Comment le massacre colonial du 17 octobre 1961 fut préparé au sein de l’État
Nous publions un extrait du texte de Gilles Manceron – intitulé « La triple occultation d’un massacre » – qui accompagne le livre de Marcel Péju et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, qui paraît en poche aux éditions La Découverte cet automne.
Sur cette question, on pourra également lire sur notre site cet entretien avec l’historien Emmanuel Blanchard :
Le système de répression extrajudiciaire mis en place par Maurice Papon
En 1961, l’immigration algérienne en France, formée probablement de près de 400.000 personnes (dont la moitié en région parisienne), avait une longue tradition nationaliste et était très largement favorable à l’indépendance et au soutien à la Fédération de France du FLN, laquelle était parvenue, après de durs affrontements de 1956 à 1959, à supplanter ses concurrents nationalistes du MNA. Après les déclarations du général de Gaulle sur la « République algérienne » et son voyage en Algérie qui avait provoqué des manifestations d’hostilité de la part des Européens et de soutien de la part des Algériens, une note des Renseignements généraux affirmait par exemple en décembre 1960 que « les travailleurs algériens résidant en France font état d’une chaleureuse approbation de la position prise par le général de Gaulle et de la thèse de l’Algérie algérienne »[1].
L’une des plus importantes communautés d’Algériens se trouvait à Nanterre, où existait depuis 1947 un foyer pour les travailleurs nord-africains et de nombreux cafés-hôtels. C’est aussi là qu’avait été fondé en 1937 le Parti du peuple algérien (PPA), devenu ensuite Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), d’où étaient issus les plus anciens des militants du FLN comme du MNA. En l’absence de toute politique publique pour leur logement, quelque 12 000 immigrés vivaient en 1961 entassés dans des hôtels meublés et surtout dans les baraques de fortune totalement insalubres formant les bidonvilles de La Folie et de La Garenne. Ces Algériens se trouvaient comme à l’écart de la vie du pays, essayant, selon les termes du sociologue Abdelmalek Sayad, « pour atténuer dans les premiers temps la rigueur de l’exil et les difficultés de la vie en émigration, de « vivre entre soi en étant chez les autres et sur le territoire des autres », d’y vivre entre parents, entre proches, dans l’univers familier de l’interconnaissance traditionnelle »[2]. La société française leur accordait peu d’attention, l’article que MarcelPéju avait cosigné en 1952 dans Les Temps modernes étant l’un des rares à aborder leur situation de misère et de relégation ainsique le racisme dont ils étaient l’objet[3].
Le FLN, devenu hégémonique en 1961 dans la région parisienne, prélevait des cotisations auprès de la plupart des Algériens qui y résidaient. Ce qui explique que, dans plusieurs témoignages d’ Algériens que Marcel et Paulette Péju ont reproduits dans ce livre, ceux-ci disent qu’ils ont répondu spontané ment aux policiers qui leur ont demandé s’ils cotisaient pour le FLN, que, « comme tout le monde », ils s’acquittaient de la somme mensuelle de 3 000 ou 3 500 anciens francs demandée par le Front. Selon leur chiffre d’affaires, les commerçants versaient davantage (de 5 000 à 100 000 anciens francs). Ceux qui refusaient de payer s’exposaient aux châtiments des« groupes de choc » du Front. Le revenu de ces cotisations représentait un apport considérable dans le budget du FLN/ALN. En 1961, les services de la préfecture de police estimaient que 499 millions d’anciens francs étaient collectés chaque mois dans la France entière, dont 323 millions en provenance de Paris[4]. Selon l’un des membres de la direction de la Fédération de France, Ali Haroun, le total de l’argent collecté atteignait à la fin de l’année 1961 les 600 millions mensuels, qu’elle parvenait à faire parvenir directement en Algérie, notamment aux responsables des wilayas II, IV et V[5].
C’est à cette organisation fortement implantée dans la communauté algérienne immigrée qu’a voulu s’attaquer Maurice Papon. Dès août 1958, il avait mis en place, sous l’égide des ministres de la Justice (Michel Debré), de l’Intérieur (Émile Pelletier) et des Armées (Pierre Guillaumat), un dispositif pour mener la guerre contre le FLN : à sa tête, le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA), directement rattaché au cabinet du préfet de police, chargé de rassembler les renseignements sur la Fédération de France et d’en identifier les cadres et militants recensés dans un fichier, dit « fichier Z »; en dépendait le Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA), qui affichait une fonction d’assistance sociale, mais dont l’objectif était la surveillance étroite des immigrés algériens et la collecte de renseignements à leur sujet afin de les transmettre auSCAA[6].
