Lire hors-ligne :

En pleine guerre, la conférence de Zimmerwald (5-8 septembre 1915) avait été pour les opinions publiques bourgeoises de l’Europe un scandale sans nom.  Les trente-huit délégués  socialistes de la conférence signaient un manifeste qui prenait à contre-pied l’intégralité de la guerre totale en cours.

Ils parlaient du prolétariat et de la lutte des classes alors que partout régnaient « l’union sacrée » et « la trêve civile » (Burgfrieden). Ils parlaient de « solidarité internationale du prolétariat » alors que partout en Europe prévalaient les nationalismes haineux. Ils parlaient de « guerre impérialiste » alors que partout il n’était question que de « défense nationale ». Ils appelaient à une « lutte active et simultanée pour la paix », « pour le socialisme », pour « l’émancipation des peuples opprimés », pour une paix « sans annexions ni indemnités » et sans « occupation de pays entiers », « pas plus qu’un assujettissement économique » ; alors que partout en Europe on n’entendait plus que le bruit assourdissant des canons pendant que les états-majors remaniaient « la carte du monde par le fer et par le sang ».

Ce scandale internationaliste des sociaux-démocrates révolutionnaires d’Europe est aujourd’hui presque totalement effacé de la mémoire collective nationale. Non-événement pour les dominants, Zimmerwald a cependant été un événement fondateur pour plusieurs courants des gauches révolutionnaires du XXe siècle. En Union soviétique, la révolution bolchevique puis la contre-révolution bureaucratique des années 1920 inséraient Zimmerwald dans un culte religieux sécularisé aux côtés d’autres événements fondateurs du communisme soviétique, comme la prise du palais d’Hiver.

L’analyse de ce qu’est devenue « Zimmerwald après Zimmerwald », c’est-à-dire ses mémoires, offre aujourd’hui la possibilité de « solder les comptes » du XXe siècle concernant ce lieu de mémoire socialiste révolutionnaire. L’article qui suit s’inspire du programme de Daniel Bensaïd lorsque ce dernier évoquait la nécessité de « [p]ousser dans les plaies le fer rouge de la critique historique » afin d’en « réveiller les potentialités » au présent et à l’à-venir[1].

 

Comment se souvenir ?

Deux problèmes sont posés par les mémoires de Zimmerwald. Tout d’abord, comment se souvient-on de Zimmerwald au fil des décennies depuis 1915 ? Il s’agit de saisir la construction sociale et politique des différents discours mémoriels de l’événement-Zimmerwald, avec leurs couleurs, leurs nuances, leurs ombres et leurs lumières, sans oublier leurs silences parfois révélateurs. Problème « classique » dans les sciences sociales qui tend à confirmer l’approche des travaux contemporains : le souvenir de Zimmerwald obéit à la position occupée dans les différents espaces sociaux au présent.

Il importe ici de rappeler également qu’histoire et mémoire partagent un même objet – le passé – et des questionnements à propos de cet objet, sans pour autant s’identifier complètement. Car si l’histoire, entendue comme science sociale, prend racine dans la mémoire, entendue comme ce rapport affectif, émotionnel et passionné avec le passé, elle la dépasse et s’en libère par une mise à distance et une objectivation qui sont caractéristiques de la démarche critique et auto-réflexive des sciences sociales. La mémoire apparaît donc comme une matrice (Paul Ricœur) de notre rapport au passé et l’histoire-science en est une composante dont la spécificité tient à son affranchissement de la mémoire ou bien à la constitution d’un champ savant autonome et spécifique au passé ayant ses règles, ses institutions et ses professionnels, suivant la sociologie des univers savants de Pierre Bourdieu.

Cette tentative de présenter un tableau des mémoires de Zimmerwald est plus proche d’une esquisse que d’une analyse approfondie. Les sources historiques employées sont avant tout les publications du mouvement ouvrier en France comme l’Humanité ou Le Populaire, mais elles incluent également l’exploitation statistique des métadonnées de Google Books.

Deuxièmement, les mémoires de Zimmerwald posent une question normative : quelle mémoire de l’événement pour les gauches révolutionnaires ? Autrement dit quel rapport avec les événements fondateurs du passé devrait-on entretenir aujourd’hui ?

