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Le 14 juillet 1953, une manifestation anticoloniale – appelée par le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) fondé par Messali Hadj, la CGT et le PCF – était réprimée dans le sang. 6 jeunes ouvriers algériens et un métallurgiste français, syndicaliste CGT, furent tués par balles, pour avoir revendiqué la fin du colonialisme et l’indépendance de l’Algérie.

Dans ce texte, extrait de son livre La police parisienne et les Algériens (Nouveau Monde Editions, 2011), Emmanuel Blanchard revient sur ce massacre occulté et nous permet non seulement d’honorer la mémoire de ceux et celles qui, au péril de leur vie, combattirent le colonialisme et ses horreurs, mais aussi de souligner la continuité entre la violence de la répression coloniale et la harcèlement policier dont sont l’objet les descendant·e·s de colonisé·e·s aujourd’hui – y compris sous la forme de crimes presque toujours impunis.

On pourra également visionner le documentaire de Daniel Kupferstein et consulter le livre de Maurice Rajsfus : 1953 : un 14 juillet sanglant (Agnès Viénot éditions).

 

Les circonstances de la répression de la manifestation du 14 juillet 1953 ne sont pas encore exactement connues. Les lacunes de l’historiographie se mêlent aux méandres de la mémoire faisant que cet événement reste aujourd’hui encore « porté disparu » : il s’agissait pourtant de la première fois depuis 1937 que la police parisienne faisait mortellement feu sur des manifestants. Le fait que cette répression ait visé les membres du PPA-MTLD qui, quelques mois plus tard, allait connaître une scission qui conduit à l’émergence du FLN, aux prétentions hégémoniques, explique en grande partie que les sept victimes de ce « massacre d’État »1, n’aient jamais véritablement été commémorées, ni en France, ni en Algérie.

Le « mensonge d’État » érigé en mode de légitimation de l’action des forces de l’ordre n’a par ailleurs pas empêché que la vérité, notamment judiciaire, soit faite sur une répression dont le bilan (sept morts2) fut cependant immédiatement connu des contemporains. Si cette « tuerie politique » ne fit pas véritablement événement, c’est aussi parce qu’elle intervint à un moment où ces formes de maintien de l’ordre étaient monnaie courante dans l’empire et qu’elle fut par la suite occultée par le déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne. Enfin, dans les décennies suivantes, la lente constitution du massacre du 17 octobre 1961 en « lieu de mémoire » n’a pas été intégrée à une séquence longue de la répression policière et des résistances algériennes aux forces de l’ordre.[…]

 

Résistances et maintien de l’ordre en contexte colonial

[…] Au Maroc, après l’écrasement des manifestations de Casablanca les 7 et 8 décembre 1952, qui fit des centaines de victimes, le gouverneur général Guillaume avait interdit l’Istiqlal, le parti nationaliste. Il manoeuvra ensuite de longs mois pour réduire à néant le pouvoir du sultan Mohammed V, qui fut déposé le 20 août 1953. La radicalisation terroriste d’une partie des nationalistes, les ratissages policiers, l’implication des forces de l’ordre dans les attentats « contre-terroristes » faisaient qu’en cette année 1953, le Maroc était en proie à une véritable lutte armée. Depuis février 1952 et le déploiement de troupes coloniales au cap Bon, la Tunisie était également aux prises avec le « fellaguisme », les actions armées et les violences de polices particulièrement actives dans les organisations « contre-terroristes » telle la « Main rouge ». La presse parisienne – dont les quotidiens populaires – relaya abondamment ces épisodes et l’implication des forces de l’ordre : le fait que tant en Tunisie qu’au Maroc, les manifestations politiques et syndicales donnaient l’occasion aux forces de l’’ordre d’ouvrir le feu était relaté par certains journaux et apparaissait ainsi que dans d’autres empires coloniaux, comme la seule façon de tenir l’ordre. La plupart des gardiens de la paix savaient donc qu’une partie des indépendantistes d’Afrique du Nord avaient fait le choix de passer au stade de la lutte armée et que les tutelles politiques des protectorats étaient prêtes à utiliser tous les moyens pour préserver l’ordre colonial et éviter que le scénario indochinois ne se répète. […]

 

La manifestation et la répression du 14 juillet 1953

[…] Des consignes de discrétion avaient été données aux forces de l’ordre qui, pour la plupart, n’étaient pas visibles des manifestants. La circulaire officielle rappelait pourtant la fermeté attendue en cas de transgression des limites imposées aux organisateurs de la manifestation :

Aucune banderole ou pancarte, dont l’inscription (en langue française ou étrangère) aurait un caractère injurieux tant à l’égard du gouvernement ou de ses représentants que d’un gouvernement étranger ou de ses représentants, ne pourra être portée par les manifestants.

