.
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Image en bandeau : « Wahlwerbung für Thälmann bei der Reichspräsidentenwahl 1925 » (Bundesarchiv, Bild 183-14686-0026 / CC-BY-SA – via Wikipédia.)
à voir aussi
références
⇧1 | Rosa LUXEMBURG, « L’ordre règne à Berlin » (janvier 1919), Marxists.org [en ligne]. |
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⇧2 | Marcel BOIS, « Die Einheitsfrontpolitik der KPD in der Weimarer Republik », Theorie21, 2014, pp. 31-54. |
⇧3 | Luigi WOLF, entretien avec Bernd RIEXINGER, « Einheitsfrontstrategie : mit Kampagnen die Wirklichkeit verändern », Theorie21, 2014, pp. 63 à 81. |
⇧4 | Cité in : Pierre BROUÉ, Révolution en Allemagne, Marxists.org [en ligne]. |
⇧5 | Ibid. |
⇧6 | Florian WILDE, Ernst Meyer (1887 – 1930) – vergessene Führungsfigur des deutschen Kommunisus. Eine politische Biographie, thèse de doctorat à l’université de Hamburg, non publiée, p. 240. |
⇧7 | Rapport sur les discussions du 7ème congrès du K.P.D (section de l’Internationale Communiste), tenu à Jena du 22 au 26 Août 1921, édité par la Zentrale du K.P.D, Berlin, 1922, p. 215-284. |
⇧8 | « Zur Verteidigung der Republik und der Grundrechte der Arbeitnehmerschaft » Appel de l’ADGB, de l’AfA-Bundes, du S.P.D, de l’U.S.P.D et du K.P.D du 27 Juin 1922, dans : Dokumente und Materialien zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, vol. VII, 2 : Janvier 1922 à Décembre 1923, Berlin (Est), 1966, pp. 103-105, ici p. 104. |
⇧9 | Protocole de la session de la centrale du KPD, 15. 02. 1922, dans : Stiftung Archiv der Parteien und Massenorganisationen der DDR im Bundesarchiv (SAPMP-BArch), RY 1, I 2/2/14, cité dans Wild : Ernst Meyer, op. cit., p. 263. |
⇧10 | Rosa, MEYER-LEVINÉ, Im inneren Kreis. Erinnerungen einer Kommunistin in Deutschland von 1920 – 1933, édité et présenté par Hermann Weber, Francfort 1982, p. 36. |
⇧11 | Jakob MONETA, « 1923 – das Jahr der Entscheidung », Inprekorr.de [en ligne]. |
⇧12 | Marcel BOIS, art. cit. |
⇧13 | Jakob MONETA, art. cit. |
⇧14 | Karl-Dietrich BRACHER, Hitler et la dictature allemande, éd. Complexe, 1995, p. 191. |
⇧15 | Allusion à des tentatives d’insurrection communistes aux allures de putsch déclenchées en septembre 1923 en Bulgarie et en décembre 1924 en Estonie. |
⇧16 | C’est en 1926 qu’à la suite de Staline, la direction de l’I.C. avait commencé à développer l’idée, jusque-là étrangère au bolchévisme, suivant laquelle il n’était possible de construire le socialisme que dans un seul pays, en l’occurrence en Russie. Trotsky estimait que cette affirmation, totalement erronée, ne servait qu’à justifier l’aménagement d’une coexistence pacifique avec le monde capitaliste, souhaitée par la bureaucratie stalinienne au pouvoir en URSS, et à subordonner les PC aux intérêts de la diplomatie soviétique et de ses alliances. |
⇧17 | Le PC chinois était entré en 1923 dans le parti nationaliste Kuomintang et était resté soumis à sa discipline pendant les années décisives de la deuxième révolution chinoise. L’Opposition de gauche en Russie avait vainement réclamé que le PC chinois reprenne son indépendance et combatte les projets du coup d’État de l’armée du Kuomintang et de son chef Chang Kaï-chek, lesquels, comme on le sait, avaient finalement abouti au massacre des militants ouvriers de Shanghai en avril 1927. |
⇧18 | Allusion à l’existence, de 1924 à 1928, du « Comité syndical anglo-russe » qui donnait aux dirigeants syndicaux britanniques la caution des syndicats russes dans une période marquée par ce que Trotsky considérait précisément comme comme leur sabotage par eux de la lutte des classes en Grande-Bretagne, la grève générale de mai 1926 et la grève des mineurs. Voir à ce sujet l’étude de Daniel F. CALHOUN, The United Front. The TUC and the Russian 1923 – 1928, Cambridge University Press, 1976. |
⇧19 | Allusion au soulèvement organisé précipitamment dans le port de Canton par des émissaires de l’I.C. à des fins de « propagande interne » et pour laver la direction stalinienne des accusations d’opportunisme. Le soulèvement, parfois appelé « Commune de Canton », éclata le 11 mars 1927 et fut liquidé le 14, ouvrant une période de répression sanglante. |