 

Mémoire, émancipation, reproduction

Les contradictions entre mémoire et émancipation n’ont rien de nouveau comme le rappelle Marx dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852) :

« La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. (…) La résurrection des morts, dans ces révolutions [bourgeoises], servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. »[2]

Marx souligne ici l’apport d’une mémoire vivante, insérée dans un penser/agir révolutionnaire qui parcourt les temps modernes, mais aussi le risque que la mémoire du passé ne joue un rôle de frein ou d’anesthésiant sur les sujets politiques révolutionnaires. Les premières pages du 18-Brumaire condensent donc une opposition incontournable pour toute tentative de concilier mémoire et émancipation.

D’un côté, une action politique révolutionnaire réelle puisant confiance et assurance dans le passé, empruntant un langage politique et des « grammaires d’action » (Cyril Lemieux) pour donner corps à un mouvement inédit abolissant l’ordre existant des choses, au moyen de l’imagination et de l’improvisation réglée suivant les situations changeantes.

De l’autre, une action relevant d’une illusion révolutionnaire par le biais d’un usage politique du passé qui imite les exemples passés, à l’image des exempla de l’hagiographie médiévale, sans s’interroger sur les conditions de leur actualisation dans le contemporain et sans saisir leur historicité spécifique.

Entre les deux pôles mémoriels opposés, révolution/conservation ou invention/tradition, Marx semble trancher en faveur d’un régime d’historicité typique de la modernité. Rejetant le régime ancien, traditionnel, faisant du passé un modèle (historia magistra vitae), il écrit :

« La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. »[3]

S’agit-il ici d’une rupture radicale et nette avec le passé qu’illustre l’image de la « table rase » de l’Internationale[4] ?  Ou bien d’une rupture avec les « superstitions » héritées afin de construire une mémoire critique tournée vers l’avenir ? « L’invention de la tradition » (Eric Hobsbawm) et le fait qu’on « recommence toujours par le milieu » (Deleuze/Bensaïd) tranchent cette question en faveur d’une mémoire critique qui n’est rien d’autre que l’histoire-science elle-même ayant mis à distance par l’objectivation de ses démarches analytiques et interprétatives partis pris partisans, effets de sources et de théorie, ainsi que sentiments nationaux apologétiques.

Il en ressort donc que la « mémoire collective », la mémoire officielle ou la mémoire dominante, construite par et pour l’État national détenant le monopole des biens symboliques de la nation – comme l’Église détenait auparavant le monopole et l’administration des biens de salut – ne peuvent être des types de mémoires compatibles avec le projet politique d’émancipation individuelle et collectives des gauches révolutionnaires. Cela inclut particulièrement cette mémoire d’édification morale qui sanctifie les héros révolutionnaires comme on pouvait en rencontrer dans les régimes du « socialisme réellement existant » avant 1989 ou bien dans les cultures politiques des gauches radicales encore de nos jours.

 

Zimmerwald oublié

« Is there anything useful to be said about Zimmerwald ? » s’interrogeait en 1998 l’historien britannique David Kirby[5]. Zimmerwald n’avait, semble-t-il, plus rien à nous dire, comme si la portée de l’événement s’était épuisée si tant est qu’il s’agisse d’un événement historique. Le propos de David Kirby illustre bien l’absence de Zimmerwald dans le paysage mémoriel du monde intellectuel et savant de notre période. Fait historique classé et répertorié dans l’histoire du XXe siècle, Zimmerwald ne serait donc plus un événement fondateur actuel comme pourrait l’être la bataille de Verdun.

Cela ressort du site officiel de la commémoration du Centenaire de la Première Guerre mondiale dans lequel la seule mention de Zimmerwald intervient dans la frise chronologique de la guerre, sans plus de détails. Même constat à propos du site du Parti socialiste : il en est fait mention dans un paragraphe de quelques lignes dans l’onglet « Notre histoire », sans rien de plus. Du côté de Terra Nova et de la Fondation Jean Jaurès, toutes deux proches des socialistes, une recherche « Zimmerwald » n’aboutit à aucun résultat[6]. Quelque peu différent de cet oubli est le cas des Suisses eux-mêmes, particulièrement les villageois de Zimmerwald, qui tentent depuis les années de la guerre froide d’oublier et de faire oublier la tenue de cette conférence socialiste clandestine dans leur village[7].