Aucun cri ou aucun chant séditieux ne devront être prononcés3.

[…] Jusqu’à la place de la Nation, il n’y eut pas d’accrochages avec les forces de l’ordre, mais les manifestants furent attaqués par des parachutistes retour d’Indochine en permission à Paris. Ces derniers, après quelques escarmouches à l’entrée du faubourg Saint-Antoine avec des membres du PCF, avec qui ils se coltinèrent à nouveau en soirée, se heurtèrent aux militants du PPA-MTLD. La bagarre dura une vingtaine de minutes et tourna à l’avantage des Algériens. Six parachutistes ayant participé à échauffourées furent emmenés dans les hôpitaux avoisinants. Les autres soldats impliqués furent reconduits à leur cantonnement de la porte de Versailles par des cars de police. […]

C’est à partir de 17 heures et sur la place de la Nation que la journée prit un tour dramatique. Les archives de police consultées laissent transparaître le caractère subit et imprévu de l’événement, ainsi que la volonté ultérieure d’en donner une interprétation qui dédouane les forces de l’ordre. Dès la dispersion définitive de la manifestation, les rapports des différents commissaires de police engagés dans ce maintien de l’ordre privilégièrent « l’interprétation émeutière délibérée »4. Ils tentèrent d’accréditer la thèse de la légitime défense que tous les échelons hiérarchiques la préfecture de police souhaitaient imposer. […]

Deux éléments sont avérés : la réaction des Algériens fut extrêmement vive et les forces de l’ordre ouvrirent le feu sans sommation dès les premiers engagements, sans qu’on puisse déterminer lequel de ces événements détermina l’autre.

Jusqu’à 17 h 30, sous une pluie battante qui contribua à augmenter la confusion, la place de la Nation, abandonnée par les organisateurs du défilé qui avaient quitté la tribune officielle, fut transformée en champ de bataille. Environ 2 000 Algériens, épaulés par quelques manifestants métropolitains – l’immense majorité d’entre eux s’étaient déjà dispersés ou avaient reflué3 –, prirent un temps le dessus sur les forces de l’ordre. Les barrières en bois installées place de la Nation à la demande des organisateurs furent brisées et servirent de projectiles ou de matraques, une vingtaine de véhicules de police furent endommagés dont au moins deux incendiés. Dans l’attente de renforts, les forces de l’ordre massées dans le cours de Vincennes se replièrent dans les rues adjacentes. Ces renforts arrivèrent principalement des boulevards de Charonne et de Bel Air. Ils prirent les manifestants à revers dans une manœuvre dont on peut imaginer la violence réciproque. Ils réussirent à traverser une place de la Nation jonchée de débris et de corps de manifestants tués ou blessés par des tirs qui furent particulièrement nombreux et nourris. À 17 h 30, le calme était revenu et à 18 heures, la place de la Nation était dégagée. Des groupes de gardiens continuaient cependant de poursuivre, notamment grâce aux informations de passants, les manifestants, souvent blessés, qui étaient allés se réfugier dans des immeubles des rues adjacentes.

Le bilan humain laisse peu de doute quant à l’usage différencié de la force par les deux groupes en présence : d’après le bilan officiel de Ia préfecture de police, au vu des blessures déclarées – 16 gardiens furent hospitalisés à la suite de la manifestation, une cinquantaine « cessèrent le service »– l’immense majorité des Algériens étaient armés des seules « armes par destination » que constituèrent les manches de banderoles et les barrières cassées. Entre trois et cinq gardiens furent cependant superficiellement blessés par des « objets tranchants », sans doute des couteaux. Si cette arme avait été aussi massivement employée que le suggèrent certains rapports, le bilan aurait été tout autre. […] Il reste qu’une dizaine de gardiens furent grièvement blessés – un fut trépané –, victimes de traumatismes crâniens et faciaux, occasionnés par la violence de coups répétés portés par les manifestants à l’aide d’objets les plus divers (morceaux de ciments, etc.).

Du côté des manifestants, le lourd bilan des blessés (50 dont 44 Algériens, d’après les états de la préfecture de police) est sans doute très largement sous-estimé : certains médecins hospitaliers étaient réticents à répondre aux injonctions de la préfecture de police et des blessés préférèrent ne pas se rendre dans les hôpitaux plutôt que de risquer d’y être arrêtés. Les sept morts et les 40 blessés par balles recensés témoignent cependant de l’usage massif des armes par les forces de l’ordre. […]

 

« Mensonge d’État » et contournement de l’arène judiciaire

Cette thèse de la légitime défense s’était initialement appuyée sur des témoignages arguant que les Algériens étaient les premiers à avoir ouvert le feu. Mais même dans une institution rompue à la fabrique du mensonge, cette mise en cause, qui ne pouvait s’appuyer sur aucun élément matériel et tranchait par trop avec ce qu’avaient vu des milliers de témoins, fut abandonnée. Dans le débat public, les Algériens ne furent pas accusés d’avoir utilisé des armes à feu. La mise en cause sur ce point resta métaphorique : « Si leurs yeux avaient été des mitraillettes, nous aurions été tués » fut ainsi la formule reprise par le ministre de l’Intérieur citant un des gardiens engagés ce jour-là5.

