Vivre une vie féministe. À propos du livre de Sara Ahmed
Les histoires qui nous mènent au féminisme sont les histoires qui nous rendent fragiles. À partir de cette expérience du monde, Sara Ahmed bâtit ce qu’elle appelle une théorie maison – un abri pour un « nous » qui n’en serait pas la fondation, mais la finalité. Puisant dans l’histoire des idées, de la littérature et du militantisme, elle convoque un héritage affectif collectif pour écrire une biographie féministe, la sienne, qui lui permet de tenir ensemble théorie et politique.
Parce qu’elle affirme qu’être féministe, c’est rester étudiante, elle transforme le moindre geste en objet de questionnement au fil des trois parties qui constituent sa vie féministe : « Devenir féministe », « Le travail de la diversité » et « Vivre les conséquences ».
Devenir féministe décrit la dimension sensible d’une subjectivation féministe : un assaut incessant sur nos sens, des intentionnalités entravées[1], des avenirs orientés[2]. La conscience féministe consiste en premier lieu à reconnaître les injustices, les contester, dévoiler leur ressort pour peut-être, enfin, réhabiter son corps et son passé. La conscience féministe, dit-elle, c’est quand l’interrupteur est allumé par défaut (p.75).
Pour décrire comment les mots et les objets nous entourent et comment ils transportent des mondes avec eux et dirigent nos expériences, elle fait appel à la littérature, et image ces directions qui se vivent comme un flot, un sentier battu, un chemin, une ligne. Maintenir sa position dans ce flot conduit à le renforcer au risque de s’aliéner ; le contester, c’est devenir l’étrangère incarnée par la figure de la Feminist killjoy. Ces voies straight sont perçues comme une promesse de bonheur – perception dont témoigne l’inquiétude des proches lorsqu’on en sort[3].
Devenir féministe demande de mesurer le poids de cet acheminement, d’éclairer la façon dont les déviations sont rendues pathologiques et de mettre à jour notre incapacité collective à démasquer les relations d’oppression sous le verni d’un empowerment satisfait. Sara Ahmed nous invite en ce sens à percer les « scellés du bonheur » (p. 131) et à rester en contact avec le monde tel qu’il se soustrait sous le champ lexical de la bienséance, en empathie avec toutes les femmes qui ne sont pas heureuses quand elles sont censées l’être.
Cette volonté qui prétendument faillit ou déborde ne renseigne pas uniquement sur l’histoire de la violence ; c’est aussi une histoire de femmes qui vibrent davantage avec la vie qu’avec la loi. Dans cette lutte pour conquérir une volonté à soi, Sara Ahmed montre que toutes les histoires ne se ressemblent pas : être obstinée est un moyen de survie lorsqu’on lutte contre l’expropriation de sa culture, de sa terre, de sa langue et de sa mémoire (p.169).
C’est pour ça, dit-elle, que certains féminismes queer et afrodescendants voient dans l’obstination une responsabilité plutôt qu’une sentence[4], une responsabilité qui implique un travail : celui qui a permis de construire une maison et celui qui permettra de la démolir (p. 184).
La 2ème partie de Vivre une vie féministe décrit les tentatives de transformation féministe d’une institution, que Sara Ahmed appelle « travail de la diversité », expression qu’elle illustre par le récit d’une série de difficultés qu’elle a rencontrées. Elle montre comment un système fonctionne précisément quand les tentatives de la transformer sont bloquées. Dans les récits qu’elle relaie, les institutions autorisent ce travail, le déclarent, le visibilisent, mais en fin de compte l’empêchent. Elle qualifie ce mécanisme de « non-performatif » : quand le fait de nommer une action n’a aucun effet, voire quand elle est nommée précisément pour qu’elle n’ait aucun effet.
Des promesses sont ainsi écrasées par le poids du passé, et comme effets de cette inertie, les mots sont galvaudés. Une des caractéristiques principales du travail de la diversité nécessite donc de leur rendre leur sens. Cependant, même quand le travail féministe met en lumière les échecs de l’institution, celle-ci risque de les présenter comme preuve de sa réussite. Autrement dit, l’illusion d’inclusion peut s’avérer perpétrer une logique d’exclusion, et la maison ainsi érigée continue de créer des étrangères. Par ailleurs, ce travail consiste à donner à voir les continuités et résonances entre les questions (d’où viens-tu ?) qui assignent à résidence certains corps dans une objectivité écrasante, qui les délogent (p. 236).
Sara Ahmed décrit la façon dont certaines personnes doivent insister sur le fait qu’elles appartiennent aux mêmes catégories où d’autres résident confortablement – quand il y a inadéquation entre corps et espace, quand on réfléchit à passer, quand on doit réarranger son vocabulaire et quand notre simple présence suscite l’inconfort. Parce que le privilège n’est aussi qu’un moyen de préserver son énergie.