Un autre outil d’objectivation de cette mémoire oubliée est fourni par le traitement des métadonnées de Google Books. Le Ngram Viewer permet de sonder les mémoires différenciées de l’événement, suivant la langue des sources imprimées et donc de l’aire culturelle et géographique. Le graphique Ngram du corpus de livres en français numérisés par Google montre que la mention « Zimmerwald » est fortement liée aux cycles de la lutte des classes et de la radicalisation politique au sein des gauches en France. Les pics de la courbe se situent en 1916-18, en 1936, 1949-54, 1962-64 et 1968-71. Cette corrélation avec la conflictualité sociale et politique est également forte dans les corpus en allemand (pics en 1915-16, 1956-61 et 1966-68) et en anglais américain (pics en 1917-20, 1930-35, 1939-42, 1968-70, 1987-89), mais légèrement moins élevée dans les corpus en anglais britannique (pics en 1942-43 et 1968-71) et en espagnol (pics en 1918-20 et 1977). Malgré ces différences nationales, 1917 et 1968 ressortent nettement comme des saillies d’où Zimmerwald sort de l’oubli officiel auquel l’événement semble être condamné.

Lorsqu’on compare les valeurs des graphiques, ces données montrent clairement la localisation de la mémoire de Zimmerwald en Europe de l’Ouest, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne étant en ordre décroissant les trois pays faisant le plus usage de l’événement Zimmerwald. Les écarts avec les autres langues sont très importants comme le révèle le tableau ci-dessous.

Langue de référence du corpus de Google Books Taux de mention de « Zimmerwald » le plus élevé sur la période 1900-2008 Année du taux de mention le plus élevé
Anglais britannique 0,000 168% 1943
Français 0,000 140% 1916-18
Allemand 0,000 120% 1915-16
Anglais américain 0,000 090% 1939-42
Espagnol 0,000 036% 1977
Russe Aucun résultat
Hébreu Aucun résultat
Chinois Aucun résultat

S’il y a manifestement un effet de source dans les corpus russe et chinois, en raison peut-être d’un corpus de livres numérisés en ces langues qui serait encore aujourd’hui insuffisamment représentatif des imprimés publiés au cours du XXe siècle, les taux enregistrés en Europe occidentale semblent y refléter le poids des partis communistes, des courants trotskystes et du syndicalisme révolutionnaire.

Enfin, les métadonnées fournies par Google permettent de saisir l’effacement de la mémoire de Zimmerwald à la fin du XXe siècle. A l’image de la culture politique socialiste mentionnée plus haut, les taux de mention « Zimmerwald » dans les livres numérisés par Google chute et atteint entre 1990 et 2008 les valeurs suivantes :

Langue Taux de mention maximal atteint entre 1990 et 2008
Français 0,000 020%
Allemand 0,000 015%
Anglais britannique 0,000 006%

À titre de comparaison, au cours de la même période 1990-2008, le taux de mention maximal de « Lénine » était de 0,000 764% dans le corpus en français et de 0,001 301% en anglais britannique, ce qui souligne l’effacement de Zimmerwald du paysage mémoriel en cette fin de siècle.

 

Zimmerwald remémoré

Pourtant, la conférence de Zimmerwald a occupé une place centrale dans la culture politique communiste et socialiste de la première moitié du XXe siècle. Elle fit son entrée dans le panthéon du dogme marxiste-léniniste en Union soviétique après 1917. De manière révélatrice, le village de Zimmerwald était souvent le seul nom de lieu présent en Suisse sur les planisphères édités en URSS remarque Frithof Benjamin Scenk, historien à l’Université de Bâle[8].

Le récit de Zimmerwald qu’ont fourni les zimmerwaldiens de gauche dans leur littérature militante contemporaine a construit un cadre mémoriel commun dans le mouvement communiste international. Les grandes lignes de ce discours mémoriel commun sont ébauchées très rapidement après la conférence en septembre 1915, dans les semaines qui la suivent. Cela se fait dans le journal bolchevik Sotsial-Demokrat dont l’édition spéciale du 11 octobre 1915 contient le manifeste de Zimmerwald, la résolution de l’aile gauche ainsi qu’un bilan critique de la conférence établi par Lénine[9]. De même, Karl Radek signe un éditorial dans l’Internationale Flugblätter, pamphlet qui contient lui aussi le manifeste et la résolution de l’aile gauche, et dont le contenu consiste à fixer la signification des discussions à Zimmerwald pour la lutte politique en cours au sein de la social-démocratie européenne et russe, puis dans le champ politique plus généralement[10].