La doctrine officieuse du préfet de la Seine était celle du recours à des méthodes illégales et « discrètes ». Il l’a affirmée, de façon à peine euphémisée, en mai 1961, lors d’une conférence prononcée devant les auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) sur les « problèmes de l’ordre public de l’agglomération parisienne », comme l’a révélé en 2009 le chercheur Mathieu Rigouste : Maurice Papon y expliquait que, Paris étant une « personne vivante », il fallait faire « appel à la chirurgie lorsque les méthodes thérapeutiques ont été insuffisantes pour conjurer le mal »[7]. Et, partant du point de vue que la « guerre subversive » rendait « extrêmement difficiles les réactions des services dans les conditions classiques », il fallait mettre en place une « force spéciale ». Sa conclusion était que « la lutte contre les groupes armés suppose une organisation renforcée de la défense intérieure du territoire, comportant la multiplication des unités de maintien de l’ordre composées en partie de réservistes et doublant les unités d’active ».
Pour Maurice Papon, en effet, les forces régulières de police n’étaient pas suffisantes et les lois françaises étaient inadaptées à cette période de guerre. Il fallait donc, à ses yeux, organiser des forces « auxiliaires » et des forces « spéciales », qui devaient agir « dans la discrétion », c’est-à-dire dans le secret, en marge des lois existantes. Du SCAA, en plus de quelque deux cents policiers mis à sa disposition par la police judiciaire, dépendaient ainsi différentes « forces spéciales antiterroristes », distinctes du personnel de la préfecture[8]. Et au SAT-FMA, commandé par un militaire venant d’Algérie, le capitaine Raymond Montaner, avec sous ses ordres d’autres officiers de l’armée habitués aux « affaires indigènes», était rattachée la Force de police auxiliaire (FPA). Elle était composée d’hommes transplantés d’Algérie dans un Paris qu’ils ne connaissaient pas, certains ne parlant pas français, étroitement encadrés et encasernés au Fort de Noisy le-Sec, à Romainville, et implantés dans des cafés-hôtels réquisitionnés des XIIIe et XVIIIe arrondissements[9].
La FPA avait été créée le 25 novembre 1959, sur décision de Michel Debré, deux mois après le discours présidentiel sur l’autodétermination qui marquait le tournant de sa politique algériennes[10] , sur la base d’un rapport demandé à Montaner, remis en juillet 1959 à Maurice Papon et au Premier ministre, intitulé Destruction del’organisation rebelle dans le département de la Seine. Une Solution. La Seule ! : cette « solution » consistait à étendre à la région parisienne les moyens employés par Maurice Papon dans le Constantinois, puis par les parachutistes lors de la Bataille d’Alger. Afin de connaître l’organisation clandestine de la Fédération de France du FLN, les hommes de la FPA pouvaient commencer par identifier les collecteurs de cotisations, en arrêtant des Algériens quasiment au hasard pour obtenir d’eux, au besoin sous la torture, les renseignements à partir desquels ils pourraient opérer d’autres arrestations et reconstituer, de proche en proche, l’appareil local du FLN. Étant donné l’omniprésence de ces collecteurs de fonds au sein de l’émigration algérienne, tout Algérien était détenteur d’informations à leur sujet et, si on parvenait à le faire parler, il était donc une source potentielle de renseignements pour le fichier du SCAA.
