Le vote et la classe. Pour une géographie sociale des comportements électoraux
Assez des clivages réducteurs et des catégorisations sociales fantaisistes mobilisées par les éditorialistes pour commenter les scrutins ! Dans L’illusion du vote bobo, le géographe Jean Rivière dépasse les discours simplistes sur les résultats électoraux en mobilisant les outils de la sociologie électorale comme ceux de la géographie sociale et en s’appuyant sur des données construites à l’échelle du bureau de vote. Il élabore ainsi une analyse fine des transformations contemporaines des espaces urbains (gentrification, paupérisation, etc.) et de leurs conséquences électorales.
Nous reproduisons ici des extraits de l’introduction et de la conclusion de cet ouvrage, publié aux Presses universitaires de Rennes.
Retour sur la montée en puissance d’un clivage géographique
Considéré comme le moment central de la vie politique française, le scrutin présidentiel de 2017 n’a pas échappé à cette tendance à l’opposition médiatique entre « deux France », l’une ayant permis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron et l’autre se tournant vers Marine Le Pen[1].
Au-delà des variations rhétoriques – « France d’en haut » contre « France périphérique », France des gagnants de la mondialisation contre celle des perdants, France de l’optimisme contre celle du pessimisme, France des valeurs « universalistes » contre celle des valeurs « ethnocentristes », France de « l’ouverture au monde » contre celle de la « fermeture », France des « villes contre le périurbain » –, ce clivage intrique des valeurs supposées animer les électeurs et des catégories spatiales, comme si des partitions (grossières) de l’espace géographique pouvaient correspondre à des découpages (tout aussi approximatifs) de l’espace politique ou de la stratification sociale.
Ce clivage s’est nourri à la fois de controverses internes à la géographie autour des logiques explicatives des votes (péri)urbains et de transformations du champ de la science politique. Retourner aux racines de ce clivage permet de mieux comprendre sa genèse[2], qui est notamment liée à la forte visibilité récente de quelques géographes ayant érigé les localisations géographiques en « deus ex machina » (Lehingue, 2011) de l’explication du vote, aidés en cela par le formidable outil de communication qu’est la cartographie, tout particulièrement en période électorale (Delpirou, 2017).
Un géographe hors-champ académique et défenseur d’une certaine « France périphérique »
Parmi ces géographes, le plus familier du grand public – et surtout des journalistes et professionnels de la politique – est incontestablement Christophe Guilluy, consultant auprès de collectivités territoriales depuis le milieu des années 1990. Il a régulièrement revendiqué sa position d’extériorité au monde académique, ce d’autant que la réception de ses travaux par les sciences sociales a fait l’objet de vives critiques – probablement vécues comme violentes (Sardier, 2018) – et qu’il classe les universitaires du côté des « gagnants de la mondialisation » concentrés dans les grandes métropoles, et dénonce leur attitude vis-à-vis des classes populaires (Guilluy, 2016)[3].
Son approche s’inscrit dans la lignée du modèle (simplificateur) de la « ville à trois vitesses » (Donzelot, 2004), qui articule gentrification des centres-villes par les classes supérieures, relégation des classes populaires dans les quartiers de grands ensembles d’habitat social, et départ des classes moyennes vers les communes périurbaines pavillonnaires. Ses premières publications, dont un atlas remarqué (Guilluy, Noyé, 2004), sont en effet nourries de cette vision ternaire et on y trouve en germe ses centres d’intérêt ultérieurs : la question de la politique de la ville et des « banlieues » accueillant les fractions des classes populaires issues de l’immigration (bénéficiant selon lui de l’essentiel des politiques publiques) ; la gentrification des centres des grandes métropoles par les « bobos ».
Ces deux tendances seraient responsables de la relégation des classes moyennes, leur fragilisation sociale couplée à leur « insécurité culturelle » expliquant la montée du vote d’extrême droite dans la désormais célèbre « France périphérique » (Guilluy, 2014). Si plusieurs recherches de sciences sociales se sont attachées à déconstruire et complexifier ce portrait social et électoral des mondes périurbains (Rivière, 2009 ; Girard, Rivière, 2013 ; Lambert, 2015 ; Girard, 2017), c’est moins le cas du côté des mondes urbains centraux dont traite le présent livre.
C. Guilluy s’est pourtant d’abord fait connaître des médias par une tribune dans Libération où il annonce que les « bobos » vont jouer un rôle central dans les recompositions électorales parisiennes, dont la majorité municipale sera effectivement emportée par la « gauche plurielle » de l’époque. L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France (Guilluy, Noyé, 2004) étendra cette grille de lecture en soulignant le poids croissant des cadres au coeur des métropoles et le poids décisif, dans ce groupe socioprofessionnel, d’une « nouvelle bourgeoisie urbaine et tertiaire » (parfois qualifiée de « bobos » pour la distinguer des « botras » de la bourgeoisie traditionnelle), dont l’arrivée produit la gentrification des quartiers ouvriers.
Les effets électoraux (votes en faveur de la gauche ou des Verts) induits par ces modifications du peuplement de la capitale mais aussi de la plupart des villes du haut de la hiérarchie urbaine sont alors soulignés. La rhétorique de dénonciation de certaines fractions des classes moyennes (notamment celles liées à la fonction publique et en particulier les « professeurs, chercheurs et artistes ») et de leur mode de vie supposé (défense de l’environnement, soutien au « mariage gay », contournements de la carte scolaire, etc.) est déjà présente sous la plume de C. Guilluy qui érige, au fil de ses écrits, ces groupes sociaux en adversaires des salariés du privé, des précaires et des travailleurs pauvres.
Quelques années plus tard, La France périphérique prolongera cette lecture en l’ethnicisant, contribuant ainsi à la montée d’un « néoconservatisme à la française » (Cordobes, 2014) en renforçant « l’opposition normative entre un “bon” et “mauvais peuple” » (Gintrac, Mekdjian, 2014). Il y trace en effet les « contours de trois ensembles socioculturels » : « la France périphérique et populaire » qui ne concernerait précisément pas (ou plus) les coeurs des mondes urbains ; « les banlieues ethnicisées » décrites – obsession identitaire oblige – sous le jour de leur « islamisation » supposée et où la question sociale ne vaudrait même plus la peine d’être posée[4] ; les « métropoles mondialisées et gentrifiées » qui seraient animées par un « modèle libéral de la société ouverte » partagé à la fois par « la bourgeoisie traditionnelle vieillissante et “boboland” ».
Dans son dernier pamphlet paru après le scrutin présidentiel de 2017, il verra dans la géographie du vote en faveur d’E. Macron la confirmation de l’émergence de ce « front des bourgeoisies » urbaines désireuses de préserver leurs intérêts, en surinterprétant les résultats d’un second tour pourtant largement structuré par le rejet de la candidature de M. Le Pen[5]. Quand bien même il précise que « ces [trois] ensembles sont très schématiques et ne recouvrent qu’une partie de la diversité sociale et culturelle du pays » (Guilluy, 2016, p. 163), cette vision n’en reste pas moins caricaturale, c’est pourquoi le présent livre s’attache à proposer d’autres grilles de lecture des dynamiques socio-électorales urbaines.
Un géographe académique et militant de « l’urbanité »
Par sa présence dans le travail médiatique d’exégèse électorale, le géographe Jacques Lévy a également participé à l’installation, dans les esprits, du clivage électoral opposant les centres des métropoles à leurs périphéries. Le schème explicatif qu’il promeut – qui consiste à ranger au placard des vieilleries structuralistes les logiques sociales qui pèsent sur les localisations résidentielles des ménages, pour mieux mettre l’accent sur ce qui découlerait de la dimension spatiale des identités des individus – et sa position institutionnelle le situent pourtant aux antipodes de C. Guilluy. Mais si J. Lévy est considéré comme un géographe académique important pour sa contribution aux débats de cette discipline, ses analyses post-électorales n’en sont pas moins très discutées pour leur ethnocentrisme (en particulier leur intellectualisme et leur urbano-centrisme) et leur déficit de fondements empiriques[6].
Comme nous l’écrivions déjà à la fin des années 2000, sa théorie réside dans l’idée que la localisation résidentielle dans tel ou tel type d’espace (central ou périurbain) résulte du système de valeurs des habitants (rapports au Monde et notamment rapports à l’Autre), qui s’exprimerait aussi dans les bulletins de vote (Ripoll, Rivière, 2007). Dans un texte récent visant à préciser en quoi son « théorème des gradients d’urbanité » permet d’éclairer la géographie des votes en Europe et aux États-Unis, il précise ainsi que « l’espace du choix politique mériterait d’être rapproché de l’espace du choix d’habiter, tous deux appartenant au registre des décisions stratégiques majeures pour les individus-habitants » ou qu’« on retrouverait donc dans la carte des votes une relation entre les attentes politiques générales des électeurs en matière d’espace et les choix spatiaux concrets des habitants, tels qu’ils se manifestent dans leurs arbitrages de localisation » (Lévy, 2020).