Une des versions ayant bénéficié d’une diffusion de masse parmi les cadres de l’Internationale communiste est celle contenue dans leur manuel de formation intitulé l’ABC du communisme (1919), écrit par Nikolaï Boukharine et Evgenii Preobrajensky, tous deux bolcheviks de longue date. On peut en effet y lire ceci à propos des années 1914-1915, suivant un plan de trois thèmes successifs : capitulation à l’union sacrée – opposition révolutionnaire – nouvelle Internationale révolutionnaire.

Capitulation

« Les social-chauvins et le centre, nous l’avons vu, lancèrent pendant la guerre le mot d’ordre de la défense nationale (bourgeoise), c’est-à-dire de la défense de l’Etat des ennemis du prolétariat. Ce fut « l’union sacrée », c’est-à-dire la soumission complète à l’Etat bourgeois. Défense de faire grève, par exemple, et à plus forte raison de se soulever contre la bourgeoisie criminelle. Les social-traîtres raisonnaient ainsi : « D’abord en finir avec l’ennemi extérieur, ensuite on verra. » C’est ainsi que les ouvriers de tous les pays se vendirent à la bourgeoisie. »

Opposition

« Toutefois, dès le début de la guerre, des groupes de socialistes honnêtes reconnurent que la « défense nationale » et l’ »union sacrée », qui liaient pieds et poings le prolétariat, n’étaient qu’une trahison du prolétariat. Le parti des bolcheviks, dès 1914, déclara que ce n’était pas l’union sacrée avec la bourgeoisie criminelle qui était nécessaire, mais la guerre civile contre la bourgeoisie, c’est-à-dire la révolution. Avant tout, le devoir du prolétariat était de renverser sa propre bourgeoisie. En Allemagne, un groupe de camarades, avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, prit le nom de Groupe international et déclara que la solidarité internationale du prolétariat était au-dessus de tout. Peu après, Karl Liebknecht proclama ouvertement la nécessité de la guerre civile et se mit à appeler la classe ouvrière à l’insurrection armée contre la bourgeoisie. Ainsi prit naissance le parti des bolcheviks allemands, ou spartakistes. En Suède, se forma le Parti socialiste de gauche ; en Norvège, les gauches conquirent tout le Parti. Les socialistes italiens se sont bien tenus tout le temps de la guerre. Ainsi grandirent petit à petit les partis qui voulaient la révolution. »

Nouvelle Internationale

« Sur ce terrain se fit, en Suisse, leur première tentative d’unification. Aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal fut créé l’embryon de la Troisième Internationale. Mais bientôt on s’aperçut que s’étaient glissés là des gens suspects du Centre, qui ne faisaient que freiner le mouvement. A l’intérieur des groupements internationalistes de Zimmerwald prit naissance la gauche de Zimmerwald, avec le camarade Lénine à sa tête. La gauche de Zimmerwald réclamait une action résolue et critiquait âprement le Centre que dirigeait Kautsky. »[11]

La matrice mémorielle commune au mouvement communiste international à partir des années 1920 présente donc certaines traits caractéristiques qu’on retrouve par ailleurs dans l’iconographie communiste comme le confirme cette affiche constructiviste servant à illustrer l’Histoire du Parti communiste russe (bolchevique), en 1926[12].

D’une part, l’effondrement et la faillite politique de la Deuxième Internationale en juillet-août 1914 apparaissent comme le résultat d’une lutte antérieure, remontant à la fin des années 1890, entre un courant opportuniste, réformiste et révisionniste, incarné par Edouard Bernstein dans un premier temps avant d’englober le pôle centriste incarné par Karl Kautsky, et un courant marxiste révolutionnaire et orthodoxe, incarné par Lénine et Rosa Luxemburg. De même, à la conférence de Zimmerwald, ce récit souligne la présence de courants politiques « suspects » en raison de leur opportunisme et de leur réformisme.

D’autre part, l’insistance sur le slogan de Lénine cherchant à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile », fait de cette orientation la seule ligne politique révolutionnaire face à la défense nationale et l’union sacrée. Que ce soit l’appel à la paix de Trotsky dans Nashe Slovo édité à Paris, le soutien à la solidarité internationale du prolétariat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, ou encore le refus de la guerre impérialiste et l’appel à la paix signés par des délégués français et allemands comme Alphonse Merrheim, Albert Bourderon, Georg Ledebour et Adolph Hoffmann – toutes ces nuances tendent à montrer la diversité des lignes politiques parmi les socialistes internationalistes en 1915 et, a contrario, le caractère minoritaire de l’orientation stratégique proposée par Lénine et la gauche zimmerwaldienne à la conférence de Zimmerwald.

