La révolution de Jeremy Rifkin, ou la fin capitaliste du capitalisme
À propos de Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro. L’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, éd. LLL, 2014, 510 p., 26€.
L’économie collaborative
L’économie dite collaborative s’affiche aujourd’hui partout. Celle-ci entérine un flou agglomérant des activités capitalistes et des activités dont la vocation est l’utilité sociale. Son principe repose sur des échanges de pair à pair. Tout un chacun peut améliorer ses fins de mois en proposant du covoiturage, de prêter sa voiture ou son logement, d’offrir ses talents de cuisinier, etc. Ce sont aussi des associations d’entraide et d’échanges gratuits et réciproques de service, ou du financement participatif de projets pouvant être contestataires. L’économie collaborative est liée au développement des nouvelles technologies, et prend généralement la forme de plateformes numériques, souvent montées ou récupérées par de petits entrepreneurs ou des entreprises prospères.
Le concept englobe des initiatives qui n’ont rien à voir entre elles, par exemple un Système d’Échange Local d’un côté, et des entreprises comme Airbnb, plateforme de location de logements de particuliers ayant haussé sa valorisation en 2015 à 24 milliards de dollars, ou Uber, plateforme de services de transport par des particuliers ayant haussé sa valorisation la même année à 62,5 milliards de dollars. Ce flou participe à masquer et à ne plus nommer les logiques capitalistes, en mettant l’accent sur une dimension « collaborative » mal définie. Surtout, la moindre parcelle de temps mort des individus est appelée à se rentabiliser. L’entreprise Amazon envisage ainsi de proposer aux particuliers de livrer les colis à leurs voisins. Évidemment, l’aubaine de se faire un peu d’argent par un travail ponctuel déterminé par la demande, rémunéré à la tâche, est essentiellement saisie par les plus pauvres, dont un nombre important de femmes et de personnes subissant le racisme. Elle entérine en même temps le durcissement des conditions d’exploitation.
Le modèle de Rifkin
L’un des principaux théoriciens de cette économie collaborative est le futurologue états-unien Jeremy Rifkin1. Après avoir prophétisé la fin du travail en 1995, il annonce l’éclipse du capitalisme et l’émergence d’un nouveau système économique, qui devrait s’imposer en 2050 : celui des communaux collaboratifs, permettant de réduire les écarts de revenu, de démocratiser l’économie, de créer une société écologiquement durable2. Selon lui, une contradiction interne du capitalisme réduit toujours plus la marge de profit grâce à la technologie, notamment au numérique. C’est ce qu’il appelle la « révolution du coût marginal zéro », sur la base de la masse d’informations échangées par Internet : textes, vidéos, sons, et aussi cours en ligne, fabrication par impression 3D, production électrique verte à domicile. Voilà le règne du « prosommateur », mot-valise désignant un consommateur devenu simultanément producteur, c’est-à-dire un auto-entrepreneur isolé mais connecté à d’autres auto-entrepreneurs isolés. Pour Rifkin, cette révolution devrait aboutir à une société plus juste.
Pourtant, non seulement le modèle de Rifkin ne tient pas, mais, en outre, il est dangereux. D’abord, le postulat de départ du théoricien est que la technique détermine les structures sociales. Rifkin est fasciné par la technologie, et particulièrement par l’Internet des objets, au point d’espérer que chacun ait mille objets personnels connectés prochainement. La question du contrôle social en découlant est balayée par la transition bienvenue de la privatisation de la vie humaine vers l’âge de la transparence. Tous les objets connectés, des thermostats aux téléviseurs, en passant par les machines à laver et les téléphones permettraient alors d’accroître l’efficacité énergétique – et de savoir ce que chacun et chacune fait de sa vie quotidienne, étape essentielle dans l’amélioration de la gestion de la société.
Chez Rifkin, la main invisible du nouveau système économique se nomme algorithmes. Il valorise ainsi l’invasion du quotidien par les données mises en relation en temps réel, ce que d’autres qualifient de vie soumise à une nouvelle rationalité numérique3. L’expérience humaine se réduit alors à répondre aux stimuli des Big Data, à se laisser gouverner par les algorithmes. Toute expérience sensible du réel semble dépassée au nom de l’illusion d’une rationalité absolue, d’une réalité jugée plus objective par l’automatisation des comportements. Guidés par la volonté de maîtrise du devenir, les technocrates nouvelle génération écartent du même coup la subjectivité, et enferment l’existence sous une chape de plomb normalisatrice. Seuls les comportements favorables aux fins commerciales et sécuritaires sont acceptés.