D’un côté, des villes-centre qui seraient caractérisées par un fort degré « d’urbanité » (forte densité de peuplement + forte diversité sociale) et dont les habitants ont plus voté que la moyenne pour les partis de « gouvernement » à l’élection présidentielle de 2002 et pour le « oui » lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE) de 2005. Ces votes, considérés comme « universalistes », sont expliqués par une urbanité elle-même considérée comme un type de rapport aux autres basé sur l’ouverture, ce que traduisent les échelles géographiques multiples et ouvertes sur l’Europe et le Monde animant le système de valeurs des habitants des centres des métropoles.
De l’autre côté, des espaces périurbains qui sont définis par un niveau d’urbanité nul (faible densité + faible diversité sociale), et dont les habitants ont voté plus qu’ailleurs en faveur des candidats « tribunitiens » en 2002 et pour le « non » en 2005. Ces votes, considérés comme « protestataires », sont expliqués par une absence d’urbanité, elle-même considérée comme un type de rapport aux autres fondé sur le repli, ce que traduirait l’échelle géographique (nationale) unique et fermée qui structurerait le système de valeurs des habitants[7].
Ce schème analytique évacue ou minore les propriétés sociales et processus sociologiques[8] mobilisés dans le champ de l’analyse électorale – genre, âge et génération, niveau et parcours scolaire, position et trajectoire professionnelle, inscription dans des groupes de pairs (famille, amis, collectifs de travail…), modalités de l’ancrage résidentiel, etc. – pour mieux promouvoir l’importance de la position dans le « gradient d’urbanité », un « théorème des gradients » ayant récemment été présenté comme « une formalisation à visée descriptive » (Lévy, 2020). Or la critique de ce schème analytique semble toujours d’actualité.
L’introduction de son récent Atlas politique de la France (Lévy, 2017) affirme ainsi d’emblée que « c’est désormais à travers les gradients d’urbanité que la diversité de l’espace français se manifeste » (p. 7), tandis que la conclusion rappelle qu’avec « l’achèvement de l’urbanisation, les gradients d’urbanité sont devenus l’organisateur et le ressort des différences géographiques. La vingtaine de zones que l’on peut découper en tenant compte à la fois de la taille de l’aire urbaine et du type d’urbanité au sein de chaque aire urbaine (centre, banlieue, périurbain) ou à l’extérieur (hypo-urbain, infra-urbain) recèle une puissance prédictive impressionnante à la fois sur la répartition des groupes sociaux, les logiques productives, l’émergence de l’innovation et des choix politiques » (p. 92).
Au fil des pages, l’ouvrage semble d’autant plus valider cette thèse que les typologies politiques opérées pour construire les variables cartographiées semblent parfois fabriquées ad hoc et sans justification, et changent d’ailleurs d’une carte à l’autre[9]. De plus et alors que le jeu qui consiste à faire varier les échelles d’analyse est aux fondements du regard géographique, toutes les cartes sont réalisées à l’échelle communale, ce qui contribue à présenter les villescentres comme des espaces homogènes. Quand on sait, comme J. Lévy, que c’est dans les villes-centres que la diversité sociale et électorale est la plus forte, on peut se demander si le non-recours à l’échelle fine des bureaux de vote dans cet atlas n’est pas fait sciemment, car il rendrait alors visible autre chose qu’une segmentation électorale interprétable en termes de « gradients d’urbanité ».
D’autant que ces cartes de résultats électoraux, aussi sophistiquées et efficaces soient-elles, sont le seul matériau empirique dont dispose J. Lévy à l’appui de sa démonstration, qui n’en est donc pas une. Il ne procède en effet pas à des analyses statistiques (ni ne mobilise celles des autres) entre ces résultats électoraux et des indicateurs issus de la statistique publique qui lui permettraient de découvrir que l’examen attentif du profil sociologique des espaces aide à mieux comprendre les « choix » des habitants qui y vivent[10]. Et quand exceptionnellement c’est le cas, comme pour expliquer la géographie de l’abstention – un comportement électoral dont il est pourtant établi qu’il est très variable selon les positions occupées dans les hiérarchies sociales et culturelles (Braconnier, Coulmont, Dormagen, 2017 ; Riviere, 2017a) – le découpage sociologique retenu est suffisamment grossier pour ne produire qu’un faible rendement explicatif[11].
Il ne procède pas plus à des enquêtes par questionnaires « sortie des urnes » localisées (ni ne mobilise celles des autres) qui se sont pourtant multipliées dans les études électorales françaises (Audemard, Gouard, 2016) et devraient interroger un géographe. Il ne procède pas non plus à des enquêtes par entretiens ou observations ethnographiques (ni ne mobilise celles des autres) qui le renseigneraient sur les significations associées à leurs votes par les électeurs eux-mêmes (SPEL, 2016). Il ne procède guère plus à l’exploitation de relevés de listes électorales localisées (ni ne mobilise celles des autres) permettant par exemple de travailler sur les logiques d’entraînement familiales dans les maisonnées (Buton, Lemercier, Mariot, 2012).
Dès lors, il ne fait que se livrer à un double exercice de ventriloquie : faire parler les cartes et faire parler les voix des autres, en plaquant sur leurs suffrages ses propres « lunettes ». Assez logiquement, c’est alors son propre ventre qui parle, et ce qui en sort donne souvent plus à voir sa propre vision du monde social et politique qu’une quelconque analyse digne des sciences sociales. Ses surinterprétations redoublées de jugements de classe – qui confinent au mépris du même nom – sont particulièrement patentes dans les planches proposant une lecture du scrutin présidentiel de 2017.
Comme quand, en surinterprétant grossièrement une carte des gains et pertes d’E. Macron entre les deux tours, il s’autorise à affirmer que « les habitants du périurbain post-minier du Nord et du Pas-de-Calais dans leur ensemble ont voulu envoyer un message nationaliste et étatiste, tandis que les habitants des grandes villes dans leur ensemble ont tenu à manifester leur adhésion à un projet d’identification multiscalaire, incluant l’Europe et le Monde » (Lévy, 2017, p. 89). Comme quand, dans la conclusion de l’ouvrage, il poursuit en écrivant que « la carte qui oppose le vote Macron au vote Le Pen rend compte de ces deux conceptions, l’une qui subordonne l’ensemble de la vie sociale à une allégeance nationale monoscalaire, l’autre qui s’appuie sur le concept de société des individus et fédère de multiples identités spatiales, de la ville au Monde » (p. 93). Comme quand, dans le dernier paragraphe de cet Atlas et comme un clin d’oeil, il confesse que « penser “en même temps” comme compatibles et complémentaires la liberté et l’égalité, plutôt que comme contradictoires, ce fut justement l’une des positions saillantes du nouveau président français » (p. 93).
Deux ans plus tard et alors que ce nouveau président français affronte une crise sociale et politique inédite, J. Lévy déclarera dans une interview que « les “gilets jaunes” sont aussi, pour une part, une extension radicalisée de l’électorat populiste qui se méfie de l’Europe et de la mondialisation en jugeant que “c’était mieux avant” » (Forret, 2019). Finalement et alors qu’il rappelait doctement que « nous risquons toujours d’être aveugles par dogmatisme ou d’être inutile par empirisme » (Lévy, 2007, p. 139), sa géographie électorale apparaît pour le moins problématique de ce double point de vue.
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Quelle est l’approche proposée dans ce livre ?
Parce que c’est souvent localement que sont vécues et prennent sens (c’est-à-dire signification et orientation) les positions et dispositions sociales ainsi que les prises de position électorales qui en découlent, un tel projet ne peut qu’interpeller les géographes, et c’est avec ce segment de la science politique française que ce livre entend dialoguer de manière privilégiée[12]. Face aux glissements spatialistes, essentialistes ou culturalistes d’un certain nombre de géographes, il est en effet essentiel de rappeler combien les goûts politiques sont, de la même manière que les autres goûts sociaux, « intriqués aux morales de classes et aux visions du monde des différents groupes sociaux » (Barrault-Stella, Lehingue, 2020, p. 12)[13] et de prendre en compte, dans une perspective géographique, ce que l’on pourrait appeler la dimension spatiale de l’habitus (comme système de dispositions) et ses effets électoraux.