Enfin, on y trouve l’idée que Zimmerwald est « l’embryon » de la Troisième Internationale, point de vue rétrospectif revendiqué et construit méthodiquement par la nouvelle Internationale dès sa fondation en 1919 pour fonder la légitimité historique de la nouvelle Internationale communiste[13]. La Troisième Internationale revendique de la sorte une fidélité avec le programme historique de la Deuxième Internationale, notamment les différentes résolutions adoptées lors des congrès de Stuttgart (1907), de Copenhague (1910), Bâle (1912), en insistant sur la trahison de ce programme d’action par les dirigeants socialistes des différents pays européens en août 1914.

On retrouve cette même configuration narrative à propos de Zimmerwald lorsqu’on interroge d’autres sources, comme la presse communiste française des années vingt. Dans un article commémoratif de la révolution d’Octobre, intitulé « Pourquoi la révolution russe a vaincu en 1917. La guerre et la révolution » et publié dans l’Humanité le 9 octobre 1927, Charles Rappoport écrit :

« Le groupe Lénine a immédiatement dénoncé le mensonge et l’hypocrisie de la défense dite nationale. Il a dévoilé le caractère impérialiste de la guerre mondiale. Et il disait avec sa netteté habituelle : « lorsque les bandits impérialistes se battent, les peuples, tous les peuples, doivent en profiter pour faire leur révolution, ce qu’on appelle la guerre civile. » (…) A vrai dire, cette idée n’était pas neuve. Elle se retrouve à la base même de la résolution du congrès de Stuttgart [en 1907] qui demande, elle aussi, de profiter de la guerre pour en faire sortir la révolution. (…) L’action des adversaires de la guerre impérialiste a abouti, on le sait, à deux célèbres conférences : Zimmerwald et Kienthal. Mais ce que, pour la plupart, on ignore, c’est qu’à ces deux conférences une lutte acharnée eut lieu entre le socialisme pacifiste et le bolchévisme révolutionnaire. Les « pacifistes » se limitèrent à réclamer la fin de la guerre, la paix. Les amis de Lénine (…) exigèrent l’action révolutionnaire, la lutte contre le capitalisme, fauteur de guerres impérialistes. »[14]

Différente de la mémoire communiste, la mémoire socialiste de la conférence de 1915 est moins directement liée à des clivages partisans et plus ouverte à la diversité des sensibilités des socialistes zimmerwaldiens de 1915-1916. Jean Longuet, socialiste internationaliste faisant partie de la minorité oppositionnelle à la ligne de « défense nationale » dans la SFIO pendant la guerre, écrit dans Le Populaire en 1919 :

« De ce jour [du Congrès national de la SFIO en décembre 1915 à Paris où est présentée une résolution dans l’esprit du manifeste de Zimmerwald] la gauche internationaliste du Parti était définitivement constituée. (…) Quelques semaines auparavant Merrheim et Bourderon avaient à Zimmerwald sous une forme partielle et fragmentaire, mais dans un geste d’un beau courage, réalisé une reprise des relations internationales, en participant à la réunion de l’extrême-gauche du mouvement des différents pays, comprenant d’ailleurs pour l’Italie et la Russie la très grande majorité des forces socialistes organisées et où l’Allemagne était représentée par Ledebour et Hoffmann. »[15]

Zimmerwald apparaît ainsi dans le récit de Jean Longuet comme un des épisodes-clés du combat de la minorité internationaliste contre la majorité « jusqu’au-boutiste » entre le 1er août 1914 et la fin de la guerre. Notons au passage que les protagonistes principaux de la conférence ne sont plus ici Lénine, Trotsky, Radek, etc., mais ces quatre noms des délégués de la France et de l’Allemagne, tombés dans l’oubli par la suite : Merrheim, Bourderon, Ledebour, Hoffmann[16]. A la différence de la mémoire communiste toutefois, Zimmerwald occupe une place bien moins importante, marginale peut-on dire, dans la culture politique socialiste de l’entre-deux-guerres et présente une durée beaucoup plus courte puisqu’elle est rapidement relayée dans les marges du champ d’expérience partagé par les socialistes en France.