Comme ils ne pouvaient pas justifier la violence policière par un usage réciproque des armes à feu, le ministre de l’Intérieur et les hauts dirigeants de la préfecture de police se replièrent sur les régimes de justification rhétorique habituellement utilisés. La police parisienne avait dû faire face à une « émeute » et s’opposer à ce que Léon Martinaud-Déplat, ministre de l’Intérieur qualifiait de :

[…] foule déchaînée, une foule qui, prise de cette fièvre que le déclenchement d’une bagarre provoque toujours, était capable de mettre à mort les quelques policiers qui n’avaient pas pu rejoindre leurs camarades et leurs chefs6.

Cette intervention devant la chambre des députés, fondée sur les rapports de la préfecture de police, est un véritable modèle de « mensonge d’État » : le ministre de l’Intérieur commença ainsi par dire que toutes les pancartes et les calicots avaient été interdits ; insista, en dépit des bilans médicaux disponibles, sur le fait que de nombreux Algériens usèrent de couteaux ; il aggrava sciemment les blessures de ses agents et ne cessa de se référer à des preuves photographiques que nul ne vit et qui ne figurent pas dans les dossiers d’archives. […]

Les manifestants algériens […] étaient décrits par certains observateurs comme sous l’emprise d’un « fanatisme politique exaspéré (sic) » ou de la :

« Nefra », [cette] brusque flambée de brutalité sanguinaire. Une sorte de folie collective s’empare de la foule excitée par des cris et des chants (dans la circonstance c’était le slogan : « libérez Messali Hadj »). Si les agents qui étaient en situation manifeste d’infériorité numérique, puisqu’ils ont dû se replier, n’avaient pas fait usage de leurs armes, ils auraient été lapidés et matraqués l’un après l’autre. Il s’agit […] d’une explosion de fanatisme maghrébin qui a placé la force publique en état de légitime défense7.

Les spécialistes du maintien de l’ordre colonial mobilisaient ainsi des notions forgées outre-mer pour justifier une intervention policière place de la Nation, intervention dont les modalités étaient effectivement très proches de celles alors utilisées pour mettre fin aux cortèges revendicatifs et aux manifestations violentes des colonisés au Maroc et en Tunisie.

Alors que depuis la Libération la police parisienne n’utilisait jamais les armes pour disperser les cortèges, même interdits, les sept morts du 14 juillet 1953 n’occasionnèrent pas véritablement de remous internes. Même le principal syndicat des gardiens, le Syndicat général de la police parisienne (SGP), passa sous silence ces victimes. […]

Le ministère de l’Intérieur s’en tint au récit forgé par la préfecture de police qui cherchait avant tout à camoufler les défaillances de ses cadres En effet, il semble que les gardiens avaient échappé à l’autorité de leur chefs. Ils ont tiré sans que l’ordre leur en ait été donné, mais ils savaient pertinemment que la hiérarchie n’aurait pas d’autre solution que de les couvrir. Cette interprétation qui ne dédouane en rien un commandement qui fut tout à la fois incompétent et complice, est en tout cas suggérée par plusieurs documents d’archives. Ce témoignage d’un commissaire, qui reflète certes plus ses propres opinions que celles qu’il prête aux gardiens de la paix, est particulièrement édifiant sur la manière dont certains policiers parisiens percevaient les manifestants algériens :

[…] [les gardiens de la paix] affirment que si les parlementaires ont accordé la qualité de citoyens français aux Nord-africains, ils ne se sont pas inquiétés des répercussions de cette décision. Aucune restriction, aucune réglementation n’est venue tempérer chez ces inadaptés le droit incontestable qu’ils ont dans la métropole de vivre et de circuler selon leur bon plaisir. Il résulte de cette liberté inconsidérée accordée à des hommes frustres, illettrés, primitifs, facilement accessibles à des promesses démagogiques de multiples incidents, plusieurs fois quotidiens, souvent graves, que les gardiens de la paix, et eux seuls, sont appelés à résoudre […]8.