Elle a recours à la métaphore du mur qui permet de penser la matérialité des limites auxquelles se confrontent certains corps, cimenté des habitudes de pratiques citationnelles, des réseaux de confort, de la blanchité. Ainsi, elle montre qu’un mur peut être formé par une perception, qu’un corps peut être arrêté, tué pour une perception. Pourtant, alors que les murs sont censés véhiculer l’image d’un pouvoir souverain, ils montrent en réalité une autorité défaillante et permet à la loi de transformer le racisme en droit, jusqu’à celui de faire mourir (p. 292).
Les effets de ces heurts constituent la troisième partie. Vivre les conséquences présente en préambule la fragilité des choses, des relations, de nos abris. Des objets qui se cassent, un tissu social qui se fragmente, des demeures précaires, des corps malades qui compromettent le bonheur des autres. Une politique féministe de la fragilité demande de prendre conscience de la façon dont la vulnérabilité des femmes et des vies queer a été perçue comme une cause du pouvoir, alors même qu’elle en est la conséquence.
Elle demande parfois aussi de perdre un peu confiance en nous, pour faire advenir le doute et le mouvement. D’admettre qu’on participe au problème – alors qu’on a si souvent été considérées comme source et personnification du problème. Reconnaître la fragilité blanche, ce récit selon lequel le racisme est avant tout un dommage à la blanchité. Habiter la maladresse comme éthique queer, accepter la désynchronisation entre corps, temps et espace, et la maladresse comme effet d’une histoire de honte[5].
Elle observe comment le fait d’être « un bras cassé »[6], dans ce que cela sous-entend comme fracture, permet de ne pas être employé à une fin utile. Ainsi une généalogie féministe et queer se déploie à partir de points de rupture (p. 368). Dans le sequel de If These Walls Could Talk qui raconte l’histoire de trois couples lesbiens, Sara Ahmed interroge les circonstances du deuil d’Abby après la mort de sa conjointe. Les personnes qui en étaient biologiquement parentes l’assignent à une position de colocataire, et, alors qu’elles habitaient ensemble en tant que couple, lui offrent un objet qu’elle puisse garder en souvenir.
Par ce don, on la regarde être dépossédée de cet objet, et dans le même geste, de l’amour passé. Les objets qui composaient le quotidien d’Abby, qui faisaient partie d’elle et de leur vie amoureuse, deviennent des objets à transmettre dans une logique de lignée héréditaire, des objets qui donnent à la famille sa forme sanctifiée. C’est cette perte-là qui la fait basculer. Ici, l’abri féministe se pense comme une attention à ces fractures, comme un lieu où se partage l’information sur la part invisible de la violence. À cette fin, il y a, certes, les études féministes, mais parce qu’elles visent à détruire les bases sur lesquelles simultanément elles essaient de construire, elles sont et resteront une demeure fragile.
En guise de conclusions, elle nous équipe d’un kit de survie et d’un manifeste de résistance, deux compagnons provocateurs avec lesquels elle nous souhaite de déferler ensemble. Outils vitaux plus que pratiques, ils synthétisent la rage joyeuse avec laquelle elle nous a conduit jusqu’ici. En dix outils et dix principes, elle reprend ses principales pensées et nous interpelle. Qu’entend-on quand on entend « féminisme » ? Au plus proche de la peau, Sara Ahmed propose une histoire personnelle du mot, où métaphores, comparaisons et analogies impriment au creux d’un méandre des images affectantes et nous perdent parfois par leur traduction dans une réflexion en plis.
Alors qu’en anglais, ses propositions de concepts s’inscrivent dans un jeu de langue qui donnent corps aux sensations de dissonance qu’elle brille à exprimer, elles se défont et peinent à être saisissantes au fil de la lecture de leur traduction française. Sans empirie autre que son expérience, et au cœur d’un paysage théorique extraordinairement riche qu’informe la rigueur de son engagement, son approche phénoménologique permet néanmoins de dépasser les oppositions pour écrire les ressorts matériels et immatériels d’une biographie féministe ancrée dans le réel.
Avec elle, la structure, c’est aussi ou avant tout un homme qui vous agresse parce qu’il a la permission de le faire ; l’intersectionnalité, aussi matérielle que les enjeux de classe ; la théorie des affects, éminemment politique ; et la lutte pour la reconnaissance, des objets que l’on se lègue lorsqu’on est en deuil.
Notes
[1] Iris Marion Young, « Lancer comme une fille. Une phénoménologie de la motilité, de la spatialité et du comportement corporel féminins », Symposium, vol.21, n°2, automne 2017
[2] Sara Ahmed, Phénoménologie queer : Orientations, objets et autres, Montréal et Paris : Éditions de la rue Dorion et Éditions Le Manuscrit, 2022 [2006].
[3] Sara Ahmed, The Promise of Happiness, Durham, Duke University Press, 2010.
[4] Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. Jeanne Étoré-Lortholary (Aubier, 1984) de Am Anfang war Erziehung (1980), Flammarion, « Champs », 2015.
[5] Eve Kosofsky Sedgwick, « Queer Performativity: Henry James’s The Art of the Novel », GLQ, vol.1, n°1, 1993.
[6] Gloria Anzaldúa, « La Prieta », dans In This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Colour; Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa (dir.), Watertown (Mass.): Persephone, 1983.