Au regard des débats internationaux en géographie électorale (effets de composition, effets contextuels, effets de migrations politiquement sélectives), une telle réflexion permet de replacer les aspirations résidentielles et les styles de vie des habitants (préférer « faire construire » un pavillon à soi, ne pas s’imaginer ailleurs que dans un appartement du centre ancien, etc.) dans les systèmes de goûts et de dégoûts forgés par les positions, les trajectoires et les socialisations des individus. Enfin et à travers le cas des mondes urbains centraux français, une telle approche permet de réaffirmer l’actualité et la primauté de positions sociales – qui se pensent aussi dans des espaces sociaux locaux (Laferté, 2014) – dans la compréhension des logiques électorales et de proposer, chemin faisant, une contribution de la géographie aux débats internationaux sur le rendement explicatif supposé décroissant des classes sociales (Van Hamme, 2012).
Au cours de la dernière décennie, nombre de travaux de sciences sociales se sont attachés à déconstruire la supposée homogénéité sociale et politique des mondes périurbains français (Rivière, 2009 ; Girard, Rivière, 2013 ; Lambert, 2015 ; Girard, 2017), ce afin de lutter contre un certain nombre de visions simplificatrices qui nourrissent largement le débat public. De manière complémentaire et selon la même logique de déconstruction des évidences, ce livre s’attaque à la pièce centrale du puzzle métropolitain en portant le regard sur les espaces urbains centraux.
Une socio-géographie électorale quantitative
Contre l’essentialisation des catégories géographiques (en l’occurrence celle des « urbains » et de leurs suffrages supposés tournés de manière homogène sur les bulletins de vote « progressistes »), cet ouvrage propose une géographie sociale ou une socio-géographie électorale[14] qui entend mettre l’accent sur la dimension spatiale des inégalités sociales et de leurs effets électoraux dans les grandes villes françaises. Parler de socio-géographie (électorale) semble donc être la meilleure manière de qualifier simplement l’approche proposée par ce livre, c’est affirmer le fait de raisonner en termes de dimension spatiale du monde social mais aussi la volonté de participer au mouvement en cours d’unification des sciences sociales.
Dans le champ des études électorales, c’est aussi rappeler que la sociologie électorale a longtemps été, en pratique, une géographie électorale en ce qu’elle s’appuyait presque exclusivement, en l’absence de la technologie sondagière importée en France dans les années 1960, sur les résultats électoraux agrégés à différentes échelles (départements, cantons, communes voire bureaux de vote)[15], la distribution géographique de ces résultats étant ensuite croisée avec des variables sociologiques supposées explicatives. La démarche de sociogéographie électorale de ce livre s’inscrit donc dans la tradition de ce que l’on appelle, dans les études électorales, l’approche « écologique » du vote (Braconnier, 2010).
Sur le plan méthodologique, la démarche mise en oeuvre dans ce livre est résolument quantitative, pour des raisons à la fois heuristiques et académiques. Sans naïveté positiviste (Desrosières, 1993), les traitements statistiques des données quantitatives constituent d’abord de puissants outils d’objectivation et de dévoilement des inégalités qui structurent la géographie et la sociologie urbaines. Ils permettent de quantifier des phénomènes (par exemple la ségrégation, son évolution et ses effets électoraux) tout en traitant de manière exhaustive de vastes périmètres d’analyse (par exemple l’ensemble des bureaux de vote des grandes villes françaises), ce qui autorise des conclusions dont le domaine scalaire de validité est large (par exemple l’échelle nationale).
Dans une perspective de dialogue interdisciplinaire, une telle approche facilite le regard comparatif, soutient le travail de généralisation (qu’il est bien entendu possible de mener à partir d’approches qualitatives) et favorise in fine la cumulativité des résultats obtenus par les enquêtes localisées, très approfondies mais souvent monographiques, menées par la science politique française qui cherche à appréhender les votes dans leurs contextes de production.
À l’inverse, il est important de ne pas laisser à d’autres le monopole des approches quantitatives (et la scientificité souvent accordée à la preuve chiffrée dans l’opinion publique) : ni aux segments de la science politique les plus friands de sondages et de plateaux de télévision, ni au courant de la géographie théorique et quantitative qui s’est parfois attaché, dans le passé, à mettre en avant des principes généraux d’organisation de l’espace insuffisamment articulés (du moins dans la restitution des résultats via l’écriture) aux logiques sociales[16].
Enfin et plus largement, ces quelques remarques hexagonales renvoient à de récents constats internationaux à propos du sous-champ disciplinaire de la géographie électorale dont la majorité des travaux s’emploient désormais, sous l’effet du cultural turn, à souligner la spécificité et l’unicité des lieux, laissant paradoxalement à une science politique dominée par les paradigmes de l’économétrie le soin de modéliser des effets contextuels à l’aide des outils d’analyse spatiale développés… par les géographes (O’Loughlin, 2018)[17].
Dans le prolongement de réflexions anciennes sur la « fausse neutralité des techniques » (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1973) et parce que le choix des traitements quantitatifs utilisés engage implicitement toute une série de présupposés théoriques, il faut dire un mot de la famille d’analyses quantitatives mobilisées préférentiellement dans les pages qui suivent. Contre la tendance dominante à utiliser des modèles de régression, qui confinent à produire une sociologie des variables plutôt que des individus qui peuplent les lignes des tableaux statistiques (Bry, Robette, Roueff, 2014), ce livre s’appuie principalement sur un ensemble de traitements connus sous le nom d’analyses factorielles, qui permettent notamment de décrire les données sous forme de représentations graphiques.
En sociologie, ce type de traitements des données est en effet considéré comme le plus adapté à la mise en oeuvre pratique de l’échafaudage théorique proposé par le sociologue P. Bourdieu (Desrosières, 2008 ; Duval, 2013 ; Lebaron, 2015), en particulier la notion d’espace social (Bourdieu, 1984) entendu dans cet ouvrage comme espace des positions sociales et non comme espace géographique[18].
Pour ce qui concerne plus spécifiquement la sociologie électorale, ce type de traitement permet de « mieux approcher les correspondances entre l’espace des positions sociales et l’espace des choix électoraux » (Lehingue, 2011, p. 255). En géographie où l’unité statistique d’analyse est très souvent une unité spatiale (un département, une commune, un bureau de vote, etc.) décrite par un ensemble de variables chiffrées (le taux d’abstention, le score du candidat X ou Y, la proportion d’habitants de 18-24 ans, le pourcentage de cadres et professions intellectuelles supérieures, etc.), le type d’analyse factorielle utilisé est l’analyse en composantes principales, et c’est cet outil ou ses cousins statistiques que l’on retrouve dans la plupart des chapitres de ce livre.
Il permet en effet de décrire le profil des unités géographiques étudiées de manière synthétique et multidimensionnelle, puis le cas échéant de réaliser et de cartographier des typologies de ces unités géographiques, par exemple selon leur profil électoral. Ainsi et alors que les chercheurs en sciences sociales sont parfois distingués en fonction des approches méthodologiques qu’ils utilisent, autrement dit entre « ceux qui comptent et ceux qui racontent » (Leca, 2005)[19], l’approche proposée dans ce livre entend montrer que l’on peut aussi raconter une histoire à partir d’approches quantitatives, en rendant compréhensibles et donc accessibles les résultats issus de traitements quantitatifs sophistiqués, en particulier à l’aide de représentations graphiques.
Des données agrégées à l’échelle fine des bureaux de vote
En géographie électorale comme plus largement en géographie, le choix de l’échelle d’analyse, autrement dit de l’unité d’analyse dans une logique statistique, est une question majeure (Russo, Beauguitte, 2012). En 2002, un démographe comparait d’ailleurs l’impression procurée par la finesse des résultats cartographiés pour la première fois au niveau communal en France à « la découverte du microscope, du télescope ou du scanner » (Le Bras, 2002, p. 12). Depuis, une nouvelle étape scalaire a été franchie avec l’accès progressif aux résultats électoraux au niveau élémentaire auquel les suffrages sont dépouillés puis agrégés : celui des 70 000 bureaux de vote français.