À l’absence de critique de la technologie et des modifications sociales et relationnelles qu’elle déclenche s’ajoute une vision confuse des communaux. Il est vrai qu’une autre économie est possible, s’appuyant sur « la forme d’autogestion institutionnalisée la plus ancienne du monde »4, à savoir les communaux.
Mais chez Rifkin, tout est mis dans le même panier autogestionnaire, aussi bien les associations caritatives, qui ne remettent pas en cause les structures inégalitaires et persistent dans le rapport dissymétrique de la charité, les ordres religieux, dont on a du mal à percevoir en quoi la plupart sont autogestionnaires et dont toutes renvoient à une soumission à une entité supérieure, que les coopératives ou les groupes de défense d’une cause, sans nuances sur ce qu’elles produisent ou défendent.
Ce flou entretenu permet de masquer que cette nouvelle économie est d’abord la réalisation de l’utopie libérale : tout s’échangera presque gratuitement, mais tout ne sera plus qu’échange économique sur un marché virtuel entre agents économiques. Rifkin avoue d’ailleurs cette filiation avec la concrétisation du jeu concurrentiel perçue par les théoriciens libéraux, que ces derniers voyaient comme le stade final du « bien-être général »5. Il termine par ailleurs son ouvrage par une postface où il encense ces « artistes du marché » que sont les entrepreneurs6. En tous cas, les valeurs portées par les gens de bras d’antan, par les Rustauds, les Diggers, les Nu-pieds, les partageux, les communards, sont bien loin de ce qui se fait appeler « communaux » dans cette nouvelle économie.
Pour Rifkin, la transition est en marche : c’est le destin de nos sociétés. Fi des rapports de forces, des conflits d’intérêts, des idées divergentes sur le monde et la vie. Fi aussi des industriels et des firmes, voués à être remplacés par une multitude de petits entrepreneurs. La technologie numérique briserait « l’emprise monopoliste des compagnies géantes à intégration verticale »7. Non seulement les Google, YouTube, Microsoft, Apple démontrent l’inverse, mais de plus et surtout, une telle idée revient à s’imaginer que les appareils stratégiques pourraient se laisser démanteler sans combattre.
Rifkin ne prend pas non plus suffisamment en compte la question des infrastructures très matérielles de l’Internet : seule la technocratie, mêlant appareils industriels stratégiques et État, est en capacité de développer les réseaux électriques, satellitaires, de câblages numériques et urbanistiques nécessaires. La production des machines numériques nécessite l’extraction de différents minerais et leur assemblage, deux activités confiées à une main d’œuvre prolétarisée employée par des industries stratégiques.
Le Web, qui nous semble si virtuel, s’appuie aujourd’hui sur un réseau de câblages traversant terres et océans, et sur quelques milliers de data center. Ces derniers sont de petites usines de stockage de données numériques, nœud de câbles et de serveurs à refroidir en permanence. Ayant de gros besoins en eau, ces centres de stockage consomment aussi l’équivalent d’une ville en électricité8.
Rifkin a beau souhaiter le développement d’un réseau passant non plus par les câbles, mais par les ondes, tout cela ne change rien : la connexion par les ondes dépend des infrastructures les plus technologiques et les plus onéreuses, à savoir les satellites et les moyens de les construire et de les envoyer dans l’espace. Que chacun produise de l’électricité chez lui n’empêche pas la nécessité matérielle d’un réseau permettant la connexion, réseau dont les coûts d’investissement sont trop élevés pour ne pas être assurés par la technocratie. Rifkin d’ailleurs ne s’y trompe pas : c’est d’abord aux technocrates qu’il s’adresse, conseillant chefs d’entreprises, cadres, hauts-fonctionnaires et élus, entre autres la chancelière allemande Merkel, l’ex-premier ministre espagnol Zapatero, la Commission européenne, les villes de Rome, Monaco, Lille et Rennes, la région Nord-Pas-de-Calais (devenue Hauts-de-France), et tout ça en se faisant grassement rémunéré9.
Surtout, l’enjeu est que chacun et chacune produise de l’électricité chez soi pour la mettre à disposition du marché global, que tout objet soit connecté, que le faire soit délégué aux algorithmes : voilà ce qu’est l’optimisation de l’efficacité pour Rifkin. Le fait que tout soit transparent, de sa consommation alimentaire via les frigos connectés à ses déplacements via les cartes à puce de transport, en passant par sa consommation électrique via les compteurs Linky ou sa production de déchets relevée par des poubelles « intelligentes », va surtout permettre d’anticiper les comportements afin de maximiser l’administration du cheptel humain.