[…]Les réponses apportées à l’usage des armes par les gardiens de la paix et la manière dont furent diligentées les enquêtes judiciaires et internes – aucune sanction ne fut prononcée – ne pouvait que conforter les policiers parisiens dans leur volonté de régler par la violence le « problème nord-africain ». Devant les députés, Léon Martinaud-Déplat avait affirmé que l’enquête judiciaire permettrait de faire la lumière sur les événements. Or, il savait pertinemment que les juges étaient enfermés dans le cadre procédural, ainsi que par le récit de l’événement donné par les rapports internes de la police parisienne.

En effet, dès le 15 juillet, afin d’éviter toute enquête parlementaire9, les pouvoirs publics portèrent plainte contre X et demandèrent l’ouverture d’une information sur les événements de la veille. Le juge d’instruction n’enquêta donc pas sur les tirs policiers mais sur des faits de « rébellion » et de « violences envers des dépositaires de la force publique ». Ce n’est qu’en septembre 1953, suite à la constitution comme partie civile de trois membres de famille de victimes représentés par Pierre Stibbe10, que la saisine du juge d’instruction Jaurès, fut élargie et qu’il put « enquêter » sur la mort des sept manifestants. Dans les faits, même s’il entendit quelques témoins Algériens, il se contenta des éléments fournis par la préfecture de police. L’ordonnance de non-lieu rendue le 22 octobre 1957 par le juge Soulet se contentait de reprendre les réquisitions écrites du procureur général et fut confirmée en appel le 23 janvier 195811. […]

C’est donc l’interprétation policière des événements et de la juste répression d’une émeute violente qui s’imposa après le 14 juillet 1953. Dans les jours qui suivirent la tuerie de la place de la Nation, les RG de la préfecture de police n’eurent même de cesse de mettre en garde contre de nouvelles « violences » et « vengeances » des nationalistes algériens. […]

Ces mises en garde récurrentes, démenties tant par les RG de la Sûreté nationale que par la suite des événements, ne pouvaient que contribuer à renforcer le sentiment de défiance, voire de haine, d’une partie de la base policière à l’encontre des Algériens. Dans les heures et jours qui suivirent la manifestation, les descentes de police à la Goutte d’Or furent l’occasion d’assouvir ces sentiments, dans un quartier emblématique des résistances algériennes aux contrôles et répressions policières.

 

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références

références
1 Dewerpe (2006).
2 Les sept victimes sont : Abdallah Bacha, Larbi Daoui, Abdelkader Draris, Moh Illoul, Maurice Lurot, Tahar Madjene, Ameur Tadjadit. Comme souvent, l’orthographe des noms et prénoms diffère selon les sources.
3 Note de service 99-53, DGPM, état-major, 1er bureau, 11 juillet 1953, APP He 3.
4 Dewerpe, p. 404.
5 Journal officiel. Débats parlementaires, Assemblée nationale, séance du 16 juillet 1953, p. 3510.
6 Rapport du directeur des services de la police municipale, 14 juillet 1953, APP He 3.
7 Lettre de Gabriel Puaux (ancien résident général au Maroc, 1943-1946 ; sénateur représentant des Français de Tunisie, 1952-1959) au préfet Baylot (31 juillet 1953), ANOM FM 81f/194.
8 Rapport du commissaire divisionnaire du quatrième district au DGPM, 24 juillet 1953, APP He 2.
9 La répression de la manifestation fut longuement évoquée à l’Assemblée nationale le 16 juillet 1953. L’action du ministre de l’Intérieur et du préfet de police fut mise en cause par des députés communistes, des représentants des « Français musulmans d’Algérie » et quelques gaullistes. Le gouvernement obtint cependant le « renvoi à la suite » des interpellations des parlementaires. JODP, séance du 16 juillet 1953, p. 3504-3515.
10 P. Stibbe (1912-1967) était un célèbre avocat, membre de la Ligue des droits de l’Homme et alors compagnon de route des communistes, très engagé dans la défense des nationalistes algériens.
11 « Attendu que les inculpations d’homicides volontaires, rébellion, violences à agents, ne sont établis contre quiconque. Que notamment en ce qui concerne les homicides, il résulte de l’information que le 14 juillet 1953, au cours d’une manifestation de Nord-Africains de la Bastille à la Nation, un petit nombre de gardiens de la paix faisant partie d’un service d’ordre insuffisant, était assailli par une foule déchaînée ; que des agents de l’autorité, blessés et en péril sérieux, d’après de nombreux témoins, ont fait alors usage de leurs armes ; que des manifestants furent atteints par balles et certains tués ; que l’on doit cependant admettre que les agents étaient en droit de se défendre eu égard aux circonstances mettant leur vie en danger […] », AD 75 1348W 17, archives de la Seine.