Travailler à ce niveau d’analyse constitue toutefois un lourd défi méthodologique, qui explique largement le faible nombre de travaux à ce niveau (Girault, 2000)[20]. Pour plonger le regard au niveau intra-urbain, c’est cette unité d’analyse qui a été choisie dans ce livre, qui entend ainsi renouer avec des travaux parus occasionnellement dans l’histoire des études électorales françaises (Goguel, 1951 ; Ranger, 1977 ; Bon, Cheylan, 1988) et s’inscrit dans le prolongement de recherches conçues plus récemment à cette échelle et qui se sont multipliées en géographie (Rivière, 2012a ; Russo, Beauguitte, 2012 ; Rivière, 2014a ; Beauguitte, Lambert, 2015) comme en science politique (Audemard, Gouard, 2016 ; Batardy et al., 2017).
Ce sont les résultats des élections présidentielles qui sont utilisés dans la plupart des chapitres afin d’établir puis de comprendre la diversité des configurations électorales intra-urbaines présentes dans les grandes villes françaises. Ce scrutin central de la vie politique française porte en effet sur des enjeux nationaux et constitue donc un moment privilégié d’actualisation dans les urnes des appartenances sociales de chacun, à commencer par le fait de se tenir éloigné de l’institution électorale[21].
Pour éclairer sociologiquement les configurations électorales établies au fil des chapitres, on s’appuiera sur des données issues de la statistique publique, notamment celles du recensement de l’INSEE (tranches d’âge, niveaux de diplômes, catégories socioprofessionnelles, ancienneté de l’ancrage résidentiel, statut d’occupation des logements) qui permettent d’analyser les dynamiques de peuplement intra-urbaines à l’échelle des quartiers (les IRIS – Îlots regroupés pour l’information statistique)[22]. La complémentarité de ces indicateurs doit permettre d’appréhender « l’espace social comme un espace multidimensionnel de positions définies par de multiples coordonnées (diplômes, âge, genre, revenus, patrimoine, indépendance au travail, pénibilité des tâches, taille des établissements de travail, lieux de résidence…) » (Lehingue, 2011, p. 254) et donc de proposer une analyse des votes de classes dans l’espace urbain qui « paradoxalement, doit s’éloigner des prémisses de “l’inventeur” du concept [de classe] pour préserver l’utilité de ce dernier » (p. 257)[23].
Les deux types de données mises ainsi en relation ne recouvrent toutefois pas exactement les mêmes populations : d’un côté les résultats électoraux portent sur les seuls inscrits ; de l’autre les indicateurs sociaux des recensements décrivent l’ensemble de la population résidente (qui comprend par exemple les étrangers et les mineurs qui ne peuvent pas voter, mais aussi des Français majeurs non-inscrits sur les listes électorales). Mais surtout et plus fondamentalement, le travail interprétatif opéré à partir de ces deux types de données doit être conduit avec prudence, en raison d’un débat ancien mais tout particulièrement récurrent dans le champ des études électorales, autour de ce que l’on appelle l’erreur ou l’inférence « écologique ».
Paru en 1950 et devenu célèbre depuis, un article se penchant sur une éventuelle relation entre le pourcentage de résidents noirs et le taux d’illettrisme aux États-Unis a ainsi souligné que la relation statistique entre ces deux variables était différente selon l’échelle de mesure et la nature de l’unité statistique observée (Robinson, 1950). Sur le plan théorique, il en résulte l’impossibilité d’inférer (au sens de transférer, de transposer) au niveau des individus l’existence de relations statistiques établies à partir de données agrégées. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on observe une corrélation statistique positive entre la présence de membres de la catégorie sociale X et le vote pour le candidat Y que l’on peut pour autant affirmer, en toute rigueur, que ce sont les membres de la catégorie sociale X qui votent pour Y.
Si une lecture critique de cet article et de sa réception hors norme[24] a montré que son auteur en appelait surtout à la prudence dans le travail d’interprétation des données, il a été instrumentalisé dans le champ des études électorales pour discréditer l’usage des données agrégées[25] et mieux promouvoir les données issues des sondages qui apparaissaient alors (Braconnier, 2010, p. 35 ; Lehingue, 2011). Au regard du problème symétriquement posé par les enquêtes individuelles par sondage (l’erreur dite atomiste ou individualiste, qui consiste à extraire les individus de leurs contextes sociogéographiques de vie), ce sont des politistes pionniers dans leur attention aux contextes géographiques de production des votes qui ont renversé l’argument en soulignant, que « l’approche écologique, dont l’unité est pourtant constituée de collectifs, et à qui certains contestent le droit d’inférer des propriétés individuelles, fait plus clairement apparaître le lien entre les choix individuels et les situations contextuelles » (Derivry, Dogan, 1986, p. 173). Plus récemment et à partir des données électorales françaises à l’échelle des bureaux de vote de la petite couronne parisienne, des géographes ont montré que le recours au niveau d’agrégation le plus fin (celui des bureaux de vote plutôt que des communes) permettait de construire un modèle explicatif de l’abstention statistiquement plus puissant et plus robuste (Russo, Beauguitte, 2012).
Cet ouvrage se livre donc à un travail interprétatif prudent mais serein parce qu’informé par les connaissances produites dans le champ des études électorales grâce à d’autres types d’enquêtes et de matériaux empiriques. Le risque de surinterprétation y est limité par l’approche contextuelle des corrélations statistiques observées. Et comme l’écrivait un politiste développant une approche écologique du vote à l’échelle départementale, « Est-il besoin de rappeler que la tâche n’est pas facile ? Certes, nous en viendrons bien souvent à l’hypothèse. Mais nous aurons, dans la mesure du possible, réduit la marge de l’incertitude » (Dogan, 1965, p. 435), or ce n’est déjà pas rien dans l’épistémologie des sciences sociales, d’autant que le niveau très élevé de certaines corrélations établies dans ce livre à partir des votes effectifs (et non déclaratifs) agrégés à l’échelle de centaines voire de milliers d’unités aux périmètres très fins, réduit considérablement cette incertitude dans le travail interprétatif.
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Conclusion – Mutations (et invariants) des relations entre votes et structures sociales
« Au début des années 1980, l’affrontement politique se résumait à l’opposition entre deux blocs sociaux aux contours relativement tranchés, qui représentaient très largement la société française. Le bloc de gauche rassemblait la majorité des salariés à faible qualification et la fonction publique ; le bloc de droite reposait sur les professions intermédiaires et les cadres du privé, les travailleurs indépendants, ainsi que sur le monde agricole. L’évolution politique au cours des trois dernières décennies coïncide avec l’histoire de la désagrégation progressive de ces deux alliances sociales. […] Il serait erroné d’imaginer que nous sommes en présence d’un changement soudain du paysage politique français : nous vivons la phase terminale d’une dynamique longue, entamée il y a plus de trente ans » (Amable, Palombarini, 2019, p. 14)
Comment l’approche de socio-géographie électorale quantitative mise en œuvre dans ce livre peut-elle contribuer à éclairer empiriquement les questionnements généraux soulevés par cet essai d’économie politique ? Il ne s’agit évidemment pas d’apporter des réponses à ces questions de niveau macro, mais plutôt de souligner comment l’exploration fine des mutations socio-électorales de la Métropole nantaise depuis le milieu des années 1970 permet de nourrir la réflexion générale. Pour éviter l’écueil d’une conclusion générale se limitant à la synthèse des résultats les plus saillants dégagés au fil des chapitres, cette réflexion est proposée depuis le cas nantais dont la première partie de ce livre a souligné l’exemplarité dans le haut de la hiérarchie urbaine nationale.
Dans une perspective de géographie et de sociologie urbaines, le chapitre III a privilégié une lecture des relations entre changement urbain, changement social et changement électoral qui consiste à penser, inscrire et cartographier ces changements dans l’espace urbain, en décrivant les évolutions propres à différentes configurations électorales. C’est pourquoi cette conclusion change de registre analytique en s’intéressant aux relations entre votes et structures sociales localisées et à leur évolution, mais en y portant un regard plus global qui permet aussi de dialoguer plus directement avec la sociologie électorale et la science politique.
Ce regard permet aussi d’apporter, depuis la géographie, une contribution à une controverse interne au champ des études électorales, en ce qui concerne le supposé affaiblissement de la relation entre position socioprofessionnelle et préférences électorales, relation trop souvent résumée hâtivement en termes de « vote de classe » alors même que cette expression relève, au-delà des enjeux méthodologiques (loin d’être neutres sur le travail interprétatif) et des flottements sémantiques (Gougou, 2017), plus du mot d’ordre politique que du concept scientifique (Lehingue, 2011, p. 235).