La traçabilité, c’est d’abord la rationalisation du temps pour augmenter la productivité et exploiter davantage. On appelle cela l’optimisation des comportements – comprendre une réduction de l’exercice de notre liberté et une soumission accrue au monde de l’économie. L’exercice de la domination à l’ère de « la troisième révolution industrielle » promue par Rifkin est d’abord administration de chacun de nos gestes et gouvernement de nos besoins. Tout n’est plus que rouage d’un vaste système de gestion : le paysan n’est qu’une fonction du système d’alimentation des masses, l’éducateur reproduit des citoyens conformes aux exigences de l’Etat et du capital, l’irradié comptabilise ses doses quotidiennes et rationalise sa vie en fonction. L’intensité de la vie a cédé à la gestion des stocks de ressources, humaines ou autres.
C’est ce qui commence à se développer notamment à Lille Métropole, qui a signé un contrat juteux avec Rifkin pour la faire entrer dans cette nouvelle ère. Laboratoire du futur, cette ville expérimente l’habituation sociale des citadins à ce que chaque déplacement, achat, activité, soit enregistré10. Qu’on se rassure, ce n’est pas, officiellement, par volonté perverse de surveillance – même si à l’occasion le système peut être utilisé à des fins policières – mais pour optimiser les services fournis sur un territoire.
D’autres villes vont encore plus loin. Dans le district de Lujiazui, à Shanghai, la recherche du bien-être des habitants justifie le millier de caméras de vidéosurveillance, l’enregistrement des données médicales, la coopération des habitants et habitantes avec la police, la comptabilisation des activités bénévoles. Toutes les données sont traitées dans un centre de contrôle unique établissant des profils d’habitants. Le système se vante de pouvoir repérer les toxicomanes et les dealers par le simple croisement des données11.
La ville au stade technologique est une ville sous assistance numérique, basée sur l’anticipation des comportements et la programmation du devenir. Ce qui manque à cet ersatz de communauté interconnectée, c’est la vie, son désordre et ses frictions.
Enfin, ce que promeut Rifkin n’est en rien un dépassement du capitalisme. Ce n’est que la revanche des classes moyennes-supérieures sur les capitalistes : plutôt que des firmes détenues par de grands actionnaires et PDG, une multitude de « prosommateurs » interconnectés. Il est peu probable que ce modèle se réalise. Quand bien même il se réaliserait, ce ne serait qu’une nouvelle forme du capitalisme. Après le capitalisme libéral, le capitalisme d’État, le capitalisme associé à un État social et redistributeur, puis le capitalisme néolibéral, voici le capitalisme des petits propriétaires.
Il est évident que tout le monde ne pourra pas produire chez lui son électricité. Outre le coût d’investissement pour l’installation des moyens de production, le fait d’être propriétaire n’est pas une condition partagée par tous et toutes. En 2014, seuls 58% des ménages en France étaient propriétaires de leur logement selon l’INSEE, et une bonne partie de ces logements sont des appartements. De la même manière, tout le monde n’aura pas le même accès au Big Data. En 2010, seuls 64% des ménages en France disposaient d’une connexion Internet à domicile, toujours selon l’INSEE.
D’ailleurs, Rifkin prend pour modèle les coopératives énergétiques allemandes. Or, un bon nombre d’entre elles sont détenues par d’anciens paysans transformés en industriels de l’agriculture et de la production électrique – leur principale source de revenu désormais. Quant aux coopératives urbaines, elles sont détenues essentiellement par les classes moyennes-supérieures. En 2012, les 800 coopératives d’énergie allemandes regroupaient 130 000 membres, et avaient investi 1,2 milliard d’euros. En moyenne, l’investissement par coopérateur était donc de 9 231 euros, dont la motivation était un retour fructueux sur investissement permis par la loi sur les énergies renouvelables garantissant un rachat à un tarif fixe de l’électricité pendant plusieurs années.
La participation au capitalisme connecté est ainsi réservée aux franges de population les plus riches. Il persistera toujours des classes populaires pour être les petites mains de cette économie collaborative.
Société technologique, capitaliste et nucléaire
En attendant son avènement, le modèle de Rifkin sert d’appui à la relance industrielle – notamment des industries stratégiques que Rifkin espère voir disparaître au profit de communautés interconnectées d’auto-entrepreneurs.