Reste enfin la mémoire trotskyste de l’événement. Il suffit de regarder les références des articles commémoratifs de L’Anticapitaliste (NPA) du 28 avril 2016 (« La conférence de Zimmerwald ») et de Lutte ouvrière du 9 septembre 2015 (« Septembre 1915 : la conférence de Zimmerwald ») pour voir qu’elle partage la matrice construite par les zimmerwaldiens de gauche et l’Internationale communiste au cours des années 1915-1919. Parmi les six références citées en notes de bas de pages dans l’article de L’Anticapitaliste, quatre sont de Lénine, une de Trotsky et une de Tony Cliff. Dans le cas de Lutte ouvrière, on cite Alfred Rosmer, Lénine et Trotsky. Le dossier documentaire du Socialist Worker (Grande-Bretagne) du 3 septembre 2015, avec l’article de John Riddell sur « The new socialist resistance against war », confirme cette orthodoxie mémorielle. On y retrouve, sans surprise, les auteurs que Lénine, Radek ou tout autre communiste révolutionnaire auraient choisis eux-mêmes si ce choix éditorial se déroulait en 1915-1919 quelque part entre Moscou et Berlin : Lénine, Trotsky, Liebknecht, Zinoviev, Radek, Käte Duncker (du groupe internationaliste de Rosa Luxemburg).

 

Apories d’une mémoire figée

Ces mémoires héritées de Zimmerwald interrogent l’usage politique du passé des gauches révolutionnaires. Ce n’est qu’à partir des années 1990 qu’une réflexion est engagée dans les différents courants des gauches critiques et radicales autour de cet objet qu’est la mémoire et qui a émergé dans l’historiographie à partir des années 1980 et plus particulièrement autour des Lieux de mémoire publiés et dirigés par Pierre Nora en France.

Renouant le fil avec le matérialisme historique hétérodoxe de Walter Benjamin, Daniel Bensaïd soulignait déjà en 1990 que la « révolte est affaire de mémoire ». Que le « concept fondamental du matérialisme historique n’est pas celui du progrès, mais celui d’ « actualisation » » ; que face à cet ennemi qui n’a cessé de vaincre, « nous sommes attendus », comme le rappelait le messianisme de Benjamin,

« par les vaincus d’hier, par la cohorte millénaire des perdants. Il dépend de nous que leur défaite se répète ou s’éternise, ou qu’elle s’interrompe et que l’histoire – pourquoi pas ? – change de sens. »[17]

Cela ne répond pas toutefois à la question initiale : quel rapport avec les événements fondateurs du passé devrait-on entretenir aujourd’hui, afin d’éviter de tomber dans le piège décrit par Marx dans son 18-Brumaire, à savoir celui d’une tradition faite de superstitions qui égarent et qui paralysent l’invention de l’émancipation au présent.

Les mémoires de Zimmerwald décrites ci-dessus ne semblent manifestement pas à la hauteur de l’imagination radicale et de l’invention politique que requiert le projet révolutionnaire aujourd’hui. Elles semblent plus proches d’une tradition déconnectée de la situation contemporaine, en un mot inactuelle. Il importe donc d’actualiser Zimmerwald, en partant d’abord des deux apories majeures de la pensée héritée.

Premièrement, les mémoires héritées de l’événement souffrent d’une téléologie rétrospective qui fait de cette conférence l’une des étapes majeures vers la révolution russe de 1917. Une telle perspective guidée par une fin (telos) apparaît à nos yeux comme une erreur quant à l’historicité de cet événement. Il n’est pas inutile de rappeler en ce sens que les hommes font leur propre histoire même s’ils ne la font pas dans les conditions qu’eux-mêmes souhaiteraient choisir (Marx) et que depuis les années 1980 l’historiographie a enregistré le « retour de l’événement ». Erreur ensuite dans les faits historiques eux-mêmes car, pour reprendre le constat dressé par Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de l’histoire sociale et politique de la Première Guerre mondiale, « l’écho des conférences de Zimmerwald et de Kienthal est tout à fait limité »[18] , ce qui fait qu’elles n’ont eu de portée sur les événements russes que dans la mesure où elles ont eu un impact sur le microcosme des cadres révolutionnaires de la social-démocratie russe, c’est-à-dire pour une poignée insignifiante d’hommes. Erreur politique enfin car en voulant défendre Zimmerwald de l’oubli on récupère un discours mémoriel téléologique qui occulte l’incertitude de l’action, la fragilité de la politique révolutionnaire et la dissymétrie entre ses enjeux et ses moyens. Ce sont pourtant là des aspects de Zimmerwald autrement plus importants qu’un quelconque mythe d’une gauche zimmerwaldienne omnisciente, résolue et inflexible face aux opportunistes qui rôdaient partout. Ce récit pouvait avoir un sens pour les communistes de 1919 mais il apparaît comme une absurdité aujourd’hui.