Pour cela, c’est l’évolution générale des corrélations sur plusieurs décennies qui est discutée (cahier couleur, pl. XV et XVI), en précisant que si elles sont mesurées dans la même maille géographique pour faciliter la comparaison diachronique, les offres partisanes proposées aux électeurs ne sont pas structurées de la même manière à l’occasion des différents scrutins de la période 1974-2017, y compris si les étiquettes partisanes des candidats en lice laissent en apparence croire le contraire. Or dans l’analyse du fonctionnement des marchés électoraux, la question du « vote de classe » a souvent été pensée en termes de demandes des électeurs, alors qu’à l’inverse les effets des offres électorales – les partis en compétition, les discours de mobilisation tenus par ces partis qui donnent aussi à voir leurs choix politiques en matière de catégories de perceptions du monde social utilisées (par exemple et justement, le fait même de parler de « classe » ou de choisir de ne plus en parler), les candidats qui incarnent ces partis – sont trop souvent négligées[26].
Dans la mesure où les pages qui précèdent ont pris le temps de nuancer le propos candidat par candidat, le fait de raisonner de manière globale pour suivre les fluctuations temporelles des corrélations implique néanmoins, dans cette conclusion, d’en revenir à une analyse structurée par courants politiques[27]. De ce point de vue, l’abstention n’est pas affectée autant que les candidats par ces déplacements dans l’espace électoral, bien que s’abstenir ne signifie pas la même chose dans les années 1970 que dans les années 2010, dans la mesure où la norme participationniste s’est très fortement relâchée entre-temps. Le chapitre IV a d’ailleurs montré combien les mécanismes de l’abstention différentielle, qui affectent les différents groupes sociaux de manière très variable, peuvent peser sur les résultats des scrutins.
L’abstention apparaît d’abord comme très dépendante de la stabilité résidentielle (cette dernière pesant sur la qualité de l’inscription sur les listes électorales), comme le traduisent les très fortes corrélations entre la présence de propriétaires de leurs logements et la participation électorale (jusqu’à 0,81 en 1988, soit la plus élevée mesurée à l’occasion de cette analyse), même si cette relation baisse légèrement à partir des années 2000 (cahier couleur, pl. XVI). Il faut dire que si le statut de propriétaire est un indicateur de l’ancrage résidentiel, il renvoie aussi à un statut social – tout particulièrement dans le cas d’une Métropole attractive où les prix de l’immobilier ont connu plusieurs accélérations notables dans les dernières décennies (Garat, 2009 ; Mericksay, Rivière, Loret, 2020) – et à un moment souvent spécifique du cycle de vie des ménages.
Ainsi l’abstention est-elle très négativement corrélée avec la présence des habitants de 40-54 ans (un moment qui est souvent celui de la stabilisation géographique, de l’éventuelle accession à la propriété qui implique pour beaucoup le fait de quitter la ville-centre, du cœur de la carrière professionnelle) alors qu’elle est au contraire liée positivement à la présence des tranches d’âge les plus jeunes, à la fois moins socialisées que les générations précédentes à la norme participationniste et vivant de plus en plus souvent dans les quartiers centraux de Nantes (là où le turnover résidentiel est le plus fort), ces deux facteurs pouvant expliquer la forte hausse des corrélations pour les 25-39 ans. Par rapport aux années 1980-1990 où les profils démographiques des espaces qui composent la Métropole étaient très discriminants, les années 2000 montrent plutôt une convergence des tranches d’âges en matière de participation électorale.
L’analyse des corrélations entre l’abstention et la présence des habitants selon leur niveau de diplôme ou leur groupe socioprofessionnel confirme les résultats de recherches fondées sur d’autres types de matériaux empiriques et qui rappellent que « les chances de participation sont parfaitement ordonnées selon le volume de ressources économiques, sociales et culturelles dont disposent les électeurs » (Braconnier, Coulmont, Dormagen, 2017, p. 1027). C’est ainsi que depuis les années 1980-1990, la présence des habitants les moins diplômés est systématiquement liée à l’abstention, avec des corrélations qui augmentent à chaque scrutin pour atteindre 0,66 en 2017.
La courbe qui décrit les corrélations entre l’abstention et les titulaires de CAP-BEP suit la même pente à partir de la fin des années 1990, en partant toutefois d’un point de départ plus bas (et donc de corrélations qui restent négatives jusqu’en 2012), ce qui confirme le diagnostic d’une coupure de plus en plus forte, en matière de participation, entre les titulaires de diplômes faibles ou intermédiaires et les détenteurs de titres scolaires de l’enseignement supérieur (dont la courbe des corrélations suit une pente inverse, les corrélations légèrement positives entre présence des cadres et abstention au cours des années 1970-1980 étant à mettre en relation avec leur implantation résidentielle dans les quartiers centraux, où les locataires et les déménagements sont les plus nombreux).
La géographie de l’abstention épouse de plus en plus la localisation des classes populaires (Rivière, Batardy, 2020), celle des employés l’étant de longue date alors que celle des ouvriers l’est seulement depuis les années 1990. Avant cette phase, la présence des ouvriers est au contraire plutôt associée aux espaces où la participation électorale est plus élevée qu’ailleurs, à une époque où ce groupe socioprofessionnel est relativement mobilisé pour se rendre aux urnes, en lien avec l’existence d’un tissu associatif dans les quartiers de grands ensembles où existe alors une certaine mixité sociale et qui sont largement leurs espaces de résidence, ou avec les sociabilités militantes (syndicales, politiques, etc.) construites sur les lieux de travail, de sorte que ces structures d’encadrement permettaient de compenser leurs plus faibles dispositions individuelles au vote (Braconnier, Dormagen, 2007). Pour comprendre ce basculement, il faut explorer l’évolution des corrélations entre les structures sociales et les différentes composantes des gauches.
Parce que le PS a constitué la force dominante de la gauche sur presque toute la période étudiée – au point de remporter les scrutins présidentiels de 1981, 1988 et 2012 (auxquels on peut ajouter la période de cohabitation des années 1997-2002) et d’exercer le pouvoir – l’examen des corrélations entre les scores de ses candidats et les contrastes sociaux de Nantes Métropole est crucial pour comprendre l’ensemble des mutations observées (cahier couleur, pl. XV). Sur le plan démographique, ce sont plutôt les tranches d’âge intermédiaires (les 25-39 ans et surtout les 40-54 ans) qui sont les plus liées statistiquement au vote PS et aspirent à « changer la vie » dans les années 1970-1980, la situation étant moins lisible à partir du début des années 2000.
Les choses sont plus claires en matière de niveaux de diplômes et de groupes socioprofessionnels, ces deux séries d’indicateurs étant très liées entre elles. Les votes pour F. Mitterrand sont en effet puissamment corrélés à la présence des ouvriers – souvent diplômés de CAP-BEP pour les fractions les plus stables de ce groupe – en 1981 et un peu plus encore en 1988 (alors qu’il a déjà gouverné puis acté le « tournant de la rigueur »), date à laquelle la courbe des ouvriers est rejointe par celle des employés. Après ses deux septennats, l’élection de 1995 est l’occasion d’une baisse des corrélations avec la présence des classes populaires (des titulaires de CAP-BEP, voire des moins diplômés), même si cette baisse régulière est assez légère jusqu’en 2012. Dans le même temps et au cours des années 1990-2000, les corrélations entre le vote PS et les diplômés de niveau Bac (voire les détenteurs de titres universitaires) ou les professions intermédiaires se font de moins en moins négatives.
On peut y voir une illustration de la diversification sociologique croissante de l’électorat de ce parti, qui a longtemps cherché à construire une alliance sociale reposant sur un compromis associant les classes populaires avec certaines fractions « progressistes » des classes moyennes (Amable, Palombarini, 2018), bien que ses militants et ses élus aient toujours été situés plus haut dans les hiérarchies scolaires et professionnelles (Lefebvre, Sawicki, 2006). En 2017, les courbes décrivant les corrélations entre le vote socialiste et la structure sociale locale décrochent, confirmant que la candidature de B. Hamon ne s’est pas appuyée sur la sociogéographie traditionnelle du PS et qu’elle n’a pas réellement été soutenue par le parti dont il avait remporté la primaire[28].
L’évolution des relations entre les autres forces de gauche et la structure sociale en mutation de Nantes Métropole n’en est que plus éclairante (cahier couleur, pl. XV). À partir de la fin des années quatre-vingt, les votes pour les candidats soutenus par le PCF sont ainsi légèrement corrélés avec la géographie des 40-54 ans et des 55-64 ans (ce qui renvoie à leur localisation dans les espaces périphériques vieillissants du corridor industriel), avant que les candidatures de J.-L. Mélenchon incarnant ce segment de l’espace électoral ne produisent une petite hausse des corrélations avec les tranches d’âge des 25-39 ans (voire des 18-24 ans) en 2012-2017.