La société technologique est une société arrimée à l’économie. Il faut être moderne, équipé, en permanence connecté. Il faut donc consommer pour répondre aux exigences du projet capitaliste et industriel. A l’autre bout des ordinateurs, des gadgets technologiques et bientôt des voitures électriques, ce sont les unités de production d’électricité. Les mégawatts d’électricité absorbés par les data center, les TGV, les tramways et les smartphones rendent toujours plus indispensables l’industrie nucléaire. Selon RTE, filiale d’EDF, la part d’électricité d’origine nucléaire en France en 2013 était de 73,3%, et de 77% en 2014.
Si depuis des années certaines déclarations annoncent une diminution, la réalité de la diversification énergétique est toute autre. Le développement de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire vient à peine compenser l’augmentation de la consommation d’énergie. Il y a autant de production nucléaire, seulement davantage d’énergie consommée. La transition énergétique et le mix énergétique sont d’abord des énergies renouvelables produites sous mode industriel, avec les mêmes ravages, et développées par les nucléaristes comme AREVA, GDF-Suez (devenue Engie), EDF et DCNS, venant s’ajouter au nucléaire. On aura bien les énergies renouvelables industrielles, chargées d’optimiser la croissance, en plus du nucléaire.
Les projets de relance du nucléaire sont déjà en cours. Plusieurs pays envisagent de développer ou renforcer des programmes atomiques, comme l’Inde, le Brésil, la Bolivie ou la Chine. En Finlande et en France, la nouvelle génération de réacteurs français EPR tarde à s’achever, mais les travaux incessants continuent. De nouveaux réacteurs nouvelle génération sont d’ores et déjà envisagés, en France comme en Grande-Bretagne. En outre, DCNS développe en ce moment même son étude Flexblue, visant la construction de petites centrales nucléaires sous-marines. Au sud de la France, à Cadarache, un programme international teste déjà la future génération de centrale nucléaire ITER. Au même endroit, le programme nucléaire français renoue avec la filière des surgénérateurs, qui avait pourtant échouée (Superphénix), en développant le projet ASTRID.
Le nucléaire a de beaux jours devant lui, et une société technologique est une société nucléaire, avec ses zones, travailleurs, habitants et habitantes contaminés, que ce soit suite à une catastrophe ou lors du processus normal de production.
Le modèle de Rifkin a peu de chances de se réaliser un jour. Partant d’une vision simpliste, l’économiste esquive la question des infrastructures et la composition inégalitaire de la société. Mais l’important n’est pas là, et son succès est à chercher ailleurs.
S’appuyant sur l’innovation économique et technologique, l’économie collaborative du modèle de Rifkin n’est pas seulement une entreprise de récupération capitaliste d’idées généreuses. Elle participe surtout à régénérer le monde de l’économie et à approfondir la diffusion de la vision du monde qui l’accompagne. Et à promouvoir le même précepte productiviste et la même course à la croissance, censée apporter le bien-être à tous et toutes depuis plus de deux siècles. Rifkin nous le promet, cette fois c’est pour bientôt…
à voir aussi
références
⇧1 | Jeremy Rifkin, expert en prospective et entrepreneur de conseils auprès des collectivités, a publié de nombreux ouvrages, devenus des best-sellers. C’est le cas notamment de La fin du travail en 1995, Le siècle biotech en 1998, Le rêve européen en 2004, La troisième révolution industrielle en 2011. |
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⇧2 | Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro, p. 9. |
⇧3 | Cf. Eric Sadin, La vie algorithmique, Montreuil, L’échappée, 2015. |
⇧4 | J. Rifkin, La nouvelle société…, op. cit., p. 32. |
⇧5 | Ibid., p. 13. |
⇧6 | Ibid., p. 451. |
⇧7 | Ibid., p. 43. |
⇧8 | Sur ce point, on peut se référer à l’ouvrage de Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La face cachée du numérique, Montreuil, L’échappée, 2013. |
⇧9 | Pour son rapport commandité par la région Nord-Pas-de-Calais, la petite entreprise de Rifkin a ainsi empoché 375000 euros, soit… 1250 euros la page environ. |
⇧10 | À ce sujet, on peut lire Tomjo, L’enfer vert, Montreuil, L’échappée, 2013. |
⇧11 | Film documentaire de Jean-Christophe Ribo, Les villes intelligentes, Arte, 2014. |