Le commandant Raymond Muelle, proche de Montaner et comme lui ancien d’Indochine et d’Algérie, qui appartenait au serviceAction du SDECE[11], était installé à ses côtés au Fort de Noisy-le-Sec, ce qui facilitait leur étroite coopération. Muelle rapporte par exemple qu’un jour l’un de ses collègues, l’inspecteur Esteva, avait fait remarquer à Montaner : « Alors ça y est ! Tu l’as, ton armée privée ! »[12]. Leurs équipes agissaient en toute illégalité et dans un secret total, couvertes par le préfet de police, le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre. Entre septembre 1960 et mars 1961, des att entats ont ainsi été commis par desagents du SDECE, en liaison avec la FPA, dans le XIIIe arrondissement de Paris[13]. Et, lorsque des membres de la FPA nevoulaient plus continuer à jouer le rôle qu’on voulait leur assigner et cherchaient à la quitter, le service Action du SDECE se chargeaitde les assassiner. Constantin Melnik, alors conseiller du Premier ministre Michel Debré pour les questions de sécurité, racontera par exemple que Raymond Montaner a demandé au SDECE d’assassiner un membre de la FPA, Rachid Khilou, qu’il soupçonnait devouloir la quitter. Ce qui fut fait par les hommes de Muelle, en pleine rue, à Valence, lors d’une permission qu’il avait demandée pour rendre visite à un membre de sa famille. Ce meurtre, dont Muelle s’est vanté depuis en le relatant dans tous ses détails, estconfirmé par les archives de la préfecture de police[14]. Mais le journal Paris-Presse annonçait à l’époque : « Le supplétif Rachid Khilou a été exécuté par le FLN »[15].
La FPA, totalement autonome, apparaissait aux fonctionnaires de la police parisienne comme un « État dans l’État » qui bénéficiait du blanc-seing du préfet de police[16]. Le principal syndicat de policiers estimait que la FPA était « génératrice d’attentats et une source permanente de confusion pour l’ensemble du corps policier, […] échappant à son contrôle et jetant trop souvent le discrédit sur notre corps par un comportement en marge des lois en vigueur »[17] . Les méthodes de terreur employées par la FPA suscitaient, notamment dans les XIIeI et XVIIIe arrondissements où elle avait d’abord été installée, l’indignation de nombreux Parisiens. Des plaintes avaient été déposées pour séquestrations arbitraires, tortures et disparitions, et Claude Bourdet, ancien membre du Conseil national de la Résistance et conseiller du xme, avait émis de vigoureuses protestations au conseil municipal de Paris. De nombreux journaux avaient publié des articles accusateurs, dont Témoignage chrétien, le 18 novembre, et Libération, le 6 décembre 1960. En mars 1961, un numéro de L’Humanité, qui publiait une page entière avec un reportage de Madeleine Riffaud illustré de quatre photos éloquentes de corps marqués par des tortures, a été censuré et a dû être réimprimé avec la page presque entièrement blanche[18]. La censure a frappé aussi Témoignage chrétien et Réforme. Mais d’autres journaux ont abordé ce sujet : France-Soir, Le Monde, La Croix, France-Observateur, L’Express, Tribune socialiste. Le Figaro lui-même a réagi dans un article intitulé : « Des traces de sévices sur des Algériens plaignants contre les harkis »[19].
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Photo : © Elie Kagan/Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.
Notes
[1] RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX, « L’opinion musulmane en métropole et les événements d’Algérie », Paris, 12 décembre 1960 (note reproduite par Benjamin STORA, Le Mystère de Gaulle, op. cit., p. 261-264).
[2] Abdelmalek SAYAD, Un Nanterre algérien, terre de bidonville, Autrement, Paris, 1995, p. 23.
[3] Henri MosCAT et Marcel PÉJU, « Du colonialisme au racisme : les Nord-Africains dans la métropole », Les Temps modernes, vol. 8, n°83, septembre 1952, p. 468-507.
[4] « L’appareil financier du FLN en 1961 », Archives de la préfecture de police, H1Bl7, cité par Jim HOUSE et Neil MACMASTER, « La Fédération de France du FL N et l’organisation du 17 octobre 1961 », in Raphaëlle BRANCHE (dir.), La Guerre d’indépendance des Algériens, 1954-1962, Perrin, collection« Tempus », Paris, 2009, p. 315; voir aussi Linda AMIRI, La Bataille de France. La guerre d’Algérie en métropole, préface de Benjamin Stora, Robert Laffont, Paris, 2004, p. 56.
[5] Ali HAROUN, La 7e wilaya, op. cit., p. 310 -327.