Ces transformations démographiques se lisent aussi dans l’évolution des corrélations avec les statuts d’occupation des logements, les corrélations avec le vote pour le PCF étant positives avec les propriétaires de leur logement dans les années 1990 puis avec les locataires ensuite. Surtout et dès 1988, les relations statistiques entre la présence du groupe des ouvriers (et des habitants les moins bien placés dans la hiérarchie scolaire) et les suffrages portés sur les candidats du PCF commencent à décliner. Les corrélations entre les votes communistes et les employés (et les habitants diplômés de CAP-BEP) suivent le même chemin à partir de 1995, bien que toutes les corrélations avec les groupes formant les classes populaires restent positives autour de 0,4.
L’évolution des corrélations relatives aux votes pour les candidats d’extrême gauche complète cette histoire locale des alignements électoraux. Si l’on met de côté quelques différences mineures[29], l’évolution des corrélations est très semblable entre ces deux composantes, et révèle un point commun et une différence avec ce qui vient d’être décrit pour le PCF. Comme pour les candidats de ce dernier, les corrélations avec les votes pour l’extrême gauche sont assez positives avec la présence des 40-54 ans, voire des 25-39 ans, tout au long de la période étudiée.
Mais à la différence de celles du PCF (qui a participé régulièrement aux majorités politiques gouvernant aux côtés du PS), les corrélations sont ici croissantes à partir de 1981 (et de l’accession du PS au pouvoir) avec la présence des titulaires d’un CAP-BEP et des ouvriers, ainsi que secondairement avec celle des moins diplômés et des employés. Ces corrélations atteignent un pic à l’occasion du désormais célèbre 21 avril 2002, scrutin où les scores des candidats d’extrême gauche ont souvent été associés à l’élimination du candidat socialiste L. Jospin. Probablement sous l’effet de ce qui est parfois qualifié de « vote utile » (une expression pour le moins normative sur laquelle il y aurait beaucoup à dire), ces corrélations baissent d’ailleurs sensiblement en 2007 et 2012 mais augmentent de nouveau en 2017, soit juste après le quinquennat de F. Hollande.
Pour achever ce panorama des mutations des corrélations entre les votes observés dans l’espace de Nantes Métropole et sa géographie et sociologie urbaines, un détour par l’extrême droite de l’espace électoral s’avère nécessaire (cahier couleur, pl. XVI). On peut d’abord noter que les trajectoires dessinées par les courbes des corrélations ne ressemblent pas aux précédentes (sauf peut-être celles décrivant les relations entre l’abstention et les groupes socioprofessionnels), tant elles donnent à voir des polarisations croissantes, quel que soit le groupe d’indicateurs retenu.
En 1974 puis 1988, le vote pour J.-M. Le Pen est – comme on l’a noté dans le chapitre III, plutôt concentré dans les beaux quartiers de la bourgeoisie traditionnelle, à l’image de l’espace parisien où il s’observe dans un premier temps plus à « Passy qu’à Barbès » (Mayer, 1987) – ce que confirment ici les corrélations avec les cadres, les indépendants, les diplômés du Bac et ceux de l’enseignement supérieur. À rebours d’un certain nombre de clichés sur ce parti (Collovald, 2004), il faut en effet rappeler qu’à l’époque, le FN défend un discours centré sur la défense du petit commerce et de l’artisanat, le programme de ce parti sur l’État et la fiscalité restant marqué par des positions ultralibérales jusque dans les années 1990 (Amable, Palombarini, 2018).
À partir de l’élection présidentielle de 1995, sa socio-géographie s’inverse progressivement et c’est avec les classes populaires (d’abord avec les ouvriers, rejoints par les employés dans les années 2000) que les corrélations positives deviennent les plus fortes, pour atteindre 0,58 avec ces deux groupes socioprofessionnels en 2017. L’évolution est encore plus spectaculaire avec les niveaux de diplôme : les corrélations avec la localisation des détenteurs de CAP-BEP sont déjà de l’ordre de 0,5 en 1995-2002 puis augmentent et se situent autour de 0,8 en 2012-2017 ; elles restent stables autour de 0,4 avec la géographie des moins diplômés ; tandis qu’elles deviennent positives avec la localisation des bacheliers au début des années 2010.
Le vote pour les candidats du FN est par ailleurs désormais assez lié à la présence des propriétaires de leur logement depuis 2002, signe que comme l’ont bien documenté des travaux antérieurs (Mauger, Pelletier, 2017) et notamment des enquêtes qualitatives et localisées en contextes urbains et périurbains (Cartier et al., 2008 ; Rivière, 2009 ; Lambert, 2015 ; Girard, 2017)[30], ce ne sont pas les membres des groupes les plus paupérisés qui optent le plus pour le FN (ceux-là sont d’abord liés statistiquement à l’abstention comme l’ont montré les chapitres III et IV), mais plutôt les fractions placées juste au-dessus dans les hiérarchies sociales, celles qui sont les plus fortement travaillées par les recompositions internes des classes populaires : déstabilisation sur la scène résidentielle, déstructuration des collectifs de pairs, réorganisation de l’emploi, mise en concurrence avec les fractions immigrées pour l’accès à l’emploi, éclatement des statuts du salariat, dégradation généralisée des conditions de travail, etc.
Dans un contexte de crise économique et de transformation du rôle de l’État, ces dynamiques de recompositions et les schèmes de perception « triangulaires » du monde social (Schwartz, 2009) qu’elles produisent ne peuvent être sans effets sur les comportements politiques des classes populaires (Michelat, Simon, 2004 ; Gougou, 2007), et permettent d’ailleurs d’éclairer bien d’autres évolutions des corrélations observées, en particulier en matière d’abstention et de votes pour les différentes composantes de la gauche.
Last but not least et bien qu’il ne s’agisse pas d’évolutions des corrélations mais au contraire de leur grande stabilité, les caractéristiques des votes pour les candidats de centre-droit et de droite permettent de clore cet ouvrage sur un invariant sociopolitique majeur : celui de la stabilité de l’alignement à droite des groupes qui dominent les hiérarchies générationnelles, scolaires, socioprofessionnelles et résidentielles. Avec quelques nuances (notamment des corrélations un peu plus fortes avec les indicateurs scolaires et socioprofessionnels pour la droite que pour le centre droit), la planche XVI du cahier couleur montre en effet combien les votes pour ces deux composantes de la droite sont liés à la présence des groupes les plus âgés (habitants de plus de 80 ans et de 65-79 ans, en particulier pour les candidats représentants le RPR, l’UMP puis LR).
On peut toutefois noter qu’entre 2002 et 2012, c’est-à-dire quand F. Bayrou incarne le centre droit dans l’offre électorale, un rajeunissement relatif est observable dans le soutien électoral au centre droit puisque ce sont les 40-54 ans et les 55-64 ans pour lesquels les corrélations sont les plus fortes[31]. Au regard du cycle de vie des ménages, les votes en faveur du centre droit et de la droite apparaissent clairement liés à la géographie des propriétaires de leurs logements[32], les candidats des droites ayant régulièrement défendu et mis en oeuvre des programmes politiques favorisant l’accès à la propriété, des « deux Français sur trois » de V. Giscard d’Estaing dans la décennie 1970 à N. Sarkozy dans les années 2000 (Dezès, 2001 ; Lambert, 2015).
Ces votes pour les droites apparaissent également très liés à la présence des classes supérieures (cadres, travailleurs indépendants) et des habitants les mieux dotés en capital culturel (diplômés de l’enseignement supérieur), à l’image de la corrélation remarquablement stable entre la présence des cadres et le vote pour le candidat du RPR J. Chirac en 1988 (0,78) ou pour celui de LR F. Fillon en 2017 (0,71), au point que des sociologues de la bourgeoisie évoquent le vote conservateur comme étant « en quelque sorte naturel à la condition bourgeoise » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2007, p. 110).
Ce constat parfois insuffisamment questionné[33] a d’ailleurs fait l’objet d’une investigation approfondie grâce à une analyse localisée permettant de montrer « comment leurs membres revendiquent la singularité de leur point de vue et une forme de méfiance à l’égard de la politique, tout en étant capables d’agir collectivement en politique, de défendre des intérêts communs, de se doter de porte-parole, etc., bref, de constituer une classe pour soi » (Agrikoliansky, Geay, 2020, p. 17-18). On saisit là toute la complémentarité entre ces approches qualitatives et la démarche quantitative proposée dans ce livre, entre les analyses localisées et celles qui permettent des constats nationaux, et in fine entre les différentes traditions disciplinaires dans le champ des études électorales.