Deuxièmement, les discours mémoriels examinés ci-dessus souffrent d’une vision naïvement finaliste de l’action politique et historique, typique de la controverse politique. Cette façon de voir et de penser les tensions et les conflits à la conférence de Zimmerwald et plus généralement dans la social-démocratie européenne plonge ses racines dans les débats autour du révisionnisme de Bernstein et de la participation « opportuniste » de Millerand à un gouvernement « bourgeois » en 1899.

Voici, par exemple, la critique adressée par Trotsky à la stratégie de « guerre civile » de la gauche zimmerwaldienne :

« Le péché originel de la résolution proposée par le Sotsial-Demokrat a été une attitude indécise, évasive et ambigüe envers le mot d’ordre de lutte pour la paix. Tout particulièrement à la conférence préliminaire, le camarade Lénine a révélé clairement que, en cohérence avec ses rapports et articles antérieurs, il avait personnellement une attitude négative par rapport au slogan de lutte pour la paix. »[19]

L’intégralité du commentaire qui précède porte sur l’attitude politique adoptée par les représentants de la gauche zimmerwaldienne, sur leurs choix politiques conscients et les fins poursuivies. Dans le même style, Karl Radek écrit dans l’éditorial de International Flugblätter, au même moment :

 « Quiconque suspend la lutte des classes sous ces conditions et prend la responsabilité de la guerre est un traître qui a abandonné la classe ouvrière en face de l’ennemi, en effet, qui l’a livrée à l’ennemi – indépendamment de la rhétorique grandiloquente employée pour maquiller cet abandon de la lutte des classes. »[20]

Dans les deux exemples de finalisme politique cités ci-dessus, le discours est de nature plus politique ou performative qu’analytique et critique. En d’autres termes, les récits zimmerwaldiens de la conférence n’ont rien à voir avec une enquête critique sur la conférence et tout à voir avec des énoncés performatifs qui assimilent le dire au faire et visant à faire exister les classements et les catégories de la pensée dans l’espace social et politique. Pierre Bourdieu proposait il y a déjà longtemps une théorie de l’action qui n’opposerait plus finalisme et mécanisme, subjectivisme et objectivisme, etc.

Il s’ensuit que seule une histoire de Zimmerwald, au sens épistémologique de ce terme, peut permettre une actualisation de sa mémoire car l’histoire n’est qu’une partie de la mémoire collective. Mémoire « savante », elle évite les apories de la tradition héritée et ouvre la voie à une réactualisation incessante des événements fondateurs, sans illusions ni réification qui gêneraient l’invention profane de l’émancipation au présent. Dans sa démarche herméneutique, Paul Ricœur parlait des quatre temps qui conditionnent une actualisation des grands textes hérités : 1. distanciation critique/ 2. appartenance ontologique/ 3. refiguration de l’action et/ou du texte/ 4. agir éthique contemporain[21]. Cette grille ne constitue pas une solution toute faite aux multiples questions qui surgissent du projet d’actualisation de Zimmerwald mais elle présente l’avantage de fournir des pistes à explorer, sans certitude d’y parvenir, à l’image de l’histoire « profane » (D. Bensaïd) de Zimmerwald et des luttes d’aujourd’hui.

Une telle mémoire féconde se rapproche de celle décrite par Marx précédemment. Elle semble en ce sens se rapprocher d’une ressource ouverte à la créativité et l’imagination historiques, similaire à un habitus bourdieusien, c’est-à-dire « un système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs ». Une mémoire féconde qui contient donc des germes ou des potentialités d’auto-émancipation suivant l’action des sujets politiques. La situation des acteurs est en ce sens crucial pour comprendre la dialectique de la mémoire-habitus, entre émancipation et reproduction sociale. Pierre Bourdieu semble en effet aller en ce sens lorsqu’il écrit :

« Les ajustements qui sont sans cesse imposés par les nécessités de l’adaptation à des situations nouvelles et imprévues, peuvent déterminer des transformations durables de l’habitus (…). La « situation » est, d’une certaine façon, la condition permissive de l’accomplissement de l’habitus. »

La mémoire est donc dialectique, suivant la situation historique des acteurs[22].