⇧20 | Trotsky appelle « troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste » la période de politique ultra-gauchiste qui commence en 1928. |
⇧21 | Allusion aux thèmes utilisés par le KPD en Allemagne durant la période de la montée du nazisme : la social-démocratie était qualifiée de « social-fasciste », et les communistes proclamaient que, comme les nazis, ils avaient pour objectif la « révolution populaire » et la libération nationale. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin dans le présent texte. |
⇧22 | Léon TROTSKY, « Déclaration des délégués appartenant à l’opposition de gauche pour le congrès de lutte contre le fascisme » dans : Léon TROTSKY, Oeuvres. Mars 1933/ Juillet 1933, Publications de l’institut Léon Trotsky, Paris, 1978, pp. 89-90. |
⇧23 | Ian KERSHAW, Hitler, Flammarion, Paris, 2008, p. 242. |
⇧24 | Ibid. |
⇧25 | Par Präsidialkabinett, on désigne les trois derniers gouvernements de la République de Weimar. On parle également de Präsidialdiktatur. |
⇧26 | Marcel BOIS, art. cit. |
⇧27 | Ian KERSHAW, op. cit., p. 252. |
⇧28 | Selon Hannah Arendt, « la seule classe qui se révéla à peu près imperméable à la propagande antisémite fut la classe ouvrière » (Hannah ARENDT, Sur l’antisémitisme, Le Seuil, Paris, 1984, p. 68). |
⇧29 | Enzo TRAVERSO, Les marxistes et la question juive, éd. Kimé, Paris, 1997. |
⇧30 | Theodor LEIPART (1867-1947), dirigeant des ouvriers syndiqués du bois, puis vice-président des syndicats allemands, avait succédé à Legien à leur tête en 1920. Il cherchait désespérément un accord qui permettrait à son organisation de survivre dans les conditions de la dictature hitlérienne. Otto WELS (1873-1939), député social-démocrate en 1912, homme d’appareil et homme à poigne, avait joué un rôle déterminant en 1918-1919 dans la répression du mouvement révolutionnaire à Berlin. En 1920, la fermeté de son attitude vis-à-vis du putsch militaire de Kapp-von Lüttwitz avait achevé de consacrer sa réputation d’« homme fort » de la social-démocratie, et il avait été chargé de la formation des cadres. Grièvement blessé par les nazis en 1932, il avait été le porte-parole de son parti à la séance du Reichstag du 23 mars où ce dernier avait été le seul – en l’absence des communistes, hors-la-loi – à voter contre la loi des pleins pouvoirs pour Hitler. |
⇧31 | Léon TROTSKY, « Déclaration des délégués appartenant à l’opposition de gauche pour le congrès de lutte contre le fascisme », op. cit., p. 93. |
⇧32 | Cité dans : Protokoll des Sozialdemokratischen Parteitags in Leipzig 1931 vom 31. Mai bis 5. Juni, édité par la direction du SPD, Berlin, 1931, p. 19. |
⇧33 | Pour un développement sur le contexte qui mena Lénine à développer sa réflexion sur le gauchisme, voir les premières pages de : Louis ALTHUSSER, Lénine et la philosophie, Maspero, Paris, 1972. |
⇧34 | LÉNINE, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), 1920, Marxists.org [en ligne]. |
⇧35 | Léon TROTSKY, « Manifeste de la IV° Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution impérialiste mondiale » (1940), Marxists.org [en ligne]. |
⇧36 | Enzo TRAVERSO, op. cit. pp. 221-222. |
⇧37 | Léon TROTSKY, Was nun ? Schicksalfragen des deutschen Proletariats, Berlin, 1932, p. 5. Cité dans : Marcel BOIS, art. cit. |
⇧38 | August THALHEIMER, « Qu’entend-t-on par fascisme ? » (1929), Marxists.org [en ligne]. |
⇧39 | Léon TROTSKY, « Déclaration des délégués appartenant à l’opposition de gauche pour le congrès de lutte contre le fascisme », op. cit., p. 92. |
⇧40 | Léon TROTSKY, « En quoi la politique actuelle du parti communiste allemand est-elle erronée ? » (1931), Marxists.org [en ligne]. |
⇧41 | Ibid. |
⇧42 | Hans COPPI, « Vorwort », dans : Hans COPPI et Stefan HEINZ (dir.), Der vergessene Widerstand der Arbeiter. Gewerkschafter, Kommunisten, Trotzkisten, Anarchisten und Zwangsarbeiter, dietz, Berlin, 2012, p.10. |
⇧43 | Florian WILDE, « Thesen zur historischen Bedeutung der Einheitsfrontpolitik », Theorie21, 2014, pp. 55-57. |