Enfin, la moyenne des corrélations observées a été établie pour chacun des scrutins de la période étudiée, en calculant ces moyennes par courants politiques[34]. Si l’on excepte l’abstention, ce sont trois formations des gauches pour lesquelles les corrélations moyennes sont les plus hautes en 1981 (le PS d’abord, puis le PCF et LO), alors qu’à partir des années 2000 c’est pour trois courants politiques des droites et d’extrême droite que les moyennes prennent leurs valeurs les plus élevées (le FN d’abord, la droite et le centre droit ensuite), ce qui en dit long sur les transformations sociales et politiques survenues au cours de cette période.
Si l’on observe la moyenne des corrélations de manière encore plus globale[35], c’est avant tout le constat d’une grande stabilité des relations entre votes et structure sociales qui prévaut dans l’espace de Nantes Métropole, et il y a fort à parier que le domaine de validité de cette conclusion puisse être étendu à l’ensemble des mondes urbains français. Cet ultime constat montre que loin de certains discours savants et médiatiques (jamais tout à fait désintéressés politiquement) célébrant la fin du « vote de classe », il se pourrait bien que « les classes ne soient pas mortes, mais aient été enterrées vivantes » (Lehingue, 2011, p. 260)[36].
Notes
[1]À noter que ce modèle explicatif est binaire et non ternaire, les « banlieues » et leurs habitants disparaissant des radars médiatiques une fois les campagnes électorales closes (Rivière, Tissot, 2012).
[2]Pour une histoire plus approfondie, je me permets de renvoyer à la première partie de ma thèse (Rivière, 2009).
[3]Dans cet essai, il évoque par exemple la « cohabitation de deux bourgeoisies » (p. 42), l’une d’elles étant composée des « catégories supérieures boboïsées » (p. 72) parmi laquelle il évoque « l’intelligentsia universitaro-médiatique » (p. 67). Dans No Society (Guilluy, 2018), un chapitre décrit « le repli d’une bourgeoisie asociale » (p. 103) dans le coeur des métropoles, tandis que la conclusion appelle à « aider les élites françaises à saisir que les classes populaires ne sont pas que de méprisables “sans-dents”, aider les riches, le monde des médias, les universitaires à retrouver le chemin de la paix avec les plus modestes » (p. 237). Or on saisit mal comment de telles exhortations pourraient contrer la dynamique des rapports sociaux de domination.
[4]« Contrairement aux idées reçues, la question centrale n’est pas celle de l’intégration sociale et économique de ces habitants. […] L’enjeu est d’abord celui de la gestion de la société multiculturelle. […] Dans ces espaces, les questions du communautarisme mais aussi des valeurs seront de plus en plus centrales » (Guilluy, 2016, p. 167).
[5]« Les territoires de la bourgeoisie ont exprimé au premier tour un vote identitaire de droite et un vote identitaire de gauche. F. Fillon rassembla les oripeaux d’un vote de droite, tandis que J.-L. Mélenchon (et/ou B. Hamon) captait l’essentiel des vestiges d’un vote identitaire à gauche. Au second tour, l’adhésion massive à un candidat dont le programme vise précisément à s’affranchir de ces identités nous montre que nous sommes depuis des décennies au théâtre. […] les partisans de la Manif pour tous ont choisi le candidat du libéralisme culturel quand les contempteurs de la finance internationale apportent massivement leurs suffrages à un banquier d’affaires ! […] La bourgeoisie des hôtels particuliers et la nouvelle, celle des lofts, ont joué la sécurité matérielle en faisant front commun » (Guilluy C., 2018, p. 106-109).
[6]Voir ces deux paires d’articles qui se répondent (Ripoll F, Rivière, 2007 ; Lévy, 2017) et (Charmes, Launay, Vermeersch, 2013 ; Lévy, 2013).
[7]« La périurbanisation comprend en fait trois aspects fondamentaux reliés entre eux : la patrimonialisationmonétaire, la privatisation de l’espace, le repli sur une structure semi-communautaire. Ils’agit bien d’un choix de société, qui, à partir de l’idée qu’on a plus à perdre qu’à gagner au contactde ses semblables, organise la vie quotidienne en évitant au maximum les rencontres fortuites. Nevivre qu’avec ceux que l’on aime : tel est, en un sens, l’acte I du refus de la société comme un universpolitique, où l’enjeu n’est pas d’aimer mais d’abord de supporter et d’accepter l’autre, avant de l’intégrerdans ses projets et d’en discuter avec lui. On comprend mieux ainsi, au bout du compte, la tonalitédes votes récents » (Lévy, 2003).
[8]On peut néanmoins noter, notamment depuis notre controverse de 2007, que J. Lévy prend désormais plus de précautions en la matière, parlant par exemple plutôt « d’arbitrages de localisation » que de « choix » résidentiel, ou évoquant l’espace comme « le résultat de spatialités, c’est-à-dire d’actions géographiques au moins pour partie [c’est moi qui souligne] volontaires » (Lévy, 2020).
[9]Tantôt (p. 82) une légende positionne certains candidats de l’élection présidentielle 2017 (mais pas tous) dans un gradient politique « ouverture/fermeture » sans que rien ne vienne légitimer les critères ayant présidé à ce classement, la carte dessinant – heureux hasard ou raisonnement tautologique – un gradient géographique parfait des centres aux périphéries. Tantôt (p. 85) une autre légende distingue arbitrairement un vote « pro-européen » – E. Macron figure seul dans cette catégorie – et un vote « anti-européen » qui agrège cette fois les suffrages aussi différents de J. Cheminade, F. Asselineau, N. Dupont-Aignan, M. Le Pen et J.-L. Mélenchon. Tantôt une autre légende classe les candidats entre « nouveaux venus » et « partis dominants », or parmi ces « nouveaux venus », on trouve agglomérés les suffrages portés sur E. Macron mais aussi sur J.-L. Mélenchon (élu sénateur en 1986, ministre de 2000 à 2002, déjà candidat lors de la présidentielle de 2012) et M. Le Pen (également candidate lors de la présidentielle de 2012 et dépositaire actuelle de la marque Le Pen, dont le fondateur a été élu député en 1956).
[10]Lui qui, pourtant, sait inviter les autres chercheurs à « mettre [leurs] propres hypothèses à l’épreuve d’une expérimentation suffisamment déverrouillée pour que le résultat ne soit pas acquis d’avance » (Lévy, 2007, p. 139).
[11]L’abstention différentielle entre groupes sociaux n’est toutefois pas si spectaculaire : si l’on divise les actifs en deux groupes (CSP+ et CSP-) de masse comparable, on passe de 21 à 31 % d’abstention, ce qui est certes important mais non décisif » (Lévy, 2017, p. 87). Il semble ainsi juger pertinent de diviser la société tout entière en deux « groupes » seulement, sans même que le lecteur ne sache comment sont ventilées les catégories socioprofessionnelles de l’INSEE pour fabriquer ces deux groupes…
[12]L’existence et les modalités du dialogue interdisciplinaire entre géographes et sociologues ou politistes sont en effet très différentes d’un champ national à un autre, ce qui pèse sur les orientations de recherche (O’Loughlin, 2018 ; Johnston, 2019).
[13]Avec ces derniers, on se permet de renvoyer ici à (Caveng et al., 2018 ; Beaumont et al., 2018).
[14]Dans une réflexion sur les intérêts respectifs de ces deux labels, le géographe Fabrice Ripoll appelle à la constitution d’un programme de recherche transdisciplinaire et propose l’idée selon laquelle : « ce programme, issu d’une importation de la sociologie bourdieusienne dans la géographie sociale, en même temps qu’une spatialisation de la sociologie bourdieusienne, pourrait être qualifié de “sociogéographie” sur le modèle de la “socio-linguistique”, de la “socio-histoire” ou de la “socio-économie”. […] Cette nouvelle étiquette suppose certes, si ce n’est d’abandonner, tout au moins de décentrer le label “géographie sociale” – ce qui est pour diverses raisons (pragmatiques, politiques, affectives) une démarche loin d’être évidente, y compris pour moi-même. Mais précisément, cette substitution ou ce réordonnancement permet de marquer symboliquement une volonté de passer un cap, celui de l’approche dimensionnelle de l’espace et de l’affirmation qu’il n’est pas possible de faire une géographie science sociale seul dans son coin, et surtout pas sans la sociologie, mais aussi, inversement, que le raisonnement sociologique ne saurait se passer d’une contextualisation géographique et non seulement historique » (Ripoll, 2018, p. 30-31).