*

Notes

[1] « Personne cependant ne sortit indemne de cette époque du grand mensonge déconcertant. Pour que le présent demeure intelligible et l’avenir pensable, nous devons solder les comptes. Pousser dans les plaies le fer rouge de la critique historique. Faire l’inventaire de nos bagages théoriques, sachant que le vocabulaire même a été atteint et que, faute de nouvelles expériences fondatrices, nous sommes condamnés à sonder le réel avec des mots malades. Alors, rénover, refonder, reconstruire ? Certes. Mais ces recommencements, à la différence d’un Big Bang inaugural, ne relèvent pas de l’immaculée nouveauté. Il n’y a pas d’innovation ou de novation authentiques que par le sauvetage d’une tradition perdue et par le réveil de ses potentialités endormies. » Daniel Bensaïd, « Renouer le fil », entretien paru dans le n° 19 de Lignes, mai 1993. Repris dans Penser Agir, Lignes, 2010, p. 45.

[2] Karl Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, 1852 dans Marx et Engels, Œuvres choisies, Moscou, éd. du Progrès, 1982, p. 95-96.

[3] Idem.

[4] Premier couplet de l’Internationale (juin 1871) d’Eugène Pottier :

« Debout ! les damnés de la terre !
Debout ! les forçats de la faim !
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin.
Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout ! »

[5] Traduction: “Y a-t-il quelque chose d’utile à dire sur Zimmerwald?” David Kirby, « Zimmerwald and the origins of the Third International », in Tim Rees et Andrew Thorpe, dir.,  International Communism and the Communist International, 1919-1943, Manchester University Press, 1998, p. 15.

[6] Consultation des sites internet le 28 octobre 2016.

[7] BBC News, « Links to Lenin: the past Swiss villagers tried to forget », Imogen Foulkes, November 29, 2015.

[8] Cité dans Idem.

[9] Éditorial reproduit dans John Riddell, ed., Lenin’s Struggle for a Revolutionary International. Documents: 1907-1916. The Preparatory Years, New York, Monad Press, 1984, p. 336-341.

[10] Reproduit dans Ibid., p. 331-336.

[11] Nikolaï Boukharine et Evgenii Preobrajensky, ABC du communisme, 1919.

[12] Affiche de Alexander Rodchenko (1891-1956), planche n° 14 de la série « Histoire du Parti communiste de l’Union soviétique (bolchevique) en affiches », Moscou, 1926. Document extrait de Elena Barkhatova et Alexander Shklyaruk, ed., Soviet constructivist posters, Moscow, Kontakt-Kultura, 2005, p. 31.

[13] Perspective reprise aussi comme hypothèse historiographique par R. Craig Nation dans son ouvrage War on War : Lenin, the Zimmerwald Left and the Origins of Communist Internationalism, Duke University Press, 1989.

[14] L’Humanité, 9 octobre 1927, p. 4 (via www.gallica.bnf.fr).

[15] Jean Longuet, « Quatre ans de lutte pour l’Internationale », Le Populaire, 26 janvier 1919 (via www.gallica.bnf.fr).

[16] Pour une galerie de portraits des délégués de la conférence, voir le portfolio « Histoires profanes de Zimmerwald ».

[17] Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle messianique à la gauche du possible, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 41, 69 et 81.

[18] Jean-Jacques Becker, « Guerre, opinion et diplomatie », Publications de l’Ecole française de Rome, vol. 54, no. 2, 1984, p. 244.

[19] Leon Trotsky, « The work of the Zimmerwald Conference”, Nashe Slovo, septembre 1915. Reproduit dans le recueil de John Riddell, ed., op. cit., p. 331. Traduction de l’anglais par nous.

[20] Karl Radek, « The Zimmerwald Left », International Flugblätter, 1915. Reproduit dans John Riddell, ed., op. cit., p. 337. Traduit de l’anglais par nous.

[21] François Dosse, « Herméneutique » dans Christian Delacroix et alii, dir., Historiographies, II. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 758-760.

[22] Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs » (1976) et « Le marché linguistique » (1978) dans Questions de sociologie, Minuit, 2002 (1984), p. 119-120 et 135.

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