[6] Prenant la suite du Comité de coordination d’action psychologique (CCAP) créé le 9 juillet 1958, et sm la base d’une « Note sur la répression du terrorisme nord- africain » de Maurice Papon du ler août, le SCAA et le SAT-FM A ont été créés le 23 août 1958. « Le résultat, ce furent 180 000 fiches tenues à jom et complétées par le centre mécanographique de la rue Jules-Breton dans le IV’ arrondissemen t. Disposant d’un matériel loué à IBM, le personnel y codait des cartes perforées, de différentes couleurs selon les origines géographiques, comportant des renseignements sur la famille, la profession, mais aussi des rubriques précisant si l’intéressé était « connu » ou non de la PJ, des RG, du SCAA, s’il avait été arrêté, assigné. Enfin , un e série de cases concernaient les opinions (« FLN/MNA/francophile/menacé ») et la fidélité potentielle (« utilisable/douteux/dangereux/indifférent »)» Qean-Marc BERLIÈRE, « Un main tien de l’ordre entre naufrage des principes démocratiques et faillite de l’État ? », loc. cit. , p. 535).
[7] « Les problèmes de l’ordre public de l’agglomération parisienne», conférence de Maurice Papon, IHEDN, 29 mai 1961 (citée par Mathieu RIGOUSTE, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009, p. 105).
[8] Ces « forces spéciales antiterroristes » étaient la Brigade des agressions et violences (BAV), la 8e brigade territoriale, les « compagnies d’intervention et de district » et les « équi pes spéciales». La BAV était la nouvelle appellation de la Brigade nord-africaine, créée en 1923 et dissoute en 1945 après avoir versé dans la collaboration avec les nazis (voir Emmanuel BLANCHARD, « Police judiciaire et pratiques d’exception pendant la guerre d’Algérie», in Raphaëlle BRANCHE (dir.), La Guerre d’indépendance des Algériens, op. cit., p. 255-272). Le terme de « bavure » policière proviendrait depuis du nom de la BAV.
[9] Les hommes de la FPA ont été souvent qualifiés de « harkis », mais cette appellation est impropre et elle a eu des conséquences très négatives sur la perception par l’opinion française du phénomène des harkis en Algérie. En effet, la FPA n’était pas représentative de l’ensemble des forces supplétives indigènes en Algérie, dont certains anciens membres ont dû fuir avec leur famille des massacres lors de l’indépendance de l’Algérie.
[10] « Le 16 septembre 1959 apparaît comme une date fondatrice, une rupture temporelle primordiale de la guerre d’Algérie » (Benjamin STORA, Le Mystère de Gaulle, op. cit., p. 180).
[11] Maurice FAI VRE, « L’affaire K comme Kabyle (1956) », Revue d’Histoire. Guerres mondiales et conflits contemporains, n°191, 1998, p. 38.
[12] Raymond MuELLE, Sept ans de guerre en France. Quand le FLN frappait en métropole, Édit ions du Patrimoine , Mona co, 2001, p. 179.
[13] Ibid., p. 188-189.
[14] Constantin MELNJK, La Mort était leur mission. Le Service Action pendant la guerre d’Algérie, Plon, Paris, 1996, p. 181. Le meurtre de Rachid Khilou, dont Paulette Péju avait parlé dans Les Harkis à Paris, op. cit., est confirmé par Rémy VALAT, Les Calots bleus et la bataille de Paris. Une force de police auxiliaire pendant la guerre d’Algérie (Michalon, Paris , 2008, p. 126-129) et relaté par Raymond MUELLE, La Guerre d’Algérie en France, 1954 -1962, Presses de la Cité, Paris, 1994, p. 192-194.
[15] Paris Presse, 25 octobre 1960 (cité par Ali HAROUN, La 7e wilaya, op. cit., p. 413).
[16] Témoignage anonyme d’un policier et témoignage de Raoul Letard, alors policier dans une compagnie de district, réalisé par l’Institut national des haut es études de sécurité intérieure dans la série Récits de vie de policiers (consultable à l’THESI et à la BNF) (cités par Rémy VALAT, Les Calots bleus et la bataille de Paris, op. cit., p. 107).
[17] Archives du Syndicat général de la police SGP-FO, congrès fédéral, 10-11 mai 1961, procès-verbal, p. 746-747 (Jim HOUSE et Neil MACMASTER, Paris 1961 , op. cit., p. 114-115).
[18] « Au dossier de l’ « affaire des harkis », deux Algériens témoignent. .. », L’Humanité, 7 mars 1961.
[19] Cité par Paulette PÉJU, Les Harkis à Paris, rééd. La Découverte, Paris, 2000, p. 58.