[15]Un tel recours aux résultats électoraux, fournis en France par le ministère de l’Intérieur, permet de travailler à partir de matériaux empiriques d’une grande robustesse (les suffrages effectivement dépouillés de manière exhaustive et dont les totalisations sont accessibles à des échelles géographiques fines), à la différence des travaux basés sur des sondages (les votes déclarés de ceux qui acceptent de répondre à des enquêtes souvent étrangères à leurs préoccupations réelles, rassemblés dans des échantillons de taille limitée qui ne permettent pas d’analyse localisée) dont les multiples biais sont régulièrement soulignés (Garrigou, 2006 ; Lehingue, 2007b).
[16]Réciproquement, la tendance de la géographie sociale française à privilégier de plus en plus des approches – dont il ne s’agit pas de contester l’intérêt et la légitimité – qualitatives ou « sensibles » me semble problématique. Le manuel manifeste Géographie sociale (Frémont et al., 1984) en appelait d’ailleurs à la pratique du pluralisme méthodologique.
[17]Au regard de ce tableau qui dépeint une géographie électorale anglophone ayant abandonné les outils quantitatifs, les rares travaux français conduits dans le domaine de la géographie électorale sont au contraire quantitatifs, notamment dans le sillage de recherches relancées par M. Bussi depuis la fin des années 1990.
[18]Même si tout espace social a une dimension… spatiale (au sens de géographique). Voir les deux entrées « Espace physique/espace géographique » (Ripoll, 2020) et « Espace social » (Duval, 2020) du Dictionnaire international Bourdieu (Sapiro, 2020).
[19]Cette citation est extraite d’un article qui déconstruit ce système d’opposition (Lemercier, Ollivier, 2011, p. 5).
[20]Face à ces contraintes techniques, le programme de recherche CARTELEC, coordonné par M. Bussi, a constitué un levier important dans la diffusion des recherches à cette échelle d’analyse (Beauguitte, Colange, 2013). Le présent livre n’aurait pu exister sans les développements méthodologiques réalisés dans le cadre de ce programme, dans lequel j’ai eu la chance d’effectuer une recherche postdoctorale.
[21]Dans une perspective de socio-géographie électorale, l’ensemble des résultats électoraux analysés dans ce livre sont calculés en pourcentages des électeurs inscrits (et non par rapport aux suffrages exprimés), ce qui permet de prendre pleinement en compte l’abstention, les bulletins blancs et les suffrages nuls parmi les comportements analysés. De ce point de vue, le fait de travailler sur les élections présidentielles amène à préciser qu’elles sont celles où la participation électorale est la plus élevée.
[22]Voir l’annexe A sur la manière dont a été géré le problème (classique) de l’inadéquation entre les deux mailles géographiques à l’échelle desquelles les données sont disponibles.
[23]Pour étayer son propos, P. Lehingue s’appuie sur cette citation : « Les insuffisances de la théorie marxiste des classes, et notamment son incapacité à rendre compte de l’ensemble des différences objectivement attestées, résultent du fait qu’en réduisant le monde social au seul champ économique, […] elle ignore du même coup […] toutes les oppositions qui structurent le champ social et qui sont irréductibles à l’opposition entre propriétaires et non-propriétaires de moyens de production économique ; elle donne ainsi un monde social unidimensionnel, simplement organisé autour de l’opposition entre les deux blocs (une des questions majeures devenant la limite entre les deux blocs) » (Bourdieu, 2001, p. 314).
[24]Il cumule 6 375 citations par d’autres travaux scientifiques selon les métriques du moteur de recherche Google Scholar en octobre 2020.
[25]L’attitude de J. Lévy (2020) est symptomatique de cette tendance vivace, quand il évoque par exemple « la statistique comme substitut à la description » et l’idée selon laquelle « nombre d’interprétations fondées sur des corrélations proposées par le texte laissent béante la trappe de l’ecological fallacy (l’“illusion écologique”), en faisant comme si deux variables corrélées suffisaient à fabriquer un groupe dont chacun des membres posséderait les deux attributs. On sait depuis près de soixante-dix ans (Robinson) que c’est une erreur ».
[26]Sur ce point, voir (Lehingue, 2011 ; Amable, Palomb arini, 2018). Pour prendre quelques exemples concrets, on saisit aisément que bien que concourant tous les deux sous les couleurs du PS, un F. Mitterrand (incarnant le programme commun de gouvernement en 1981) et un F. Hollande (dont la campagne de 2012 a été construite à l’aune du fameux rapport, empreint de mépris de classe, du think-tank supposément « progressiste » Terra Nova) ne constituent pas in fine la même offre électorale. Suivant un raisonnement analogue et à l’intérieur de la famille Le Pen, le père en 1988 et sa fille en 2017 ne correspondent pas non plus à la même chose, de la même manière qu’à prénom constant, le J.-M. Le Pen de 1974 diffère de celui de 2002, etc.
[27]Pour une lecture d’économie politique fondée sur l’analyse secondaire des enquêtes post-électorales françaises sur la période 1958-2017, voir le chapitre de T. Piketty dans l’ouvrage Clivages politiques et inégalités sociales. Une étude de 50 démocraties(Gethin, Martínez-Toledano, Piketty, 2021).
[28]Le 25 avril 2017, S. Royal alors ministre du dernier gouvernement nommé par F. Hollande déclarait ainsi sur CNews que « c’était une bonne surprise dimanche soir parce que notre candidat était en tête », et ce en parlant du score d’E. Macron.
[29]L’analyse a pris le soin de distinguer d’un côté les suffrages en faveur des candidats FCR-PSU-LCR-NPA et de l’autre côté ceux portés sur les candidates de LO, mais les corrélations observées avec la structure sociale sont néanmoins très proches entre ces deux composantes de l’extrême gauche. Tout au plus celles de LO sont-elles toujours un peu plus élevées avec la présence des classes populaires, tandis que celles des candidats FCR-PSU-LCR-NPA révèlent un électorat un peu plus mixte sociologiquement (avec une part plus grande de certaines fractions des classes moyennes), en particulier en 1974 et 1981 où les suffrages en faveur d’A. Krivine (FCR) puis d’H. Bouchardeau (PSU) sont légèrement corrélés avec la présence des cadres (et des diplômés de l’enseignement supérieur) et des professions intermédiaires (et des diplômés du Bac).
[30]Même élargi à l’espace des 24 communes de la métropole, le périmètre d’analyse retenu dans la seconde partie de ce livre (qui porte qui plus est sur une agglomération urbaine de la France de l’Ouest où le FN est structurellement plus faible) n’est pas le meilleur terrain pour travailler sur le vote d’extrême droite.
[31]À noter qu’en dépit de son âge, c’est avec la présence des habitants de 65-79 ans que le vote pour le candidat E. Macron est le plus fortement corrélé dans la structure démographique en 2017. Par ailleurs et si le choix (opéré après plusieurs analyses exploratoires) de rapprocher cette candidature au courant du centre droit pouvait surprendre le lecteur de prime abord, le fait que ces corrélations s’inscrivent parfaitement dans le trend historique mis en lumière dans cette conclusion valide pleinement ce classement politique au plan empirique.
[32]Si les corrélations ne sont pas aussi élevées qu’on aurait pu le penser, c’est avant tout parce que les votes à droite (ou au centre droit) sont élevés non seulement dans les espaces largement pavillonnaires où la part des propriétaires est forte, mais aussi dans les beaux quartiers de la ville-centre où les prix des logements sont les plus élevés, et qui comptent donc une part importante de locataires parmi les classes moyennes et supérieures.
[33]Voir la réflexion proposée par K. Geay (2019) sur certaines routines sociologiques dans le travail d’analyse de la bourgeoisie et de ses rapports au politique.
[34]Afin que les corrélations négatives et positives ne « s’annulent » pas dans le calcul des moyennes, ce sont les valeurs absolues des coefficients qui ont été utilisées. Ces moyennes ont été établies à partir de la série d’indicateurs sociaux mobilisés dans le chapitre III.
[35]Cette moyenne est de 0,23 en 1974, de 0,31 en 1981, de 0,32 en 1988, de 0,34 en 1995, de 0,33 en 2002, de 0,27 en 2007, de 0,26 en 2012 et de 0,30 en 2017.
[36]Pour pasticher le titre d’un article intitulé « Class is not dead. It has been buried alive » (Achterberg, Houtman, Van der Waal, 2007).